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Date : 20221109


Dossier : T‐382‐22

Référence : 2022 CF 1514

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

JEREMIAH JOST, EDWARD CORNELL, VINCENT GIRCYS et HAROLD RISTAU

demandeurs/parties requérantes

et

LE GOUVERNEUR EN CONSEIL, SA MAJESTÉ DU CHEF DU CANADA, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeurs/parties intimées

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une requête fondée sur les articles 317 et 318 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‐106, qui vise l’obtention d’une ordonnance contraignant la production des dossiers et des documents qui sont énumérés dans l’attestation qu’a délivrée le greffier par intérim du Conseil privé le 31 mars 2022 au titre de l’article 39 de Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C‐5 [la LPC] (l’attestation). Selon la requête des demandeurs, l’ordonnance obligerait les défendeurs à faire délivrer par le greffier, dans un délai de 15 jours, une nouvelle attestation indiquant les dates précises des six documents décrits dans l’attestation existante. Si une nouvelle attestation n’était pas délivrée dans les 15 jours suivants, l’ordonnance demandée contraindrait les défendeurs à produire les documents et les dossiers énumérés dans leur intégralité.

[2] Pour les motifs qui suivent, la requête sera rejetée.

II. Contexte

[3] La requête découle de la demande de contrôle judiciaire qu’ont déposée les demandeurs à l’égard de la Proclamation déclarant une urgence d’ordre public, DORS/2022‐20 [la Proclamation d’urgence] faite le 14 février 2022 en application du paragraphe 17(1) de la Loi sur les mesures d’urgence, LRC 1985, c 22 (4e suppl.).

[4] La demande de contrôle judiciaire sous‐jacente conteste la légalité de la proclamation d’urgence et des mesures connexes. Dans l’avis de demande qu’ils ont déposé le 23 février 2022, les demandeurs ont sollicité la production de documents liés à la proclamation d’urgence en vertu de l’article 317 des Règles des Cours fédérales.

[5] Le 31 mars 2022, la personne qui exerçait à ce moment les fonctions de greffier par intérim du Conseil privé a attesté que des renseignements constituaient des renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine pour le Canada en lien avec les documents suivants, énumérés dans une annexe jointe à l’attestation :

[traduction]
1. Une présentation au gouverneur en conseil (GEC) du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, datée de février 2022, au sujet du projet de décret ordonnant qu’une proclamation soit faite en application du paragraphe 17(1) de la Loi sur les mesures d’urgence, LRC 1985, c 22 (4e suppl.), y compris la recommandation ministérielle signée, un projet de décret concernant une proposition de proclamation, un projet de proclamation et les documents connexes;

2. Le dossier consignant la décision du GEC concernant la proclamation d’urgence, daté de février 2022, signé par le Conseil;

3. La présentation au GEC du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, datée de février 2022, au sujet du projet de décret pris en vertu du paragraphe 19(1) de la Loi sur les mesures d’urgence et concernant un règlement sur les mesures d’urgence, y compris la recommandation ministérielle signée, un projet de décret concernant la proposition de règlement sur les mesures d’urgence, un projet de règlement et les documents connexes;

4. Le dossier consignant la décision du GEC concernant le règlement sur les mesures d’urgence, daté de février 2022;

5. La présentation au GEC du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, datée de février 2022, au sujet du projet de décret pris en vertu du paragraphe 19(1) de la Loi sur les mesures d’urgence et concernant un décret sur les mesures économiques d’urgence, y compris la recommandation ministérielle signée, un projet de décret concernant une proposition de décret sur les mesures économiques d’urgence, un projet de décret et les documents connexes.

6. Le dossier consignant la décision du GEC concernant un décret sur les mesures d’urgence, daté de février 2022.

[6] Le greffier par intérim a jugé que les trois présentations constituaient des notes destinées à soumettre des propositions ou des recommandations au Conseil et qu’elles tombaient donc sous le coup de l’alinéa 39(2)a) de la LPC. Quant aux trois dossiers de décision, le greffier par intérim a décidé qu’ils constituaient des ordres du jour du Conseil ou des procès‐verbaux de ses délibérations ou décisions et qu’ils tombaient donc sous le coup de l’alinéa 39(2)c) de la LPC.

