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Date : 20221114


Dossiers : IMM-1695-20

IMM-1697-20

Référence : 2022 CF 1543

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 novembre 2022

En présence de madame la juge Rochester

Dossier : IMM-1695-20

ENTRE :

FERNANDO A. ARDUENGO NAREDO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

Dossier : IMM-1697-20

ET ENTRE :

NIEVES DEL CARMEN S.M. SALAZAR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie de demandes de contrôle judiciaire de deux décisions [les décisions contestées] quasi identiques, datées du 21 février 2020, par lesquelles un agent principal [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a rejeté les demandes de résidence permanente fondées sur des motifs d’ordre humanitaire que les demandeurs avaient présentées à partir du Canada.

[2] Les présentes affaires sont longues et complexes. Les demandeurs, M. Fernando Alfonso Arduengo Naredo et Mme Nieves Del Carmen San Martin Salazar sont des citoyens du Chili. Ils sont arrivés au Canada en tant que couple marié en 1978 et ont demandé l’asile. Depuis, soit pendant quatre décennies, ils ont cherché à faire régulariser leur statut au Canada.

[3] Au Chili, les demandeurs ont été membres de la direction du renseignement et de la sécurité de la police chilienne, appelée la Direccion de Inteligencia de Carabineros [la DICAR], sous le régime du général Augusto Pinochet. L’agent a conclu que la DICAR avait commis des crimes contre l’humanité et que les demandeurs avaient été complices de ses activités. Il a également conclu que les actes que les demandeurs avaient commis lorsqu’ils étaient membres de la DICAR l’emportaient de loin sur les motifs d’ordre humanitaire qu’ils avaient invoqués. Par conséquent, il a jugé qu’une dispense de l’interdiction de territoire des demandeurs prévue à l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] n’était pas justifiée. Aux termes de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR, un résident permanent ou un étranger est interdit de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux s’il a commis, hors du Canada, une infraction visée aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24. Les articles en question portent sur le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre.

[4] Les demandeurs soutiennent que l’agent a manqué à l’équité procédurale en ne les avisant pas que l’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR était envisagée dans le contexte des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. Ils soutiennent également que l’agent a commis un abus de procédure (i) en les déclarant interdits de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR plutôt que de déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête et (ii) en les déclarant tels sur le fondement de renseignements dont le ministre disposait depuis des décennies. En outre, ils allèguent que l’agent a commis une erreur en concluant que l’alinéa 35(1)a) de la LIPR s’appliquait à eux. Enfin, ils font valoir que l’agent a déraisonnablement apprécié les motifs d’ordre humanitaire en accordant une importance excessive à leur rôle au sein de la DICAR.

[5] Le défendeur soutient que l’allégation des demandeurs selon laquelle l’agent ne les a pas avisés qu’une interdiction de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR était envisagée est sans fondement, puisqu’ils ont reçu deux lettres de l’agent précisément à ce sujet. Il ajoute que : (i) l’examen de la question de savoir si un demandeur est interdit de territoire au titre de la LIPR dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire relève tout à fait de la compétence du décideur; et que (ii) rien n’oblige à accorder à un demandeur la tenue d’une enquête devant la Section de l’immigration avant de rendre une décision sur une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il affirme que ce n’est pas un abus de procédure que de s’appuyer sur des renseignements dont le ministre disposait depuis des décennies, car le ministre a constamment exprimé des réserves au sujet des activités que les demandeurs avaient exercées au sein de la DICAR dans les diverses instances qui se sont succédé depuis leur arrivée au Canada en 1978. Enfin, il soutient que l’agent a raisonnablement conclu que les motifs d’ordre humanitaire que les demandeurs avaient invoqués étaient insuffisants pour l’emporter sur l’obstacle très sérieux à leur admissibilité au Canada, à savoir les actes qu’ils avaient commis lorsqu’ils étaient membres de la DICAR.

[6] J’ai examiné le volumineux dossier soumis à la Cour, y compris les observations écrites et orales des parties ainsi que le droit applicable, et les demandeurs ne m’ont pas convaincue que les décisions contestées sont déraisonnables. Des parties des décisions contestées auraient pu être plus détaillées, et je reconnais aux demandeurs le mérite d’avoir fourni à Amnistie internationale et à l’unité des enquêtes spéciales du Chili des renseignements sur des violations des droits de la personne dans les années qui ont suivi leur arrivée au Canada, mais je ne suis pas d’accord pour dire que l’agent a commis une erreur justifiant une intervention de la Cour. Pour les motifs qui suivent, et malgré les observations habiles de l’avocate des demandeurs, les présentes demandes de contrôle judiciaire seront rejetées.

[7] Les demandeurs ont présenté des demandes de contrôle judiciaire distinctes qui ont été instruites conjointement d’après un seul dossier certifié du tribunal. Ils ont déposé le même mémoire des faits et du droit daté du 20 décembre 2021 dans les deux dossiers. En réponse, le défendeur a également déposé un même mémoire dans les deux dossiers. Par conséquent, un seul et même exposé des motifs concernant les deux affaires conviendra et sera versé dans chacun des dossiers de la Cour.

II. Le contexte

[8] Du 11 septembre 1973 au 11 mars 1990, une dictature militaire dirigée par le général Pinochet a gouverné le Chili. Des violations des droits de la personne commises pendant cette période de régime militaire comprennent des exécutions, des détentions, des actes de torture et des viols.

[9] D’après le dossier, la DICAR a joué un rôle important dans la recherche du renseignement et l’exécution d’arrestations au sein d’un plus grand groupe du renseignement appelé le Commandement conjoint, dont l’objectif principal était de supprimer la dissidence. Ses opérations clandestines comprennent des enlèvements, des détentions, des interrogatoires, des actes de torture, des viols et des meurtres.

[10] M. Arduengo Naredo était un agent civil qui a été recruté par la DICAR en mars 1974. Il en est demeuré membre jusqu’en avril 1977.

[11] Mme Salazar est entrée dans la police en janvier 1975. En janvier 1976, elle a été transférée à la DICAR, où elle a rencontré M. Arduengo Naredo. Elle y est demeurée jusqu’à sa retraite, en avril 1977.

[12] Le 25 février 1978, soit environ dix mois après avoir quitté la DICAR, les demandeurs sont arrivés au Canada à titre de visiteurs. Peu après, en mars, ils ont demandé l’asile.

[13] Le long historique des démarches des demandeurs visant à faire régulariser leur statut au Canada couvre quatre décennies. Le dossier certifié du tribunal [le DCT] comporte 19 volumes totalisant presque 5 900 pages. Après leur arrivée au Canada, les demandeurs ont eu deux enfants, qui sont maintenant adultes. M. Arduengo Naredo et Mme Salazar sont aujourd’hui respectivement au milieu de la soixante-dizaine et à la fin de la soixantaine.

[14] Compte tenu des arguments des demandeurs, notamment ceux liés à l’équité procédurale, à l’abus de procédure, au délai et au fait que le ministre n’ait pas donné suite plus tôt aux allégations d’interdiction de territoire pour criminalité, il est justifié de faire un historique détaillé de leurs demandes et des instances.

[15] D’abord, le 23 février 1979, le Comité consultatif du statut de réfugié [le CCSR] a examiné et rejeté les demandes d’asile des demandeurs. Dans son rapport daté du 4 octobre 1978, le CCSR a exprimé des réserves à propos du fait que M. Arduengo Naredo savait que des adversaires politiques avaient été torturés et exécutés pendant qu’il était membre de la DICAR. Après avoir examiné l’affaire à la lumière des renseignements reçus du Chili, le CCSR a estimé que M. Arduengo Naredo [traduction] « pouvait avoir persécuté des prisonniers lorsqu’il était membre du service du renseignement chilien » et que l’asile devait être refusé aux demandeurs pour ces motifs.

[16] Le 15 juin 1979, les demandeurs ont fait l’objet d’une enquête concernant leur admissibilité et ont à nouveau demandé l’asile. Le CCSR a réexaminé les demandes d’asile et a conclu, dans son rapport daté du 14 novembre 1979, que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Convention pour les motifs suivants : a) [traduction] « tous deux [les demandeurs] ont été des agents actifs de la DICAR pendant plusieurs années, ont reconnu leur implication dans des détentions et ont été témoins d’incidents de torture et de meurtres. Il y a des raisons de croire qu’en fait, ils ont participé aux brutalités commises par la DICAR »; et b) [traduction] « ce serait trahir l’esprit et l’objet de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés et de son Protocole que d’accorder le statut de réfugié à des personnes qui ont admis avoir participé, dans l’exercice de leurs fonctions officielles, à des actes contraires au principe de la Convention ».

[17] Une demande de réexamen par la Commission d’appel de l’immigration [la CAI] datée du 31 mars 1980 a été accueillie. Dans une décision datée du 21 novembre 1980, la CAI a conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugié. Deux exposés des motifs ont été rendus, l’un daté du 2 et l’autre du 17 février 1981. Le tribunal a conclu : a) que les demandeurs n’avaient pas quitté la DICAR en raison de soupçons de déloyauté, que M. Arduengo Naredo avait plutôt été considéré comme constituant un risque pour la sécurité en raison de son état de santé et que Mme Salazar avait plutôt pris sa retraite parce que les relations et les mariages entre membres de la DICAR étaient interdits; b) qu’ils n’avaient pas réussi à établir des faits plausibles pouvant fonder une crainte de persécution; c) que les demandeurs, [traduction] « qui, d’après leur propre témoignage, avaient participé à des enlèvements, à des activités de surveillance et à des actes de brutalité », ne répondaient pas à la définition d’un réfugié au sens de la Convention.

[18] La décision de la CAI a été portée en appel. Dans un arrêt daté du 18 décembre 1981, les juges majoritaires de la Cour d’appel fédérale (le juge MacKay était dissident) ont accueilli les appels des demandeurs au motif que, dans l’un des deux exposés de ses motifs, la CAI avait mal énoncé le critère en exigeant que les demandeurs établissent qu’ils « seraient » persécutés, alors qu’ils devaient établir « qu’ils craign[aient] avec raison d’être persécutés » (Naredo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration – MEI), 1981 CanLII 2708).

[19] Le 22 juin 1982, avant qu’une nouvelle décision soit rendue, les demandeurs se sont désistés de leur appel parce qu’ils ont obtenu une approbation de principe de leur demande de résidence permanente au titre du « programme de visa en faveur des Chiliens ». Une lettre datée du 8 novembre 1983 a informé les demandeurs que le ministre de l’Immigration [le ministre], après avoir étudié le dossier et pris en considération leur établissement au Canada, avait [traduction] « conclu qu’il appuyait plutôt fermement l’avis du [CCSR], de la [CAI] et des hauts fonctionnaires de la Commission selon lequel des personnes qui, comme [eux], avaient été complices d’actes de torture contre une ou des personnes ne méritent pas la protection d’une institution démocratique ». En conséquence, l’approbation a été révoquée, et les agents d’immigration ont été informés que l’enquête sur le renvoi se poursuivait.

[20] Avec l’approbation de la CAI, les demandeurs ont rétabli leur appel, lequel a été entendu dans le cadre d’une audience conjointe qui s’est échelonnée sur trois jours en février et en avril 1985. Ils ont choisi de renoncer au droit à une instruction de novo des affaires et ont accepté que la CAI prenne en considération les transcriptions d’instances antérieures ainsi que leur témoignage livré au cours du nouvel examen. De plus, la CAI a souligné que l’instruction de l’affaire avait pris du retard en raison des ajournements demandés par les demandeurs. Dans une décision datée du 15 avril 1985, la CAI a conclu : a) qu’il y avait des raisons de douter de la crédibilité des demandeurs; b) que leur crainte d’être persécutés n’était pas fondée; et c) que les motifs pour lesquels ils avaient quitté le Chili étaient essentiellement économiques.

[21] À la suite du nouvel examen de la CAI, en 1985, les demandeurs ont présenté une demande de contrôle judiciaire. En janvier 1986, l’avocate des demandeurs a demandé par écrit des permis ministériels pour des motifs d’ordre humanitaire. Les demandeurs avaient alors deux enfants nés au Canada et avaient volontairement collaboré avec Amnistie internationale, dont des représentants avaient été envoyés pour les interroger. Ils ont reçu des permis ministériels le 15 avril 1986. Par conséquent, en septembre 1986, ils ont retiré leur demande de contrôle judiciaire de la décision de la CAI.

[22] En 1986, l’affaire des demandeurs a fait l’objet d’une couverture négative dans la presse, de critiques publiques de membres et d’organisations de la communauté chilienne et d’une déclaration de la Toronto Chilean Society. Le 13 novembre 1986, un agent du Centre d’Immigration Canada a informé les demandeurs que le traitement de leurs demandes de résidence permanente était mis en suspens pour que l’affaire soit examinée plus en détail et que toute démarche liée à l’affaire était momentanément suspendue (Naredo v Canada (Minister of Employment and Immigration), [1990] 37 FTR 161 à la p 165 [Naredo 1990]).

[23] Une lettre datée du 28 décembre 1988 a informé les demandeurs que l’examen était terminé, que les motifs d’ordre humanitaire étaient insuffisants pour justifier l’accueil de leur demande de résidence permanente présentée à partir du Canada et que, par conséquent, les permis ministériels délivrés le 15 avril 1986 ne seraient pas renouvelés. Les demandeurs ont également été informés qu’ils devaient quitter le Canada au plus tard le 28 février 1989. Le 4 janvier 1989, l’avocate des demandeurs a présenté au cabinet du ministre des observations en opposition à la décision. Dans une lettre datée du 9 février 1989, le ministre a répondu qu’il entrait dans ses prérogatives d’annuler la décision de traiter la demande de résidence permanente que les demandeurs avaient présentée à partir du Canada, laquelle décision reposait en partie sur l’impression qu’ils bénéficiaient du soutien de la communauté chilienne au Canada. La lettre du ministre confirmait qu’aucune autre mesure ne serait prise pour prolonger l’examen en faveur des demandeurs.

[24] Les demandeurs n’ont pas quitté le Canada tel qu’il était exigé le 9 février 1989. Par conséquent, un arrêté ministériel d’expulsion a été pris à leur encontre en mars 1989 au motif qu’ils ne détenaient pas le statut de résident temporaire ni de permis ministériels valides. Les demandeurs ont été avisés que des dispositions avaient été prises pour qu’ils soient renvoyés au Chili le 25 juillet 1989. Toutefois, leur renvoi n’a pas eu lieu parce que la Cour fédérale a été saisie d’une instance qui visait l’obtention d’une ordonnance annulant la mesure d’expulsion et d’une ordonnance enjoignant au ministre de traiter les demandes de résidence permanente pour les motifs suivants : a) le ministre était empêché par préclusion de les expulser parce qu’il avait auparavant exercé son pouvoir discrétionnaire de traiter leurs demandes; b) il y avait eu abus de procédure; et c) il y avait eu des violations des articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c 11 [la Charte] (Naredo 1990, à la p 162).

