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Date : 20050614

 

Dossier : T-2049-00

 

Référence : 2005 CF 812

 

 

ENTRE :

                                                                ROGER AUBIN

 

                                                                                                                                      demandeur

 

                                                                            et

 

                                                       SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

                                                                                                                                  défenderesse

 

 

                                                  MOTIFS DE L’ORDONNANCE

 

LE JUGE LEMIEUX

 

INTRODUCTION

 

 

[1]               Vers 18h41, le soir du 27 octobre 1999, Roger Aubin (le « demandeur »), alors détenu au pénitencier à sécurité maximum de Donnacona (le « pénitencier »), fut blessé par un co-détenu armé d’un pic artisanal fabriqué d’une tige d’une louche de cuisine. L’agression a eu lieu dans la cour extérieure du secteur 240 du pénitencier et a duré environ deux minutes.

 

[2]               M. Aubin réussit à se libérer de son agresseur, et courant vers l’entrée du gymnase, y gagne accès; il est secouru par des agents du pénitencier (le « Service ») qui l’amènent à l’infirmerie où il est reçu à 18h45 par l’infirmier Denis Côté qui lui prodigue des premiers soins.

 

[3]               Les blessures infligées au demandeur exigent une intervention chirurgicale urgente dans un hôpital de la Ville de Québec. Une ambulance est appelée à 18h50, arrive rapidement à l’infirmerie à 19h02 et quitte le pénitencier à 19h25, à destination de l’hôpital St-François d’Assise (« HSFA »). Pourtant, semble-t-il pour des raisons d’accommodement médical, c’est l’hôpital l’Enfant-Jésus qui l’accueille et où il est opéré vers 22h45.

 

[4]               M. Aubin, se représentant lui-même, prétend que le Service ne l’a pas protégé, n’est pas intervenu pour lui porter secours ou pour que cesse l’agression et a été fautif à l’égard de ses soins médicaux. Par moyen d’action contre Sa Majesté la Reine du chef du Canada intentée le 3 novembre 2000, il réclame des dommages avec frais et dépens de plus de 1 000 000 $ composés de:

i)          100 000 $ à titre de dédommagement pour l’agression qu’il a subie alors qu’il était sous la garde et la protection du Service;

ii)         100 000 $ à titre de douleurs, souffrances et inconvénients soufferts en raison des blessures subies;

iii)        350 000 $ pour les séquelles physiques attribuables au Service à cause du refus de celui-ci de le traiter adéquatement;


iv)        500 000 $ en dédommagements exemplaires, punitifs et dissuasifs ainsi que pour l’angoisse, les troubles, les inconvénients, souffrances et autres traumatismes physiques et psychologiques que lui impose de manière systématique le Service.

 

[5]               M. Aubin reproche au Service les fautes suivantes:

a)         Le Service aurait pu et aurait dû prévenir l’agression si le Service avait agit prudemment. À l’appui de cette allégation, le demandeur cite les circonstances suivantes:

i)          le Service était conscient que durant l’été et l’automne de 1999, la guerre régnait au secteur 240 du pénitencier entre les détenus de l’unité H (les affiliés des Hells Angels) et ceux de l’unité E (les membres du Clan Plamondon);

ii)         le Service savait qu’en 1995, les Hells Angels avaient accordé un contrat à un individu pour éliminer Roger Aubin;

iii)        le 13 octobre 1999, la sécurité préventive du pénitencier avait été avertie par une source codée qu’un contrat avait été donné à un détenu de la rangée F de l’unité E de tuer, un soir de cantine, un détenu dans la rangée 2K de l’unité H (où était incarcéré le demandeur);


iv)        à la mi-octobre 1999, un agent de correction lui avait indiqué de faire attention à son dos après avoir entendu trois leaders des détenus comploter contre lui;

v)         le 20 et le 21 octobre 1999, il avait exprimé sa peur à deux agents correctionnels du pénitencier.

 

b)         certains agents correctionnels en poste à Donnacona le 27 octobre 1999 n’ont pas vu l’agression par manque d’attention. Le Service aurait pu et aurait dû intervenir pour que l’agression cesse;

 

c)         son départ par ambulance de l’infirmerie du pénitencier a été tardif faute de personnel pour l’escorter et de plus, son transport n’a pas été efficace; et

 

d)         le Service ne lui a pas prodigué les soins médicaux nécessaires à sa réhabilitation.

 

[6]               Les articles 3 et 10 de la Loi sur la responsabilité civile de l’état et le contentieux administratif disposent:



Responsabilité

3. En matière de responsabilité, l'État est assimilé à une personne pour_:

a) dans la province de Québec_:

(i) le dommage causé par la faute de ses préposés,

(ii) le dommage causé par le fait des biens qu'il a sous sa garde ou dont il est propriétaire ou par sa faute à l'un ou l'autre de ces titres;b) dans les autres provinces_:

(i) les délits civils commis par ses préposés,

(ii) les manquements aux obligations liées à la propriété, à l'occupation, à la possession ou à la garde de biens.