[7] Le greffier par intérim a de plus attesté que les alinéas 39(4)a) – le délai de 20 ans – et 39(4)b) – l’exception relative aux documents de travail – ne s’appliquaient pas aux renseignements.

[8] Bien que le mois et l’année de chacun des documents soient indiqués dans l’annexe, aucune des mentions ne précise le jour exact où ces documents ont été établis ou présentés.

[9] Le 4 août 2022, le greffier du Conseil privé a signé une seconde attestation à laquelle était jointe une annexe faisant référence à des parties de documents transmises aux parties en juillet 2022 et pour lesquelles le privilège prévu à l’article 39 et d’autres sont revendiqués. L’attestation du 4 août 2022 n’est pas en litige dans la présente requête. Les revendications de privilège fondées sur les articles 37 et 38 de la LPC qui se rapportent à certains renseignements figurant dans les documents divulgués font actuellement l’objet d’instances distinctes.

III. Le régime législatif applicable

[10] Les dispositions législatives qui s’appliquent à la présente requête sont les articles 317 et 318 des Règles des Cours fédérales, ainsi que l’article 39 de la LPC.

[11] L’article 317 des Règles des Cours fédérales autorise une partie à demander la transmission des documents ou des éléments matériels pertinents qui sont en la possession de l’office fédéral en présentant à cet effet une demande écrite, tandis que l’article 318 énonce le processus à suivre en cas d’opposition à une demande présentée en vertu de l’article 317 des Règles.

[12] L’article 39 de la LPC autorise un ministre ou le greffier du Conseil privé à s’opposer à la divulgation de renseignements confidentiels du Conseil privé de la Reine devant un tribunal. Cette disposition oblige le greffier ou le ministre à examiner deux questions : premièrement, si les renseignements sont des renseignements confidentiels du Cabinet au sens de la disposition et, deuxièmement, s’il s’agit de renseignements que le gouvernement doit protéger compte tenu des intérêts opposés voulant, d’une part, qu’ils soient divulgués et, d’autre part, que la confidentialité soit préservée : Babcock c Canada (Procureur général), 2002 CSC 57 au para 22 [Babcock].

IV. Les questions en litige

[13] Les motifs de la présente requête, énoncés dans l’avis de requête modifié des demandeurs, daté du 16 septembre 2022, sont les suivants :

[traduction]
L’attestation n’est conforme ni à l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C., 1985, c C‐5, ni à la jurisprudence qui s’y rapporte, soit l’arrêt Babcock c Canada (Procureur général), 2002 CSC 57 et l’arrêt Pelletier c Canada (Procureur général) 2005 CAF 118, car la date proprement dite des documents n’est pas indiquée.

L’attente des demandeurs à l’égard de l’attestation, en prenant les documents nos 1 et 2 comme exemples, est qu’une attestation conforme devrait avoir l’air de ce qui suit, avec les ajouts soulignés et la date décrite sous la forme « [#] » :

  1. Présentation au gouverneur en conseil, datée du [#] février 2022, en anglais et en français, de l’honorable Marco Mendicino, ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, au sujet du projet de décret ordonnant qu’une proclamation soit faite en application du paragraphe 17(1) de la Loi sur les mesures d’urgence, y compris la recommandation ministérielle signée datée du [#] février 2022, de pair avec un projet de décret concernant une proposition de proclamation, un projet de proclamation et les documents connexes.

  2. Le dossier consignant la décision du Conseil concernant une proclamation, daté du [#] février 2022 et signé par le Conseil.

[14] Les demandeurs soutiennent que la question en litige dans le cadre de la requête est la suivante :

[traduction]
La Cour devrait‐elle contraindre la production des dossiers mentionnés dans l’attestation sous réserve que celle-ci soit rectifiée et rendue conforme à la loi dans les 15 jours suivant la date de sa décision, ou les documents et les dossiers qui y sont énumérés devraient-ils être produits dans leur intégralité?

[15] Cette formulation de la question tient pour acquis que l’attestation n’est pas légalement valide. La Cour souscrit à la position des défendeurs selon laquelle il est plus exact de se demander si l’attestation de mars 2022 atteint l’objectif de faire tomber sous le coup du paragraphe 39(2) de la LPC les renseignements à l’égard desquels l’immunité est invoquée.