[25] Le 24 juillet 1990, la Cour fédérale a rejeté la demande. Elle a conclu : a) que le ministre avait le droit, après avoir obtenu de nouveaux renseignements, d’annuler un permis ministériel ou de refuser d’en prolonger la durée de validité; b) que le ministre, comme ses prédécesseurs, avait examiné la possibilité d’accorder une dispense aux demandeurs, puis refusé de le faire; c) que les arguments relatifs à la préclusion et aux attentes légitimes devaient être rejetés; d) que le ministre n’avait pas agi de façon injuste; et e) que la loi ne reconnaissait aux demandeurs aucun droit de demeurer au Canada. Le juge Muldoon a affirmé que [traduction] « le réel point de friction entre le gouvernement et les demandeurs sembl[ait] être les actes criminels que ces derniers [avaient] commis, du point de vue du Canada à cet égard, alors qu’ils étaient volontairement membres de la DICAR au Chili », avant d’analyser en détail les actes admis par les demandeurs en se fondant sur les dispositions du Code criminel, LRC 1985, c C-46 (Naredo 1990, aux p 169-173). La Cour fédérale a également signalé la quantité de documents dans le dossier et rejeté les arguments des demandeurs au sujet du long délai avant que le ministre se prononce.

[26] Les demandeurs ont interjeté appel. Le 6 juin 1995, la Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel. Elle a conclu : a) que le juge des requêtes avait eu raison de juger que la préclusion promissoire n’avait pas aidé les demandeurs; b) que le ministre avait le droit de prendre des mesures d’expulsion sans tenir d’audience, car, les demandeurs ayant obtenu la possibilité de présenter des observations par écrit et l’ayant fait, l’obligation d’équité avait été remplie; c) que le fait d’avoir des enfants nés au Canada ne conférait aux demandeurs aucun droit constitutionnel de demeurer au Canada. Dans ses motifs, la Cour d’appel a souligné qu’elle n’approuvait pas pour autant la façon dont le juge des requêtes avait caractérisé la conduite que les demandeurs avaient adoptée au Chili, point qui ne se rapportait pas à la question en litige en appel.

[27] Les demandeurs ont demandé l’autorisation de se pourvoir en appel devant la Cour suprême, qui a rejeté leur demande le 11 janvier 1996 (198 NR 397, dossier no 24820).

[28] Le 22 janvier 1996, les demandeurs ont reçu une décision d’une agente d’expulsion selon laquelle les mesures d’expulsion prises contre eux, soit leur renvoi au Chili, devaient être exécutées le 13 février 1996.

[29] Le 31 janvier 1996, les demandeurs et leurs enfants ont introduit une instance devant la Cour fédérale. Ils ont sollicité le contrôle judiciaire de la décision de l’agente d’expulsion. Les enfants des demandeurs ont introduit à la fois une demande de contrôle judiciaire et une action concernant les mesures d’expulsion et le refus de la part de l’agente d’entendre leurs observations au cours de l’entrevue préalable au renvoi des demandeurs. Les demandeurs et leurs enfants ont présenté trois requêtes relativement aux trois affaires reliées devant la Cour fédérale afin d’obtenir un sursis à l’exécution des mesures d’expulsion, et le défendeur a présenté une requête en radiation dans le cadre de l’une des requêtes des enfants. Le jugement a été rendu de vive voix le 5 février 1996. Il a été sursis à l’exécution des mesures d’expulsion jusqu’à ce que les demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire des demandeurs soient entendues, et les autres requêtes ont été ajournées indéfiniment.

[30] Le 29 mai 1997, la Cour fédérale a rendu son jugement sur la demande de contrôle judiciaire que les demandeurs avaient présentée à l’encontre de la décision de l’agente d’expulsion. Elle a refusé d’annuler la décision de l’agente ou de déclarer que certaines dispositions de la Loi sur l’immigration étaient inopérantes au regard des articles 7 et 12 de la Charte. Elle a toutefois sursis à l’exécution des mesures d’expulsion afin de permettre aux demandeurs de présenter, dans un délai de 45 jours, une demande de séjour au Canada fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Elle a estimé qu’une telle demande permettrait aux demandeurs de soulever leurs « préoccupations [...] concernant les événements qui [pouvaient] avoir entraîné un changement de situation du fait de l’ajout d’un élément de risque ».

[31] Pour ce qui est des instances introduites par les enfants des demandeurs, la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire a été rejetée, l’action a été radiée au motif qu’elle ne révélait aucune cause d’action valable, et l’appel subséquent a été abandonné.

[32] Le 11 juillet 1997, les demandeurs ont présenté des demandes de résidence permanente fondées sur des motifs d’ordre humanitaire accompagnées d’un grand nombre de documents et d’observations écrites. Ils ont été interrogés aux bureaux de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) à Mississauga le 30 octobre 1997. Le 14 octobre 1997, la Division du filtrage de la sécurité nationale a affirmé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que les demandeurs pourraient être interdits de territoire pour avoir participé à des crimes de guerre. Le 25 novembre 1997, l’agent chargé d’examiner les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire a demandé une évaluation du risque. Les demandeurs ont présenté des observations supplémentaires sur le risque le 9 juillet 1998. Peu après, le dossier des demandeurs a été transmis à l’Unité des crimes de guerre, qui a rendu un avis défavorable sur le risque le 11 septembre 1998. L’évaluation du risque a été communiquée aux demandeurs, qui ont déposé des observations supplémentaires sur le risque le 31 décembre 1998.

[33] Après le dépôt des observations supplémentaires des demandeurs, une deuxième évaluation du risque a été effectuée. À l’issue de cette deuxième évaluation du risque, un avis favorable a été rendu le 15 janvier 1999 au motif que le gouvernement chilien avait manifesté un certain intérêt pour l’affaire en demandant à un cabinet d’avocats canadien de suivre l’affaire au Canada. Les demandeurs se sont vu accorder l’occasion de déposer des observations supplémentaires.

[34] Le 5 août 1999, l’agente a rejeté les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. Elle a examiné le dossier, y compris l’avis favorable sur le risque avant de conclure que : a) si les demandeurs étaient escortés au Chili et que des accusations y étaient portées contre eux, les lois d’amnistie garantiraient que la loi soit appliquée en bonne et due forme dans leur cas, si bien qu’il y a peu ou pas de risque qu’ils subissent un traitement inhumain, qu’ils soient torturés ou qu’ils soient tués; et b) même si les facteurs favorables dans la présente affaire étaient acceptés, [traduction] « après avoir examiné les activités que [les demandeurs] avaient exercés au Chili lorsqu’ils étaient membres de la DICAR, organisation dont on peut considérer qu’elle avait un seul objectif limité et brutal, et avoir pris en considération les objectifs de la Loi sur l’immigration, [elle n’était] pas convaincu[e] que suffisamment de motifs d’ordre humanitaire justifi[aient] en l’espèce un traitement exceptionnel de la demande présentée à partir du Canada ».

[35] Les demandeurs ont sollicité le contrôle judiciaire de la décision sur les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire pour plusieurs motifs. Le 3 août 2000, la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire au motif que la décision était déraisonnable du fait que l’intérêt des enfants des demandeurs avait été minimisé. Elle a conclu que les motifs de l’agente « ne reflèt[ai]ent tout simplement pas “l’attention et la sensibilité à l’importance des droits des enfants, de leur intérêt supérieur, et de l’épreuve qui pourrait leur être infligée”, comme l’exige l’arrêt Baker » (Naredo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 15973). L’affaire a donc été renvoyée pour réexamen.

[36] Le réexamen a pris plusieurs années au cours desquelles des échanges ont eu lieu et plusieurs ensembles d’observations mises à jour ont été déposées, notamment le 14 janvier 2004, le 23 janvier 2006, le 21 octobre 2006 et le 12 août 2008. Le dossier comportait alors des milliers de pages de documents et plus de 80 lettres et affidavits à l’appui. D’ailleurs, à propos d’une demande de prolongation de délai présentée en 2008 pour le dépôt d’observations à jour, les demandeurs ont affirmé ce qui suit : [traduction] « Comme vous le savez à votre bureau, les dossiers [...] sont volumineux et complexes [...] »

[37] De plus, durant cette période, les demandeurs se sont séparés et ont en fin de compte divorcé. En 2004, leur avocate a avisé CIC que M. Arduengo Naredo et Mme Salazar s’étaient séparés et que chacun avait commencé une nouvelle union de fait. En conséquence, elle a demandé que les dossiers soient séparés et que des décisions individuelles soient rendues. Toutefois, si une entrevue devait avoir lieu, M. Arduengo Naredo et Mme Salazar accepteraient d’être interrogés ensemble. En 2006, compte tenu du changement d’état matrimonial, il a été demandé que des décisions individuelles soient rendues, mais que les demandes soient traitées et examinées en même temps. Par conséquent, divers volumes des dossiers ont été divisés et envoyés à différents endroits. En 2008, les dossiers étaient en voie d’être soumis séparément à deux commissaires.

[38] De plus, et en parallèle, le 17 septembre 2007, l’occasion de présenter une demande d’examen des risques avant renvoi [l’ERAR] a été fournie à M. Arduengo Naredo. Les formulaires de demande d’ERAR ont été déposés le 18 octobre 2008, et les observations écrites et la trousse de demande complète ont ensuite été déposés en novembre 2008. D’autres échanges entre CIC et l’avocate des demandeurs ont eu lieu en vue de l’examen des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. Dans les décisions contestées, l’agent affirme que la demande d’ERAR a été rejetée le 28 novembre 2008.

[39] Par ailleurs, et en parallèle, M. Arduengo Naredo a été inscrit dans le rapport national consolidé sur les crimes de guerre et les possibles crimes de guerre, alors la Section des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre du ministère de la Justice et l’Unité des crimes de guerre de l’Ontario ont surveillé les affaires des demandeurs. La Section des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre et la Gendarmerie royale du Canada ont également enquêté sur les demandeurs.

[40] Le 14 novembre 2012, la demande de M. Arduengo Naredo fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a de nouveau été rejetée [la décision de 2012 relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire]. L’agente a souligné les actes que M. Arduengo Naredo avait commis lorsqu’il était membre de la DICAR et qu’il avait lui-même décrits, ainsi que les conclusions antérieures de la CAI :

[traduction]

M. Arduengo Naredo a participé à au moins une vingtaine d’incidents de torture qui, selon ses dires, débutaient toujours par l’utilisation d’appareils électriques. Parfois, lors de ces « interrogatoires », on plongeait la tête du suspect dans l’eau ou on lui infligeait des brûlures sur tout le corps avec des cigarettes allumées. M. Arduengo Naredo affirme que les quatre membres de son équipe, dont lui, ont participé à chacun des incidents de torture, mais qu’il n’a lui-même jamais utilisé la force contre un détenu; il y jouait seulement un rôle de gardien ou de témoin des déclarations des détenus.

[41] L’agente a tenu compte du risque auquel M. Arduengo dit qu’il serait exposé en raison de son appartenance passée à la DICAR s’il devait être renvoyé au Chili, de son établissement au Canada et des difficultés liées au fait de quitter le pays. Il a admis l’argument de M. Arduengo Naredo selon lequel celui-ci n’a été accusé d’une infraction criminelle ni au Chili ni au Canada, mais a conclu ce qui suit :

[traduction]

J’ai pris en considération les actes que le demandeur avait commis au Chili lorsqu’il était membre de la police secrète. Le fait qu’aucune mesure n’ait été prise contre le demandeur n’efface pas les actes qu’il a commis sous le régime de Pinochet. Les actes du demandeur dont il est question ne sont pas ceux d’un tiers et il ne s’agit pas de ouï-dire; le demandeur les a lui-même révélés. Je ne suis pas convaincue que les éléments de preuve qui m’ont été présentés soient suffisants pour permettre de conclure qu’il n’était pas complice des actes décrits.

Je ne tranche pas la question de savoir si le demandeur est interdit de territoire pour un crime commis au Canada, au Chili ou ailleurs dans le monde. Toutefois, compte tenu des actes que le demandeur a commis lorsqu’il était membre de la DICAR, je juge que les incidents décrits par le demandeur sont hautement troublants. Je ne suis pas convaincue que l’établissement du demandeur au Canada ou que les facteurs favorables présentés dans sa demande de dispense soient suffisants pour l’emporter sur les actes qu’il a commis lorsqu’il était membre de la DICAR.

Comme je l’ai déjà dit, l’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire est exceptionnel et n’a pas pour but de soustraire une personne à des poursuites ou à l’application régulière de la loi. De plus, le fait que le demandeur n’ait été accusé d’aucune infraction ne l’absout pas des actes qu’il a commis alors qu’il était membre de la DICAR.

J’ai accordé un poids considérable aux actes que le demandeur avait commis lorsqu’il était membre de la DICAR. Il a participé à une vingtaine d’incidents de torture, ce qui comprend des enlèvements, des séquestrations et des actes de torture. J’ai admis l’affirmation du demandeur selon laquelle il avait été forcé de se joindre à la DICAR, mais je souligne qu’il est demeuré à son service pendant quatre ans. Je ne suis pas convaincue qu’il ait présenté une preuve suffisante pour démontrer qu’il avait tenté de façon concertée de quitter l’organisation. Il a déclaré sous serment qu’il avait été renvoyé de la DICAR pour avoir refusé d’exécuter des ordres. Je conclus que ces actes ne jouent pas en sa faveur et que son établissement et la durée de son séjour au Canada, bien que considérables, ne l’emportent pas sur les atrocités commises alors qu’il était membre de la DICAR.

[42] L’agente qui a rendu la décision de 2012 relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a également effectué l’ERAR. À l’issue de celui-ci, elle a conclu que M. Arduengo Naredo ne serait pas exposé à un risque s’il était renvoyé au Chili [la décision de 2012 relative à l’ERAR]. M. Arduengo Naredo a fait valoir qu’il serait exposé à un risque en raison de son appartenance passée à la DICAR et, en particulier, qu’il pourrait être victime de représailles de la part de personnes qui avaient participé aux atrocités dont il avait été témoin. L’agente n’était pas convaincue que la preuve objective récente appuyait l’allégation de M. Arduengo Naredo selon laquelle les personnes qui ont commis des crimes sous le régime de Pinochet faisaient partie du gouvernement chilien actuel et voulaient toujours lui faire du tort. Elle a estimé que la question déterminante était la disponibilité de la protection de l’État et elle a conclu que, si M. Arduengo Naredo [traduction] « devait faire l’objet d’accusations pour les actes qu’il a[vait] commis pendant les années où il était membre de la DICAR, la preuve documentaire [la] convain[quait] que la demande bénéficierait d’une application régulière de la loi dans le système juridique du Chili ».

[43] M. Arduengo Naredo a sollicité le contrôle judiciaire de la décision de 2012 relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et de la décision de 2012 relative à l’ERAR. Après des discussions entre les parties, il a été convenu que les affaires seraient réexaminées. En raison de l’entente intervenue entre les parties, le 13 décembre 2013, la Cour fédérale a ordonné que les deux affaires soient réexaminées par des agents différents. Ensuite, le processus d’ERAR a été suspendu jusqu’à ce que les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire soient tranchées.

[44] Le 27 janvier 2014, l’avocate des demandeurs a fourni des documents et des observations supplémentaires à CIC. Dans les observations, il est entre autres indiqué ce qui suit :

[traduction]

La question dans l’affaire de M. Arduengo Naredo a toujours été celle du rôle qu’il avait joué au sein du service du renseignement de la police chilienne, la DICAR, sous le régime de Pinochet. [...]

La question de savoir si M. Arduengo Naredo pourrait être considéré comme complice des crimes commis par les agents de la DICAR n’a jamais été officiellement tranchée. Je ne pense pas qu’il ait été complice, vu, notamment, sa défection dans les premières années du régime Pinochet, mais si telle est votre position, veuillez lui permettre de solliciter une décision selon laquelle il s’est réadapté. Encore aujourd’hui, et ce, depuis sa défection, il éprouve des remords à propos de ses rapports passés avec l’armée; il est désolé de s’y être involontairement laissé entraîner.