L.R. (1985), ch. C‑50, art. 3; 2001, ch. 4, art.36.

 

Responsabilité quant aux actes de préposés

10. L'État ne peut être poursuivi, sur le fondement des sous‑alinéas 3a)(i) ou b)(i), pour les actes ou omissions de ses préposés que lorsqu'il y a lieu en l'occurrence, compte non tenu de la présente loi, à une action en responsabilité contre leur auteur, ses représentants personnels ou sa succession.

L.R. (1985), ch. C‑50, art. 10; 2001, ch. 4, art. 40. [Je souligne]

 

 

 

Liability

3. The Crown is liable for the damages for which, if it were a person, it would be liable

(a) in the Province of Quebec, in respect of

(i) the damage caused by the fault of a servant of the Crown, or

(ii) the damage resulting from the act of a thing in the custody of or owned by the Crown or by the fault of the Crown as custodian or owner; and

(b) in any other province, in respect of

(i) a tort committed by a servant of the Crown, or

(ii) a breach of duty attaching to the ownership, occupation, possession or control of property.

R.S., 1985, c. C‑50, s. 3; 2001, c. 4, s. 36.

 

 

Liability for acts of servants

10. No proceedings lie against the Crown by virtue of subparagraph 3(a)(i) or (b)(i) in respect of any act or omission of a servant of the Crown unless the act or omission would, apart from the provisions of this Act, have given rise to a cause of action for liability against that servant or the servant's personal representative or succession.

R.S., 1985, c. C‑50, s. 10; 2001, c. 4, s. 40.

 

 

 

 


 

 

[7]               Les règles de droit applicables pour déterminer la responsabilité de l’État fédéral sont celles de la province où le préjudice a été subi. En l’espèce, c’est l’article 1457 du Code civil du QuébecC.c.Q.») tel qu’interprété par la jurisprudence qui s’applique (voir l’arrêt Baird c. la Reine (1984) 49 N.R. 276 (C.A.)). L’article 1457 du C.c.Q., traitant de la responsabilité extracontractuelle, se lit:

1457.  Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s'imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

 

 

Elle est, lorsqu'elle est douée de raison et qu'elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu'elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu'il soit corporel, moral ou matériel.

 

 

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d'une autre personne ou par le fait des biens qu'elle a sous sa garde. [1991, c. 64, art. 1457]

 

 

 

 

 

LA PREUVE

 

 

[8]               La preuve au dossier comporte les éléments suivants:


i)          les témoignages de personnes que le demandeur a fait comparaître devant cette Cour par moyen de subpoena émis en vertu de la règle 41(2) des Règles des Cours fédérales, 1998;

ii)         le témoignage de M. Aubin;

iii)        l’unique témoin de Sa Majesté la Reine (« SMR »);

iv)        une preuve documentaire déposée par chacune des parties y inclus plusieurs vidéocassettes et plus particulièrement, une vidéo de l’agression et une vidéo de l’intérieur de la tour d’observation face à la cour extérieure du secteur 240; et

v)         l’interrogatoire au préalable écrit du demandeur adressé à Robert Veilleux, coordonnateur des opérations correctionnelles de l’établissement de Donnacona, ainsi que les réponses de celui-ci.

 

[9]               Je note qu’aucun docteur en médecine a témoigné.

 

1)         Les témoins du demandeur

 

[10]           Je ne m’attarderai pas longtemps sur les témoignages de Denis Alain, de Jean Langevin et d’Alain Giguère. Leurs témoignages ne sont qu’un prélude aux événements au coeur de la revendication de M. Aubin qui se sont déroulés durant l’été et l’automne de 1999 et plus particulièrement, à partir de la mi-octobre de cette année.

 

[11]           Denis Alain est policier à la retraite de la Sûreté du Québec (« SQ »); il est venu au pénitencier le 13 avril 1995 pour informer M. Aubin qu’un certain Serge Quesnel, devenu délateur, avait reçu des Hells Angels de Trois-Rivières un contrat accordé par leur avocat pour tuer douze personnes dont le demandeur. M. Alain nous brosse un tableau de la violence qui régnait au Québec durant les années 1995 à 2002, violence attisée par le conflit entre les motards des Rock Machines et ceux des Hells Angels, conflit qui se traduisait à l’intérieur du pénitencier où les deux groupes étaient incarcérés: les Rock Machines dans le secteur 119 et les Hells Angels et le Clan Plamondon dans le secteur 240.

 

[12]           Jean Langevin est le membre de la SQ qui a dirigé l’enquête policière sur l’agression du 27 octobre 1999.

