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Date : 20221104


Dossier : T-1423-22

Référence : 2022 CF 1506

Ottawa (Ontario), le 4 novembre 2022

En présence de l'honorable juge Roy

ENTRE :

L’HONORABLE GÉRARD DUGRÉ

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

et

LE CONSEIL CANADIEN DE

LA MAGISTRATURE

mis en cause

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] L’Honorable Gérard Dugré, un juge de la Cour supérieure du Québec, fait l’objet de procédures devant le Conseil canadien de la magistrature (le CCM). Il demande le contrôle judiciaire du Rapport préparé par un comité d’enquête. Le Procureur général du Canada demande à la Cour de radier la demande de contrôle judiciaire pour cause de prématurité.

I. Comment en sommes-nous arrivés là

[2] Dans le cours de ces procédures devant le CCM, le Demandeur a tenté à déjà trois reprises de faire des demandes de contrôle judiciaire devant cette Cour. Les demandes de contrôle judiciaire ont été radiées comme étant prématurées. Deux demandes de surseoir aux audiences qui devaient se tenir devant le Comité d’enquête ont aussi été rejetées. Ces décisions de notre Cour ont été confirmées par la Cour d’appel fédérale. En voici la liste :

· 2019 CF 1604 (J. Martineau)

Deux demandes de contrôle judiciaire ont été radiées pour cause de prématurité;

· 2020 CF 602 (J. Roy)

Demande de sursis quant aux audiences à être tenues par le Comité d’enquête du CCM : refusée;

· 2020 CF 789 (J. Roy)

Trois demandes de contrôle judiciaire ont été radiées pour cause de prématurité. L’une des demandes visait le déféré d’une plainte par le vice-président du Comité sur la surveillance des juges au Comité d’enquête déjà chargé de l’examen d’autres plaintes. Une deuxième demande portait sur quatre plaintes déférées au Comité d’enquête par le Directeur exécutif du CCM. La troisième demande portait sur un avis informant le juge Dugré des allégations dont il était l’objet;

· 2021 CAF 8

Arrêt de la Cour d’appel fédérale mettant fin de façon sommaire aux appels soumis par le Demandeur à l’endroit des deux décisions de cette Cour radiant les demandes de contrôle judiciaire parce que prématurées (2019 CF 1604 et 2020 CF 789);

· 2021 CAF 40

Arrêt rejetant l’appel relatif au refus de surseoir aux audiences à être tenues par le Comité d’enquête (2020 CF 602);

· 2021 CF 448 (J. McHaffie)

Le Comité d’enquête aura disposé de cinq demandes préliminaires dans le cours de son enquête sur les plaintes qui lui avaient été déférées. Décision à leur égard était rendue le 17 novembre 2020. Le Demandeur a alors demandé le contrôle judiciaire du rejet par le Comité d’enquête de ses demandes préliminaires. Comme pour les autres demandes de contrôle judiciaire, le Procureur général demandait la radiation de la demande de contrôle judiciaire comme prématurée. Le juge Dugré demandait quant à lui à ce que notre Cour prononce un sursis jusqu’à une décision éventuelle de la Cour suprême du Canada. Notre Cour a radié la demande de contrôle judiciaire à l’égard de la décision du Comité d’enquête sur les moyens préliminaires; elle a aussi rejeté la demande de sursis;

· 2021 CAF 139

L’appel de la décision de cette Cour (2021 CF 448) qui radiait la demande de contrôle judiciaire parce que prématurée est rejeté. Est aussi rejeté l’appel au sujet de la demande de sursis.

[3] Depuis le 17 novembre 2020 où le Comité d’enquête a disposé des moyens préliminaires soulevés par le juge Dugré, le Comité d’enquête a procédé à ses travaux. Il concluait ceux-ci par son Rapport portant la date du 9 juin 2022. Le Rapport du Comité constitué en vertu de l’article 63 de la Loi sur les juges, LRC (1985), ch J-1 pour mener une enquête sur la conduite du juge Gérard Dugré de la Cour supérieure du Québec compte 687 paragraphes, le dernier de ceux-ci déclarant que le Demandeur « a commis des inconduites et [le Comité] recommande sa révocation ».

[4] Sont annexés au Rapport les motifs des décisions sur les moyens préliminaires rendues le 17 novembre 2020. Ces seuls motifs comptent 225 paragraphes.

[5] Le Demandeur cherche maintenant à obtenir le contrôle judiciaire de ce Rapport sur la base d’une demande de contrôle judiciaire du 11 juillet 2022. La demande de contrôle judiciaire s’attaque aussi à la décision du Comité sur les moyens préliminaires.

[6] Le Procureur général du Canada se présente devant cette Cour pour requérir la radiation de la demande de contrôle judiciaire parce qu’elle serait, comme les autres, prématurée.