[45] Le 31 mars 2014, les dossiers des demandeurs ont été transférés au Bureau de réduction de l’arriéré de Vancouver (maintenant la Division de la migration humanitaire et de l’intégrité [la DMHI] à Vancouver). Le 9 novembre 2015, les dossiers ont été confiés à un agent de sécurité chargé de cas C3. De ce fait, le 16 novembre 2015, des lettres d’équité procédurale ont été envoyées à l’avocate des demandeurs dans le but d’obtenir des renseignements à jour. Le 18 décembre 2015, l’avocate des demandeurs a fourni de nouveaux renseignements, notamment au sujet de l’état de santé de M. Arduengo Naredo.

[46] Durant cette période, CIC a transmis des renseignements sur l’affaire à la division de l’exécution de la loi de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), qui examinait la question de savoir si les demandeurs étaient exclus de la protection des réfugiés prévue à l’article 96 dans le cadre du processus d’ERAR. De plus, en 2016, la division de l’exécution de la loi de l’ASFC a également examiné la possibilité de convoquer les demandeurs pour enquête afin de décider s’ils étaient visés par le paragraphe 35(1) de la LIPR. En conséquence, le traitement des dossiers des demandeurs à la DMHI à Vancouver a été suspendu jusqu’à ce que la division de l’exécution de la loi de l’ASFC décide s’il y a lieu de tenir des enquêtes sur M. Arduengo Naredo et Mme Salazar. Le 26 avril 2018, après la décision de la division de l’exécution de la loi de l’ASFC de ne pas convoquer les demandeurs pour enquête, 18 volumes des dossiers des demandeurs ont été renvoyés à la DMHI à Vancouver.

[47] Le 30 novembre 2018, l’agent qui a rendu les décisions contestées a écrit à l’avocate des demandeurs afin de : a) les informer qu’il était désormais chargé des dossiers; b) leur offrir l’occasion de présenter des observations à jour; c) souligner que M. Arduengo Naredo pouvait être interdit de territoire au titre du paragraphe 35(1) de la LIPR en raison de son association et de son emploi à la DICAR; d) les inviter à présenter des [traduction] « observations à jour à propos de cette interdiction de territoire alléguée ».

[48] En décembre 2018, l’avocate des demandeurs a demandé une prolongation du délai jusqu’au 28 février 2019 pour [traduction] « déposer des observations à propos de l’interdiction de territoire », ce qui lui a été accordé. Les observations à jour concernant les deux demandeurs ont ainsi été déposées.

[49] Le 21 mai 2019, l’agent a écrit à l’avocate des demandeurs afin d’informer ces derniers qu’il s’appuierait sur des parties du rapport de 1991 de la Commission Rettig, appelé le « rapport de la Commission nationale vérité et réconciliation » [le rapport Rettig], de le leur transmettre et de leur offrir l’occasion de présenter des observations sur celui-ci.

[50] Le 10 juillet 2019, l’avocate des demandeurs a répondu à l’agent et : a) demandé quelles étaient selon lui les parties du long et volumineux rapport Rettig qui étaient pertinentes pour les demandeurs; b) présenté des observations sur des parties du rapport Rettig; c) présenté des observations sur le rôle joué par les demandeurs au sein de la DICAR et sur l’aide qu’ils avaient par la suite apportée à Amnistie internationale et à la police chilienne; et d) demandé à l’agent de confirmer qu’il disposait des observations antérieures et des documents à l’appui contenus dans le dossier.

[51] Le 11 juillet 2019, l’agent a fait parvenir une réponse à laquelle a) il a joint un extrait du rapport Rettig intitulé [traduction] « Preuve que le gouvernement chilien a eu recours à la torture dans les années 1970 »; et dans laquelle b) il a confirmé qu’il disposait de tous les dossiers, au nombre de 18; et c) il a accordé aux demandeurs une prolongation du délai jusqu’à la fin de septembre 2019 pour le dépôt d’observations supplémentaires.

[52] Le 25 octobre 2019, les demandeurs ont déposé des observations supplémentaires. Ils ont entre autres fait remarquer qu’ils n’étaient pas mentionnés dans le rapport Rettig et qu’ils [traduction] « n’[avaient] pas fait l’objet d’allégations d’actes criminels ou de participation à des violations des droits de la personne [...] Ils n’[avaient] pas fait l’objet d’une décision ou d’une enquête pour motif de criminalité ou de participation à des crimes internationaux. Il [était alors] beaucoup trop tard pour introduire une instance sur le fondement d’allégations datant de plus de quatre décennies. »

[53] Le 21 février 2020, l’agent a rendu les décisions contestées par lesquelles il a rejeté les demandes de résidence permanente des demandeurs fondées sur des motifs d’ordre humanitaire.

III. Les décisions faisant l’objet du contrôle

[54] En bref, les demandes en cause fondées sur des motifs d’ordre humanitaire ont été initialement présentées le 11 juillet 1997, mais, compte tenu des démarches, rejets, instances et réexamens que j’ai détaillés dans la section précédente, les décisions qui font l’objet de la présente instance sont celles du 21 février 2020. Tel que je l’ai également mentionné plus haut, l’agent disposait des 18 volumes de dossiers relatifs aux demandeurs et aux demandes en cause. Les décisions subséquentes sont longues : celle concernant Mme Salazar compte 53 pages, et celle concernant M. Arduengo Naredo 55 pages.

[55] En résumé, l’agent a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que les demandeurs étaient interdits de territoire au titre de de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR pour complicité de crimes contre l’humanité commis lorsqu’ils étaient membres de la DICAR, la direction du renseignement de la police chilienne durant le régime du général Augusto Pinochet. Il a conclu que les motifs d’ordre humanitaire soulevés par les demandeurs ne justifiaient pas une dispense de leur interdiction de territoire.

[56] Les passages des décisions contestées qui se rapportent aux questions soulevées dans les demandes de contrôle judiciaire en cause seront traités à la section VI (Analyse) du présent jugement, ci-dessous.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[57] Les demandeurs soulèvent plusieurs questions, que je formule de la façon suivante :

  1. Le fait que l’agent ait examiné la question de l’interdiction de territoire des demandeurs au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR plutôt que de renvoyer l’affaire devant la Section de l’immigration pour enquête constitue-t-il un abus de procédure?

  2. L’agent a-t-il manqué à l’équité procédurale en n’avisant pas les demandeurs que l’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR était envisagée dans le contexte des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire?

  3. L’agent a-t-il commis un abus de procédure en déclarant les demandeurs interdits de territoire et en rejetant par conséquent leurs demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire sur le fondement de renseignements dont le ministre disposait depuis des décennies?

  4. La conclusion de l’agent selon laquelle l’alinéa 35(1)a) de la LIPR s’appliquait aux demandeurs était-elle déraisonnable?

  5. L’agent a-t-il déraisonnablement apprécié les motifs d’ordre humanitaire en accordant une importance excessive à l’interdiction de territoire des demandeurs?

  6. Y a-t-il lieu de certifier une ou plusieurs questions?

[58] Les trois premières questions sont liées à l’équité procédurale et à l’abus de procédure. De telles questions dans le contexte administratif sont assujetties à la norme de la décision correcte ou à un « exercice de révision [...] [traduction] “particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte”, même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée » : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Canadien Pacifique]. La cour de révision se demande essentiellement si un processus juste et équitable a été suivi (Canadien Pacifique, au para 54; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35.

[59] Quant aux deux questions restantes, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est énoncée dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85).

[60] Il incombe aux demandeurs de démontrer le caractère déraisonnable des décisions de l’agent (Vavilov, au para 100). Pour que la cour de révision intervienne, elle doit avoir été convaincue par la partie qui conteste que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », et que les lacunes ou les déficiences invoquées ne sont pas « simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov, au para 100).

V. Les observations supplémentaires sur la question de l’abus de procédure

[61] Dans le contexte de leurs observations sur l’abus de procédure, les demandeurs se sont appuyés sur l’arrêt Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 [Blencoe] et la décision Beltran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 516 [Beltran]. L’arrêt Blencoe portait sur la question de l’abus de procédure dans le contexte d’un délai administratif. Dans la décision Beltran, qui portait sur la question de l’abus de procédure dans le contexte d’une enquête sur l’admissibilité, la Cour s’est appuyée sur l’arrêt Blencoe.

[62] Après l’instruction de la présente affaire, la Cour suprême a rendu sa décision dans l’arrêt Law Society of Saskatchewan c Abrametz, 2022 CSC 29 [Abrametz]. Dans cet arrêt, la Cour suprême a examiné en détail l’arrêt Blencoe et le critère applicable pour décider si un délai dans une procédure administrative peut constituer un abus de procédure. Par conséquent, la Cour a donné aux parties l’occasion de présenter des observations supplémentaires rédigées à la lumière de l’arrêt Abrametz, ce qu’elles ont fait.

VI. Analyse

[63] Avant d’examiner chacune des questions mentionnées plus haut, un bref exposé de la nature d’une dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire au titre de l’article 25 de la LIPR s’impose. Une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR est une mesure exceptionnelle et discrétionnaire (Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 265 aux para 19‐20); Kok c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 741 au para 7). Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre le pouvoir discrétionnaire de dispenser certains étrangers des exigences habituelles de la loi et de leur accorder le statut de résident permanent au Canada s’il estime que des motifs d’ordre humanitaire le justifient. Le pouvoir discrétionnaire à cet égard représente une exception sensible et flexible qui vise à accorder un redressement en équité, à savoir mitiger la rigidité de la LIPR dans les cas appropriés (Rainholz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 121 aux para 13-14 [Rainholz]).

[64] Les motifs d’ordre humanitaire s’entendent des faits, établis par la preuve, de nature à inciter toute personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne – dans la mesure où ses malheurs justifient l’octroi d’un redressement spécial aux fins des dispositions par ailleurs applicables de la LIPR (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 13 et 21 [Kanthasamy]). Selon l’interprétation qui a été faite du paragraphe 25(1), un agent doit évaluer les difficultés auxquelles le demandeur se heurtera lorsqu’il quittera le Canada. Dans une demande de redressement fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, un demandeur peut soulever une large variété de facteurs pour établir qu’il subira des difficultés, notamment des facteurs couramment invoqués comme l’établissement au Canada, les attaches au Canada, les conséquences découlant d’une séparation d’avec des parents, l’intérêt supérieur d’un enfant et des considérations liées à la santé (Rainholz, au para 16).

[65] Il convient de mentionner qu’aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR, le ministre « peut [...] octroyer [à un étranger] le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables », « sauf [si l’étranger] est interdit de territoire au titre des articles 34, 35, 35.1 ou 37 », « s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ». Comme je l’ai souligné plus haut, aux termes de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR, un résident permanent ou un étranger est interdit de territoire s’il a « comm[is], hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre ».

[66] À présent, il n’est pas permis qu’un agent accorde une dispense de l’application des critères prévus à l’article 35 de la LIPR au titre de l’article 25, mais, à l’époque où les demandes en cause fondées sur des motifs d’ordre humanitaire ont été initialement présentées, une telle restriction n’existait pas. C’est la raison pour laquelle, dans les décisions contestées, l’agent a déclaré les demandeurs interdits de territoire au titre du paragraphe 35(1)a), mais a néanmoins examiné les motifs d’ordre humanitaire qu’ils avaient soulevés et les a mis en balance avec les actes qu’ils avaient commis lorsqu’ils étaient membres de la DICAR.

A. La conclusion d’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR tirée par l’agent plutôt que par la Section de l’immigration

[67] Les demandeurs affirment que toute décision sur l’interdiction de territoire aurait dû être rendue par la Section de l’immigration. Comme je l’ai expliqué plus haut, l’ASFC a décidé de ne pas établir de rapport visant la tenue d’une enquête. Les demandeurs soutiennent que, par conséquent, l’agent a [traduction] « contourné » les dispositions de la LIPR relatives à l’enquête en tranchant la question de l’interdiction de territoire dans le contexte des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire.

[68] Le défendeur fait valoir que rien n’exige qu’une affaire soit déférée à la Section de l’immigration pour que celle-ci rende une décision sur l’interdiction de territoire avant qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit tranchée. Citant la décision Guzelian c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2021 CF 460 [Guzelian], il affirme qu’un agent a tout à fait compétence pour décider si un demandeur est interdit de territoire au titre de la LIPR dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Il ajoute que les demandeurs étaient déjà interdits de territoire au Canada et que des mesures de renvoi prises contre eux étaient en vigueur, alors il n’était pas nécessaire que l’agent établisse un rapport au titre de l’article 44 de la LIPR ni que l’affaire soit déférée à la Section de l’immigration pour enquête. Selon lui, sur le plan pratique, ce n’était pas nécessaire parce qu’il n’était pas tenu de solliciter une mesure de renvoi fondée sur l’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

[69] Je suis d’avis que le défendeur n’avait pas l’obligation de porter l’affaire devant la Section de l’immigration. Le paragraphe 44(1) de la LIPR prévoit que « [s]’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre » [non souligné dans l’original]. S’il estime le rapport bien fondé, alors, aux termes du paragraphe 44(2) de la LIPR, « le ministre peut renvoyer le rapport à la Section de l’immigration pour enquête » [non souligné dans l’original]. Le libellé de l’article 44 indique qu’il s’agit d’un pouvoir, et non d’une obligation, et les demandeurs ne peuvent me renvoyer à aucun texte faisant autorité qui impose une telle obligation à un agent ou au ministre.

[70] Quant à savoir si l’agent avait le droit d’examiner la question de l’interdiction de territoire des demandeurs, je conclus que oui. Un agent qui examine une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a compétence pour décider si un demandeur est interdit de territoire au titre de la LIPR. Par exemple, dans la décision Guzelian, le juge Richard G. Mosley s’est penché sur la question de savoir s’il était raisonnable qu’un agent conclue que le demandeur est interdit de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Dans cette affaire, à aucun moment la compétence de l’agent pour rendre une décision sur l’interdiction de territoire dans un tel contexte n’a été remise en question; il s’agissait plutôt de savoir si la décision était raisonnable compte tenu de la preuve dont disposait l’agent.

[71] En outre, dans l’arrêt Subramaniam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CAF 202 [Subramaniam], la Cour d’appel fédérale a examiné la différence entre le moment où l’interdiction de territoire est prise en compte dans le contexte d’une demande d’ERAR et dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et conclu qu’il est clair qu’un agent qui examine une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire peut rendre une décision sur l’interdiction :

[31] Il est vrai qu’il existe une différence cruciale entre une demande d’ERAR (para 112(3)) et une demande [fondée sur des motifs d’ordre humanitaire] (para 25(1)) en ce qui concerne le moment et la manière dont l’interdiction de territoire est prise en compte. Dans le premier type de demande, l’interdiction de territoire est un « statut que le demandeur a acquis avant sa demande d’ERAR » (Tapambwa, para 58). Pour l’application du paragraphe 25(1), en revanche, il est clair que le demandeur peut être interdit de territoire soit du fait d’une conclusion antérieure d’interdiction de territoire, soit du fait de la décision rendue par l’agent chargé d’examiner la demande [fondée sur des motifs d’ordre humanitaire].

[Non souligné dans l’original.]