 

[13]           C’est à sa demande que le Service a produit une vidéo composée de l’agression qui avait été captée par diverses caméras dont une située à l’extérieur des clôtures qui entourent le secteur 240. M. Langevin nous décrit l’agression à partir des images de ce montage que la Cour et les parties visionnent.

 

[14]           Les étapes de l’agression sont celles-ci:

i)          on voit M. Aubin marcher sur le côté nord de la piste de la cour extérieure du secteur 240;


ii)         ensuite, à 18h41:15, on voit son assaillant l’atteindre et lui donner des coups de pic dans le dos, agression qui se produit au pied de la tour d’observation à côté de la première des trois clôtures qui séparent la tour de la cour extérieure du secteur 240; cet épisode dure environ 27 secondes;

iii)        on constate que le demandeur se défend bien; à 18h41:42, le combat se déplace dans le jardin à côté de la piste et se poursuit à cet endroit pendant environ une autre minute et demi; et

iv)        à 18h43:10, on voit M. Aubin prendre le dessus sur son assaillant et réussir à s’enfuir en courant vers le gymnase du secteur 240 et en y accédant.

 

[15]           M. Langevin témoigne que le mobile de l’agression est demeuré obscur parce que ni M. Aubin ni son agresseur n’ont donné leur version des faits aux enquêteurs de la SQ. Selon lui, les possibilités de mobile étaient la vengeance, la guerre des clans ou des facteurs reliés au trafic de stupéfiants.

 

[16]           Durant la période pertinente, M. Giguère était agent de la sécurité préventive au pénitencier. Il corrobore l’essentiel du témoignage de Denis Alain.

 

[17]           Il se souvient que le 1er octobre 1997, M. Aubin avait demandé l’isolement préventif volontaire croyant que sa sécurité était en danger. À cette époque, la cellule de M. Aubin était depuis un an dans l’unité H du secteur 240, relié aux Hells Angels, puisqu’il avait demandé en 1996 d’être transféré du secteur 119 dominé par les Rock Machines.


 

[18]           Il affirme que cette demande de transfert lui semblait étrange parce qu’en 1996, la guerre régnait entre les Rock Machines du secteur 119 et les Hells Angels du secteur 240.

 

[19]           Il nous dit qu’alors qu’il était en isolement préventif, M. Aubin a demandé de retourner dans la population générale mais que les responsables du pénitencier ont refusé, voulant faire des vérifications additionnelles; l’isolement de M. Aubin est devenu un isolement préventif involontaire. M. Aubin a par la suite réintégré l’unité H.

 

[20]           D’après son évaluation et celles du Service, les Hells Angels n’étaient pas un danger pour M. Aubin. Après tout, c’est lui qui s’était intégré avec les Hells Angels en 1996 suite à son transfert du secteur 119. De plus, en 1997, M. Aubin travaillait à la cantine du secteur 240, un poste privilégié qui exige la confiance générale de la population de ce secteur.

 

a)         Le témoignage de Nancy Lévesque

 

[21]           Nancy Lévesque est agente des libérations conditionnelles dont la tâche principale est de faire le suivi du plan correctionnel des détenus sous sa charge. Elle est mutée à Donnacona le 30 août 1999 et était l’agent de gestion de cas de M. Aubin du 30 août 1999 à janvier 2000, lorsque M. Aubin fut transféré au pénitencier à sécurité moyenne de Drummondville.

 

[22]           Elle reconnaît qu’en août 1999, M. Aubin avait demandé d’être transféré du pénitencier.

 

[23]           Elle confirme (transcription page 253) que son transfèrement vers le pénitencier à sécurité moyenne Leclerc avait été accepté mais que M. Aubin avait refusé d’y aller parce que ce pénitencier était affilié aux Hells Angels et que M. Aubin voulait s’écarter de ces motards.

 

[24]           Dans son rapport en date du 20 octobre 1999, elle écrit ceci: (cahier de preuve, page 186)

Remise du SPC en vue de son transfert en médium.

 

 

Me dit qu’il retirera sa demande pour Leclerc et en refera une pour Drummond. Semble de mauvais poil. Conteste son affiliation. Je lui explique que cette info vient de la région qui elle, reçoit ses infos de la SQ. Nous assure qu’il n’a aucune affiliation et que c’est justement ce qu’il veut, se dissocier.

 

 

Revient sur sa demande de transfert et nous dit qu’il en fera une pour La Macaza en long et en large parce que, à ses dires, nous ne semblons pas comprendre ses motifs.