V. Analyse

A. Les observations des demandeurs

[16] Les demandeurs soutiennent que l’attestation est, à première vue, non conforme aux exigences législatives et de common law de l’article 39 de la LPC. Dans l’arrêt Babcock, au paragraphe 28, la Cour suprême a décrété que, pour que l’attestation soit conforme à la LPC et à la common law, « [...] [l]a date, le titre, l’auteur et le destinataire du document dans lequel se trouvent les renseignements devraient normalement être divulgués. Si des préoccupations touchant à la confidentialité empêchent la divulgation de l’un quelconque de ces indices préliminaires d’identification, ce sera au gouvernement d’en faire la preuve en cas de contestation ». Les demandeurs ajoutent que dans la loi et dans la langue anglaise en général, le sens ordinaire du mot « date » signifie une date précise, désignée par le mois, le jour du mois et l’année : Edmonton School District No. 7 v ATA 2013 ABCA 155, au para 29 [Edmonton School District].

[17] Dans l’arrêt Pelletier c Canada (Procureur général), 2005 CAF 118, au paragraphe 17 [Pelletier], la Cour d’appel fédérale a convenu que, dans l’arrêt Babcock, le mot « date » signifiait la date précise désignée par le mois, le jour du mois et l’année. Dans cette affaire, la Cour a ordonné qu’une nouvelle attestation soit délivrée dans les 15 jours suivants, à défaut de quoi les documents en litige devraient être produits. C’est la même réparation que celle réclamée par les demandeurs en l’espèce.

[18] Les demandeurs soutiennent qu’il incombe aux défendeurs de convaincre la Cour que des préoccupations en matière de confidentialité empêchent que l’on divulgue un ou des indices préliminaires d’identification, dont les dates.

[19] Les demandeurs, prétendant que l’arrêt Tsleil‐Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 [Tsleil‐Waututh] est inapplicable en l’espèce, soutiennent, dans leur avis de requête modifié, que le principe qui ressort de cet arrêt est le suivant :

[traduction]
Les détails dans les descriptions qui, d’après l’arrêt Babcock, doivent être présents à première vue dans l’attestation n’ont pas à être fournis si le gouvernement peut convaincre la Cour que, si les détails en question étaient fournis, il y aurait une sérieuse probabilité que l’on puisse en déduire exactement ce qui a été soumis au gouverneur en conseil et discuté avec lui.

[20] Les demandeurs allèguent que la Loi sur les mesures d’urgence a été invoquée sous le couvert et la protection des lois sur la sécurité nationale du Canada et que tous les documents sont protégés et non publics. Le fait de se conformer aux exigences en matière de dates que prescrivent à première vue les arrêts Babcock et Pelletier ne pourrait pas mener à une probabilité sérieuse que l’on puisse en déduire exactement ce qui a été soumis au gouverneur en conseil et discuté avec lui.

[21] Dans leurs observations en réplique, les demandeurs font valoir que les défendeurs se trompent lorsqu’ils vont valoir que la divulgation de la date précise des documents minerait l’objet de l’article 39, du fait qu’elle révélerait des renseignements sur les documents eux‐mêmes. Ils réitèrent que, lorsque des préoccupations en matière de confidentialité empêchent de divulguer les éléments habituellement requis, soit « la date, le titre, l’auteur et le destinataire du document », il incombe au gouvernement d’établir que, si ces renseignements étaient fournis, il y aurait une probabilité sérieuse que l’on puisse en déduire exactement ce qui avait été soumis au gouverneur en conseil et discuté avec lui. Ils ajoutent que les défendeurs ne sont pas parvenus à établir de manière adéquate, ou d’une manière quelconque, comment ou pourquoi le fait que les dates précises soient indiquées dans l’attestation minerait les objets de l’article 39 dans le cas bien précis de l’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence.

[22] Toujours en réplique aux observations des défendeurs, les demandeurs établissent une distinction entre la décision Canadian Constitution Foundation c Canada (Procureur général), 2022 CF 1233 [CCF] et la présente affaire, car la question des dates indiquées dans l’attestation n’a pas été soulevée dans le cadre de la requête présentée dans cette affaire. Le commentaire formulé au paragraphe 96 de cette décision, à savoir que « [l]es deux [attestations] semblent à première vue se conformer aux exigences officielles établies par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Babcock », n’est donc d’aucune utilité en l’espèce.