[72] Les demandeurs font valoir que l’agent a assumé le rôle de la Section de l’immigration et qu’il a contourné le processus prévu par la loi pour rendre une décision sur l’interdiction de territoire au titre de l’article 35 de la LIPR. Ils n’ont toutefois pu signaler à la Cour aucun texte faisant autorité qui empêchait l’agent de rendre une telle décision. La jurisprudence citée par les demandeurs porte plutôt sur : (i) une requête en suspension d’une enquête devant la Section de l’immigration (Oberlander c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 294); et (ii) des procédures qui se chevauchent, à savoir une instance de révocation devant la Section de la protection des réfugiés introduite parallèlement à un appel d’une décision de la Section de l’immigration sur l’interdiction de territoire (Thambiturai c Canada (Solliciteur général), 2006 CF 750).

[73] Au cours de l’audience, la question s’est posée de savoir s’il existait une pratique voulant que de telles affaires soient déférées à la Section de l’immigration, d’où il suivrait que, une telle pratique étant établie, les affaires des demandeurs auraient dû être jugées par la Section de l’immigration. Il n’a pas été convenu qu’une telle pratique existait, et je n’ai été renvoyée à aucun texte faisant autorité à cet égard. Par conséquent, je conclus qu’il n’existait aucune pratique appuyant la position des demandeurs sur ce point.

[74] Les demandeurs font valoir que, lorsque les actes allégués sont aussi graves que ceux visés à l’alinéa 35(1)a), le fait de trancher la question dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire constitue un abus de procédure, et que l’affaire aurait dû être déférée à la Section de l’immigration, qui aurait offert aux demandeurs une audience équitable et une occasion de répondre. J’examinerai les questions du droit d’être entendu et de la capacité de présenter une preuve dans les deux prochaines sections du présent jugement. Je souligne toutefois que, la question de l’interdiction de territoire ayant été tranchée dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il incombait aux demandeurs de démontrer qu’ils n’étaient pas interdits de territoire, ce en quoi diffère une enquête tenue au titre de l’article 45 de la LIPR. Comme l’a expliqué le juge Mosley dans la décision Guzelian :

[20] Comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, au paragraphe 29 [Ezokola], le principe général veut que le fardeau de preuve incombe à la partie qui requiert l’exclusion. Ce serait le cas, par exemple, si un rapport avait été établi contre le demandeur en vertu de l’article 44 de la LIPR et si une enquête avait été réalisée en vertu de l’article 45 de la LIPR. Dans ce cas, le fardeau de preuve incomberait au gouvernement.

[21] Cependant, la Cour a conclu que lorsqu’un demandeur souhaite que le ministre exerce son pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 25, il lui incombe d’établir qu’il n’est pas interdit de territoire : Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 791, aux para 68‐74, citant Kumarasekaram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1311.

[75] En outre, si l’affaire avait été portée devant la Section de l’immigration, une audience aurait été tenue. À l’inverse, une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est tranchée suivant un processus qui repose sur des documents écrits, et les demandeurs ne sont pas en droit de s’attendre à ce qu’on leur accorde une entrevue (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 339 au para 33). Il est clair dans le contexte du présent contrôle judiciaire que les demandeurs auraient sans aucun doute préféré à une décision dans le contexte de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire la tenue d’une enquête, car ce processus aurait pu présenter certains avantages procéduraux pour eux, mais je ne suis pas convaincue que le fait que l’affaire n’ait pas fait l’objet d’une enquête de la Section de l’immigration constitue un abus de procédure.

[76] Par ailleurs, il y a une incohérence dans la position des demandeurs. Le 25 octobre 2019, lorsqu’ils ont présenté à l’agent des observations sur la question de l’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR en réponse aux lettres d’équité procédurale datées du 30 novembre 2018, du 21 mai 2019 et du 11 juillet 2019, les demandeurs se sont opposés à la possibilité d’une enquête en affirmant qu’[traduction] « [i]l [était alors] beaucoup trop tard pour introduire une instance sur le fondement d’allégations datant de plus de quatre décennies ». Il est donc quelque peu problématique que les demandeurs soutiennent maintenant que l’agent ou le défendeur a commis une erreur et qu’il aurait dû établir un rapport en vertu de l’article 44 de la LIPR en vue de déférer l’affaire pour enquête, alors qu’à l’époque, ils avaient présenté à l’agent des observations dans lesquelles ils s’opposaient à une telle procédure et soutenaient qu’elle ne devrait pas être introduite.

[77] Les demandeurs ont également affirmé que la question de l’interdiction de territoire au titre de l’article 35 de la LIPR impliquait un examen de la contrainte et que, l’affaire n’ayant pas été déférée à la Section de l’immigration, ils ont donc été privés du droit à une défense pleine et entière et de produire des éléments de preuve sur la contrainte. Je ne suis pas d’accord. Tel que je l’expliquerai en détail à la section VI.B ci-dessous, les demandeurs ont été amplement informés que l’agent envisageait une interdiction de territoire au titre de l’article 35. Ils n’ont pas été empêchés de produire des éléments de preuve et des documents relatifs à la question de l’interdiction de territoire et, en particulier, sur la contrainte.

[78] Les demandeurs avaient déjà soulevé la question de la contrainte. En témoigne la décision de 2012 relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, dans laquelle l’agente a souligné que [traduction] « le demandeur affirm[ait] avoir été forcé de se joindre à l’organisation ». Dans les décisions contestées, l’agent a examiné la question du dilemme dans lequel sont pris les membres de telles organisations : ou bien ils acquiescent, ou bien ils dénoncent et eux et leur famille encourent une peine sévère. En examinant cette question, l’agente a traité des observations des demandeurs à propos des raisons pour lesquelles ils étaient restés et s’étaient sentis incapables de partir. Les demandeurs ont eu l’occasion de présenter des éléments de preuve sur ce point, ce qu’ils ont fait. Par conséquent, l’agent s’est penché sur cette question et l’a tranchée en se fondant sur le dossier dont il disposait. Si les demandeurs avaient voulu fournir d’autres éléments de preuve, rien ne les aurait empêchés de le faire. Je conclus donc que le fait que l’affaire n’ait pas été déférée à la Section de l’immigration pour enquête n’a pas eu pour effet de priver les demandeurs de leur droit de produire des observations ou une preuve en défense.

[79] Enfin, les demandeurs font valoir qu’à plusieurs occasions, le défendeur a décidé de ne pas procéder à une enquête après avoir examiné cette possibilité. Ils affirment qu’une telle décision a été prise notamment en 1988 au motif que la démarche serait longue et que, selon les agents principaux de l’immigration, il serait difficile pour le ministre de prouver les allégations de criminalité. Ils soulignent que, plus récemment, en 2016, la division de l’exécution de la loi de l’ASFC a également examiné la possibilité de tenir des enquêtes. Ils soutiennent qu’il est encore plus grave que l’agent ait [traduction] « contourné » les dispositions relatives à l’interdiction de territoire, car il a fait ce choix délibérément dans le cadre du litige et savait que, plusieurs fois auparavant, la décision avait été prise de ne pas déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête.

[80] Le défendeur répète qu’il n’avait pas l’obligation d’établir un rapport au titre de l’article 44 et d’ensuite déférer l’affaire des demandeurs à la Section de l’immigration pour que celle-ci se prononce sur l’interdiction de territoire.

[81] Les demandeurs s’appuient sur des éléments de preuve datant de 1988, à savoir deux pièces de correspondance, l’une datée du 22 novembre et l’autre du 1er décembre 1988, respectivement intitulées [traduction] « Note de service à l’intention du ministre » et [traduction] « Fernando Alfonso Arduengo et sa conjointe [...] Procédures de renvoi pour les titulaires de permis ministériels IS 10.53 Guides de l’immigration ». En bref, la note de service faisait état de l’attention médiatique négative, d’une décision antérieure sur l’accueil fondée sur des renseignements erronés, des conclusions de la CAI et de la Cour fédérale, d’une recommandation de ne pas offrir l’asile [traduction] « aux personnes qui ont participé à la persécution de leurs propres concitoyens » et de la considération selon laquelle aucune question d’équité procédurale ne se posait du fait que le CCSR avait conclu par deux fois qu’ils n’avaient pas la qualité de réfugiés, comme l’avait fait la CAI en 1980 et en 1985. Deux options étaient proposées : (i) traiter les demandes de résidence permanente des demandeurs; ou (ii) laisser expirer les permis ministériels, puis leur demander de quitter le Canada et, s’ils refusent de partir, autoriser la prise d’un arrêté ministériel d’expulsion. Le ministre a choisi la deuxième option.

[82] Quant à la note de service du 1er décembre 1988, elle faisait état de la décision du ministre selon laquelle les demandeurs devraient être renvoyés du Canada parce qu’ils avaient admis être d’anciens membres de la DICAR et [traduction] « avoir participé et assisté à la torture de citoyens chiliens ». Dans la note de service, il était conclu que, [traduction] « compte tenu de la durée du séjour [des demandeurs] au Canada, les arrêtés ministériels d’expulsion constitueraient l’approche la plus viable et la plus opportune », et des recommandations étaient formulées concernant la procédure à suivre. La possibilité d’un [traduction] « renvoi par l’intermédiaire d’une enquête » y était également examinée en détail. Il était souligné que les demandeurs avaient initialement fait l’objet d’un rapport et d’une enquête en matière d’immigration en 1978 parce qu’ils n’avaient pas de visa d’immigrant sous le régime de la loi antérieure, enquête qui a continué en 1979 sous le régime de la loi alors en vigueur. La note de service se poursuivait avec l’examen de la possibilité de préparer un rapport sur les demandeurs et de procéder à une enquête au motif : (i) que leurs permis de visiteur étaient expirés; (ii) qu’ils n’avaient pas de visas d’immigrant à un point d’entrée; (iii) qu’ils avaient continué de travailler sans permis; (iv) qu’ils ne s’étaient pas conformés aux exigences de la loi ni aux mesures prises en vertu de la loi; et (v) qu’il existait des motifs raisonnables de croire qu’un crime contre l’humanité avait été commis à l’étranger. Les difficultés liées à chacune de ces options étaient signalées. À propos de la dernière option, il était souligné dans la note de service qu’il serait difficile d’établir l’allégation dans le rapport et que le délai avant la conclusion de l’enquête serait sans aucun doute considérable.

[83] En résumé, en 1988, dans une note de service adressée à l’avocat-conseil principal des services juridiques en matière d’immigration, il était recommandé de prendre des arrêtés d’expulsion ministériels, ce qui était présenté comme la meilleure démarche, plutôt que d’établir un rapport sur les demandeurs et de tenir une enquête au titre de différents alinéas de la loi en vigueur à l’époque, y compris ceux portant sur les crimes contre l’humanité. Je conviens avec les demandeurs que, dans la note de service de 1988, l’auteur s’est dit d’avis qu’il serait difficile d’établir l’allégation dans le rapport et que ce serait long.

[84] Toutefois, je ne partage pas la position des demandeurs en ce qui a trait aux conséquences du fait que le défendeur, après avoir envisagé en 1988 et en 2016 d’établir un rapport sur les demandeurs et de procéder à une enquête, a décidé de ne pas aller de l’avant dans cette voie. Il ressort clairement du dossier que beaucoup de temps et d’efforts ont été consacrés aux instances des demandeurs en matière d’immigration et de protection des réfugiés au Canada, et ce, autant par les demandeurs que par les défendeurs. Le temps que les demandeurs ont passé au Canada en atteste. Il est compréhensible que les deux parties aient consacré du temps à examiner leurs options, à peser le pour et le contre de chacune d’elles et à choisir la voie qu’ils suivraient en conséquence. Je n’estime pas qu’il y a lieu de reprocher au défendeur de l’avoir fait.

[85] Je n’estime pas non plus que le fait que le défendeur ait envisagé d’établir un rapport sur les demandeurs et de tenir une enquête en 1988 et en 2016 crée, pour quelque raison que ce soit, l’obligation pour lui d’établir le rapport et de procéder à l’enquête. Tel que je l’ai conclu plus haut, le défendeur n’avait pas l’obligation de porter l’affaire devant la Section de l’immigration. Le fait que le défendeur l’ait envisagé et qu’il ait ensuite décidé de ne pas le faire ne constitue donc pas un abus de procédure, et il ne s’ensuit pas que l’agent a [traduction] « contourné » les dispositions relatives à une enquête.

B. L’agent a-t-il manqué à l’équité procédurale en n’avisant pas les demandeurs que l’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR était envisagée dans le contexte des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire?

[86] Les demandeurs soutiennent qu’il était inéquitable que l’agent ne leur indique pas clairement qu’il se prononcerait sur la question de l’interdiction de territoire au titre de l’article 35 de la LIPR. Ils affirment que l’agent a indiqué qu’il procédait à une [traduction] « évaluation de sécurité » dans le cadre de l’examen des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, et non pas qu’il tirerait une conclusion sur la question de l’interdiction de territoire qui aurait une incidence sur la décision relative à ces demandes. Ils ajoutent qu’il était inéquitable que l’agent n’indique pas clairement qu’il se prononcerait sur la question de leur interdiction de territoire au titre de l’article 35 quand les seuls motifs d’interdiction de territoire qui avaient été portés à sa connaissance étaient les mesures de renvoi prises contre eux parce qu’ils n’avaient pas quitté le Canada tel qu’il était exigé (en raison de l’absence de statut).

[87] Le défendeur affirme que les demandeurs ont été expressément informés qu’une interdiction de territoire au titre de l’article 35 de la LIPR était envisagée en raison de leurs activités au sein de la DICAR. Il affirme que le terme « évaluation de sécurité » également mentionné par l’agent est employé en ce qui concerne l’interdiction de territoire et qu’il n’est pas incompatible avec une analyse au titre de l’article 35 de la LIPR. De plus, il fait remarquer que les observations que les demandeurs avaient présentées en réponse à l’agent indiquent qu’ils étaient bien conscients qu’une interdiction de territoire prévue à l’alinéa 35(1)a) de la LIPR était envisagée.

[88] J’ai examiné les échanges entre les demandeurs et l’agent, et les demandeurs n’ont pas réussi à me convaincre qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’agent, dans sa lettre datée du 30 novembre 2018, a expressément informé l’avocate des demandeurs que la question de l’interdiction de territoire au Canada au titre du paragraphe 35(1) de la LIPR se posait en raison de leur association et de leur emploi à la DICAR, et qu’il les a invités à présenter des observations à jour à propos de cette interdiction de territoire alléguée. Dans la même lettre, l’agent a également sollicité des observations à jour sur les demandes, notamment en ce qui concerne l’emploi, le bénévolat, la santé, les études, les finances et la situation dans le pays.

[89] Le 20 décembre 2018, l’avocate des demandeurs a demandé une prolongation du délai pour [traduction] « déposer des observations à propos de l’interdiction de territoire ». Le 28 février 2019, les demandeurs ont déposé des documents à jour et les observations de leur avocate. Celles-ci portaient sur l’arrivée des demandeurs à la DICAR, les raisons de leur départ, l’aide qu’ils avaient apportée à l’unité des poursuites chiliennes et le fait qu’ils n’avaient pas été déclarés interdits de territoire pour leurs activités au sein de la DICAR.