 

 

Aubin semble nerveux, tendu et pressé de quitter Donnacona. Je lui reflète mon impression clinique et il me dit qu’il y a longtemps qu’il a des problèmes et que nous (les intervenants) le savons. (info transmise à l’ASP) [je souligne]

 

 

 


[25]           Durant son témoignage, Nancy Lévesque fait état du rapport de l’agente de correction Sophie Noël en date du 21 octobre 1999, lequel rapport porte sur l’attitude de M. Aubin et son adaptation en établissement. Sophie Noël écrit que M. Aubin maintient autant un bon comportement qu’une bonne attitude et ce, tant avec le personnel qu’avec ses co-détenus. Elle note que M. Aubin occupe le poste de Président du comité de détenus et apparaît s’acquitter de ses tâches adéquatement mais que dernièrement, il a fait une demande pour retourner à l’école à plein temps.  Elle conclut: (cahier des preuves, page 188)

Notons que lorsque nous avons rencontré le sujet à propos de son transfert, il nous a confié avoir peur et vouloir partir, et aller n’importe où ou il n’y aurait pas de HA [Hells Angels]. Je lui ai demandé dans un premier temps s’il éprouvait un problème à me parler de tout ça [mot retranché] était juste à côté de lui à ce moment, mais il m’a dit que non, qu’il n’y avait rien là, le sujet nous dit qu’il a peur, pas de quoi, et il est clair qu’il ne demande d’aucune façon la protection de notre part. [je souligne]

 

 

 

b)         Le témoignage de Benoît Morais

 

[26]           Benoît Morais travaille au pénitencier depuis 1986 et est un agent de correction senior. Le soir de l’agression du 27 octobre 1999, M. Morais était l’adjoint de Nicolas Dion, qui assurait la relève du directeur de l’établissement.

 


[27]           Vers 17h45 le soir de l’agression, il reçoit un appel de Mario Goulet, un agent de sécurité préventive au pénitencier « qui m’informe qu’il avait eu une information téléphonique anonyme me disant qu’il y aurait quelqu’un peut-être qui se ferait agresser au gymnase ou dans la cour ou à la cantine là » (transcription, 18 octobre, page 364). Il en a informé M. Dion mais les activités commençaient dans quinze minutes. Il ajoute «mais il faut dire, M. le juge, aussi que des informations comme ça, on en a. Puis on en avait, comment pourrais-je dire ça, quasiment à chaque “shift” qu’il nous disait». Suite à cet appel téléphonique, M. Morais, vers 18h00, monte la passerelle qui entoure l’intérieur du gymnase du secteur 240 «pour vérifier le coup de téléphone que j’avais eu puis aviser les gens qui étaient là. Mais, c’était pas la première fois que je faisais ça puis de toute façon, les officiers étaient bien au fait de la situation qui prévalait à Donnacona dans ce temps là, qu’il fallait tout le temps être sur le qui-vive de toute façon» (ibid, page 369).

 

[28]           Il nous dit que l’information reçue de Mario Goulet «c’était une information qu’on avait reçue par téléphone tout bonnement qui disait que ça se pourrait qu’il arrive quelque chose à la cantine ce soir... . Je ne savais pas où, quand, comment... parce que ça se pourrait qu’il aurait pu arriver quelque chose, ça se pouvait qu’il n’ait pas .... souvent il n’arrivait rien, mais ce soir là, il est arrivé quelque chose» (ibid., pages 369 et 370). Comme on le constatera, cette information datait du 13 octobre 1999.

 

[29]           M. Morais affirme que l’imprécision de l’information reçue ne permettait pas au pénitencier de mettre fin aux activités des détenus ce soir-là. Selon lui, il aurait été déraisonnable dans les circonstances de forcer tous les détenus à rester dans leur cellule, ce qui aurait aggravé les choses et les aurait pénalisés inutilement.

 

[30]           À ses dires, il n’a pas vu l’agression et c’est vers 18h45 qu’il a vu M. Aubin brasser la grille du gymnase.

 

[31]           En interrogatoire par M. Aubin, Benoît Morais nie lui avoir mentionné de faire attention à son dos à la mi-octobre 1999 (Notes sténographiques du 19 octobre 2004, pages 58 à 63).


 

c)         Le témoignage de Pierre Lafond

 

[32]           Pierre Lafond est agent de correction avec plus de seize ans d’ancienneté dans le système correctionnel. Le soir du 27 octobre 1999, il était en poste dans la tour d’observation du 240.

 

[33]           À la question «qu’est-ce que vous avez vu, ce que vous savez de cet incident ?» , il répond «Bon. Qu’est-ce que j’ai vu de l’incident; l’incident lui-même je ne l’ai pas vu, malheureusement, je ne l’ai pas vu» (transcription, page 139, 19 octobre 2004). Il ajoute «j’ai vu un détenu qui se dirigeait vers la porte du 240 pour entrer à l’intérieur, que je me rappelle, qu’il avait sorti de mon angle mort pour s’en aller là» (Ibid., page 140).

