Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20221109


Dossier : IMM478821

Référence : 2022 CF 1523

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2022

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

MAJIDA ITANI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Majida Itani (Mme Itani), est une citoyenne libanaise âgée de 68 ans dont la fille, le gendre et les trois petits‑enfants vivent au Canada. Il y a un peu plus de deux ans, elle est venue au Canada pour rendre visite à sa famille. Deux jours avant son arrivée, une explosion est survenue dans le port de Beyrouth. Ainsi, depuis son arrivée au Canada, la situation de Mme Itani a changé. Désormais, elle craint notamment de ne pas avoir accès aux fournitures médicales dont elle a besoin si elle retournait au Liban.

[2] La fille de Mme Itani a demandé à parrainer cette dernière au moyen d’une demande de parrainage parental, mais la demande n’a pas été sélectionnée pour être traitée par le système de loterie. Mme Itani a alors cherché à obtenir une dispense pour motifs d’ordre humanitaire afin de pouvoir rester au Canada de façon permanente avec sa famille, en déposant une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la demande CH) en février 2021. La demande CH de Mme Itani était fondée sur son établissement au Canada, l’intérêt supérieur de ses trois petits‑enfants canadiens, les conditions défavorables au Liban, son état de santé (diabète et hypertension) et d’autres considérations. En juin 2021, l’agent principal (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a rejeté la demande de Mme Itani. C’est cette décision de rejet dont Mme Itani demande le contrôle judiciaire.

[3] Mme Itani a soulevé plusieurs arguments. J’estime que la question déterminante, pour les fins du présent contrôle judiciaire, est celle de la façon dont l’agent a traité la preuve relative à la possibilité, pour Mme Itani, d’avoir accès à de l’insuline pour soigner son diabète. Mme Itani a raison de plaider que l’agent a tiré plusieurs conclusions déraisonnables lorsqu’il a étudié cette question. Étant donné que l’accès aux médicaments était la considération centrale de la demande de Mme Itani, l’ensemble de la décision de l’agent doit être cassée et la demande doit faire l’objet d’un nouvel examen.

[4] Pour les motifs exposés ci‑dessous, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Background

[5] Avant sa dernière entrée au Canada en août 2020 à titre de visiteuse, Mme Itani vivait seule dans sa maison à Beyrouth. Elle est venue rendre visite à sa fille, son gendre et ses trois petits‑enfants (âgés de 9, 11 et 14 ans au moment de sa demande CH), qui ont tous la citoyenneté canadienne. Deux jours avant son arrivée, il y a eu une importante explosion dans le port de Beyrouth. Dans sa demande CH, Mme Itani affirme que sa maison a été gravement endommagée par l’explosion; les fondations en ont été fissurées et elle est devenue inhabitable. Avant son arrivée au Canada en août 2020, Mme Itani y avait déjà fait un certain nombre de voyages prolongés. Elle y avait ainsi séjourné quelques mois en 2007, environ deux ans en 2014 et autour t d’un an en 2017. Son voyage de 2020 était différent en ce que, à la suite de l’explosion survenue dans le port et au vu des conditions au Liban, elle avait décidé qu’elle tenterait de rester au Canada auprès de sa fille et de sa famille.

III. Question en litige et norme de contrôle

[6] Comme je l’ai mentionné plus haut, la question déterminante est celle de la façon dont l’agent a apprécié la possibilité que Mme Itani ait accès aux traitements médicaux requis par son état de santé au Liban. Pour le contrôle de la décision de l’agent, j’ai appliqué la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que cette norme est présumée s’appliquer lorsqu’il s’agit d’examiner des décisions administratives sur le fond. La présente affaire ne soulève aucune question qui justifierait de déroger à cette présomption.

IV. Analyse

[7] Les étrangers qui demandent la résidence permanente au Canada pour motifs d’ordre humanitaire peuvent demander à être discrétionnairement dispensés de respecter les critères et obligations prévus par la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, art 25(1) [la LIPR]. La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], citant l’arrêt Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 A.I.A. 338, a confirmé que l’objectif de ce pouvoir discrétionnaire fondé sur des motifs d’ordre humanitaire est d’« offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” » (Kanthasamy, au para 21).

[8] Étant donné que l’objectif du pouvoir discrétionnaire fondé sur des motifs d’ordre humanitaire est de « mitiger la sévérité de la loi selon le cas », il n’y a pas d’ensemble limité et prescrit de facteurs justifiant une dispense (Kanthasamy, au para 19). Ces facteurs dépendent des circonstances, mais « l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids. » (Kanthasamy, au para 25, citant Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux para 74‑75 [Baker]).