[90] Le 21 mai 2019, l’agent a écrit à l’avocate des demandeurs pour informer ces derniers qu’il s’appuierait sur des parties du rapport Rettig et leur offrir l’occasion de déposer des observations supplémentaires. Le 10 juillet 2019, l’avocate des demandeurs a fait parvenir sa réponse dans laquelle : (i) elle a demandé quelles parties du rapport Rettig étaient pertinentes pour les demandeurs; (ii) elle a formulé des observations sur le rapport Rettig en général; (iii) elle a présenté des observations sur le rôle que les demandeurs avaient joué au sein de la DICAR et sur l’aide qu’ils avaient apportée aux autorités chiliennes depuis leur départ du Chili; et (iv) elle a répété que les demandeurs n’avaient pas été déclarés coupables ni accusés d’une infraction criminelle et qu’aucun certificat de sécurité n’avait été délivré contre eux.

[91] Le 11 juillet 2019, l’agent a fait parvenir une réponse à laquelle était joint un extrait du rapport Rettig intitulé « Preuve que le gouvernement chilien a eu recours à la torture dans les années 1970 ». Il a également confirmé qu’il disposait des 18 volumes de dossiers relatifs à l’affaire, qu’il avait répertorié tout leur contenu et qu’il avait [traduction] « marqué des passages de leurs observations, des lettres des avocats et des documents pertinents sur les événements au Chili en vue d’y renvoyer ». Il a accordé une autre prolongation du délai pour le dépôt d’observations.

[92] Le 25 octobre 2019, les demandeurs ont déposé des observations supplémentaires dans lesquelles ils ont souligné : (i) qu’ils avaient collaboré avec des organisations non gouvernementales (les ONG) et les autorités; (ii) qu’il était dangereux de faire défection et de fuir le Chili; (iii) qu’ils n’avaient pas fait l’objet d’une décision ou d’une enquête pour motif de criminalité ou de participation à des crimes internationaux; et (iv) qu’ils éprouvaient des remords à propos du rôle qu’ils avaient joué au sein de la DICAR et qu’à l’époque, ni l’un ni l’autre ne savaient dans quoi ils s’embarquaient.

[93] Les échanges cités ci-dessus me convainquent que l’agent a souligné que la question de l’interdiction de territoire au titre de l’article 35 de la LIPR était en litige, qu’il a fourni aux demandeurs les documents dont ils n’étaient pas en possession et sur lesquels il avait l’intention de s’appuyer, et qu’il leur a offert plusieurs occasions de présenter des observations sur cette question. Les réponses des demandeurs démontrent qu’ils savaient que l’agent envisageait une interdiction de territoire au titre de l’article 35 de la LIPR.

[94] Les demandeurs font valoir que, dans la demande initiale fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée en 1997, les questions soulevées étaient celles des risques auxquels ils seraient exposés s’ils devaient retourner au Chili, de leur établissement et de l’intérêt supérieur de leurs enfants. Ils soutiennent qu’il était inéquitable d’ajouter un nouveau motif d’interdiction de territoire dont il n’était pas question dans cette demande, et que l’agent aurait dû les en informer clairement.

[95] Les demandeurs contestent évidemment le fait que l’agent ait examiné la question de l’interdiction de territoire au titre de l’article 35 de la LIPR, mais je conclus néanmoins qu’ils ont été suffisamment informés que cette question était en litige. L’agent n’a donc pas manqué à l’équité procédurale.

C. L’agent a-t-il commis un abus de procédure en déclarant les demandeurs interdits de territoire et en rejetant par conséquent leurs demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire sur le fondement de renseignements dont le ministre disposait depuis des décennies?

[96] Les demandeurs font valoir que les faits et les allégations qui ont servi de fondement à la conclusion d’interdiction de territoire sont connus du défendeur depuis plus de 40 ans, et qu’aucune mesure n’avait pourtant été prise pour donner suite aux allégations d’interdiction de territoire sur ce fondement. Par conséquent, ils soutiennent qu’il était inéquitable de leur demander de se défendre plus de 40 ans plus tard, et qu’il s’agit d’un abus de procédure. Ils s’appuient sur la décision Beltran, dans laquelle le juge Sean Harrington a conclu que la formulation d’un avis selon lequel M. Beltran, qui avait obtenu l’asile, était interdit de territoire constituait un exercice abusif puisque les autorités étaient au fait de sa situation depuis 22 ans. Ils soutiennent que le délai est on ne peut plus déraisonnable.

[97] Les demandeurs font valoir qu’ils ont révélé leur passé au sein de la DICAR à leur arrivée en 1978 et qu’ils mènent depuis une vie paisible dans la collectivité : ils se sont installés, ont fondé une famille, ont élevé leurs enfants. Selon eux, le fait de soulever ces allégations de criminalité maintenant constitue un abus de procédure, car le délai est excessif. Ils ajoutent que le préjudice causé par ce délai est évident, car ils subissent la stigmatisation associée à l’absence de statut au Canada depuis 1978.

[98] Le défendeur soutient que les demandeurs font erreur en s’appuyant sur la décision Beltran. Dans celle-ci, la Cour a conclu qu’« il [était] totalement inapproprié pour le gouvernement de conserver des renseignements sans rien faire pendant 20 ans », puis de s’en servir pour déclarer une personne interdite de territoire. Elle a jugé que l’occasion pour M. Beltran de réfuter la preuve présentée contre lui s’était envolée. Le défendeur fait valoir que, contrairement à ce qui s’est passé dans l’affaire Beltran, le ministre a constamment exprimé des réserves en raison de l’implication des demandeurs dans des crimes contre l’humanité et il ajoute que les demandeurs ont eu plusieurs occasions de s’expliquer à ce sujet. En particulier, le défendeur souligne que le CCSR et la CAI ont tous deux tiré des conclusions de fait au sujet de l’implication des demandeurs dans des crimes contre l’humanité à l’issue de processus auxquels les demandeurs avaient participé.

[99] Le défendeur soutient que, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, le délai n’est pas excessif et que l’agent en a expliqué la cause dans les décisions contestées. De plus, il fait remarquer que le dossier ne contient aucun élément de preuve relatif au préjudice que les demandeurs ont subi en raison d’un délai dans le traitement de leurs demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire.

[100] Je conclus que les demandeurs n’ont pas démontré que l’agent avait commis un abus de procédure en les déclarant interdits de territoire sur le fondement de renseignements dont le ministre disposait depuis des décennies. Premièrement, la question des activités que les demandeurs ont exercées lorsqu’ils étaient membres de la DICAR est demeurée en litige tout au long des diverses démarches et instances qui se sont succédé dans les quatre dernières décennies. Deuxièmement, les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils satisfaisaient au critère applicable énoncé dans l’arrêt Abrametz permettant de décider si un délai dans une instance administrative constitue un abus de procédure.

[101] D’abord, au vu des 19 volumes de dossiers couvrant la période entre l’arrivée des demandeurs au Canada et aujourd’hui, il est clair que la question des activités des demandeurs au sein de la DICAR s’est posée peu après leur arrivée et qu’elle est demeurée en litige jusqu’à aujourd’hui. Un résumé détaillé des démarches et des diverses instances qui se sont succédé au cours des quatre dernières décennies se trouve à la section II (« Le contexte ») du présent jugement.

[102] Le CCSR, qui a examiné et rejeté les demandes d’asile des demandeurs en février 1979, a exprimé des réserves parce que M. Arduengo Naredo savait que des adversaires politiques étaient torturés et exécutés lorsqu’il était membre de la DICAR. Le 15 juin 1979, les demandeurs ont fait l’objet d’une enquête concernant leur admissibilité et ont à nouveau demandé l’asile. Le CCSR a réexaminé les demandes d’asile et a conclu, dans son rapport daté du 14 novembre 1979, que les demandeurs n’étaient pas admissibles à la protection accordée aux réfugiés au sens de la Convention pour les motifs suivants : a) [traduction] « tous deux [les demandeurs] ont été des agents actifs de la DICAR pendant plusieurs années, ont reconnu leur implication dans des détentions et ont été témoins d’incidents de torture et de meurtres. Il y a des raisons de croire qu’en fait, ils ont participé aux brutalités commises par la DICAR »; et b) [traduction] « ce serait trahir l’esprit et l’objet de l’article premier de la Convention relative au statut des réfugiés et de son Protocole que d’accorder le statut de réfugié aux personnes qui ont admis avoir participé, dans l’exercice de leurs fonctions officielles, à des actes contraires au principe de la Convention ».

[103] En 1980, la CAI a conclu que les demandeurs, qui, [traduction] « d’après leur propre témoignage, ont participé à des enlèvements, à des activités de surveillance et à des actes de brutalité », ne répondaient pas à la définition d’un réfugié au sens de la Convention. Elle a également conclu que les demandeurs n’avaient pas quitté la DICAR en raison de soupçons de déloyauté, que M. Arduengo Naredo avait plutôt été considéré comme constituant un risque pour la sécurité en raison de son état de santé, que Mme Salazar avait plutôt pris sa retraite parce que les relations et les mariages entre membres de la DICAR étaient interdits, et qu’ils n’avaient pas établi de faits plausibles pouvant fonder une crainte de persécution. Les appels de la décision de la CAI ont été accueillis au motif que la CAI avait mal énoncé le critère en exigeant que les demandeurs établissent qu’ils « seraient » persécutés, alors qu’ils devaient établir « qu’ils craign[aient] avec raison d’être persécutés » (Naredo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration – MEI), 1981 CanLII 2708).

[104] En 1982, le ministre a révoqué l’approbation de principe de leurs demandes de résidence permanente au titre du « programme de visas pré-chiliens » au motif [traduction] « qu’il appuyait assez fermement l’avis du [CCSR], de la [CAI] et des hauts fonctionnaires de la Commission selon lequel les personnes qui, comme les [demandeurs], avaient été complices d’actes de torture contre une ou des personnes ne méritent pas la protection d’une institution démocratique ».

[105] En 1985, après réexamen, la CAI a conclu : a) qu’il y avait des raisons de douter de la crédibilité des demandeurs; b) que leur crainte d’être persécutés n’était pas fondée; et c) que les motifs pour lesquels ils avaient quitté le Chili étaient essentiellement économiques.

[106] Les demandeurs ont obtenu des permis ministériels en 1986, mais, en 1988, ils ont été informés qu’il avait été conclu que les motifs d’ordre humanitaire étaient insuffisants pour justifier l’accueil de leur demande de résidence permanente présentée à partir du Canada et que, de ce fait, les permis ministériels ne seraient pas renouvelés. Là encore, leur passé constituait la question en litige. Les demandeurs n’ont pas quitté le Canada tel qu’il était exigé et, par conséquent, un arrêté ministériel d’expulsion a été pris en mars 1989.

[107] Une instance visant l’obtention d’une ordonnance annulant la mesure d’expulsion et d’une ordonnance enjoignant au ministre de traiter les demandes de résidence permanente a été introduite devant la Cour fédérale, en vain. La Cour fédérale a souligné que le point de friction entre le ministre et les demandeurs était les actes que ces derniers avaient commis au Chili lorsqu’ils étaient membres de la DICAR (Naredo 1990, aux p 169-173). La Cour d’appel fédérale a rejeté l’appel et la Cour suprême a refusé l’autorisation de pourvoi.

[108] En 1996, après le refus de l’autorisation de pourvoi devant la Cour suprême, les demandeurs ont été informés qu’une mesure d’expulsion avait été prise contre eux. Ils ont sollicité le contrôle judiciaire de la décision de l’agente d’expulsion, ce qui leur a été refusé, mais la Cour fédérale leur a accordé un sursis de 45 jours pour leur permettre de présenter une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[109] En 1999, l’agente a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Elle a conclu que, même s’il y avait des facteurs favorables, [traduction] « après avoir examiné les activités [les demandeurs] avaient exercés au Chili lorsqu’ils étaient membres de la DICAR, organisation dont on peut considérer qu’elle avait un seul objectif limité et brutal, et avoir pris en considération les objectifs de la Loi sur l’immigration, [elle n’était] pas convaincu[e] que suffisamment de motifs d’ordre humanitaire justifi[aient] en l’espèce un traitement exceptionnel de la demande présentée à partir du Canada ». Les demandeurs ont sollicité le contrôle judiciaire de la décision, et leur demande a été accueillie au motif que la décision était déraisonnable du fait que l’intérêt des enfants des demandeurs avait été minimisé.

[110] D’autres démarches ont été entreprises et, en parallèle, M. Arduengo Naredo a été inscrit dans le rapport national consolidé sur les crimes de guerre et les possibles crimes de guerre, alors la Section des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre du ministère de la Justice et l’Unité des crimes de guerre de l’Ontario ont surveillé les affaires des demandeurs.

[111] En 2012, la demande de M. Arduengo Naredo fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a de nouveau été rejetée. L’agente a souligné les actes que M. Arduengo Naredo avait commis lorsqu’il était membre de la DICAR et qu’il avait lui-même décrits, et elle a conclu ce qui suit :

[traduction]

J’ai pris en considération les actes que le demandeur avait commis au Chili lorsqu’il était membre de la police secrète. Le fait qu’aucune mesure n’ait été prise contre le demandeur n’efface pas les actes qu’il a commis sous le régime de Pinochet. Les actes du demandeur dont il est question ne sont pas ceux d’un tiers et il ne s’agit pas de ouï-dire; le demandeur les a lui-même révélés. [...]

Je ne tranche pas la question de savoir si le demandeur est interdit de territoire pour un crime commis au Canada, au Chili ou ailleurs dans le monde. Toutefois, compte tenu des actes que le demandeur a commis lorsqu’il était membre de la DICAR, je juge que les incidents décrits par le demandeur sont hautement troublants. Je ne suis pas convaincue que l’établissement du demandeur au Canada ou que les facteurs favorables présentés dans sa demande de dispense soient suffisants pour l’emporter sur les actes qu’il a commis lorsqu’il était membre de la DICAR. [...]

J’ai accordé un poids considérable aux actes que le demandeur avait commis lorsqu’il était membre de la DICAR. Il a participé à une vingtaine d’incidents de torture, ce qui comprend des enlèvements, des séquestrations et des actes de torture. [...]

[112] Dans le contexte des réexamens en cause, les observations déposées en 2014 indiquent que : [traduction] « [l]a question dans l’affaire de M. Arduengo Naredo a toujours été celle du rôle qu’il avait joué au sein du service du renseignement de la police chilienne, la DICAR, sous le régime de Pinochet ». Il ne s’agissait pas d’un écart par rapport à la position antérieure des demandeurs, car la question de leurs activités au sein de la DICAR avait également été soulevée dans les observations présentées dans le cadre du précédent réexamen des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. Par exemple, dans leurs observations de 2006, il est affirmé que [traduction] « [les demandeurs] subissent une peine depuis plus de 23 ans en raison d’allégations selon lesquelles ils auraient personnellement commis des violations des droits humains [...] » et qu’[traduction] « ils risquent l’expulsion en raison de ces allégations [...] ».

[113] Comme je l’ai mentionné à la section VI.B, plus haut, les échanges que les demandeurs ont eus avec l’agent et les observations qu’ils ont présentées en 2018 et en 2019 traitaient tous de la question des activités qu’ils avaient exercées lorsqu’ils étaient membres de la DICAR.

[114] À la lumière de ce qui précède, il est clair que la question des activités que les demandeurs ont exercées lorsqu’ils étaient membres de la DICAR est demeurée en litige, et ce, dans chacune des instances relatives aux demandes d’asile et des décisions relatives aux demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. Le fait qu’il s’agisse du « point de friction » et de la principale question qui oppose les demandeurs et le ministre a déjà été signalé par la Cour (Naredo 1990, à la p 169) et par les demandeurs eux-mêmes dans bon nombre d’observations relatives aux motifs d’ordre humanitaire. Cette situation diffère considérablement de l’affaire Beltran, dans laquelle M. Beltran a obtenu l’asile, et le gouvernement a conservé « des renseignements sans rien faire pendant 20 ans », puis a procédé à une enquête.