[23] Les demandeurs soutiennent que rien dans les observations écrites des défendeurs ne les dégage adéquatement de leur fardeau de produire une attestation visée à l’article 39 qui est conforme aux exigences, ce qui distingue la présente affaire de l’arrêt Tsleil‐Waututh. L’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence, ajoutent-ils, n’a pas été un processus essentiellement public. En fait, le fait distinctif indéniable est que l’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence a été faite sous le voile du secret. Ils soutiennent que l’attestation, du fait qu’elle n’est pas conforme aux exigences de l’article 39, notamment en ce qui a trait aux dates, brouille toute enquête publique et y fait échec.

B. Les observations des défendeurs

[24] Les défendeurs sont d’avis que l’attestation contient une description des documents qui est suffisante à première vue pour montrer que les renseignements pour lesquels l’immunité est revendiquée tombent sous le coup du paragraphe 39(2) de la LPC et que le greffier par intérim du Conseil privé n’a pas outrepassé les pouvoirs qui lui sont conférés. Ils soutiennent que le fait de divulguer la date précise des documents minerait les objets de l’article 39 en révélant des renseignements sur les documents eux‐mêmes.

[25] Selon les défendeurs, la description que fait le greffier a pour objet d’établir que les renseignements visés par son attestation relèvent des catégories prévues au paragraphe 39(2) et que la norme fixée par la Cour suprême est celle du caractère suffisant : le greffier est tenu de fournir une description qui contient des renseignements suffisants à première vue pour montrer que ceux-ci s’inscrivent dans les catégories protégées par l’article 39. La seule façon de contester avec succès l’attestation, c’est quand les renseignements à l’égard desquels l’immunité est invoquée ne relèvent pas à première vue du paragraphe 39(2) ou que le greffier a exercé irrégulièrement les pouvoirs qui lui sont conférés par le paragraphe 39(1).

[26] Les défendeurs soutiennent que la jurisprudence confirme que des dates ne sont pas exigées pour que les descriptions soient considérées comme suffisantes au regard de l’article 39. À leur avis, pour ce qui est de déterminer le caractère suffisant de la description le facteur prépondérant est que celle‐ci doit fournir suffisamment de renseignements pour qu’une cour de justice puisse évaluer si le greffier a énuméré des documents qui tombent sous le coup de l’article 39 : Tsleil‐Waututh, aux para 32 et 33.

[27] Les défendeurs ajoutent que l’arrêt Pelletier, que les demandeurs invoquent, a été rendu 12 ans avant l’arrêt Tsleil‐Waututh, et que la démarche adoptée dans l’arrêt Tsleil‐Waututh a été adoptée dans d’autres décisions rendues depuis cet arrêt, comme Volpe c Canada (Gouverneur général), 2021 CF 1133 [Volpe] et China Mobile Communications Group Co., Ltd. v Canada (Attorney General), 2022 CF 125 [China Mobile].

[28] Les défendeurs soutiennent que la description des présentations du ministre au GEC faites par le ministre comporte suffisamment de détails, notamment des détails concernant la date du document en question, pour établir à première vue que le document tout entier est un renseignement confidentiel du Conseil privé pour la Reine du Canada et qu’il s’inscrit dans une des catégories que prévoit le paragraphe 39(2), ce qui satisfait aux exigences de l’arrêt Babcock. La description indique le mois et l’année du document, son auteur et son destinataire. Elle ne précise pas le titre du document (s’il y en a un), mais elle indique le genre de document et son objet.

[29] Par ailleurs, soutiennent les défendeurs, la recherche que font les demandeurs pour obtenir la date de la recommandation ministérielle est sans fondement. La Cour d’appel fédérale, tant dans l’arrêt Pelletier que dans l’arrêt Tsleil‐Waututh, a jugé que la recommandation ministérielle n’est pas dissociable de la note du ministre, car il s’agit d’un élément du document du ministre.

[30] Les défendeurs allèguent que la divulgation du jour où le ministre a fait sa présentation au GEC et de celui où le Conseil a rendu sa décision révélerait des aspects de la teneur de la présentation du ministre. Cela mettrait en lumière cette teneur et minerait donc l’objectif de protection que vise l’article 39 de la LPC. La question du moment où un ministre décide qu’il est opportun de transmettre une présentation au GEC et de saisir le Conseil du sujet à délibérer et pour lequel une décision doit être prise constitue, d’après les défendeurs, une affaire de nature interne qui relève du pouvoir exécutif.