 

[34]           Selon son témoignage, les angles morts dans la tour dominant la cour extérieure du 240 sont créés par les bras de métal et les poutres qui retiennent le toit de la tour et aident à encadrer ses vitrines. L’effet d’un angle mort est de vous «enlever une visibilité» (ibid., page 145). L’angle mort dépend d’où l’agent se place et d’où il se déplace dans la tour. Il affirme que la tour permet de voir l’ensemble de la cour extérieure du secteur 240 y inclus le jardin: «Je le vois très bien mais encore là, ça dépend de quel côté que vous... . C’est comme la piste, si je recule là, je vois plus la piste de ce côté là, je la vois moins là. Si je suis là, je vois un peu moins là» (ibid., pages 148 et 149).

 

[35]           Pierre Lafond reconnaît qu’il doit être placé de la façon la plus efficace qui soit pour surveiller les détenus.

 

[36]           À la question «Vous n’étiez pas placé pour voir l’ensemble des détenus?», il répond «... où j’étais placé, j’avais complètement la vision sur la cour, sur la grandeur de la cour. Mais si je me déplace encore plus là, j’en perds là. Si je me déplace là — on ne peut pas être partout en même temps, c’est impossible» (ibid, page 147).

 

[37]           Il découle clairement du témoignage de Pierre Lafond qu’il a beaucoup souffert du fait de n’avoir rien vu de l’incident: «je peux vous dire que c’était plus dur pour moi ce soir là de m’en aller chez nous, avoir rien fait, avoir rien vu, qu’avoir intervenu dans un autre cas» (ibid., page 155).

 

[38]           Pierre Lafond nous dit que c’est en regardant la vidéo qu’il a compris pourquoi il n’a pas vu l’agression. Il était assis durant l’agression, ce qui fait que le cadre métallique entourant les vitrines de la tour ont obstrué sa vision de la piste - où l’agression a débuté - et une grande partie du jardin - où la bagarre s’est déroulée -.

 

[39]           Il explique que sa façon de surveiller est de se promener de gauche à droite à l’intérieur de toute la tour mais qu’après 20-25 minutes, il s’assoit dans le siège qui est vis-à-vis le téléphone. «Je m’assois une couple de minutes, ça peut être un cinq minutes, pour refaire les jambes, puis tu repars» (ibid., page 176).


 

[40]           Après avoir regardé la vidéo, il conclut que durant les deux minutes où l’agression a eu lieu, il était assis pour reposer ses jambes et que c’est seulement lorsque M. Aubin est sorti de son angle mort qu’il l’a vu courir vers l’entrée du gymnase.

 

[41]           Selon lui, «je me serais rien que tassé de deux pieds, je l’aurais vu mais où était la table de téléphone, c’était — dans cet angle là» (ibid., page 188). Il résume en disant «j’étais vraiment à mon poste, j’étais à un mauvais endroit au mauvais moment, si on pourrait dire» (ibid., page 195).

 

[42]           Il affirme qu’il n’a pas été prévenu par les autorités du pénitencier qu’un incident pourrait se produire ce soir-là.

 

d)         Le témoignage de Linda Leclerc

 

[43]           Linda Leclerc est agente de correction avec seize ans et demi d’expérience au pénitencier. Le soir de l’agression, elle était en devoir dans le Mirador 21, un poste d’observation intégré au gymnase du 240 qui permet de surveiller les activités dans la cour extérieure de ce secteur.

 

[44]           Son travail, ce soir-là, était de surveiller la cour extérieure. Selon elle, il y avait environ dix détenus dans cette cour. Elle témoigne n’avoir rien vu de l’agression.


 

[45]           Elle affirme que du Mirador 21, elle ne voit pas le jardin parce qu’il est situé à près de 500 pieds et, de plus, que la vision du jardin est obstruée par plusieurs clôtures entourant des terrains de jeux. Elle dit bien voir l’endroit où les détenus s’entraînent et le terrain de tennis. Selon elle, par coutume non écrite, la surveillance du secteur du terrain de balle est laissée à l’officier de la tour d’observation et aux patrouilles motorisées.

 

[46]           Elle affirme que même avec l’usage de jumelles et l’éclairage de la cour, elle n’aurait pas pu voir M. Aubin se faire agresser parce que la piste devant la tour était trop éloignée. C’était le soir, donc le jardin était noir, et la bagarre dans le jardin se déroulait au sol.

 

[47]           Elle témoigne avoir travaillé dans la tour d’observation du secteur 240. À la question «Est-ce que vous pouvez nous dire si on voit bien le jardin de la tour d’observation?», elle répond «Ça dépend où on est». Elle reconnaît que «l’angle mort est différent si on se déplace mais qu’il y en a un ailleurs» (pages 19 et 20 de la transcription du 20 octobre 2004).

 

[48]           Elle nous indique ne pas avoir été informée qu’un incident pourrait se produire le soir du 27 octobre 1999 mais de surveiller attentivement (ibid., page 23).