II. La position des parties

A. Le Procureur général

[7] La position du Procureur général est fondée sur le principe général qu’une cour de révision ne doit pas intervenir durant le cours d’un processus administratif. En l’espèce, le Procureur général dit que le processus n’est pas complété. Ce ne sera que lorsque le Conseil canadien de la magistrature se sera prononcé sur la recommandation à faire au ministre de la Justice que l’on aura une décision qui met fin au processus enclenché.

[8] Le Procureur général cherche appui sur la jurisprudence de cette Cour, mais encore davantage sur la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale, dont la décision du 20 janvier 2021 où la Cour d’appel fédérale a soulevé proprio motu que les appels des décisions rendues par notre Cour (2019 CF 1604 et 2020 CF 789) pourraient être voués à l’échec. Le juge en chef de la Cour d’appel fédérale a requis les observations des parties et la Cour a éventuellement rejeté les appels sommairement parce que la doctrine de la prématurité s’appliquait à l’espèce (2021 CAF 8).

[9] La jurisprudence constante de la Cour d’appel fédérale depuis l’arrêt de principe dans Canada (Agence des services frontaliers) c C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, [2011] 2 RCF 332 [C.B. Powell Limited], dont le prononcé culmine pour nos fins avec l’arrêt Dugré c Canada (Procureur général), 2021 CAF 8, doit disposer de la présente demande de radiation. Selon cet arrêt, il ne faut pas atténuer la rigueur du principe de non-ingérence qui est quasi-absolu.

[10] La doctrine de la prématurité commande que les exceptions, qui sont très rares, « exigent que les conséquences d’une décision interlocutoire soient à ce point « immédiates et radicales » qu’elles mettent en question la primauté du droit » (mémoire des faits et du droit du Défendeur, para 80, citant au texte Dugré c Canada (Procureur général), 2021 CAF 8 au para 35).

[11] Ainsi, pour le Procureur général, deux éléments importent. Le processus enclenché n’est pas complété puisque c’est au CCM que revient la décision de faire la recommandation au ministre de la Justice, si tel doit être le cas. Mais le CCM pourrait ne pas faire une recommandation de révocation; il pourrait aussi requérir des éclaircissements ou une enquête supplémentaire. La décision ultime sur une recommandation de révocation appartient au CCM, à la prochaine étape du processus enclenché. L’autre élément sera bien sûr l’absence de circonstances exceptionnelles permettant d’éviter la doctrine de la prématurité. Aucune telle circonstance n’existe en l’espèce. Le Demandeur a insisté que sa réputation était entachée par le Rapport du Comité d’enquête, ce qui devrait permettre de pouvoir avoir accès à la Cour fédérale dès maintenant. Le Procureur général soumet que la Cour d’appel fédérale a déjà répondu à l’argument dans son arrêt Newbould c Canada (Procureur général), 2017 CAF 106, [2018] 1 RCF 590 au para 31 :

[31] Cela dit, la question à trancher est de savoir si l’appelant est en mesure de démontrer une telle atteinte à sa réputation. L’appelant affirme que les travaux du comité d’enquête entacheront irrémédiablement la réputation qu’il a acquise au fil des ans au sein de la magistrature. Je suis sensible à cet argument, mais le préjudice dont se plaint l’appelant est inhérent au processus dans lequel il est engagé, et c’est là où le bât blesse. S’il est probable que l’appelant subisse un préjudice irréparable du seul fait que ses agissements seront examinés par un comité d’enquête, alors tous les juges se trouvant dans la même situation en subiront également un préjudice irréparable. Je ne suis pas disposé à tirer pareille conclusion.

B. Le juge Dugré

[12] Le Demandeur présente à la Cour différents commentaires que l’on retrouve au Rapport d’enquête qui, plaide-t-il, ont l’effet de porter atteinte à sa réputation. Il se plaint du processus d’enquête qu’il dit avoir été empreint d’atteintes à l’équité procédurale : cela requiert une intervention immédiate. De fait, il ne s’agirait pas d’une décision interlocutoire, mais plutôt d’une décision finale, court-circuitant ainsi la doctrine de la prématurité. On parle en termes de « contexte factuel et juridique différent de celui qui prévalait dans le cadre des instances antérieures » (mémoire des faits et du droit du Demandeur, para 9). Le Demandeur réfère ici aux demandes en radiation faites et accordées en cette Cour et confirmées en Cour d’appel fédérale.

[13] Ce contexte factuel et juridique consiste essentiellement en la prétention que le Comité d’enquête a épuisé sa compétence lorsqu’il émet sa recommandation : il a produit son Rapport qui a des conséquences « très graves » pour le Demandeur.

