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Date : 20221110


Dossier : IMM-5342-21

Référence : 2022 CF 1527

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

JAVED ARYAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 24 juin 2021 par laquelle un agent d’immigration [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] a rejeté la demande de résidence permanente que le demandeur a présentée au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada [la décision]. L’agent a conclu que le demandeur était interdit de territoire pour fausses déclarations au titre du paragraphe 40(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], et qu’il était donc inadmissible au statut de résident permanent selon le sous‑alinéa 72(1)d)(ii) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR].

II. Contexte

[2] Le demandeur, Javed Aryan, est un citoyen de l’Afghanistan âgé de 35 ans. Il s’est marié avec Shakira Sadiq Mohammad en 2014, et son épouse et lui ont eu un fils en juillet 2016. Son épouse a parrainé sa demande de résidence permanente.

[3] Le demandeur a obtenu son diplôme de l’Académie militaire nationale de l’Afghanistan au début de l’année 2009. Il a quitté l’Afghanistan à destination des États‑Unis en juillet 2009 pour suivre une formation de pilote. Il est entré au Canada depuis les États-Unis en janvier 2010 et a présenté une demande d’asile qui a été accueillie sous la fausse identité de Rihad Farzad.

[4] Le demandeur a allégué, à l’appui de sa demande d’asile, qu’entre la date de l’obtention de son diplôme de l’Académie militaire nationale de l’Afghanistan et celle de son entrée aux États-Unis, il avait épousé une femme (sa première épouse) contre la volonté de sa famille pachtoune conservatrice. Après son arrivée aux États-Unis, il a appris que la famille de son épouse menaçait de le tuer pour rétablir l’honneur de la famille.

[5] Ayant obtenu le statut de réfugié, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente à titre de personne protégée en 2011.

[6] Après avoir découvert la véritable identité du demandeur, l’Agence des services frontaliers du Canada l’a détenu pendant environ un mois. Le demandeur a divorcé de sa première épouse en 2013. Il n’existe aucun document faisant état du premier mariage ou du premier divorce du demandeur.

[7] En mars 2016, le demandeur a mis à jour sa demande de résidence permanente, en présentant une explication concernant l’utilisation de la fausse identité. Il a soutenu qu’il croyait à tort que, si les autorités canadiennes apprenaient qu’il avait été dans l’armée afghane et aux États‑Unis, elles le renverraient aux États‑Unis, d’où les autorités américaines le renverraient en Afghanistan.

[8] Dans une décision du 11 avril 2019, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a accueilli la demande présentée par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile en vertu de l’article 109 de la LIPR, en vue d’obtenir l’annulation du statut de réfugié au sens de la Convention du demandeur parce que ce dernier a fait de fausses déclarations et a dissimulé des faits pour obtenir ce statut.

[9] Le 22 mai 2019, IRCC a refusé la demande de résidence permanente du demandeur parce que, selon le paragraphe 21(2) de la LIPR, il n’était plus admissible au statut de résident permanent en tant que personne protégée.

[10] En juin 2019, une mesure de renvoi a été prise contre le demandeur.

[11] En janvier 2020, le demandeur, parrainé par son épouse, a déposé une demande de résidence permanente au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada, créée par l’article 123 du RIPR.

[12] En règle générale, pour demander la résidence permanente au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada, l’étranger doit avoir le statut de résident temporaire au Canada [art 124b) du RIPR]. Cependant, en 2005, le ministre a adopté, en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR, la Politique d’intérêt public établie en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR pour faciliter le traitement selon les règles de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada [la politique d’intérêt public]. Cette politique dispense les demandeurs de l’exigence de l’alinéa 124b) du RIPR et de celles prévues au paragraphe 21(1) de la LIPR et au sous‑alinéa 72(1)e)(i) du RIPR de ne pas être interdit de territoire pour « absence de statut ».

