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Date : 20221115


Dossier : IMM-4093-21

Référence : 2022 CF 1559

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 novembre 2022

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

OMOLARA NIMOTA ADESHINA

EMMANUAL BAMIDELE ADESHINA

MARY AYOMIDE ADESHINA

OLUWASEYI MARGARET ADESHINA

ET BAMIDELE EMMANUEL ADESHINA FILS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS ET JUGEMENT

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sont les membres d’une famille : Omolara Nimota Adeshina (Mme Adeshina), son époux, Emmanuel Bamidele Adeshina (M. Adeshina), et leurs trois enfants mineurs – deux filles et un garçon. Les demandeurs craignent d’être persécutés au Nigéria par l’oncle de M. Adeshina et d’autres membres de la famille, car ils refusent de forcer leurs deux filles à subir une mutilation génitale des femmes (MGF). De plus, ils prétendent que la stigmatisation entourant le diagnostic de drépanocytose chez leur deuxième fille les expose à un risque de persécution.

[2] Dès leur arrivée au Canada, les demandeurs ont présenté une demande d’asile. Ils ont été représentés par deux conseils devant la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. L’un a déposé leurs formulaires de demande d’asile et leur exposé circonstancié; l’autre les a préparés en prévision de l’audience devant la SPR et les y a représentés. La SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs et a conclu, aux termes du paragraphe 107(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], qu’elle ne comportait « aucun fondement crédible ». Cette conclusion entraîne des conséquences importantes pour les demandeurs. Plus important encore, elle les empêche d’interjeter appel de la décision de la SPR devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR] (LIPR, art 110(2)c)).

[3] Les demandeurs présentent deux arguments dans leur demande de contrôle judiciaire. Premièrement, ils soutiennent essentiellement qu’il y a eu manquement à la justice naturelle en raison de l’assistance non effective de leurs deux conseils devant la SPR. Ils ajoutent qu’en raison de ce manquement à la justice naturelle, la décision de la SPR devrait être annulée et leur demande d’asile devrait faire l’objet d’une nouvelle décision. Deuxièmement, ils soutiennent que la SPR a déraisonnablement conclu que leur demande ne comportait « aucun fondement crédible ».

[4] En ce qui concerne la première question en litige, les allégations des demandeurs contre leurs anciens conseils sont vagues, incohérentes et non corroborées. Je suis d’avis que les demandeurs n’ont pas satisfait au critère élevé permettant d’établir l’existence d’un manquement à la justice naturelle en raison de l’assistance non effective d’un conseil. En ce qui concerne la seconde question en litige, je suis d’avis que la SPR a déraisonnablement conclu que la demande d’asile présentée par les demandeurs ne comportait aucun fondement crédible au sens du paragraphe 107(2) de la LIPR. En particulier, il était déraisonnable que la SPR conclue que la demande d’asile liée à la MGF ne comportait aucun fondement objectif. Étant donné que la conclusion sur le fondement objectif de la demande d’asile liée à la MGF fait partie de l’évaluation générale de la demande d’asile des demandeurs, notamment des demandes de protection des deux fillettes, la réparation appropriée consiste à renvoyer l’affaire pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[5] Pour les motifs qui suivent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire.

II. Les faits

[6] Les demandeurs sont tous des citoyens du Nigéria. Le plus jeune enfant, le fils de M. et Mme Adeshina, est également citoyen des États-Unis. Les demandeurs ont quitté le Nigéria en 2015 et se sont rendus aux États-Unis en tant que visiteurs. C’est dans ce pays qu’ils se trouvaient principalement entre 2015 et 2018. Entre 2015 et 2017, M. Adeshina a effectué de nombreux voyages entre les États-Unis et le Nigéria. En 2017, les demandeurs ont présenté une demande d’asile aux États-Unis. Aucune décision définitive n’a été rendue au sujet de cette demande, car je crois comprendre que les demandeurs l’ont abandonnée avant d’entrer au Canada en mars 2018.