[14] Le Demandeur plaide que ses droits sont irrémédiablement perdus s’il ne peut procéder au contrôle judiciaire maintenant au lieu d’attendre « que d’autres décisions soient rendues sur la vue d’un rapport mal fondé et nul puisqu’étant notamment le produit de multiples violations de l’équité procédurale commise [sic] à l’encontre du Demandeur » (mémoire des faits et du droit du Demandeur, para 21).

[15] La décision qui sera rendue par le CCM ne sera pas davantage finale que la « décision » du Comité d’enquête. De toute manière, elle n’est elle aussi qu’une recommandation. À tout événement, il est préférable de faire la révision d’un rapport inique que d’incommoder plus de 17 membres du CCM (il s’agit du quorum requis pour une décision).

[16] Le Demandeur déclare que le contenu et les conclusions du Rapport des Comités d’enquête sont à ce point immédiats et finaux qu’ils remettent en question la primauté du droit et l’équité procédurale.

[17] Enfin, le Demandeur cherche à faire ses choux gras d’un passage tiré de la décision du juge Martineau lors des radiations des deux demandes initiales en décembre 2019 (2019 CF 1604). Je reproduis le paragraphe 23 :

[23] À cause du cloisonnement administratif actuel, la procédure en plusieurs étapes devant le Conseil est de nature à protéger les droits du demandeur. Il n’est pas opportun d’intervenir avant que le processus enclenché ait au moins franchi la quatrième étape, soit celle des Comités d’enquête, où il sera loisible au demandeur de faire valoir tous les arguments préliminaires et de fond justifiant le rejet des plaintes en question. D’ailleurs, tel que je l’ai noté dans Girouard, le Comité d’enquête aura également le pouvoir de se prononcer sur toute question de fait ou de droit, incluant tout argument constitutionnel ou d’interprétation statutaire, et pourra décider du bien fondé de toute « requête Boilard » que le demandeur pourrait présenter en l’occurrence (voir aussi Alexion au para 48; Forest Ethics Advocacy Association c Canada (Office national de l'énergie), 2014 FCA 245 aux paras 40-45; sur la capacité du Comité d’enquête de trancher des questions constitutionnelles, voir le Rapport du comité d’enquête sur sa compétence de mener une enquête concernant le juge Gratton de la Cour de justice de l’Ontario, Ottawa, le 26 janvier 1994; sur la « requête Boilard », voir Cosgrove c Canada (Procureur général), 2008 CF 941).

[18] À ce stade, le juge Dugré présentait deux demandes de contrôle judiciaire avant même que le Comité d’enquête ne puisse commencer ses travaux. L’annonce de la création du Comité d’enquête avait eu lieu en septembre 2019. Les deux premières demandes de contrôle judiciaire venaient les 4 et 7 octobre 2019 et leur prématurité était déclarée le 13 décembre 2019. C’est dans ce contexte que mon collègue d’alors, le juge Martineau, disait qu’une intervention avant même que le processus d’enquête soit enclenché, qu’il ait au moins franchi la quatrième étape, ne serait pas opportun.

[19] Le Demandeur cherche à faire de ces mots un prononcé selon lequel notre Cour aurait ainsi annoncé la conclusion que l’accès à la Cour serait possible une fois le Rapport du Comité d’enquête émis.

III. Analyse

[20] À mon avis, la demande de contrôle judiciaire du Rapport d’enquête, y inclus les décisions sur les moyens préliminaires, est prématurée. Une telle demande ne peut venir, sauf circonstances exceptionnelles, qu’une fois le processus « administratif » complété. Ce processus ne peut qu’être celui du Conseil canadien de la magistrature qui se termine par une décision sur l’opportunité, aux termes de la Loi sur les juges, de faire une recommandation de révocation. La doctrine de la prématurité requiert que ce processus soit complété avant de rechercher le contrôle judiciaire.

[21] J’entends d’abord examiner le processus mandaté par la Loi sur les juges et le Règlement administratif du Conseil canadien de la magistrature sur les enquêtes (2015), DORS/2015-203 [Règlement]. Je passerai ensuite en revue la jurisprudence pertinente sur la puissance de la doctrine de la prématurité avant d’appliquer le tout aux circonstances de notre cas.

A. Le régime établi quant aux enquêtes sur les juges

[22] C’est l’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, ch 3 (R-U) (mod. par la Loi de 1982 sur le Canada, ch 11 (R-U), annexe de la Loi constitutionnelle de 1982, no 1, LRC (1985), appendice II, no 5), qui traite de la possibilité de révoquer un juge de cour supérieure.

Durée des fonctions des juges

Tenure of office of Judges

99 (1) Sous réserve du paragraphe (2) du présent article, les juges des cours supérieures resteront en fonction durant bonne conduite, mais ils pourront être révoqués par le gouverneur général sur une adresse du Sénat et de la Chambre des Communes.