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[13] Dans sa demande, le demandeur demandait à l’agent de lui permettre de répondre à toute question relative à l’admissibilité et l’informait qu’il existait dans son cas des facteurs d’ordre humanitaire impérieux au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Il précisait que, si la question de l’’interdiction de territoire se posait, il présenterait une demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ou une demande de permis de séjour temporaire.

[14] L’agent a envoyé au demandeur une lettre d’équité procédurale datée du 9 décembre 2020. La lettre décrivait les préoccupations de l’agent selon lesquelles le demandeur n’était pas admissible à la politique d’intérêt public, car la politique précise qu’une « personne sans statut » ne s’entend pas d’une personne qui est interdite de territoire notamment pour les raisons suivantes :

  • i.Ne pas avoir obtenu l’autorisation d’entrer au Canada après avoir été expulsée.

  • ii.Être entrée au Canada à l’aide d’un faux passeport, titre de voyage ou visa ou d’un passeport, titre de voyage ou visa obtenu de façon irrégulière et avoir utilisé le document en question pour faire de fausses déclarations aux termes de la LIPR.

  • iii.Personne visée par une mesure de renvoi ou qui doit faire face à une procédure d’exécution de la loi pour des raisons autres que celles liées à l’absence de statut mentionnées plus haut.

[15] En réponse, le demandeur a envoyé une lettre datée du 8 janvier 2021 dans laquelle il soutenait qu’aucune des exclusions précitées de la politique publique ne s’appliquait à lui. Subsidiairement, il demandait à l’agent de le dispenser de l’exigence relative au statut de résident temporaire prévue à l’alinéa 124b) du RIPR pour des motifs d’ordre humanitaire. Il lui demandait également de lui donner l’occasion de répondre à toute préoccupation liée à l’admissibilité qui pourrait être soulevée à la deuxième étape du traitement de sa demande.

[16] L’agent a rejeté la demande de résidence permanente après avoir conclu que le demandeur était interdit de territoire pour fausses déclarations au titre du paragraphe 40(1) de la LIPR. L’agent n’a pas tenu compte des facteurs d’ordre humanitaire, mais a plutôt conclu que la mesure de renvoi pour fausses déclarations prise à l’égard du demandeur avait préséance.

IV. Questions en litige

A. L’agent a‑t‑il omis de prendre en compte les facteurs d’ordre humanitaire d’une manière qui rend la décision déraisonnable?

B. L’agent a‑t‑il manqué à son obligation d’équité procédurale?

V. Norme de contrôle

[17] La norme de contrôle qui s’applique au fond de la décision est celle de la décision raisonnable [Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25].

[18] La norme de contrôle applicable à la question de l’équité procédurale est la norme de la décision correcte ou une norme de même teneur [Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 aux paras 34-35 et 54-55, citant Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79].

VI. Analyse

A. L’agent a‑t‑il omis de prendre en compte les facteurs d’ordre humanitaire d’une manière qui rend la décision déraisonnable?

[19] Le demandeur fait valoir que la décision est déraisonnable parce que l’agent n’a pas suffisamment tenu compte des facteurs d’ordre humanitaire qui auraient permis de le dispenser des exigences de la LIPR et du RIPR.

[20] Le défendeur soutient que l’agent a soupesé les facteurs d’ordre humanitaire de manière adéquate, mais qu’il a conclu que le fait que le demandeur était visé par une mesure de renvoi l’emportait sur ces facteurs.

[21] Selon le paragraphe 25(1) de la LIPR, le ministre ou son délégué doit examiner toute demande pour considérations d’ordre humanitaire qui est présentée par un demandeur se trouvant au Canada. Habituellement, cette demande est déposée en même temps que la demande de résidence permanente. Toutefois, la demande pour considérations d’ordre humanitaire qui est présentée de manière ponctuelle dans le cadre d’une autre demande d’immigration doit néanmoins être examinée [Teclemarian Tocrurai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 95 aux para 2 à 4; Abid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 164 aux paras 34 et 36].