[7] Les demandeurs ont présenté une demande d’asile dès leur arrivée au Canada. Dans sa déclaration faite aux agents d’immigration à la frontière, M. Adeshina a dit craindre de retourner au Nigéria en raison de sa participation aux activités d’un parti politique nigérian. Les demandeurs ont retenu les services d’une avocate pour les aider à préparer leur demande d’asile [la première conseil].

[8] Les demandeurs ont déposé leurs formulaires de demande d’asile, y compris leur exposé circonstancié, quelques semaines après leur arrivée. L’exposé circonstancié des demandeurs réitérait essentiellement, comme fondement de la demande d’asile, la même déclaration que M. Adeshina avait faite aux agents d’immigration à la frontière : M. Adeshina avait travaillé comme coordonnateur pour le parti politique Congrès des progressistes au Nigéria et avait fait, pendant plusieurs années, l’objet de menaces de mort en raison de ses activités politiques. Dans leur exposé circonstancié, les demandeurs prétendent également craindre l’oncle de M. Adeshina, qui a menacé de leur faire du mal s’ils ne forçaient pas leurs filles à subir une MGF.

[9] Les demandeurs ont retenu les services d’un autre conseil [le deuxième conseil] avant la tenue de l’audience devant la SPR relativement à leur demande d’asile. Le deuxième conseil a déposé de nouvelles versions de l’exposé circonstancié avant l’audience, à laquelle il a représenté les demandeurs. Dans ces nouvelles versions, les demandeurs reconnaissent la fausseté du premier exposé circonstancié et de la déclaration de M. Adeshina au sujet de ses activités politiques. Ces nouvelles versions portent seulement sur les conséquences auxquelles ils seraient confrontés s’ils ne forçaient pas leurs filles à subir une MGF et sur la stigmatisation dont la famille fait l’objet en raison du diagnostic de drépanocytose chez leur plus jeune fille.

[10] La SPR a entendu la demande d’asile des demandeurs le 8 février 2021 et le 18 mars 2021, et l’a rejetée dans une décision datée du 19 avril 2021. Elle a conclu que les demandeurs manquaient de crédibilité et a écarté leurs documents corroborants. En outre, elle a conclu à un manque de fondement objectif des affirmations des demandeurs en ce qui concerne les conséquences qu’ils entrevoyaient en raison de leur refus de forcer leurs deux filles à subir une MGF ou la stigmatisation entourant un diagnostic de drépanocytose. La SPR a conclu, aux termes du paragraphe 107(2) de la LIPR, qu’il n’y avait « aucun fondement crédible » à la demande d’asile présentée par les demandeurs.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[11] La présente demande de contrôle judiciaire soulève deux questions : i) la question de savoir si l’on peut assimiler à un manquement à la justice naturelle l’assistance non effective des anciens conseils des demandeurs quant à la préparation des documents relatifs à leur demande d’asile et à la préparation des demandeurs en vue de l’audition de cette demande; ii) la question de savoir si la conclusion d’absence de fondement crédible tirée par la SPR est raisonnable.

[12] En ce qui concerne la question de l’assistance non effective des conseils, les deux parties s’entendent pour dire que la présomption générale selon laquelle la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable ne s’applique pas aux questions d’équité procédurale (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 23, 77). La question que je dois trancher est celle de savoir si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54). En ce qui concerne la deuxième question, la présomption générale s’applique, et j’examinerai la décision de la SPR en fonction de la norme de la décision raisonnable.

IV. Analyse

A. Incompétence des conseils

[13] Pour établir qu’il y a eu manquement à la justice naturelle en raison de l’assistance non effective d’un conseil dans le cadre d’une procédure d’immigration, notre Cour a jugé qu’un demandeur doit établir la présence de trois composantes :

  1. les omissions ou les actes allégués contre le représentant constituaient de l’incompétence;

  2. il y a eu déni de justice, en ce sens que, n’eût été la conduite alléguée, il existe une probabilité raisonnable que le résultat de l’audience initiale aurait été différent;

  3. le représentant a été informé des allégations et a eu une possibilité raisonnable de répondre (Guadron c Canada (Citoyenneté et Immigration, 2014 CF 1092 au para 11; R c GDB, 2000 CSC 22 au para 26 [GDB]).