 


[49]           Elle répond «oui» à la question «Quand vous surveillez la tour du 240 est-ce qu’il vous arrive également de vous asseoir?». Elle répond «C’est variable» à la question «À quelle fréquence environ?». Elle reconnaît que travailler toujours debout devient fatigant à la longue et que de travailler trop longtemps debout pourrait affecter la qualité de sa surveillance. Elle considère qu’être assis est une position efficace pour faire la surveillance «sauf qu’au lieu de surveiller plus devant je vais surveiller plus derrière et sur le côté» (ibid., pages 43 à 45).

 

[50]           À la question «Si on perd le détenu pendant une minute ou deux là...», elle répond «C’est parce que se pencher, c’est difficile de se pencher assis. On est mieux de se lever que de se pencher par-dessus le bureau. C’est comme ça que je le vois ça moi» (ibid., page 46).

 

e)         Le témoignage de Steve Coulombe

 

[51]           Steve Coulombe est un agent correctionnel senior qui travaille au pénitencier depuis 1992. Le soir du 27 octobre 1999, il était en poste au centre des communications du pénitencier («MCCP») à partir de 19h30, donc après que M. Aubin ait été agressé. C’est lui qui a sorti les six cassettes de ses appareils d’enregistrement (une pour chacune des quatre caméras périmétriques fixes, une pour la caméra SID qu’un agent peut manipuler et une pour la multi-caméra).

 

[52]           Il nous explique la fonction des diverses caméras et le choix d’images que peut sélectionner l’agent en devoir au MCCP.


 

f)         Le témoignage de Pierre Côté

 

[53]           Pierre Côté est un agent correctionnel en fonction au pénitencier depuis 1984. Il était en charge du MCCP le soir de l’incident. Il témoigne «J’ai absolument rien vu de l’incident, rien» (ibid., page 118). Il nous dit que la première fois qu’il a eu conscience qu’un incident s’était produit est lorsque M. Aubin était à l’intérieur du pénitencier et qu’on a annoncé l’agression sur les ondes.

 

[54]           Il reconnaît avoir été avisé qu’il pourrait y avoir des batailles le soir de l’agression (ibid., page 124), mais affirme qu’il était de toute façon préoccupé à vérifier les activités dans le gymnase «parce que nos patrons nous avaient dit que les détenus avec les Hells Angels depuis un peu de temps c’était assez chaud» (ibid., page 119).

 

[55]           Puisque l’agression a été captée sur une cassette, il admet que les images de l’agression apparaissaient sur un écran du moniteur au MCCP mais maintient qu’il n’a rien vu parce qu’il surveillait l’écran des quinze multi-caméras qui enregistrent tout le temps et qui sont situées dans le gymnase (ibid., page135).

 


[56]           Il reconnaît aussi qu’il voulait visionner le secteur 7 de la cour du 240 où M. Aubin s’est fait agresser parce que «Ça fait 17 ans que j’ai la garde que j’ai là présentement, j’ai toujours le temps travaillé en ayant mes caméras sur le secteur 7 parce que je considère personnellement que c’est un point chaud à l’extérieur» (ibid., page 138). Il renchérit en disant «Puis, d’ailleurs, ça c’est la deuxième agression que je filme comme ça, à cause de ça» (ibid., page 138).

 

f)         Le témoignage de Nicolas Dion

 

[57]           Nicolas Dion est un surveillant correctionnel avec dix-huit ans d’ancienneté au pénitencier; c’est lui qui était en charge du pénitencier le soir du 27 octobre 1999 en l’absence du directeur. Il témoigne des faits suivants:

1)         Après avoir consulté le Centre des soins et s’être rendu sur place à 18h46, il a demandé à Pierre Côté d’appeler une ambulance immédiatement parce qu’il jugeait la situation grave;

2)         Comme il le devait, il a avisé l’agent de sécurité préventive Mario Goulet de l’incident et c’est à 19h10 que Robert Veilleux, coordonnateur de la sécurité au pénitencier, l’appelle pour exiger une escorte additionnelle pour accompagner M. Aubin à l’hôpital;

3)         Il ne se souvient pas avoir reçu une demande pour sortir le blessé, les ambulanciers étant prêts à partir à 19h05 mais il ne nie pas la possibilité d’un tel appel. À l’époque, il préparait le code de sortie. En utilisant du personnel sur place, il avait trouvé les escortes nécessaires afin qu’elles partent le plus vite possible;


4)         Il est convaincu que toutes les procédures nécessaires pour permettre à l’ambulance de partir ne peuvent se faire dans les vingt minutes qui suivent l’appel pour l’ambulance (ibid., page 222). En plus de s’occuper des préparatifs pour le départ de M. Aubin, il doit aussi gérer la situation à l’intérieur du pénitencier: la fouille de ceux qui étaient en activités (45 détenus) et le retour aux cellules;