C. Analyse

[31] Pour commencer, je conviens avec les demandeurs que l’observation que j’ai formulée dans la décision CCF, à savoir que « [l]es deux [attestations] semblent à première vue se conformer aux exigences officielles établies par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Babcock », n’est d’aucune utilité pour les défendeurs. La question n’était pas en litige dans cette requête et la remarque a été formulée sans que je puisse bénéficier d’observations de la part des parties ou effectuer d’un examen de la jurisprudence. Cela n’empêche pas la Cour d’examiner la question que les demandeurs soulèvent dans la présente requête.

[32] La confidentialité des délibérations du Cabinet est essentielle au bon gouvernement, et l’obligation qu’a le pouvoir exécutif de rendre compte de ses actes et le principe exigeant que les actes officiels relèvent d’un pouvoir clairement conféré par la loi et exercé de façon régulière sont d’une importance capitale dans notre société : Babcock, au para 15. Les membres du Cabinet doivent être capables de s’exprimer librement, sans réserve et sans craindre que les propos qu’ils tiennent ou les mesures qu’ils prennent fassent ultérieurement l’objet d’un examen public : Singh c Canada (Procureur général), [2000] 3 CF 185 (C.A.), aux para 21‐22; Babcock, au para 18, Pelletier, au para 18.

[33] Le public a également intérêt à ce que l’on divulgue des renseignements sur les rouages du gouvernement et, en particulier, sur les décisions qui ont une incidence sur ses droits constitutionnels et ses libertés civiles. Cela est particulièrement vrai dans le cas où des membres du public demandent que ces renseignements soient divulgués afin de pouvoir faire valoir leurs droits devant les cours de justice dans le cadre d’une action en justice et d’un contrôle judiciaire.

[34] Lorsqu’elle examine l’interdépendance de ces intérêts dans ce contexte, la Cour doit être persuadée que les renseignements à l’égard desquels la confidentialité des délibérations du Cabinet est revendiquée sont véritablement liés aux délibérations et aux décisions du GEC et qu’ils sont retenus à bon droit.

[35] Lorsqu’un greffier du Conseil privé ou un ministre délivre l’attestation visée à l’article 39 de la LPC, il n’y a que peu de latitude pour soumettre cette attestation à un contrôle judiciaire : un juge ou un tribunal doit refuser la divulgation sans examiner les renseignements. Avant de procéder à une attestation, le greffier ou le ministre doit répondre à deux questions : 1) s’agit‐il de renseignements confidentiels du Cabinet au sens des paragraphes 39(1) et 39(2), et 2) s’agit‐il de renseignements que le gouvernement doit protéger compte tenu des intérêts opposés voulant, d’une part, qu’ils soient divulgués et, d’autre part, que la confidentialité soit préservée? La protection qu’accorde l’article 39 n’entre en jeu que si le greffier ou le ministre répond de manière positive à ces deux questions : Babcock, au para 22.

[36] Dans l’arrêt Babcock, la Cour suprême a établi quatre exigences à remplir pour qu’une attestation soit valide : Babcock, aux para 24‐26. Premièrement, l’attestation doit émaner du greffier du Conseil privé ou d’un ministre fédéral. Deuxièmement, les documents visés par l’attestation doivent contenir des renseignements qui appartiennent aux catégories décrites au paragraphe 39(2). Troisièmement, l’attestation doit avoir pour objet véritable de protéger les renseignements confidentiels du Cabinet dans le plus grand intérêt du public, et non d’entraver une enquête publique ou obtenir un avantage tactique dans un litige. Enfin, pour qu’une attestation soit valide, il ne faut pas que les documents aient déjà été divulgués.