[14] Ni l’une ni l’autre des parties ne conteste le fait que le troisième volet du critère a été rempli. Les deux anciens conseils des demandeurs ont été avisés et se sont vu accorder un délai raisonnable pour répondre aux allégations des demandeurs [l’avis d’incompétence]. Les deux anciens conseils ont répondu. Comme je l’expliquerai ci-dessous, les allégations présentées aux anciens conseils comportaient certaines lacunes, c’est-à-dire qu’elles étaient vagues et les détails, inexacts. J’examinerai ce problème dans l’analyse de la question de savoir si les demandeurs ont établi l’incompétence de l’un ou l’autre conseil.

[15] Il incombe aux demandeurs d’établir que la conduite des anciens conseils ne se situait pas à l’intérieur de l’éventail de l’assistance professionnelle raisonnable. L’incompétence est appréciée au moyen de la norme du caractère raisonnable, avec comme point de départ une « forte présomption que la conduite de l’avocat se situe à l’intérieur du large éventail de l’assistance professionnelle raisonnable » (GDB, au para 27).

[16] Je suis d’avis que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau qu’il leur incombait, soit celui d’établir que la conduite de leurs anciens conseils relevait de l’incompétence.

(1) Allégations contre le deuxième conseil

[17] Dans l’avis d’incompétence fourni au deuxième conseil, les demandeurs dressent la liste de nombreuses allégations d’incompétence. Cependant, ils n’invoquent qu’un petit nombre d’entre elles dans le cadre de leur demande de contrôle judiciaire. Certaines allégations formulées à l’encontre du deuxième conseil semblent effectivement injustifiées et non pertinentes. Par exemple, dans l’avis d’incompétence, il est indiqué que le deuxième conseil [traduction] « a abandonné [les demandeurs] à une étape critique de leur demande d’asile », mais aucune explication n’est fournie à l’appui de cette affirmation qui n’est pas étayée par la preuve au dossier.

[18] Dans leurs documents écrits et à l’audience relative au contrôle judiciaire, les demandeurs se sont concentrés uniquement sur la décision du deuxième conseil de présenter deux séries de modifications à la SPR. Ils formulent trois allégations distinctes relativement à cette question : i) le deuxième conseil a modifié la demande d’asile sans avoir reçu de directives de leur part; ii) le deuxième conseil a apporté ces modifications sans avoir d’abord examiné le dossier et l’exposé circonstancié initial dont disposait la SPR; iii) le seul fait d’avoir apporté de telles modifications, même s’il y avait eu des directives et même si le conseil avait examiné le dossier, relève de l’incompétence, car les conséquences sur la crédibilité des demandeurs étaient prévisibles.

[19] En réponse à l’avis d’incompétence, le deuxième conseil a présenté une lettre et un affidavit. Il a réfuté l’allégation selon laquelle il avait apporté des modifications sans avoir reçu de directives des demandeurs. Il a annexé à son affidavit plusieurs échanges effectués par courriel avec M. Adeshina. Les demandeurs n’ont pas contesté l’exactitude de cette correspondance. La première série d’échanges s’est déroulée en mai 2019, avant la présentation de la première modification; la deuxième, en novembre 2020, avant la présentation de la deuxième modification. À plusieurs courriels sont jointes différentes versions des modifications proposées, ainsi que des questions posées par le deuxième conseil pour obtenir de plus amples renseignements.

[20] Les demandeurs n’ont fourni aucune observation en réponse à la preuve présentée par le deuxième conseil. Après examen de ces documents, je ne vois aucun fondement à l’allégation selon laquelle le deuxième conseil a présenté unilatéralement les modifications sans directives de ses clients.