99 (1) Subject to subsection (2) of this section, the judges of the superior courts shall hold office during good behaviour, but shall be removable by the Governor General on address of the Senate and House of Commons.

Cessation des fonctions à l’âge de 75 ans

Termination at age 75

(2) Un juge d’une cour supérieure, nommé avant ou après l’entrée en vigueur du présent article, cessera d’occuper sa charge lorsqu’il aura atteint l’âge de soixante-quinze ans, ou à l’entrée en vigueur du présent article si, à cette époque, il a déjà atteint ledit âge.

(2) A judge of a superior court, whether appointed before or after the coming into force of this section, shall cease to hold office upon attaining the age of seventy-five years, or upon the coming into force of this section if at that time he has already attained that age.

[23] La Loi constitutionnelle de 1867 ne prévoit pas la procédure à suivre lorsque le Parlement doit examiner la conduite d’un juge pour déterminer si une révocation est justifiée. Cette absence de cadre avait entraîné des difficultés au cours des années 60 dans le cas du juge Landreville. On procédait alors à une enquête en vertu de la Loi sur les enquêtes, aujourd’hui LRC (1985), ch I‐11. C’est ainsi qu’est née la partie II de la Loi sur les juges. Comme le notait la Cour d’appel fédérale dans Canada (Procureur général) c Cosgrove, 2007 CAF 103, [2007] 4 RCF 714 [Cosgrove], en vertu de l’article 71 de la Loi sur les juges, « il est théoriquement possible pour un juge d’être destitué même si la procédure d’enquête prévue par la partie II de la Loi sur les juges n’est jamais engagée » (au para 49). Mais c’est l’enquête sous cette Loi qui est évidemment privilégiée. La Cour d’appel fédérale dans Cosgrove disait d’ailleurs que « la racine du problème [dans Landreville] était l’absence d’une procédure équitable et détaillée applicable aux enquêtes sur les plaintes concernant la conduite des juges des juridictions supérieures » (au para 48).

[24] Cette Loi crée le Conseil canadien de la magistrature. Le pouvoir d’enquête est conféré au CCM par l’article 63 de la Loi sur les juges. Alors que le CCM doit faire enquête si requis par un procureur général d’une province ou par le ministre de la Justice du Canada (article 63(1)), il « peut en outre enquêter sur toute plainte ou accusation relative à un juge d’une juridiction supérieure » (article 63(2)). C’est le cas en notre espèce.

[25] Le CCM, dont la composition est déterminée par l’article 59 de la Loi sur les juges, inclut les juges en chef et les juges en chef associés et adjoints des juridictions supérieures ou de leurs sections ou chambres. Ainsi, la Loi permet au CCM de constituer un comité d’enquête (article 63(3)). Il peut examiner toute plainte ou accusation qui aura été portée à son attention (Règlement, article 5). Ce Règlement prévoit de façon sommaire la procédure que suivra le comité d’enquête. Le CCM ou le comité formé pour l’enquête est réputé constituer une juridiction supérieure, ayant le pouvoir de citer des témoins, de les obliger à comparaître devant lui et à produire des documents. Le comité formé par le CCM produira un rapport à être remis au CCM.

[26] La Loi sur les juges prévoit que c’est le CCM qui présente au ministre de la Justice du Canada son rapport sur ses conclusions à l’issue de l’enquête (article 65(1)). C’est à l’article 65(2) que le CCM « peut, dans son rapport, recommander la révocation s’il est d’avis que le juge en cause est inapte à remplir utilement ses fonctions ... » pour l’un ou l’autre des motifs prévus. Clairement, c’est le CCM qui enquête, grâce au comité d’enquête, et qui fait rapport au ministre; le pouvoir de faire une recommandation est entre les mains du CCM (Girouard c Canada (Procureur général), 2020 CAF 129, [2020] 4 RCF 557 aux para 89 et 91). L’organe utilisé pour l’enquête est le comité d’enquête qui fait l’objet de certaines prescriptions au Règlement.

[27] Outre la procédure à suivre lors de l’enquête (articles 5, 6 et 7 du Règlement), il est expressément prévu que le comité d’enquête, dans un rapport, « consigne les constatations de l’enquête et statue sur l’opportunité de recommander la révocation du juge » (article 8(1) du Règlement). Comme on le voit, le comité d’enquête ne se substitue au CCM qui, de par la Loi, fait la recommandation au ministre de la Justice du Canada. Le comité d’enquête est plutôt invité à statuer « sur l’opportunité de recommander la révocation du juge » (je souligne). La version anglaise parle en termes de « setting out its findings and its conclusions about whether to recommend the removal of the judge from office ». Comme il me semble clair, le rapport du comité d’enquête n’est pas la recommandation. Cela est l’apanage exclusif du CCM. Le rôle du comité est de se prononcer sur l’opportunité de recommander une révocation, sans plus. Le CCM est évidemment libre de former son propre jugement quant à la recommandation à faire.