[37] Pour pouvoir conclure que les renseignements sont des renseignements confidentiels du Cabinet au sens de l’article 39, l’attestation doit les faire tomber sous le coup de la LPC. Comme il est analysé dans l’arrêt Babcock, au paragraphe 28, le greffier ou le ministre est tenu de « donner des renseignements une description suffisante pour établir à la face même du certificat qu’il s’agit de renseignements confidentiels du Cabinet et qu’ils appartiennent aux catégories prévues au par. 39(2) ou à une catégorie analogue ». De plus :

Il suffira généralement à cet égard de fournir une description semblable à celle que les règles de pratique imposent en matière civile dans les demandes visant à protéger le secret professionnel de l’avocat. La date, le titre, l’auteur et le destinataire du document dans lequel se trouvent les renseignements devraient normalement être divulgués. Si des préoccupations touchant à la confidentialité empêchent la divulgation de l’un quelconque de ces indices préliminaires d’identification, ce sera au gouvernement d’en faire la preuve en cas de contestation. [Non souligné dans l’original.]

[38] À mon avis, le raisonnement de la Cour d’appel de l’Alberta dans l’arrêt Edmonton School District No. 7 n’est d’aucune utilité pour régler la question que les demandeurs ont soulevée. Cet arrêt portait sur le caractère raisonnable de l’interprétation législative du mot « date » dans le School Act de l’Alberta. Comme l’a indiqué la Cour d’appel, au paragraphe 22 :

[traduction]
[...] Bien que le mot « date » figure dans de nombreuses lois, l’interprétation que fait le Conseil de ce mot dans le contexte de l’article 101 de la Loi n’est pas d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble. L’interprétation a expressément trait à la relation contractuelle entre les enseignants temporaires et les conseils scolaires, et sa portée ne va pas plus loin que cela.

[39] En recourant aux mots « suffisant », « généralement » et « normalement », la Cour suprême, dans l’arrêt Babcock, indique clairement que les détails auxquels elle faisait référence ne sont pas obligatoires. C’est donc dire, comme le font valoir les défendeurs, que l’exigence établie dans l’arrêt Babcock en est une de suffisance, et que la description requise pour les revendications du secret professionnel de l’avocat est une ligne directrice qui permet d’évaluer le caractère suffisant des renseignements.

[40] Comme l’a écrit le juge Stratas dans l’arrêt Tsleil‐Waututh, ces renvois au caractère suffisant et au privilège du secret professionnel de l’avocat sont quelque peu contradictoires :

[33] [...] Pour que le secret professionnel de l’avocat s’applique à un document, point n’est toujours besoin d’indiquer la date, le titre, l’auteur et le destinataire du document. Il arrive parfois que ces renseignements, notamment le titre du document, révèlent des renseignements visés par le secret. À mon avis, suivant l’interprétation de l’arrêt Babcock dans son ensemble, la considération première dans ce conflit potentiel est que l’attestation doit fournir suffisamment d’information pour permettre au tribunal de décider, au vu de l’attestation, si le greffier a énuméré des documents appartenant bel et bien aux catégories de l’article 39 et qu’il n’a pas outrepassé le pouvoir qui lui a été conféré. [Non souligné dans l’original.]

[41] Les documents visés par l’attestation dans l’arrêt Tsleil‐Waututh ont été décrits, entre autres indices, par le mois et l’année, mais non par le jour exact, comme dans le cas présent. Parmi les arguments soulevés par la partie requérante qui contestait l’attestation, il y avait le fait que l’absence d’un jour précis du mois voulait dire que les documents n’étaient pas suffisamment décrits. Le juge Stratas a conclu, au paragraphe 34, que la description d’une présentation d’un ministre en particulier au GEC pendant le mois de sa réunion, de pair avec d’autres renseignements, avait droit à la protection que confère l’article 39. À mon avis, le même raisonnement s’applique en l’espèce.

[42] Le juge Stratas, en appliquant l’analogie aux renseignements assujettis au privilège du secret professionnel de l’avocat, a expliqué, au paragraphe 36, qu’une note avec pièces jointes sur un litige, émanant d’un avocat et datée de « novembre 2016 », serait protégée sans autre divulgation. Il a conclu, aux paragraphes 38‐40, que le gouvernement s’était acquitté de son fardeau d’établir que les documents en question tombaient sous le coup de l’article 39. Une description plus détaillée des documents, comme leurs dates exactes, aurait pour effet, a‐t‐il conclu, de « faire transparaître la teneur du mémoire et, de ce fait [...] révéler un renseignement confidentiel du Cabinet ». Je suis enclin à tirer la même conclusion, vu le contexte dans lequel les documents ont été présentés au GEC. Il ne s’agissait pas d’une situation dans laquelle on avait pris un temps considérable pour mettre au point les documents destinés au Cabinet, comme c’est fréquemment le cas, mais plutôt d’une réaction à des événements qui évoluaient rapidement.