[21] La deuxième allégation, selon laquelle le deuxième conseil a présenté les modifications sans avoir examiné le dossier, est également dénuée de fondement. Il existe une lettre provenant du deuxième conseil à l’intention de la SPR, datée du mois d’avril 2019, dans laquelle il demande à obtenir le dossier complet des demandeurs. La SPR lui a fourni le dossier quelques semaines plus tard. Le deuxième conseil a fait parvenir la première modification à la SPR à la fin du mois de mai 2019, après avoir reçu le dossier qu’elle lui a fait parvenir.

[22] La troisième allégation repose sur la prémisse selon laquelle la présentation d’une modification à un exposé circonstancié initial erroné relève nécessairement de l’incompétence et est contraire à l’intérêt du client. Je n’accepte pas cette prémisse. Les demandeurs n’ont pas réussi à démontrer que la décision du deuxième conseil de déposer une modification relevait de l’incompétence. Le conseil actuel des demandeurs a expliqué que la solution appropriée consiste à ce que le conseil se retire de l’affaire, pour [traduction] « sortir [la demande d’asile] du forum judiciaire », ou invite les demandeurs à solliciter une troisième opinion. Bien que différentes stratégies puissent être appropriées selon les circonstances, rien ne permet de conclure que le deuxième conseil a fait preuve d’incompétence en effectuant une modification en l’espèce.

[23] Je ne suis pas convaincue, à la lumière de la preuve présentée, que les demandeurs ont réussi à démontrer l’incompétence de leur deuxième conseil.

(2) Allégations contre la première conseil

[24] Les demandeurs ont fait preuve d’une négligence semblable dans la formulation des allégations qu’ils ont fait parvenir à leur première conseil. Par exemple, ils ont allégué que la première conseil s’est retirée du dossier à un moment critique du processus de la demande d’asile, mais M. Adeshina déclare ce qui suit dans son affidavit déposé dans le cadre du contrôle judiciaire : [traduction] « étant donné que nous n’étions pas satisfaits du travail effectué par [la première conseil], nous avons embauché un second avocat ». Comme ce fut le cas en ce qui concerne l’avis d’incompétence communiqué au deuxième conseil, les demandeurs ne se fondent pas sur beaucoup des allégations qui se trouvent dans ce document pour la demande de contrôle judiciaire. Leur principale allégation est fondée sur le niveau d’assistance offert par la première conseil lorsqu’elle préparait les formulaires et l’exposé circonstancié pour leur demande d’asile.

[25] Le récit des demandeurs n’est pas cohérent. Dans le cadre du contrôle judiciaire, ils allèguent que leur première conseil a déposé unilatéralement leurs formulaires et leur exposé circonstancié relatifs à leur demande d’asile, sans qu’ils les aient examinés ou sans directives de leur part. À l’audience tenue devant la SPR, M. Adeshina a d’abord déclaré que la première conseil n’avait rien à voir avec l’exposé circonstancié des demandeurs et qu’ils l’avaient rédigé eux-mêmes. Lorsqu’on lui a demandé comment l’exposé circonstancié pouvait avoir été télécopié à partir du bureau de la première conseil, M. Adeshina a affirmé que la secrétaire de la première conseil avait rédigé l’exposé circonstancié des demandeurs sans qu’ils en aient connaissance. Mme Adeshina a également déclaré que les demandeurs avaient décidé d’ajouter dans leur demande d’asile de faux renseignements au sujet des activités politiques de M. Adeshina, renseignements qu’il avait donnés aux agents de l’immigration à leur arrivée, en suivant les conseils qu’ils avaient reçus d’autres familles de réfugiés au YMCA.