[28] D’ailleurs, le Règlement reconnaît cet état de fait puisque le CCM doit examiner le rapport du comité d’enquête (et les observations du juge), ayant un quorum de dix-sept membres, pour considérer la décision à prendre. Les options qui s’offrent alors au CCM sont multiples. L’article 12 du Règlement est ainsi rédigé :

Éclaircissements

Clarification

12 S’il estime que le rapport du comité d’enquête exige des éclaircissements ou qu’une enquête complémentaire est nécessaire, le Conseil peut renvoyer tout ou partie de l’affaire au comité d’enquête en lui communiquant des directives.

12 If the Council is of the opinion that the Inquiry Committee’s report requires a clarification or that a supplementary inquiry or investigation is necessary, it may refer all or part of the matter back to the Inquiry Committee with directions.

[29] Comme on peut le voir, le choix qui s’offre au CCM n’est pas seulement binaire : recommander la révocation ou non. Il peut exiger des éclaircissements ou des compléments d’enquête au comité qu’il a choisi pour l’enquête. De cela, une inférence assez évidente peut être tirée. Ce n’est que le CCM qui peut faire une recommandation au ministre de la Justice du Canada. Le comité d’enquête est essentiellement au service du CCM dont il peut recevoir des directives même après avoir complété ses travaux et remis son rapport dans lequel le comité d’enquête ne peut que se prononcer sur l’opportunité de recommander une révocation.

[30] Le CCM se voit conféré par la Loi sur les juges la tâche d’enquêter sur les plaintes et accusations contre des juges de juridiction supérieure. C’est lui qui fait une recommandation de révoquer un juge pour un des motifs de l’article 65(2) de la Loi. Ce processus s’arrête là, et non au stade du travail fait par le comité d’enquête. L’étape suivante est d’un autre ressort. On peut lire dans Cosgrove :

[64] Comme je l’explique plus haut, le Conseil n’a pas le pouvoir de destituer un juge. La destitution ne peut être prononcée que par le gouverneur général, à la requête conjointe du Sénat et de la Chambre des communes. Si la question de la destitution doit être soumise au Parlement, cette tâche revient au ministre. Il est loisible au ministre de soumettre la question au Parlement ou de n’en rien faire. Comme tous les actes d’un procureur général, le pouvoir du ministre en la matière est limité par l’obligation constitutionnelle d’agir de bonne foi, objectivement, d’une manière impartiale et selon ce qu’exige l’intérêt public. En l’absence d’une preuve contraire, il est présumé que le ministre s’acquittera de cette obligation.

B. La demande de contrôle judiciaire est-elle prématurée

[31] Après avoir constaté que le processus mis en place par la Loi sur les juges implique l’action du Conseil canadien de la magistrature, la seule question qui se pose est de déterminer si un contrôle judiciaire du Rapport fait par le Comité d’enquête constitué par le Conseil canadien de la magistrature est prématuré puisque le processus prévu par la Loi n’est pas complété. À mon avis, la doctrine de la prématurité doit trouver pleine application.

[32] L’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans Dugré c Canada (Procureur général), 2021 CAF 8, me semble s’imposer. La Cour d’appel fédérale y reprend haut et fort les paragraphes 30 à 32 de l’arrêt de principe qu’est devenu C.B. Powell Limited. Je les reproduis à nouveau, j’y souligne les passages qui, à mon avis, décrivent la doctrine, et j’y ajoute le paragraphe 33 :

[30] En principe, une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui sont ouvertes en vertu du processus administratif. L’importance de ce principe en droit administratif canadien est bien illustré par le grand nombre d’arrêts rendus par la Cour suprême du Canada sur ce point : [Citations omises.]

[31] La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui-ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

[32] On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif (voir, par ex. Consolidated Maybrun, précité, paragraphe 38, Aéroport international du Grand Moncton. c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2008 CAF 68, paragraphe 1; Ontario College of Art c. Ontario (Human Rights Commission) (1992), 99 D.L.R. (4th) 738 (Cour div. Ont.). De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire (voir, par ex. Consolidated Maybrun, précité, paragraphe 43, Delmas c. Vancouver Stock Exchange (1994), 119 D.L.R. (4th) 136 (C.S. C.‐B.) conf. par (1995), 130 D.L.R. (4th) 461 (C.A.C.‐B.), et Jafine c. College of Veterinarians (Ontario) (1991), 5 O.R. (3d) 439 (Div. gén.)). Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles (Dunsmuir c. Nouveau‐Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, paragraphe 48).