5)          Il a dû rappeler du personnel pour remplacer ceux qui accompagnaient M. Aubin et ne croit pas que ce fut une cause de délai, la priorité étant de faire sortir l’ambulance pour ensuite rappeler le personnel (ibid., page 263);

6)         Son rapport note le départ de l’ambulance à 19h20 du Centre des soins [ibid., page 251] et il estime quarante minutes un délai raisonnable (ibid., page 233);

7)         Dans les deux semaines précédant le 27 octobre 1999, il n’avait pas été informé qu’un incident pourrait se produire dans la cour extérieure du secteur 240 ou dans le gymnase. On n’avait pas identifié un détenu en particulier. «Ça nous arrivait fréquemment de se faire dire ... il y avait une tension, les activités étaient séparées» (ibid., page 267);

8)         Il y avait beaucoup de tension à l’époque au pénitencier qui avait conséquemment séparé les activités entre l’unité H et l’unité E du secteur 240;


9)         Les activités séparées sont une mesure visant à contrôler ou gérer un risque d’agression mais dans un établissement à sécurité maximale, l’élimination complète du risque était impossible: il y avait une tension permanente;

10)       Il corrobore que M. Aubin était au comité de détention du 240 qui représente les détenus vis-à-vis la direction, un poste privilégié qui nécessite la bénédiction des membres influents de l’établissement ou du secteur 240, y inclus les Hells Angels, qu’il estime que M. Aubin côtoyait.

 

g)         Le témoignage de Denis Côté

 

[58]           Denis Côté, oeuvrant au pénitencier depuis cinq ans et demi, est l’infirmier qui a administré les premiers soins à M. Aubin le soir du 27 octobre 1999. Son rapport de l’événement révèle:

1)         L’arrivée du détenu au Centre des soins du pénitencier à 18h45. Lacérations x 6 sur le corps, saignements abondants, lacérations profondes côté gauche, lacérations profondes costales gauches, lacérations x 4 au dos superficielles, lacérations x 3 à la main gauche profondes à moyennes;

2)         L’ambulance appelée à 18h50 transfert urgent HSFA;

3)         19h02, arrivée de l’ambulance au Centre des soins (transcription, le 21 octobre 2004, pages 11-12);

4)         19h05, administration d’un soluté lactal (pour remplacer les pertes liquides);

5)         19h05, attendons le o.k. du keeper et du personnel pour le transfert;


6)         19h13, transfert urgent, pâleur du détenu qui est toujours resté conscient, bien éveillé, bien orienté;

7)         19h25, départ de l’ambulance. HSFA avisé de l’arrivée immédiate du détenu;

8)         22h45, hôpital de l’Enfant-Jésus contacté. Le détenu est présentement en salle d’opération... .

 

[59]           Durant son témoignage, M. Côté note:

1)         À 19h13, l’état de M. Aubin se détériorait mais il est toujours resté conscient et bien éveillé et, à sa connaissance, sa vie n’a jamais été en danger, son état n’était pas critique et même stable après l’administration du soluté lactal (ibid., pages, 16, 44, 47 et 49);

2)         Il ne se souvient pas avoir dit que le départ pour HSFA était trop long (ibid., page 16) mais il est possible qu’il l’ait dit (ibid., page 88);

3)         Il a soigné M. Aubin après son retour de l’hôpital l’Enfant-Jésus. M. Aubin serait demeuré à l’infirmerie du pénitencier du 1er au 9 ou 10 novembre 1999;

4)         Il a fait le suivi du dossier médical de M. Aubin durant sa détention par le SCC; il n’a pas posé de diagnostic mais a simplement constaté

a)         qu’en 1986, M. Aubin, suite à une tentative d’évasion, a subi une contusion à la main et à la cage thoracique et a été soigné à la Cité de la Santé à Laval et avait une faiblesse au bras gauche.


b)         en 1990, M. Aubin a été blessé au cou et à l’épaule suite à un accident de moto.

5)         Dans le contexte sécuritaire inhérent à la vie en pénitencier, il croit que, suite à l’arrivée d’une ambulance au pénitencier, le départ d’un détenu à l’intérieur de vingt minutes est possible et un départ à l’intérieur de vingt-cinq minutes est normal (ibid., pages 20 et 78 à 82).

 

h)         Le témoignage de Mario Goulet

 

[60]           Mario Goulet est agent de la sécurité préventive depuis 1997 au pénitencier auquel il est associé depuis 1985. Ses principales fonctions sont de colliger des informations et des renseignements, d’évaluer toute menace à l’intérieur du pénitencier et d’enquêter à l’intérieur du pénitencier sur l’introduction de stupéfiants, sur des agressions, sur des meurtres et des tentatives d’évasion.