[26] Dans sa réponse à l’avis d’incompétence, la première conseil des demandeurs a affirmé que ceux-ci avaient rédigé leur propre exposé circonstancié et le lui avaient fait parvenir par courriel. Elle a joint ce courriel à sa réponse. Les demandeurs n’ont pas contesté l’exactitude de cette correspondance. La première conseil a également affirmé qu’elle avait rencontré les demandeurs seule, au cours de la fin de semaine précédant le dépôt des formulaires et de l’exposé circonstancié relatifs à la demande d’asile, et qu’elle avait parcouru l’exposé circonstancié avec eux et y avait apporté des corrections avant le dépôt. Elle affirme dans sa réponse que les demandeurs n’ont jamais indiqué qu’ils présentaient un récit erroné. Je ne crois pas que les demandeurs affirment qu’ils ont reconnu, devant leur première conseil, que leur exposé circonstancié initial était faux.

[27] Me fondant sur la preuve qui m’a été présentée, je ne suis pas convaincue que l’allégation d’incompétence avancée par les demandeurs contre leur première conseil a « pour fondement des faits très précis » ou qu’elle « ressort de la preuve de façon suffisamment claire et précise » (Brown c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1305 au para 54; Shirwa c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3026 (CAF), [1994] 2 CF 51; Vardalia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 300 au para 40). Par conséquent, les demandeurs n’ont pas établi que la conduite de la première conseil relevait de l’incompétence.

[28] Étant donné que les demandeurs n’ont pas satisfait au premier volet du critère permettant d’établir que la conduite des anciens conseils relevait de l’incompétence, il n’est pas nécessaire d’examiner le deuxième volet du critère (la composante ayant trait au préjudice).

B. Conclusion selon laquelle il n’y avait aucun fondement crédible

[29] Dans leur mémoire, les demandeurs ont soutenu que la décision de la SPR était déraisonnable, mais n’ont fourni aucun argument à l’appui de ce motif de contrôle. À l’audience relative au contrôle judiciaire, outre l’argument sur l’incompétence des conseils, le conseil actuel des demandeurs a soutenu que la décision était déraisonnable en raison de la conclusion selon laquelle il n’y avait « aucun fondement crédible », et, en particulier, en raison de l’évaluation faite par la SPR de la preuve objective quant au risque lié à la MGF. Le conseil des demandeurs n’a pas contesté les conclusions qu’a tirées la SPR quant à la crédibilité.

[30] Le paragraphe 107(2) de la LIPR prévoit que si elle conclut « qu’il n’a été présenté aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu fonder une décision favorable, [la SPR] doit faire état dans sa décision de l’absence de minimum de fondement de la demande ». Comme je l’ai déjà mentionné, cette conclusion entraîne des conséquences graves pour les demandeurs d’asile. Elle les empêche d’interjeter appel devant la SAR d’une décision défavorable de la SPR (LIPR, art 110(2)c)), ce qui, à son tour, les prive du droit au sursis prévu par la loi en attendant l’issue de leur appel et du contrôle judiciaire d’une décision défavorable de la SAR (Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002-227, art 231(1)).

[31] Vu le libellé du paragraphe 107(2) et les droits procéduraux importants touchés par son application, le critère auquel il faut satisfaire pour que la Cour conclue à une « absence d’un minimum de fondement » est exigeant (Mahdi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 218 au para 10; Omaboe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1135 au para 18).

[32] En ce qui concerne la demande d’asile fondée sur la MGF, la SPR a reconnu que la MGF demeurait très répandue et qu’elle était pratique courante dans le groupe ethnique de M. Adeshina, les Yorubas. Or, la SPR a conclu que la demande d’asile fondée sur la MGF ne reposait sur aucun fondement objectif, car « les conséquences que subiraient les parents yorubas en cas de refus n’impliquent pas de menaces à la vie ou à la sécurité ». La SPR affirme être parvenue à cette conclusion en soupesant la preuve qui lui a été présentée et en accordant « tout le poids voulu aux sources objectives, fiables et réputées » et « peu de poids aux articles de journaux cités, qui font état des conséquences sur la vie et la sécurité des parents qui refusent de soumettre leurs filles à la MGF ».