[33] Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non-ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé (voir à titre général l’ouvrage de D.J.M. Brown et J.M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (édition à feuilles mobiles) (Toronto, Canvasback Publishing, 2007), pages 3:2200, 3:2300 et 3:4000, ainsi que l’ouvrage de David J. Mullan, Administrative Law (Toronto, Irwin Law, 2001), pages 485 à 494). Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‐ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces (voir Harelkin, Okwuobi, paragraphes 38 à 55, et University of Toronto c. C.U.E.W, Local 2 (1988), 55 D.L.R. (4th) 128 (Cour div. Ont.)). Ainsi que je le démontrerai sous peu, l’existence de ce qu’il est convenu d’appeler des questions de compétence ne constitue pas une circonstance exceptionnelle justifiant un recours anticipé aux tribunaux.

[Je souligne.]

[33] La doctrine de la prématurité n’a que pris de la vigueur dans les années suivantes. Dans Wilson c Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17, [2015] 4 RCF 467 [Wilson], la Cour d’appel fédérale insiste sur la puissance et l’omniprésence de la doctrine :

[32] L’importance de ces valeurs du droit public explique la puissance et l’omniprésence du principe général interdisant les contrôles judiciaires prématurés. D’ailleurs, lorsque les conditions appropriées sont réunies, ce principe général peut servir de fondement à une requête préliminaire en radiation (Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, [2014] D.T.C. 5001, au paragraphe 66 (ouverture à une requête en radiation), aux paragraphes 51 à 53 (principe général d’inadmissibilité en preuve des affidavits à l’appui), et aux paragraphes 82 à 89 (analyse du caractère prématuré dans le cadre des requêtes en radiation). Ces requêtes servent à tuer dans l’œuf les demandes de contrôle judiciaire prématurées qui portent atteinte à ces valeurs.

[33] En raison de la puissance et l’omniprésence du principe général interdisant les demandes de contrôle judiciaire prématurées et de la nécessité de décourager les incursions prématurées devant juridictions de révision, les exceptions à ce principe général sont rares et les tribunaux admettent volontiers les requêtes préliminaires en radiation. Comme la Cour l’a expliqué dans l’arrêt C.B. Powell, précité, les exceptions reconnues à ce principe tiennent compte des faits particuliers constatés dans les décisions d’espèce. Il arrive, dans de rares cas, que les valeurs issues du droit public ne ressortent pas clairement des circonstances particulières d’une affaire ou que ces valeurs soient neutralisées par des valeurs concurrentes, ou les deux. Par exemple, dans de rares situations, les conséquences d’une décision interlocutoire pour le demandeur sont à ce point immédiates et radicales que le tribunal est amené à s’interroger sur le respect du principe de la primauté du droit (Dunsmuir c. Nouveau‐Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, aux paragraphes 27 à 30). En pareil cas – où il y a souvent ouverture à un bref de prohibition –, les valeurs sous‐jacentes au principe général interdisant le contrôle judiciaire prématuré perdent de leur importance.

[Je souligne.]

[34] On retrouve le même thème dans Alexion Pharmaceuticals Inc. c Canada (Procureur général), 2017 CAF 241, dont je reproduis les paragraphes 47 et 49 :

[47] En principe, les parties à une instance administrative ne peuvent s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui leur sont ouvertes dans le cadre du processus administratif. Cela signifie qu’habituellement une partie à une procédure administrative doit présenter au décideur administratif tous les arguments à l’égard desquels il a compétence et qu’elle doit obtenir sa décision avant de déposer une demande de contrôle judiciaire (Canada (Agence des services frontaliers) c. C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, par. 30 et 31, [2011] 2 R.C.F. 332; Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle‐Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, par. 35 et 37, [2012] 1 R.C.S. 364).

[...]

[49] Plusieurs des raisons qui justifient cette règle et démontrent qu’elle est dans l’intérêt public sont résumées dans l’arrêt C.B. Powell, précité, au paragraphe 32. Parmi celles-ci il y a l’opportunité d’éviter la multiplicité des procédures et le gaspillage des ressources que suppose la présentation de demandes de contrôle judiciaire interlocutoires lorsque le demandeur pourrait de toute façon obtenir gain de cause à l’issue du processus administratif ainsi que l’opportunité de veiller à ce que la cour de révision bénéficie des conclusions du décideur administratif et la nécessité pour les cours de justice de respecter la décision du législateur d’octroyer à des organismes administratifs un pouvoir décisionnel. Lorsque la question est de nature constitutionnelle, on risque aussi en s’adressant en premier lieu à une cour de justice de priver la cour du point de vue du décideur administratif en ce qui concerne « des appréciations factuelles, des éclairages attribuables à sa spécialisation, résultant de nombreuses années à statuer sur une myriade d’affaires complexes, et toute considération pertinente sur le plan des politiques » (Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, par. 42 et 45, [2015] 4 R.C.F. 75). Le fait qu’elle soit fréquemment invoquée à l’appui des requêtes en radiation (Wilson c. Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17, par. 32 et 33, [2015] 4 R.C.F. 467) et qu’il soit permis à la Cour de la soulever d’office (Forest Ethics, précité, par. 22) témoignent de la vigueur de la règle en question et des principes qui la sous-tendent.