[43] Les demandeurs se fondent en grande partie sur l’arrêt Pelletier à l’appui de leur requête et ils sollicitent la même réparation que celle que la Cour a accordée dans cette affaire. Pelletier était une affaire dans laquelle il était survenu un certain nombre d’irrégularités procédurales, dont la divulgation accidentelle des renseignements privilégiés, notamment au juge des requêtes. En définitive, les décisions portées en appel étaient effectivement entachées de nullité. Par ailleurs, la description des documents dans les attestations en litige (au para 12) était nettement moins détaillée que celle des documents dont il est question en l’espèce. Les dates étaient suggérées par un énoncé spécifiant que [traduction] « le contenu indique mars 2004 », ce qui dénotait un manque de certitude à l’égard même du mois dans lequel la présentation ministérielle et la recommandation au GEC avaient été faites. La réparation conçue par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Pelletier doit être considérée à la lumière de ce qui s’était passé avant que l’affaire soit soumise à la Cour.

[44] Malgré l’imprécision relative des dates et le manque de détail des descriptions, la Cour d’appel fédérale n’a pas été convaincue que les attestations souffraient d’un défaut formel et fatal, comme l’avait conclu le juge des requêtes. Citant le paragraphe 28 de l’arrêt Babcock, le juge Létourneau, s’exprimant au nom de la Cour, a entrepris d’appliquer aux documents les exigences d’identification suivantes : la date (s’il y en avait une), le titre (s’il était mentionné), l’auteur et le destinataire. La Cour a ensuite ajouté :

[19] Conclure, comme les intimés le prétendent, à la perte irrémédiable du privilège de l’article 39 de la Loi à la moindre défaillance technique ou formelle de l’attestation, c’est faire primer la forme sur le fond, au détriment des objectifs mêmes du privilège. Nous ne croyons pas que ce soit là l’intention législative ou l’effet recherché par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Babcock en précisant les exigences d’identification.

[...]

[21 Nous estimons cette approche remédiatrice plus respectueuse des objectifs de l’article 39, plus propice à leur atteinte et, partant, plus conforme à l’intention législative. Car l’objectif des exigences d’identification suffisante des documents visés par l’attestation n’est pas de faire perdre le bénéfice du privilège, mais bien de permettre à la Cour de constater à la face même de l’attestation qu’il s’agit de renseignements confidentiels du Cabinet, qu’ils tombent sous le coup du paragraphe 39(2) de la Loi et que le greffier n’a pas excédé les pouvoirs que la Loi lui confère. À notre avis, le détenteur de ce privilège d’intérêt public doit avoir la possibilité de remédier à l’insuffisance de la description des documents à l’égard desquels l’attestation de confidentialité est déposée. [Non souligné dans l’original.]

[45] Ce raisonnement – le fait d’insister sur l’intention législative et le fait d’être capable de constater à la face même de l’attestation qu’il s’agit de renseignements confidentiels du Cabinet – concorde avec ce que le juge Stratas allait écrire 12 ans plus tard au paragraphe 33 de l’arrêt Tsleil‐Waututh (cité précédemment). Il a conclu que la description du document no 2 était suffisante et en révélait assez pour convaincre la Cour que la décision d’accorder l’attestation était un exercice approprié du pouvoir conféré par la loi. La description du document no 2 est la suivante (au para 29) :

No 2 : Présentation au gouverneur en conseil en novembre 2016, en anglais et en français, par l’honorable Jim Carr, ministre des Ressources naturelles, concernant la proposition d’un décret portant sur le projet d’agrandissement du réseau de Trans Mountain, y compris la recommandation ministérielle signée, le résumé et les documents connexes.

Ce document et toutes les pièces jointes, qui en font partie intégrante, constituent un mémoire destiné à soumettre des propositions ou recommandations au Conseil. Ce document tombe sous le coup de l’alinéa 39(2)a) de la Loi sur la preuve au Canada.

[46] À première vue, cette description ressemble fort à celles contenues dans l’attestation qui est en litige en l’espèce.