[115] Les demandeurs font valoir qu’il était abusif que l’agent se fonde sur une preuve qui était en la possession du ministre depuis 42 ans, car aucune mesure n’avait été prise pour donner suite aux allégations d’interdiction de territoire sur ce fondement. À la lumière du dossier dont je dispose, je ne suis pas d’accord. Les allégations sur lesquelles s’appuie la conclusion d’interdiction de territoire tirée par l’agent ont été formulées dans chaque démarche, y compris dans les trois décisions sur les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. Il faut se rappeler que la grande majorité des éléments de preuve sur lesquels les demandeurs se sont appuyés consistaient en des renseignements qu’ils avaient eux-mêmes fournis. Compte tenu des deux précédentes décisions relatives aux demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire et des lettres d’équité procédurale, il est difficile d’affirmer que le défendeur n’a pas formulé ces allégations avant qu’elles ne le soient dans les décisions contestées, ou qu’il a conservé les renseignements « sans rien faire ». De plus, comme je l’ai expliqué à la section VI.A du présent jugement, le défendeur n’avait aucunement l’obligation de donner suite à ces allégations dans le contexte d’une enquête devant la Section de l’immigration. Comme l’a fait valoir le défendeur, non seulement il n’en avait aucunement l’obligation, mais il n’y avait aucune utilité pratique à le faire, car les demandeurs n’avaient aucun statut : ils n’avaient ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de résident permanent.

[116] Quant au critère à appliquer pour décider si un délai constitue un abus de procédure, il est énoncé au paragraphe 101 de l’arrêt Abrametz :

1. Premièrement, le délai doit être excessif. Cette détermination se fait en appréciant le contexte dans son ensemble, y compris la nature et l’objet des procédures, la longueur et les causes du délai ainsi que la complexité des faits de l’affaire et des questions en litige;

2. Deuxièmement, le délai doit avoir causé un préjudice important;

3. Lorsque ces deux conditions sont réunies, le tribunal judiciaire ou administratif doit procéder à une évaluation finale afin de décider si l’abus de procédure est établi. L’abus de procédure sera établi si le délai est manifestement injuste envers la partie aux procédures ou s’il déconsidère d’une autre manière l’administration de la justice.

(1) La question du délai excessif

[117] Les demandeurs font valoir que deux délais sont en litige. Le premier est celui lié [traduction] « au fait de ne pas avoir donné aux demandeurs, conformément au cadre législatif de la LIPR, une possibilité équitable de présenter à la Section de l’immigration des observations sur l’interdiction de territoire par rapport au rôle qu’ils avaient joué dans le passé au sein de la police chilienne et à leur défection ». Les demandeurs affirment que leur interdiction de territoire est une question juridique complexe et que le délai est d’une quarantaine d’années.

[118] Le deuxième est le délai de traitement des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, initialement déposées en 1997, soit 23 ans au moment où ont été rendues les décisions en cause (ce qui comprend les délais des réexamens effectués entre-temps). Les demandeurs font valoir que la « demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’est pas complexe » et que le délai de traitement actuel est de 20 mois.

[119] Les demandeurs soutiennent qu’ils ne sont pas responsables de ces délais et que le ministre n’a fourni aucune explication pour les justifier.

[120] Le défendeur fait observer que la Cour suprême a jugé que le fait qu’un processus ait demandé un temps considérable ne constitue pas en soi un délai excessif et qu’il faut considérer la période en question à la lumière des circonstances de l’affaire (Abrametz, aux para 50-51). Il renvoie à la section intitulée [traduction] « Les antécédents des demandeurs en matière d’immigration au Canada dans les décisions », qui compte quatre pages pour chaque demandeur. Selon lui, elle fournit une explication complète et détaillée du délai de traitement, et il y est démontré que, compte tenu des faits de l’affaire, le délai n’est pas excessif.

[121] La Cour suprême indique que, pour décider si un délai est excessif, le tribunal doit tenir compte des facteurs contextuels, dont elle fournit une liste non exhaustive. Cette liste comprend : a) la nature et l’objet des procédures; b) la longueur et les causes du délai; et c) la complexité des faits de l’affaire et des questions en litige. Après avoir examiné les facteurs contextuels et effectué une analyse approfondie des diverses instances auxquelles les demandeurs ont été parties depuis 1978, soit le contenu du dossier de 19 volumes, je conclus que le délai n’est pas excessif.

[122] En ce qui concerne le délai le plus long que mentionnent les demandeurs, soit celui de plus de 40 ans, il convient de souligner que, pendant cette période, les demandeurs ont introduit plus de 20 instances, dont les diverses demandes d’asile, des demandes de contrôle judiciaire, des appels, des actions, des demandes d’ERAR et des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. Un historique détaillé de ces instances se trouve à la section II (Le contexte) du présent jugement. Les demandeurs se plaignent du délai de 40 ans, mais un examen attentif du dossier révèle ce qui suit. Premièrement, il y a eu des progrès constants dans ces affaires qui étaient complexes et dont les dossiers étaient volumineux. Deuxièmement, ce sont les demandeurs qui, au cours des 40 dernières années, se sont prévalus de tous les recours dont ils disposaient pour demeurer au Canada. Ils en avaient certainement le droit, et ils ne devraient en être blâmés d’aucune façon. Toutefois, il est tout aussi vrai que le défendeur n’est pas à blâmer pour la durée de ces démarches et pour le fait que la Cour est encore saisie, après plus de 40 ans, de la question de leurs activités au sein de la DICAR et de leurs tentatives continues de faire régulariser leur statut au Canada. Lorsque les instances introduites au cours des 40 dernières années sont considérées dans leur ensemble, il en ressort que, fondamentalement, les demandeurs se plaignent non pas du fait que l’affaire n’ait pas été réglée plus tôt, mais plutôt du fait qu’elle n’ait pas été réglée en leur faveur.

[123] Passons aux demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, dont l’objet est l’examen de la question de savoir si les motifs en question justifient l’octroi d’un redressement spécial aux fins des dispositions de la LIPR (Kanthasamy, aux para 10, 13). Les demandeurs font valoir que la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire n’est pas de nature complexe, mais je ne suis pas d’accord. Du propre aveu des demandeurs, la question de leurs activités au sein de la DICAR et de l’incidence sur leur interdiction de territoire est complexe. Comme elle a fait partie de chacune des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, lesquelles étaient accompagnées de gros volumes de documents, il est difficile d’affirmer que ces demandes sont simples. En fait, en 2008, le dossier des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire comptait des milliers de pages de documents, dont plus de 80 lettres et affidavits à l’appui, et, à propos d’une demande de prolongation de délai présentée cette année-là, les demandeurs ont affirmé ce qui suit : [traduction] « Comme vous le savez à votre bureau, les dossiers [nous concernant] sont volumineux et complexes [...] »

[124] En ce qui concerne les délais, comme il a été convenu le 13 décembre 2013 que l’affaire serait de nouveau réexaminée, je souligne que d’autres observations et renseignements ont été fournis en 2014, 2015, 2018 et 2019. Entre 2016 et 2018, la division de l’exécution de la loi de l’ASFC a examiné la question de savoir si les demandeurs étaient exclus de la protection des réfugiés prévue à l’article 96 dans le cadre du processus d’ERAR et si une enquête devait être tenue. Comme je l’ai déjà expliqué aux sections II et VI.A du présent jugement, une demande d’observations à jour sur l’interdiction de territoire au titre de l’article 35 de la LIPR a été transmise aux demandeurs en 2018, ce qui a donné lieu à de nombreux échanges et au dépôt d’observations. D’après le dossier, chaque fois que les demandeurs ont demandé une prolongation du délai pour le dépôt d’observations supplémentaires, ils l’ont obtenue. En outre, les demandeurs ont eux-mêmes souligné le cheminement et la complexité de l’affaire à l’agent et lui ont demandé de confirmer qu’il disposait de tous les dossiers. L’agent a confirmé qu’il était [traduction] « en possession de tous les dossiers (au nombre de 18 et dont les documents les plus anciens dataient de 1981) liés aux interactions [des demandeurs] avec ce Ministère » et qu’il avait répertorié tout leur contenu. Les décisions subséquentes sont longues : celle concernant Mme Salazar compte 53 pages, et celle concernant M. Arduengo Naredo 55 pages.

[125] Peut-être l’affaire aurait-elle pu progresser plus rapidement, mais, compte tenu de ce qui précède, je conclus que le délai n’est pas excessif. Compte tenu du cheminement et de la complexité de l’affaire, y compris le fait qu’il s’agissait du troisième réexamen des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, il n’était pas inapproprié que les demandeurs et l’agent prennent le temps dont ils avaient besoin pour examiner tous les documents et préparer, dans le cas des demandeurs, leurs observations et, dans le cas de l’agent, les décisions contestées.

(2) La question du préjudice important

[126] Les demandeurs soutiennent que [traduction] « [l]e préjudice est évident ». Ils font valoir qu’ils [traduction] « subissent la stigmatisation associée à l’absence de statut au Canada depuis 1978 » et qu’ils devront faire face au traumatisme que causera, après qu’il leur eut été permis de s’installer, de fonder une famille et de s’intégrer à la collectivité au Canada, le fait de tout perdre à cause d’un renvoi à un grand âge.

[127] Les demandeurs soutiennent que le délai est si excessif qu’il y a présomption de préjudice. Selon eux, dans les arrêts Blencoe et Abrametz, la Cour suprême a admis que le préjudice devait être établi, mais elle n’a pas affirmé que ce ne pouvait être par l’intermédiaire d’une présomption. Ils soutiennent qu’un délai de 40 ans est en soi injuste et qu’il cause un préjudice important.

[128] Le défendeur soutient que les demandeurs n’ont pas démontré que le délai de traitement leur avait causé un préjudice important. Il soutient qu’ils ont été questionnés depuis leur arrivée au Canada en 1978 au sujet de leur implication dans des crimes contre l’humanité commis lorsqu’ils étaient membres de la DICAR et qu’ils ont eu plusieurs occasions de s’expliquer à ce sujet. Il s’appuie sur l’arrêt Abrametz, dans lequel des exemples de préjudice important ont été donnés, et soutient que la preuve n’établit pas qu’il y a eu un tel préjudice en l’espèce.

[129] Je conclus que les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils avaient subi un préjudice important au regard du critère énoncé dans l’arrêt Abrametz. La Cour suprême affirme qu’un délai ne suffit pas à lui seul pour entraîner un abus de procédure et que « la preuve d’un préjudice important » est exigée (Abrametz, au para 67). Elle souligne que les délais peuvent être préjudiciables, mais qu’ils peuvent également être bénéfiques pour une partie. Par exemple, si une partie est passible de radiation du barreau, elle pourrait accueillir favorablement les délais, car ils lui permettraient de continuer à exercer (au para 67).

[130] Les demandeurs invoquent la stigmatisation associée à l’absence de statut et les difficultés liées à un renvoi après plus de 40 ans passés au Canada, mais la preuve qu’ils ont présentée n’établit pas que le temps qu’il a fallu pour que les décisions contestées soient rendues a entraîné un préjudice important. Le préjudice qu’ils ont invoqué découle plutôt du fait que, malgré leurs nombreuses tentatives au cours des dernières décennies, ils ne sont pas parvenus à faire régulariser leur statut. Je compatis à l’incertitude dans laquelle ils ont vécu pendant des décennies en raison de leur absence de statut et au stress qu’a généré la possibilité d’un renvoi. Les demandeurs ne l’ont pas expressément souligné, mais des affidavits et des lettres figurant au dossier font aussi état du stress lié à l’impossibilité pour eux de voyager du fait qu’ils n’étaient pas résidents permanents. Je ne doute aucunement que cette situation ait été très pénible pour eux, mais elle est liée au fait qu’ils ne sont pas parvenus à faire régulariser leur statut.

[131] En revanche, les demandeurs ont obtenu plusieurs sursis à l’exécution des mesures de renvoi prises contre eux, notamment un sursis accordé en 1997 pour qu’ils puissent présenter des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire. Je ne me prononcerai pas sur la question de savoir si tous les délais, grâce auxquels le sursis des mesures de renvoi s’est prolongé, ont été bénéfiques pour les demandeurs ou si les demandeurs les ont accueillis favorablement, car il suffit de conclure que la preuve n’établit pas qu’il y a eu un préjudice important.

[132] Pour ce qui est de l’idée soulevée par les demandeurs selon laquelle un préjudice important peut être présumé en raison de la durée, je juge que la Cour suprême l’a rejetée dans l’arrêt Abrametz. La Cour suprême a affirmé que, si le délai suffisait à lui seul, cela reviendrait à imposer une prescription d’origine judiciaire (au para 67). Conclure qu’un délai d’une certaine durée cause, ou est présumé causer, un préjudice important sans exiger qu’un préjudice soit établi, dans les faits, ce serait éliminer la deuxième exigence du critère énoncé par la Cour suprême et imposer un délai de prescription. Dans l’arrêt Abrametz, la Cour suprême a expressément rejeté l’idée d’appliquer l’approche de l’arrêt Jordan à la décision Blencoe et de reconnaître qu’un délai excessif est en soi préjudiciable (aux para 45-48, 67).

[133] En outre, pour les motifs exposés plus haut, à la section VI.C(1) (La question du délai excessif), je ne suis pas d’accord avec la position des demandeurs selon laquelle il y a eu des délais de 40 et de 23 ans. Cette position n’est tout simplement pas étayée par le dossier.

(3) Évaluation finale

[134] Si les deux exigences du critère sont remplies, le tribunal judiciaire ou administratif doit procéder à une évaluation finale afin de décider si l’abus de procédure est établi. La Cour suprême indique que l’abus de procédure sera établi si le délai est manifestement injuste envers la partie ou s’il déconsidère d’une autre manière l’administration de la justice.

[135] Je conclus que les deux premières exigences du critère ne sont pas remplies, mais je vais néanmoins examiner brièvement les arguments avancés par les parties à propos de cette troisième exigence.

[136] Les demandeurs soutiennent que l’on doit prendre en compte : les délais; leur âge; leurs problèmes de santé; leurs liens familiaux; le traitement qui leur a été réservé; le nombre de fois où il leur a été dit qu’ils pouvaient demeurer avant que ce ne soit plus le cas; le manque de transparence à propos du fait que la question de l’interdiction de territoire serait examinée dans le contexte des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire; la décision de ne pas procéder à une enquête parce qu’il serait difficile de prouver les allégations; et le rejet des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire au motif qu’ils étaient interdits de territoire pour criminalité.

[137] Le défendeur soutient qu’il n’y a pas là d’injustice manifeste et que l’administration de la justice n’en est pas déconsidérée. Le long délai de traitement a été expliqué dans les décisions contestées, et plusieurs organismes administratifs ont tiré des conclusions de fait au sujet de l’implication des demandeurs dans des crimes contre l’humanité à l’issue de processus auxquels les demandeurs avaient participé. Il ajoute que l’examen de ces faits effectué par l’agent ne déconsidère pas l’administration de la justice.