[22] En l’espèce, le demandeur a présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire lorsqu’il a demandé à être dispensé de l’obligation prévue à l’alinéa 124b) dans sa réponse du 8 janvier 2021 à la lettre d’équité procédurale de l’agent. Dans ses observations, le demandeur demande que les facteurs suivants soient pris en considération :

  1. L’intérêt supérieur de son enfant.

  2. La durée de la période passée au Canada.

  3. L’incapacité de son épouse à travailler en raison de problèmes médicaux.

  4. Les difficultés qu’il rencontrerait s’il retournait en Afghanistan.

[23] La décision de l’agent concernant cette demande était déraisonnable. Il faut la lire dans son ensemble et l’évaluer à la lumière du régime législatif et administratif de la LIPR et du RIPR.

[24] L’analyse d’une demande de résidence permanente au titre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada se fait en deux étapes. Tout d’abord, l’agent détermine si le demandeur satisfait aux exigences d’admissibilité de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada. Il doit notamment déterminer si le demandeur satisfait à l’alinéa 124b), qui exige qu’il ait le statut de résident temporaire, ou s’il peut être exempté au titre de la Politique d’intérêt public ou pour d’autres motifs d’ordre humanitaire. À la deuxième étape, l’agent évalue si le demandeur est par ailleurs interdit de territoire et ne peut donc obtenir le statut de résident permanent au titre du sous‑alinéa 72(1)e)(i) du RIPR. L’agent doit notamment vérifier si le demandeur est interdit de territoire pour fausses déclarations au titre du paragraphe 40(1) de la LIPR.

[25] En l’espèce, l’agent n’a pas pris en considération les facteurs d’ordre humanitaire parce qu’il estimait que la demande du demandeur échouerait inévitablement à la deuxième étape.

[26] Ce faisant, l’agent a refusé de manière déraisonnable de prendre en compte la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaires du demandeur. Il n’a pas examiné les facteurs d’ordre humanitaire qui lui avaient été soumis de manière transparente ou intelligible, et n’a certainement pas soupesé le poids à accorder à ces facteurs au regard de la question de l’interdiction de territoire.

[27] Conclure qu’il était inévitable que la demande échoue à la deuxième étape, sans prendre en compte, même de manière superficielle, l’ensemble des facteurs d’ordre humanitaire fournis par le demandeur, était déraisonnable.

B. L’agent a‑t‑il manqué à son obligation d’équité procédurale?

[28] Le demandeur soutient que l’agent a manqué à son obligation d’équité procédurale en n’envoyant pas de deuxième lettre d’équité procédurale dans laquelle il aurait exposé les préoccupations qu’il avait à la deuxième étape de l’analyse. Le demandeur fait valoir que c’est d’autant plus vrai qu’il avait demandé une telle lettre lorsqu’il a répondu à la lettre d’équité procédurale que lui a fait parvenir l’agent, le 9 décembre 2020, et qu’il ignorait qu’une mesure de renvoi avait été prise à son encontre.

[29] L’agent n’était pas tenu d’envoyer une deuxième lettre. Lorsque ses réserves découlent directement des dispositions de la LIPR ou du RIPR, l’agent n’est pas tenu de donner au demandeur la possibilité d’y répondre [Hassani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1283 au para 24].

[30] Les réserves de l’agent quant à l’interdiction de territoire du demandeur pour cause de fausses déclarations découlent directement du paragraphe 40(1) de la LIPR. En outre, l’agent avait déjà fait part au demandeur de ses réserves à cet égard dans la première lettre relative à l’équité procédurale.

[31] Il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale.

VII. Conclusion

[32] La demande est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5342-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


Dossier :

IMM‑5342‑21

 

INTITULÉ :

JAVED ARYAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 novembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 10 novembre 2022

 

COMPARUTIONS :

LEIGH SALSBERG

 

Pour le demandeur

 

LEANNE BRISCOE

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

LEIGH SALSBERG

AVOCAT

TORONTO (ONTARIO)

 

Pour le demandeur

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

MINISTÈRE DE LA JUSTICE DU CANADA

TORONTO (ONTARIO)

 

Pour le défendeur

 

 

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