[33] La SPR s’est fondée uniquement sur sa conclusion selon laquelle la demande d’asile liée à la MGF ne reposait sur aucun fondement objectif, pour ensuite conclure qu’il ne faudrait accorder aucun poids à certains éléments de preuve corroborants présentés par les demandeurs. Elle a conclu qu’il ne fallait accorder aucun poids aux lettres provenant des membres de la famille des demandeurs, car elles ne concordent pas avec sa conclusion selon laquelle il n’y avait aucun fondement objectif à la demande d’asile liée à la MGF.

[34] Le défendeur a soutenu qu’il était loisible à la SPR de soupeser les éléments de preuve et d’en préférer certains par rapport à d’autres. Cela est certainement vrai, mais cette approche n’appuie pas la conclusion de la SPR selon laquelle la demande d’asile ne présentait « aucun fondement crédible » aux termes du paragraphe 107(2). Il est faux de dire que la SPR n’a accordé aucun poids à la preuve objective présentée à l’appui des allégations des demandeurs; elle y a plutôt accordé « peu de poids » et a conclu qu’elle préférait d’autres éléments de preuve. Il était loisible à la SPR de le faire. Cependant, cet exercice de pondération n’appuie pas la conclusion selon laquelle la demande ne reposait sur « aucun fondement crédible ». Notre Cour a fait remarquer dans plusieurs affaires qu’une conclusion d’absence d’élément de preuve crédible ne peut être ni une « solution employée sans discernement, ni un résumé des insuffisances ou des pour et contre des preuves » (Mohamed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 598 au para 31; Mahdi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 218 au para 10; Boztas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 139 aux para 11‐12). C’est exactement ce qu’a fait la SPR en l’espèce. Après avoir examiné les motifs de la SPR et la preuve objective au dossier, je juge déraisonnable la conclusion de la SPR selon laquelle la demande d’asile liée à la MGF ne reposait sur aucun élément de preuve crédible, et donc selon laquelle la demande d’asile des demandeurs ne reposait sur « aucun fondement crédible ».

C. Réparation

[35] Dans plusieurs affaires, notre Cour a renvoyé uniquement la question relative à la conclusion d’absence de fondement crédible afin qu’elle soit tranchée à nouveau par un autre commissaire de la SPR, et a jugé que les autres aspects de la décision de la SPR étaient par ailleurs raisonnables (voir par exemple Omar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 20 aux para 20-22; Hadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 590 au para 55). Comme l’a déclaré la juge Pallotta en tranchant une question semblable dans le contexte de demandes d’asile manifestement infondées, « une cour de révision peut annuler un aspect d’une décision si cet aspect peut clairement être retranché du reste de la décision » (Balyokwabwe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 623 au para 64).

[36] J’estime qu’il n’est pas possible de retrancher de la décision la conclusion selon laquelle il n’y avait « aucun fondement crédible ». La conclusion d’absence de fondement crédible reposait en partie sur la conclusion que la demande liée à la MGF ne reposait sur aucun fondement crédible. La SPR s’est fondée uniquement sur sa conclusion selon laquelle il n’y avait aucun fondement objectif à la prétention relative à la MGF pour n’accorder aucun poids à certains des éléments de preuve corroborants présentés par les demandeurs. La conclusion selon laquelle il n’y avait « aucun fondement crédible » est donc interreliée à d’autres parties du raisonnement. Dans ces circonstances, la réparation appropriée consiste à renvoyer l’affaire dans sa totalité pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[37] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4093-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La décision de la SPR, datée du 19 avril 2021, est annulée.

  2. L’affaire est renvoyée à un tribunal de la SPR différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4093-21

 

INTITULÉ :

OMOLARA NIMOTA ADESHINA ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 AVRIL 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 NOVEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Alain Tayeye

 

POUR LEs DEMANDEURs

 

Brooklynne Eeuwes

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alain Tayeye

Avocat

Ottawa (Ontario)

POUR LEs DEMANDEURs

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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