[138] À mon avis, bon nombre des points soulevés par les demandeurs ne se rapportent pas à la question du délai au sens strict et ont été examinés ailleurs dans le présent jugement. Quoique j’aie déjà conclu qu’il n’y avait pas eu de délai excessif, j’estime également qu’aucun délai dans l’examen des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire en cause en l’espèce n’était manifestement injuste envers les demandeurs. Dans l’ensemble, et en considérant le délai par rapport au fait que les activités que les demandeurs avaient exercées au sein de la DICAR étaient connues du ministre depuis des décennies, je conclus qu’il ne déconsidère pas l’administration de la justice. Tel que je l’ai expliqué en détail plus haut, la question des activités des demandeurs au sein de la DICAR est demeurée en litige tout au long des diverses instances qui se sont succédé pendant quatre décennies. Il n’y avait rien d’injuste à ce qu’elle soit également en litige dans le contexte du réexamen des demandes en cause fondées sur des motifs d’ordre humanitaire.

(4) Conclusion à propos de la question de l’abus de procédure

[139] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que les demandeurs n’ont pas démontré que l’agent avait commis un abus de procédure en les déclarant interdits de territoire sur le fondement de renseignements dont le ministre disposait depuis des décennies. La question des activités exercées par les demandeurs lorsqu’ils étaient membres de la DICAR est demeurée en litige tout au long des diverses démarches et instances qui se sont succédé au cours des quatre dernières décennies, et les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer qu’ils satisfaisaient au critère applicable énoncé dans l’arrêt Abrametz permettant de décider si un délai dans une instance administrative constitue un abus de procédure.

D. La conclusion de l’agent selon laquelle l’alinéa 35(1)a) de la LIPR s’appliquait aux demandeurs était-elle déraisonnable?

[140] Comme je l’ai mentionné plus haut, les décisions d’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR sont évaluées par rapport à la norme de la décision raisonnable (Ukoniwe c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 753 au para 13).

[141] Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en concluant que l’article 35 de la LIPR s’appliquait à eux, car il avait admis qu’ils avaient dû fuir en raison de menaces de mort, mais leur a reproché de ne pas l’avoir fait plus tôt. Ils font valoir que cette conclusion de l’agent, à savoir qu’ils auraient pu partir plus tôt, ne tenait pas compte de la réalité de l’époque et du fait qu’ils avaient agi sous la contrainte.

[142] Le défendeur affirme que l’agent a conclu, non pas que les demandeurs avaient dû fuir en raison de menaces de mort, mais, en se fondant sur la preuve, que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils avaient pris des mesures concrètes pour rompre leurs liens avec la DICAR avant avril 1977 ou qu’il leur avait été impossible de quitter le Chili lorsqu’ils travaillaient pour la DICAR ou par la suite.

[143] Les demandeurs ne m’ont pas convaincue sur ce point. Ils affirment que l’agent n’a pas contesté qu’ils aient eu à fuir en raison de menaces de mort, mais ils ne renvoient à aucun passage en particulier des décisions contestées. Après avoir examiné les décisions en détail, je conclus qu’aucun passage n’appuie cette affirmation. Qui plus est, l’agent ne fait mention de menaces de mort dans ni l’une ni l’autre des décisions contestées. La seule mention de menaces de mort qui s’y trouve figure au milieu d’un long extrait de quatre pages des observations des demandeurs datées du 10 juillet 2019, où les demandeurs ont allégué qu’ils n’étaient [traduction] « ni l’un ni l’autre au courant des activités de la DICAR avant d’y participer, et [qu’]il était ensuite trop tard pour partir sans s’exposer à des menaces de mort ».

[144] Quant à sa conclusion selon laquelle les demandeurs avaient été complices, l’agent a examiné la preuve au dossier à propos de la possibilité pour les demandeurs de quitter le Chili lorsqu’ils étaient membres de la DICAR et du moment où ils avaient choisi de le faire, puis il a conclu que la preuve n’établissait pas que les demandeurs avaient pris des mesures concrètes pour rompre leurs liens avec la DICAR plus tôt ni qu’il leur avait été impossible de partir plus tôt. Il a conclu qu’ils avaient choisi de rester et qu’ils étaient complices des activités de la DICAR. Au vu du dossier dont disposait l’agent et des motifs qu’il a fournis pour justifier ses conclusions sur ce point, je peux discerner « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle », alors je refuse d’intervenir (Vavilov, au para 85; Canada (Justice) c DV, 2022 CAF 181 au para 17).

[145] Les demandeurs allèguent également que l’agent a commis une erreur en appliquant à eux l’article 35 de la LIPR, car le [traduction] « le dossier était incomplet par rapport à ce qui existait par écrit au sujet de leur passé et aussi incomplet au sens où l’examen ne visait pas à décider s’ils étaient coupables des crimes de la DICAR ni à s’attaquer à la question de la contrainte ».

[146] En réponse, le défendeur fait remarquer qu’à aucun moment les demandeurs n’ont affirmé que le DCT était incomplet et que, de plus, l’agent s’est appuyé sur leurs propres affirmations. Il ajoute qu’en novembre 2018, l’agent a confirmé qu’il disposait de tous les volumes du dossier en réponse aux demandeurs, qui lui demandaient s’il était bien en possession de l’ensemble du dossier. Il fait valoir que l’agent avait le droit d’examiner et de prendre en compte l’ensemble du dossier pour rendre les décisions contestées.

[147] Les demandeurs n’ont fourni aucun exemple précis ou élément de preuve concret démontrant en quoi, du côté du défendeur, le dossier était incomplet. Pour ce qui est des renseignements provenant d’eux, il incombait aux demandeurs de convaincre l’agent de les soustraire aux exigences habituelles de la LIPR. S’ils considéraient que le dossier était incomplet et s’ils souhaitaient le compléter en ce qui a trait à leurs activités au sein de la DICAR ou à la question de savoir s’ils avaient agi sous la contrainte, rien ne les en empêchait. En fait, l’agent les a expressément invités à le faire. En définitive, il leur incombait de fournir à l’agent des observations et des éléments de preuve à l’appui de leurs demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, et toute insuffisance à cet égard n’est pas la faute de l’agent (Daniels c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 463 au para 32; Wu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1152 au para 25).

[148] De plus, si ce qui préoccupe les demandeurs est que l’agent se soit appuyé sur des affirmations qui étaient incomplètes parce qu’elles avaient été obtenues dans le contexte des instances en matière d’asile, je souligne que cela ne rend pas les décisions contestées déraisonnables. Je conclus qu’il n’était pas déraisonnable que l’agent se fonde sur des renseignements que les demandeurs non seulement connaissaient, mais avaient fournis. En effet, quoique du point de vue de l’équité procédurale, l’agent n’était pas tenu de confronter les demandeurs à des renseignements qu’ils avaient eux-mêmes fournis (Guzelian, au para 35). Qui plus est, l’agent leur a offert plusieurs occasions de compléter le dossier.

[149] Par conséquent, les deux arguments soulevés par les demandeurs concernant la conclusion de l’agent selon laquelle l’article 35 de la LIPR s’appliquait ne m’ont pas convaincue que l’agent a commis une erreur.

E. L’agent a-t-il déraisonnablement apprécié les motifs d’ordre humanitaire en accordant une importance excessive à l’interdiction de territoire des demandeurs?

[150] Les demandeurs soutiennent que l’agent a apprécié les motifs d’ordre humanitaire de façon partiale et injuste parce qu’il a accordé une importance excessive à la violation de la LIPR et qu’il n’a pas tenu suffisamment compte d’autres facteurs importants. Ils font valoir que son analyse des motifs d’ordre humanitaire est brève, superficielle et empreinte d’indifférence comparativement à celle de leur interdiction de territoire. Ils allèguent que l’agent n’a pas examiné les observations antérieures et qu’il n’a pas tenu compte du risque auquel ils seraient exposés à leur retour au Chili et de l’aide qu’ils avaient apportée en collaborant avec une ONG internationale et la police judiciaire chilienne.

[151] Le défendeur n’est pas d’accord. Il souligne que l’agent a exposé en détail les observations des demandeurs à propos des motifs d’ordre humanitaire et le contenu des lettres de leurs conjoints et de leur famille. Il admet que l’agent a fourni des motifs très détaillés pour justifier ses conclusions selon lesquelles les demandeurs sont interdits de territoire ainsi que de nombreux renvois à la preuve pour étayer ses conclusions. Il fait valoir que l’agent était en droit de conclure que les motifs d’ordre humanitaire étaient insuffisants pour l’emporter sur l’obstacle à leur admissibilité au Canada, car celui-ci était très sérieux. Il ajoute que la Cour ne doit pas apprécier à nouveau la preuve.

[152] J’ai bien à l’esprit la directive donnée par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov selon laquelle la cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier ses conclusions de fait (Vavilov, au para 125). En définitive, je conclus que les arguments des demandeurs sur la différence entre l’analyse des motifs d’ordre humanitaire et celle de l’interdiction de territoire reviennent à demander à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait l’agent, ce qui constitue une demande irrecevable.

[153] Dans la décision Latif c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 104, le juge James Russell a examiné la question de l’appréciation relative de la preuve à la lumière de l’arrêt Vavilov :

[55] Dans les affaires où la SAI est appelée à évaluer et à soupeser un nombre considérable de variables, il y a manifestement place à des désaccords quant au poids à accorder à chacune d’elles, de même qu’à la conclusion finale du décideur. Un simple désaccord sur ces questions n’est pas un motif de contrôle, et notre Cour a déclaré à maintes reprises que son rôle ne consiste pas à soupeser de nouveau la preuve. Voir Vavilov, au para 125, et Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1536, au para 26. Même si la Cour serait parvenue à une conclusion différente de celle de la SAI, cela ne suffit pas, en soi, pour infirmer la décision. Voir Vavilov, aux para 15 et 83‐86. En fait, dans certains cas, une décision tant favorable que défavorable serait raisonnable au vu des faits. Voir Animodi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 929, au para 80. Il en est ainsi parce que le législateur a conféré à la SAI dans la LIPR un pouvoir discrétionnaire qui, pourvu qu’il soit exercé raisonnablement et de bonne foi, doit être respecté.

[154] Il y a une bonne raison à cela. Les décisions relatives aux demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire dépendent en grande partie des faits, et le législateur a confié aux agents d’IRCC la tâche d’établir les faits et de rendre les décisions, lesquelles ne sont modifiées que si elles sont déraisonnables. Après avoir attentivement examiné l’ensemble du dossier en détail et interprété les décisions contestées « de façon globale et contextuelle » (Vavilov, au para 97), je conclus que l’agent n’a pas apprécié les motifs d’ordre humanitaire de façon déraisonnable et qu’il n’a pas accordé une importance excessive à l’interdiction de territoire des demandeurs.

[155] Voyons d’abord la question de l’interdiction de territoire des demandeurs. La Cour a précédemment conclu que plus l’obstacle à l’admissibilité est grave, plus la force de persuasion des motifs d’ordre humanitaire doit être importante (Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 394 au para 12 [Patel]; Ouedraogo c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 310 au para 27 [Ouedraogo]).

[156] En résumé, l’agent a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que Mme Salazar [traduction] « a[vait] activement participé à la surveillance d’arrestations et de détentions extrajudiciaires de personnes suspectées de s’opposer politiquement à la junte de gouvernement du Chili ». Il a conclu que Mme Salazar, alors qu’elle faisait partie de la DICAR, avait effectué de la surveillance clandestine, assuré la sécurité armée lors d’arrestations et noté des déclarations de personnes interrogées et torturées par des agents de la DICAR. De façon similaire, il a conclu que M. Arduengo Naredo, alors qu’il travaillait pour la DICAR, avait assuré le transport et la sécurité armée dans le cadre d’arrestations et de détentions extrajudiciaires. M. Arduengo Naredo a également été présent à titre de sténographe pour des agents de la DICAR lors d’interrogatoires et de séances de torture de personnes d’intérêt pour la DICAR.

[157] Aux fins du présent jugement, j’estime qu’il n’est pas nécessaire de relater les événements décrits dans la preuve qui se sont produits alors que les demandeurs étaient membres de la DICAR, mais je souligne qu’ils sont à plusieurs égards troublants. Bref, après avoir examiné le dossier, dont l’intégralité des transcriptions, je conclus que les conclusions qui précèdent ne sont pas déraisonnables à la lumière du dossier de preuve. Compte tenu de la gravité de ce qui précède, il n’était pas non plus déraisonnable d’estimer que les motifs d’ordre humanitaire devaient être contraignants pour l’emporter sur l’interdiction de territoire des demandeurs.

[158] L’agent a examiné les motifs d’ordre humanitaire invoqués par les demandeurs. Dans chacune des décisions contestées, l’agent a affirmé que, [traduction] « [d]ans la correspondance entretenue avec le Ministère durant de nombreuses années, l’avocate des demandeurs a[vait] invoqué des motifs d’ordre humanitaire que les demandeurs voulaient voir pris en compte dans le cadre de l’évaluation de sécurité; le plus récent résumé de ces motifs figure aux » pages 28 à 35 de la décision contestée concernant M. Arduengo Naredo et aux pages 23 à 33 de la décision contestée concernant Mme Salazar. Dans son résumé des facteurs, l’agent a également mentionné des lettres de soutien et des photographies de leurs fils, de leurs conjoints et d’autres proches. Les lettres font état de la bienveillance des demandeurs, de leur importance dans la vie des membres de leur famille et des sacrifices qu’ils ont faits pour venir au Canada et y élever leurs fils.

[159] L’agent a conclu que le plus important motif d’ordre humanitaire invoqué par les demandeurs était le temps qu’ils avaient passé au Canada. À propos de chacun des demandeurs, il a pris en compte le fait d’avoir élevé deux fils au Canada; d’avoir exercé un emploi rémunéré pour subvenir aux besoins de sa famille; d’avoir pleinement collaboré avec la police chilienne dans le cadre de son enquête sur les anciens agents de la DICAR et d’autres organisations qui avaient commis des crimes contre l’humanité sous le régime de Pinochet; d’avoir relaté son passé à Amnistie internationale; d’avoir actuellement, dans le cas du demandeur, une conjointe canadienne et, dans le cas de la demanderesse, un conjoint canadien. Il a mentionné les problèmes de santé de M. Arduengo Naredo et du conjoint de Mme Salazar. Il a expressément mentionné les observations [traduction] « bien formulées » et [traduction] « empreintes d’émotion » d’un des fils des demandeurs, Fernando, et de l’époux de Mme Salazar, et il a souligné qu’il y était mentionné que les demandeurs [traduction] « [s’étaient] manifestés pour témoigner d’une période très sombre de l’histoire du Chili ».

[160] En fin de compte, l’agent a conclu que les actes commis par les demandeurs lorsqu’ils étaient membres de la DICAR, notamment la participation à des arrestations extrajudiciaires et aux interrogatoires et à la torture des personnes arrêtées, l’emportaient sur ce qu’ils avaient apporté aux Canadiens et à la société canadienne, si bien que les motifs d’ordre humanitaire ne justifiaient pas une dispense de l’interdiction de territoire des demandeurs au titre de l’alinéa 35(1)a). Compte tenu du contenu du dossier et de la jurisprudence citée que j’ai analysée plus haut, les demandeurs ne m’ont pas convaincue que les décisions contestées ne satisfont pas à la norme énoncée dans l’arrêt Vavilov, à savoir que les décisions doivent être « fondée[s] sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (au para 85). Le raisonnement de l’agent est intelligible, transparent et justifié, et commande donc la déférence.