[Je souligne.]

Comme on le voit, la doctrine a une puissance telle qu’elle peut être soulevée proprio motu et elle peut être invoquée sur requête en radiation.

[35] Or, dans le cas sous étude, le rapport dont il est question est celui d’un comité d’enquête qui doit mener à une décision par l’organisme mandaté par la Loi sur les juges, le Conseil canadien de la magistrature. Le processus est celui du CCM. Comme le Règlement le dit si bien, le comité d’enquête ne fait que statuer sur l’opportunité de recommander la destitution. C’est le CCM qui décide et, de fait, il peut même exiger du comité des éclaircissements ou des compléments d’enquête. On le voit bien, le comité d’enquête n’a aucun pouvoir décisionnel : celui-ci réside auprès du CCM après délibération concernant la question à décider, à savoir si le CCM devrait recommander la révocation.

[36] Ainsi, la doctrine de la prématurité, qui cherche à empêcher les recours judiciaires tant que le processus n’est pas complété, devrait s’appliquer avec toute sa puissance dans un cas où, non seulement le processus n’est pas complété, mais la décision n’a pas été prise. Il me semble que le passage tiré de C.B. Powell Limited, au paragraphe 32, s’applique ici en tout point. Éviter le fractionnement des processus, éliminer les coûts, les délais et le « gaspillage que cause le contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur du contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif (citations omises). De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif ». En notre espèce, c’est d’autant plus vrai que la décision du CCM, la seule qui compte, n’a pas été rendue. Non seulement la révocation ne saurait être acquise, mais des éclaircissements et des compléments d’enquête sont même expressément prévus au Règlement.

[37] Il est possible qu’une cour de révision intervienne plus tôt, là où des « circonstances exceptionnelles » ont été démontrées par un demandeur. À proprement parler, le Demandeur n’en invoque aucune. Il cherche plutôt à transformer un rapport d’un comité d’enquête en une « décision finale » qui souffre de violations à l’équité procédurale et porte atteinte à sa réputation. Comme il a été dit et répété par la Cour d’appel fédérale, les préoccupations à l’égard de l’équité procédurale, de l’existence de parti pris ou même de questions constitutionnelles ne constituent pas des circonstances exceptionnelles donnant ouverture à contrôle judiciaire prématuré. Quant à un argument touchant la réputation, il en a été disposé à nouveau dans l’arrêt de la Cour d’appel fédérale du 20 janvier 2021 (2021 CAF 8) :

[48] D’ailleurs, aucun autre des arguments soulevés par l’appelant, tant dans les mémoires que les soumissions écrites en réponse aux directives, ne fait état de circonstances qui se rapprochent de près ou de loin aux circonstances exceptionnelles évoquées dans l’arrêt C.B. Powell. L’existence de la procédure de destitution et son déroulement risque de nuire à la réputation de l’appelant, mais c’est là le propre de toute procédure de destitution (Newbould c. Canada (Procureur général), 2017 CAF 106, [2018] 1 R.C.F. 590, par. 31 à 34). L’appelant n’a pas démontré en quoi sa situation particulière se démarque de celle de tout autre juge assujetti à une procédure de destitution.

[38] L’argumentaire du Demandeur me semble tourner pour l’essentiel autour du Rapport du Comité d’enquête qui serait une « décision finale à son endroit » (mémoire des faits et du droit, para 10). Il prétend que le Comité d’enquête a épuisé sa compétence, ce qui ferait que ce « processus administratif » est terminé. Ceci dit avec égards, un tel argument fait fi du processus qui est prévu à la Loi sur les juges et qui confie au Conseil canadien de la magistrature la décision sur une recommandation à faire au ministre de la Justice du Canada. C’est là que réside le pouvoir décisionnel. Il n’y a pas de décision finale par un comité d’enquête. Il y a un rapport à être remis au CCM. D’ailleurs, comme il a été vu, une fois son rapport remis au CCM, celui-ci peut exiger du comité des éclaircissements et des compléments d’enquête, ce qui démontre bien que le comité d’enquête est au service du CCM. On peut difficilement voir comment un tel rapport pourrait constituer une décision finale. Mais, et encore plus fondamentalement, ce que la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale requiert c’est que les parties ne puissent s’adresser à une cour de révision tant que le « processus administratif » n’est pas complété (C.B. Powell Limited, aux para 30 à 32, cités in extenso par la Cour d’appel fédérale au paragraphe 34 de Dugré c Canada (Procureur général), 2021 CAF 8). Le processus prévu à la Loi sur les juges n’est complété qu’une fois que le CCM se sera prononcé. Il aura reçu le rapport de son comité d’enquête qui aura pu s’exprimer sur l’opportunité de faire une recommandation, mais c’est lui qui doit ultimement décider. Le comité d’enquête est l’outil dont se dote le CCM pour accomplir la tâche que lui a confiée le Parlement.