[47] Plus récemment, dans la décision Volpe, la juge Fuhrer a signalé que les descriptions faites dans les attestations qui lui étaient soumises étaient semblables à celles dont il était question dans l’arrêt Tsleil‐Waututh, ce qui l’a amenée à conclure que, malgré que des descriptions plus détaillées auraient facilité la tâche d’évaluer si les documents tombaient sous le coup de l’article 39, les renseignements contenus dans l’attestation étaient suffisants pour la convaincre que le pouvoir discrétionnaire avait été exercé de manière appropriée. Le juge adjoint Horne, dans la décision China Mobile, est arrivé à une conclusion semblable.

[48] Dans l’arrêt Babcock, la Cour suprême n’a pas précisé le « critère » auquel le gouvernement doit satisfaire dans le cas d’une contestation relative au caractère suffisant d’une attestation. L’interprétation dominante est donc celle dont traite le juge Stratas au paragraphe 33 et, une fois de plus, au paragraphe 38 de l’arrêt Tsleil‐Waututh :

[38] La Tsleil‐Waututh Nation avance que la date et le titre exacts des documents ne sont pas indiqués, ce qui entraîne la conséquence suivante : suivant l’arrêt Babcock (par. 28), dans un tel cas, c’est « au gouvernement d’en faire la preuve [que les documents sont protégés par l’article 39] en cas de contestation ». Soit, mais, pour les raisons que j’ai énoncées, il a été satisfait au critère, ne serait‐ce que par la description même de l’attestation, description qui m’a convaincu que les pouvoirs conférés n’ont pas été outrepassés. [Non souligné dans l’original.]

[49] Dans le même ordre d’idées, je suis convaincu que le fardeau d’établir que les documents en question tombent sous le coup de l’article 39 a été satisfait à partir de la description donnée à la face même de l’attestation et que le pouvoir prévu par la loi d’invoquer le privilège n’a pas été outrepassé.

[50] Je conviens également avec les défendeurs que la tentative des demandeurs en vue d’obtenir la date de la recommandation ministérielle figurant dans les documents nos 2, 4 et 6 est sans fondement. Comme l’a décrété la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Pelletier et Tsleil‐Waututh, la recommandation ministérielle n’est pas dissociable de la note du ministre, car il s’agit d’un élément du document du ministre.

VI. Conclusion

[51] Il est évident aux yeux de notre Cour que, d’après les descriptions figurant dans l’attestation et l’annexe qui y est jointe, les renseignements contenus dans les documents sont soumis au privilège des renseignements confidentiels du Cabinet. Comme il a été mentionné plus tôt, des revendications de privilège fondées sur les articles 37 et 38 de la LPC font actuellement l’objet d’instances distinctes. Exiger que le jour du mois soit précisé, comme le souhaitent les demandeurs, reviendrait à faire primer la forme sur le fond, au détriment des objectifs mêmes du privilège qu’accorde l’article 39, comme l’a écrit le juge Létourneau dans l’arrêt Pelletier. Par ailleurs, la divulgation des dates précises pourrait révéler des renseignements privilégiés, une préoccupation exprimée par le juge Stratas dans l’arrêt Tsleil‐Waututh. Le législateur n’entendait certes pas exiger des défendeurs qu’ils divulguent les renseignements mêmes pour lesquels le privilège est revendiqué en vue de satisfaire au critère énoncé dans l’arrêt Babcock.

[52] Pour les motifs qui précèdent, la requête doit être rejetée.

[53] Les défendeurs n’ont pas demandé les dépens, et aucuns ne seront adjugés.


ORDONNANCE dans le dossier T‐382‐22

LA COUR ORDONNE que la requête est rejetée, sans frais.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐382‐22

INTITULÉ :

JEREMIAH JOST, EDWARD CORNELL, VINCENT GIRCYS et HAROLD RISTAU c GOUVERNEUR EN CONSEIL, SA MAJESTÉ LE ROI DU CANADA, PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

DATE DE L’AUDIENCE : Observations écrites seulement

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 9 NOVEMBRE 2022

OBSERVATIONS ÉCRITES :

BRENDAN M. MILLER

BATH‐SHEBA VAN DEN BERG

BLAIR ECTOR

 

POUR LES DEMANDEURS

CHRISTOPHER RUPAR

KATHLEEN KOHLMAN

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

FOSTER LLP

ECTOR LAW

POUR LES DEMANDEURS

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

OTTAWA (ONTARIO)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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