[161] Les demandeurs font valoir que l’agent a simplement rejeté les motifs d’ordre humanitaire, sans procéder à une analyse digne de ce nom. Ils auraient préféré que les motifs soient analysés plus avant, mais j’estime qu’il ne s’agit pas d’une erreur susceptible de contrôle. Il est possible de suivre l’analyse de l’agent et de comprendre les motifs pour lesquels il a conclu que les motifs d’ordre humanitaire ne l’emportaient pas sur les actes que les demandeurs avaient commis alors qu’ils faisaient partie de la DICAR. Il appartient à l’agent de déterminer le poids relatif rattaché à l’interdiction de territoire des demandeurs et aux motifs d’ordre humanitaire, et non à la Cour (Evans c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 733 aux para 68-73).

[162] Comme je l’ai mentionné ci-dessus, les demandeurs allèguent que l’agent n’a pas examiné et pris en compte toutes les observations antérieures relatives aux motifs d’ordre humanitaire. Premièrement, il est bien établi en droit qu’un décideur n’est pas tenu de mentionner expressément tous les éléments de preuve et qu’il est présumé avoir examiné toute la preuve pour rendre sa décision, à moins que le contraire puisse être établi (Hashem c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 41 au para 28). La demande des demandeurs revient à demander à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve que l’agent est présumé avoir examinée. Deuxièmement, l’agent a affirmé dans les décisions contestées qu’il avait consulté [traduction] « la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée en 1997 [par les demandeurs] et les observations subséquentes ». Il a également confirmé aux demandeurs, dans sa lettre datée du 11 juillet 2019, qu’il était en possession de tous les dossiers, au nombre de 18, qu’il les avait répertoriés et qu’il avait marqué des passages de leurs observations, entre autres, en vue d’y renvoyer.

[163] Enfin, les demandeurs soutiennent que l’agent a peu ou pas tenu compte du fait qu’ils avaient contribué à la cause de la justice au Chili en collaborant avec des ONG internationales et la police chilienne. En fait, l’agent en a expressément tenu compte. Là encore, les demandeurs tentent d’amener la Cour à apprécier à nouveau la preuve, ce dont elle doit s’abstenir à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125).

[164] En conclusion, les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer que l’agent avait commis une erreur susceptible de contrôle dans son appréciation des motifs d’ordre humanitaire étant donné la différence entre celle-ci et son analyse de leur interdiction de territoire au titre de l’article 35 de la LIPR. Autrement dit, je conclus que l’agent n’a pas accordé à l’interdiction de territoire des demandeurs une importance excessive justifiant une intervention de la Cour.

F. Y a-t-il lieu de certifier une ou plusieurs questions?

[165] En règle générale, les décisions de la Cour dans les affaires d’immigration sont censées être définitives. Il est permis d’interjeter appel devant la Cour d’appel fédérale en vertu de l’alinéa 74d) de la LIPR si la Cour, lorsqu’elle rend son jugement, « certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et énonce celle-ci ».

[166] Les demandeurs affirment que l’objet d’une question certifiée n’est pas de protéger la Cour fédérale contre l’examen de ses jugements, mais plutôt de veiller à ce que les questions de droit générales soient entendues par une cour supérieure. Je conviens avec eux que l’important est de savoir s’il s’agit d’une [traduction] « question grave de portée générale ». Une jurisprudence considérable de la Cour d’appel fédérale précise ce qui constitue une question grave de portée générale et fournit des indications à cet égard. Au paragraphe 46 de l’arrêt Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22, la Cour d’appel fédérale a décrit les critères de certification en ces termes :

[46] [...] La question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. Cela signifie que la question doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle‐même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur la demande. Un point qui n’a pas à être tranché ne peut soulever une question dûment certifiée [...]

[Renvois omis.]

[167] Les demandeurs ont proposé sept questions aux fins de certification. Ils font valoir qu’il est difficile de formuler les questions appropriées parce que leurs affaires sont complexes et que la question de savoir s’ils étaient visés par l’article 35 de la LIPR a été tranchée sans la tenue d’une enquête. Ils reconnaissent que certaines de leurs questions sont semblables et invitent la Cour à choisir parmi elles ou à les reformuler de la façon qu’elle juge appropriée. Les questions proposées sont les suivantes :

[traduction]

  1. Est-ce que le fait que le ministre ne tienne pas une enquête sur les demandeurs concernant des allégations de criminalité internationale au titre de l’alinéa 35(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] (auparavant l’alinéa 19(1)j) de la Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I-2), les privant ainsi de la possibilité, conforme au processus prévu par la loi, de se défendre contre ces allégations, constitue, étant donné qu’il disposait de la preuve depuis plus de 40 ans, un abus de procédure qui empêche un agent d’immigration chargé d’examiner une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de conclure qu’ils sont visés par l’alinéa 35(1)a) de la LIPR?

  2. Y a-t-il abus de procédure lorsqu’un agent d’immigration rend une décision sur l’admissibilité des demandeurs au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR pour justifier le rejet de leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, alors que le ministre est au fait des allégations et des éléments de preuve depuis plus de quatre décennies et qu’il n’y a pas donné suite conformément aux dispositions de la LIPR en déférant l’affaire à la Section de l’immigration pour qu’elle rende une décision au titre de l’article 35 de la LIPR?

  3. Y a-t-il abus de procédure lorsqu’un agent d’immigration rend une décision sur l’admissibilité des demandeurs au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR pour justifier le rejet de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, alors que l’agent sait qu’il a été décidé de ne pas déférer l’affaire devant la Section de l’immigration pour enquête à propos des allégations, conformément aux dispositions de la LIPR sur l’application régulière de la loi relativement à une audience devant la Section de l’immigration?

  4. Si la tenue d’une enquête portant sur des allégations de criminalité grave (au titre de l’article 35 de la LIPR) dont le ministre est au fait au moins depuis 1980 constituait un abus de procédure, y aurait-il également abus de procédure si un agent d’immigration rendait une telle décision afin de rejeter une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire?

  5. L’équité exige-t-elle d’accorder à un étranger se trouvant au Canada l’occasion de contester des allégations de grande criminalité au titre de l’alinéa 35(1) de la LIPR dans le cadre d’une audience devant la Section de l’immigration avant que le ministre puisse s’appuyer sur une conclusion selon laquelle l’article 35 de la LIPR s’applique à l’étranger et considérer qu’il s’agit d’un facteur important, sinon du facteur le plus important, justifiant le rejet d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire? Et lorsque le ministre choisit de ne pas tenir d’enquête sur ces allégations pendant au moins quatre décennies, y a-t-il abus de procédure?

  6. Un délai de plus de 40 ans avant que soit rendue une décision sur l’admissibilité au titre du paragraphe 35(1) de la LIPR (auparavant l’alinéa 19(1)j) de la Loi sur l’immigration) est-il excessif au point qu’il faille présumer l’existence d’un préjudice important appuyant une conclusion selon laquelle il y a eu abus de procédure?

  7. L’agent a-t-il commis une erreur de droit en accordant une importance excessive à sa conclusion d’interdiction de territoire, qui, à son avis, l’emportait de loin sur tous les autres facteurs?

[168] Les cinq premières questions proposées sont des variantes de la question de savoir si le fait de ne pas tenir d’enquête et de rendre une décision sur une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire alors que le ministre disposait des éléments de preuve relatifs à l’interdiction de territoire depuis plus de 40 ans constitue un abus de procédure ou un manquement à l’équité procédurale.

[169] La question de l’abus de procédure dépend des faits, notamment du fait que la question des activités que les demandeurs ont exercées lorsqu’ils étaient membres de la DICAR a été en litige tout au long des diverses démarches et procédures qui se sont succédé au cours des quatre dernières décennies. Les présentes affaires diffèrent de l’affaire Beltran, dans laquelle le ministre a conservé « des renseignements sans rien faire pendant 20 ans ». Les questions proposées liées à l’abus de procédure qui s’appuient sur le fait que le ministre disposait des renseignements depuis des décennies visent à obtenir des réponses qui, en fin de compte, dépendront des faits complexes propres aux affaires des demandeurs. La Cour d’appel fédérale est claire : pour être dûment certifiée, la question doit transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale; elle ne doit pas dépendre des faits propres à l’affaire (Canada (Immigration et Citoyenneté) c Laing, 2021 CAF 194 aux para 11-12).

[170] En outre, le défendeur soutient que les demandeurs connaissaient depuis leur arrivée au Canada l’essentiel concernant leur interdiction de territoire pour leur participation à des crimes contre l’humanité et qu’ils ont eu plusieurs occasions de s’expliquer à ce sujet. Il fait donc valoir que l’agent n’a pas commis un abus de procédure en tenant compte de ces renseignements pour déclarer les demandeurs interdits de territoire au titre de l’article 35 de la LIPR et en concluant que les motifs d’ordre humanitaire étaient insuffisants pour l’emporter sur leur interdiction de territoire.

[171] Pour les motifs exposés à la section VI.C du présent jugement, je suis d’accord avec le défendeur. Je souligne également que ces renseignements avaient été fournis par les demandeurs eux-mêmes. Les demandeurs ont été avisés que cette question serait en litige et invités à présenter des observations dans le contexte des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire en cause. À mon avis, la question de l’abus de procédure dépend des faits uniques de l’affaire et, par conséquent, les cinq premières questions proposées par les demandeurs ne peuvent être dûment certifiées. Par ailleurs, bien que la Cour ait le pouvoir discrétionnaire de reformuler une question proposée aux fins de certification, j’estime que, quelle que soit la façon dont elle serait reformulée, toute question sur ce point ne satisferait pas aux critères à remplir pour qu’elle soit dûment certifiée.

[172] La cinquième question proposée soulève également la question de savoir si le ministre était tenu de déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête plutôt que de faire trancher la question de l’interdiction de territoire par l’agent. Les demandeurs soutiennent qu’il n’est pas établi en droit qu’un agent a compétence pour trancher une telle question, en particulier en ce qui concerne l’article 35 de la LIPR. Le défendeur soutient que rien n’oblige un agent à déférer une affaire à la Section de l’immigration et qu’un agent a compétence pour trancher une telle question.

[173] Pour les motifs exposés à la section VI.A du présent jugement, j’estime que le défendeur n’avait pas l’obligation de porter l’affaire devant la Section de l’immigration et que l’agent était en droit de rendre une décision sur l’interdiction de territoire des demandeurs (Subramaniam, au para 31; Guzelian). Je conclus qu’il ne s’agit pas d’une question de droit non résolue soulevant une question de portée générale. De plus, j’estime que le fait que l’interdiction de territoire au titre de l’article 35 de la LIPR soit en cause, plutôt que l’interdiction de territoire au titre d’autres dispositions de la LIPR, ne modifie pas ma conclusion.

[174] Dans la sixième question proposée aux fins de certification, les demandeurs demandent si un délai de 40 ans avant que soit rendue une décision sur l’admissibilité au titre de l’article 35 de la LIPR est excessif au point qu’il faille présumer un préjudice important appuyant une conclusion selon laquelle il y a eu abus de procédure. J’estime que cette question n’est pas susceptible d’être certifiée, et ce, même si la Cour la reformule. Les demandeurs souhaitent en fait que le délai à lui seul, sans preuve de préjudice, soit présumé constituer un préjudice grave lorsqu’il dépasse une certaine durée. Comme je l’ai expliqué en détail à la section VI.C(2) du présent jugement, la Cour suprême a expressément rejeté l’idée d’appliquer l’approche de l’arrêt Jordan à la décision Blencoe et de reconnaître qu’un délai excessif est en soi préjudiciable (Abrametz, aux para 45-48, 67). La Cour suprême a affirmé que, si le délai suffisait à lui seul, cela reviendrait à imposer une prescription d’origine judiciaire (Abrametz, au para 67), ce qu’elle a refusé de faire. Cette question a donc été tranchée par la Cour suprême. De plus, cette question dépend des faits propres à ces deux affaires et de la question de savoir si un délai a été effectivement excessif. À la section VI.C(1) du présent jugement, j’ai conclu qu’il n’y avait pas eu de délai excessif.

[175] La septième question proposée par les demandeurs est celle de savoir si l’agent a commis une erreur en accordant à sa conclusion d’interdiction de territoire une importance excessive par rapport à celle qu’il a accordée aux motifs d’ordre humanitaire. J’estime que ce n’est pas une question qu’il convient de certifier. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la question proposée implique l’appréciation de la preuve et l’application du droit établi aux faits propres à ces affaires. À moins de circonstances exceptionnelles, il n’appartient pas à la Cour, ni à la Cour d’appel, d’apprécier à nouveau la preuve (Vavilov, au para 125), et il est bien établi en droit que plus l’obstacle à l’admissibilité est grave, plus la force de persuasion des motifs d’ordre humanitaire doit être importante (Patel, au para 12; Ouedraogo, au para 27). La question proposée ne transcende donc pas les intérêts des parties à ces deux contrôles judiciaires.

[176] Par conséquent, après avoir examiné les points que soulèvent les demandeurs dans leurs sept questions proposées, je conclus qu’il n’y a aucune question à certifier.

[177] Enfin, de façon explicite et implicite dans leurs arguments à l’appui des questions proposées aux fins de certification et en général dans le cadre de l’instance, les demandeurs avancent l’hypothèse selon laquelle, si l’affaire avait été déférée pour enquête à la Section de l’immigration, celle-ci aurait conclu qu’il y a eu abus de procédure en se fondant sur la décision Beltran. Comme je l’ai expliqué en maint endroit dans le présent jugement, les affaires qui nous occupent diffèrent considérablement de l’affaire Beltran, dans laquelle M. Beltran a obtenu le statut de réfugié et le gouvernement a conservé « des renseignements sans rien faire pendant 20 ans », puis a procédé à une enquête. Il ne serait pas approprié de conjecturer ce qui serait arrivé si l’affaire avait été déférée à la Section de l’immigration. Il suffit de souligner que la question de l’abus de procédure a été soulevée et examinée dans la présente instance. Les demandeurs n’ont pas été privés de la possibilité de faire analyser la question de l’abus de procédure de manière exhaustive.

VII. Conclusion

[178] Pour les motifs qui précèdent, les présentes demandes de contrôle judiciaire seront rejetées. Je conclus que l’agent n’a pas manqué à l’équité procédurale et qu’il n’a pas commis d’abus de procédure en déclarant les demandeurs interdits de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR. L’agent n’a pas commis d’erreur en concluant que l’alinéa 35(1)a) de la LIPR s’appliquait aux demandeurs, et il a raisonnablement conclu que les motifs d’ordre humanitaire que les demandeurs avaient invoqués étaient insuffisants pour l’emporter sur les actes qu’ils avaient commis lorsqu’ils étaient membres de la DICAR.

[179] Malgré les observations des demandeurs, j’ai conclu que la présente instance ne soulève pas de question qui se prête à la certification.


JUGEMENT dans les dossiers IMM-1695-20 et IMM-1697-20

LA COUR STATUE :

  1. Les demandes de contrôle judiciaire sont rejetées.

  2. L’intitulé est modifié de manière à désigner Fernando A. Arduengo comme demandeur dans le dossier IMM-1695-20.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Vanessa Rochester »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1695-20

INTITULÉ :

FERNANDO A. NAREDO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

ET DOSSIER :

IMM-1697-20

INTITULÉ :

NIEVES DEL CARMEN S.M. SALAZAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 MARS 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

LE 14 NOVEMBRE 2022

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

POUR LES DEMANDEURS

Ian Hicks

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman & Associates

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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