[9] L’agent a accepté que Mme Itani avait été diagnostiquée comme souffrant de diabète et d’hypertension et que son état nécessitait un accès régulier à de l’insuline. La question en litige est celle de la façon dont l’agent a traité la preuve concernant l’accès limité à l’insuline au Liban à la suite de l’explosion survenue au port, une situation de pénurie qui s’était trouvée aggravée par d’autres causes comme la pandémie de COVID‑19. L’agent a conclu que cette preuve était insuffisante pour établir que Mme Itani ne pouvait pas avoir accès aux médicaments dont elle avait besoin. J’estime que la décision de l’agent est erronée à deux égards : premièrement, il a exigé de Mme Itani qu’elle produise des éléments de preuve qui n’étaient pas directement relatifs à cette question; et deuxièmement, en se concentrant sur l’absence de preuve, l’agent a omis d’examiner en profondeur les éléments de preuve dont il disposait, soit la preuve objective relative aux conditions dans le pays.

[10] L’agent s’est interrogé sur l’absence d’éléments de preuve démontrant : i) que Mme Itani n’avait pas accès à des services de soins de santé et médicaments adéquats lorsqu’elle était au Liban; ii) que Mme Itani avait tenté en vain d’obtenir des soins médicaux ou des médicaments; et iii) que les membres de sa famille au Liban n’étaient alors pas en mesure d’obtenir des services de soins de santé adéquats là‑bas. Sur le premier point, Mme Itani n’a jamais prétendu qu’elle ne pouvait pas avoir accès à ses médicaments lorsqu’elle était au Liban. Ses craintes à ce sujet ne sont apparues qu’après son arrivée au Canada, en raison des informations faisant état d’une pénurie de médicaments liée à l’explosion du port. En ce qui concerne le deuxième point, ce que l’agent exigeait n’est pas clair, étant donné que Mme Itani est arrivée au Canada deux jours après l’explosion du port. L’agent exigeait‑il que Mme Itani communique, depuis le Canada, avec un dispensateur de soins médicaux au Liban et tente d’obtenir de l’insuline un jour précis? Le caractère probant d’un tel élément de preuve n’est pas évident, étant donné que Mme Itani ne plaide pas l’impossibilité absolue d’accéder à de l’insuline, mais plutôt la raréfaction et le risque de pénurie de ce produit. Quant au dernier point, Mme Itani n’a jamais prétendu que les membres de sa famille au Liban souffraient d’une affection médicale, mais n’avaient pas accès aux médicaments ou aux services nécessaires pour la traiter. Il n’y a aucune preuve, par exemple, que quelque membre de sa famille ait besoin d’insuline.

[11] L’agent a aussi estimé que les éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour démontrer l’indisponibilité, au Liban, des médicaments dont Mme Itani avait besoin. Sur ce point, l’agent n’a apprécié aucun des éléments de preuve qui étayaient la demande CH de Mme Itani, et sur lesquels cette dernière s’appuyait pour plaider l’existence d’une pénurie de médicaments, et en particulier d’insuline, au Liban. L’avocate du défendeur m’a présenté des articles de presse comme éléments de preuve sur cette question et elle a laissé entendre qu’ils n’étaient pas aussi concluants que l’avocat de la demanderesse le prétendait. Le problème que soulève cette observation, c’est que l’agent n’a analysé aucun des éléments de preuve concernés. La pénurie de médicaments est une question cruciale qui a été soulevée dans les observations de l’avocat de Mme Itani, ainsi que dans les éléments de preuve objectifs relatifs aux conditions dans le pays et l’affidavit de Mme Itani déposés avec la demande CH. En dépit de ces éléments de preuve, l’agent a omis de traiter la question expressément, si ce n’est pour énoncer sa conclusion selon laquelle les éléments de preuve étaient insuffisants pour établir que Mme Itani ne pouvait avoir accès aux médicaments dont elle avait besoin au Liban. L’agent a ainsi omis de « s’attaquer de façon significative » à une considération clé et pertinente soulevée par Mme Itani, de sorte qu’on peut se demander s’il était attentif et sensible aux questions soulevées par la demande dont il était saisi (Vavilov, au para 128).

[12] La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision. Les parties n’ont proposé la certification d’aucune question grave de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4788‑21

LA COUR STATUE :

  1. La décision datée du 30 juin 2021 est annulée.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4788‑21

 

INTITULÉ :

MAJIDA ITANI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 septembRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 9 novembRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Tyler Goettl

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Melissa Mathieu

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Tyler Goettl

Avocat

Burlington (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.