[39] Enfin, le Demandeur a cherché à faire un argument de texte à l’égard d’une observation faite par le juge Martineau dans sa décision dans Dugré c Canada (Procureur général), 2019 CF 1604. Mon collègue écrivait au paragraphe 23 qu’il « n’est pas opportun d’intervenir avant que le processus enclenché ait au moins franchi la quatrième étape, soit celle des Comités d’enquête, où il sera loisible au demandeur de faire valoir tous les arguments préliminaires et de fond justifiant le rejet des plaintes en question ».

[40] Le Demandeur fait valoir que notre Cour se serait exprimée sur le moment à partir duquel le Demandeur peut se présenter devant notre Cour.

[41] Je partage l’avis du Défendeur qu’il ne s’agit pas là d’un prononcé qui a cette portée. Il ne s’agit probablement même pas d’un prononcé. D’abord, il ne peut s’agir que d’un obiter dictum puisque la seule question qui se posait était de déterminer si la demande de contrôle judiciaire était prématurée. À sa face même, le commentaire n’était pas nécessaire à la décision à être rendue. Le commentaire s’accorde bien avec le sens de la locution latine « obiter dictum » qui est « quelque chose dit en passant » (Black’s Law Dictionary, West Group, 7th Ed.).

[42] De plus, loin d’être un avis exprimé que le recours est ouvert au stade où nous en sommes, à savoir une fois un rapport d’un comité d’enquête terminé, le passage ne fait que souligner que les travaux du Comité d’enquête n’avaient même pas encore commencé. Mais plus encore, le passage dit finalement peu en ce qu’il est dit que le « processus enclenché ait au moins franchi la quatrième étape » (je souligne); ce faisant, on ne dispose pas du moment précis où une demande de contrôle judiciaire peut être valablement faite.

[43] Finalement, il faut noter que le juge Martineau avait référé évidemment à la jurisprudence pertinente et contraignante de la Cour d’appel fédérale. Au paragraphe 13 de la décision, on lit que « [r]ègle générale, un demandeur ne peut obtenir un remède judiciaire avant que le processus administratif ne soit terminé et que tous les recours efficaces soient épuisés (citations omises). Exceptionnellement, il arrive qu’une cour accepte d’intervenir en révision judiciaire à un stade préliminaire ». Si le Demandeur spécule sur la portée de l’obiter dictum, on peut tout autant spéculer qu’il ne s’agit au paragraphe 23 que du moment où pourrait être considérée une révision judiciaire à un stade préliminaire, sans pour autant opiner sur le moment précis, avant la fin du processus enclenché, où une demande de contrôle judiciaire doit être possible. Dit autrement, dans le contexte de cette décision, la demande de contrôle judiciaire était présentée avant même que l’on ait franchi une étape préliminaire. La Cour ne fait qu’exprimer combien prématurée était la demande de contrôle judiciaire alors même que l’enquête n’avait pu commencer. De toute manière, l’argument du Demandeur ne fait pas le poids en comparaison avec la puissance et l’omniprésence de la doctrine de la prématurité.

IV. Conclusion

[44] La requête en radiation de la demande de contrôle judiciaire pour cause de prématurité doit être accordée. La jurisprudence de la Cour d’appel fédérale établit le principe rigoureux de non-intervention en révision alors que le processus en cours n’est pas terminé. Tel processus est en cours tant que le Conseil canadien de la magistrature n’a pas complété le cycle prévu par la Loi et le Règlement.

[45] Étant donné la doctrine de la prématurité, cette demande de contrôle judiciaire est vouée à l’échec : il est clair et évident que la demande de contrôle judiciaire n’a aucune chance raisonnable de succès dans les circonstances (Sagos c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CAF 47 au para 3; Wilson, précité, au para 33).

[46] Aucuns dépens ne sont adjugés.

 


JUGEMENT au dossier T-1423-22

LA COUR STATUE :

  1. La requête du Procureur général du Canada en radiation de la demande de contrôle judiciaire au dossier T‐1423-22 de la Cour fédérale est accueillie.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1423-22

 

INTITULÉ :

L’HONORABLE GÉRARD DUGRÉ c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA, ONTARIO

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 OCTOBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 NOVEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Charles Daviault

 

Pour LE DEMANDEUR

 

Bernard Letarte

Sara Gauthier

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

 

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