 

[61]           Il décrit M. Aubin comme un détenu connu, un caïd et une préoccupation sécuritaire à cause de ses tentatives d’évasion dont la dernière remonte à 1991, ses antécédents de possession de stupéfiants, ses postes de cantinier et de membre du comité des détenus.

 

[62]           Il corrobore le témoignage d’Alain Giguère quant au transfert de M. Aubin en 1996 du secteur 119 au secteur 240 et quant aux circonstances entourant l’isolement préventif de M. Aubin en 1997.


 

[63]           C’est M. Goulet qui coordonne l’enquête de l’incident du 27 octobre 1999 menée par la SQ et c’est lui qui dirige l’enquête interne.

 

[64]           Le 25 novembre 1999, il rédige un rapport sur les renseignements de sécurité intitulé «La tentative de meurtre à l’endroit de Roger Aubin» dont je cite les extraits suivants: (cahier de preuve, page 174)

Le 1999 10 13 la source d’information codée 321-11 informe le département de la sécurité qu’il existe une certaine tension entre les détenus des unités E et H et qu’un contrat avait été donné pour éliminer un détenu, l’incident devrait se produire un soir de cantine (mercredi) et la commande a été passée d’agresser le détenu dans le but de le tuer... . La source affirme ne pas connaître le nom du détenu visé mais précise que l’événement impliquerait un ou des détenus de la rangée 2K de l’unité H avec ceux des rangées F de l’unité E.            

 

 

                                                                      . . .

 

 

Le 1999 11 05, j’ai rencontré Roger Aubin au centre de soins de l’établissement. Il m’informe qu’il n’a pas reconnu son agresseur et qu’il ne veut pas porter plainte à la Sûreté du Québec. Il reconnaît avoir eu un conflit avec ... mais il croyait que c’était arrangé. De plus, il affirme qu’il y a eu une entente entre le clan ... afin de l’éliminer. Il a avoué avoir dit ouvertement qu’il voulait prendre ses distances des individus reliés au Hells Angels et qu’il avait eu des affrontements verbaux avec les détenus ... . De plus, il m’informe qu’un membre du personnel l’avait informé quelques jours avant l’incident qu’il serait victime d’une agression. Selon lui, il était beaucoup plus en conflit avec les individus près des ... que ceux du ... . Il croit qu’il y a eu collusion entre les deux groupes afin de l’éliminer.

 

 

Le 1999 11 22, la source d’information codée 321-16 informe le département de la sécurité que les détenus ... sont bien ceux qui ont passé la commande d’agresser Rober Aubin... . Lors du placement en isolement de plusieurs détenus reliés à l’organisation ... suite à leur implications dans des activités illicites à l’établissement . . ., le détenu Aubin n’a pas été placé en isolement et ce serait pour cette raison qu’il ... . Selon la source, ... soupçonnait Aubin simplement parce qu’il était identifié aux Hells Angels et que le placement en isolement de plusieurs détenus identifiés au ... permettrait aux H.A. de prendre le contrôle sur la vente de stupéfiants à l’établissement. [je souligne]

 

 

 

[65]           Il décrit le pic artisanal comme étant fabriqué à partir d’une louche provenant de la cuisine centrale du pénitencier. Il ne savait pas quand ni comment elle aurait été volée puisque ces questions relevaient de l’enquête policière. Il reconnaît, cependant, qu’il est fréquent que des louches disparaissent de la cuisine et explique le système de contrôle et de fouille.

 

[66]           Au sujet de la tour d’observation, il admet l’existence d’angles morts mais nie que l’endroit où M. Aubin a été agressé était un coin plus dangereux; selon M. Goulet, c’était un coin comme les autres (ibid., pages 171 et 172).

 

[67]           Il ne nie pas avoir été contacté par Nancy Lévesque et Sophie Noël suite à leurs rencontres du 20 et 21 octobre 1999 avec M. Aubin durant lesquelles il aurait exprimé sa crainte. Pour lui, l’important est que M. Aubin ait rencontré quelqu’un qui lui a donné l’assistance qu’il voulait (ibid., page 177).

 

[68]           Interrogé sur son rapport du 25 novembre 1999 intitulé «Tentative de meurtre à l’endroit de Roger Aubin», M. Goulet confirme que l’information reçue le 13 octobre 1999 provenait d’une source codée mais souligne que cette information ne précisait pas que c’était une personne de la rangée 2K qui serait agressée, ni le nom du détenu visé. Il atteste par ailleurs que Roger Aubin était logé dans le 2K où 20 détenus résident tandis que les rangées F de l’unité A accueillent 40 détenus.

 

[69]           M. Goulet nous dit qu’il y a eu un suivi à partir du moment où Nancy Lévesque considérait qu’elle lui transmettait l’information le 20 octobre. «Il y a eu un suivi. Ça été porté à mon attention que M. Roger Aubin ne se sentait pas bien, vivait de la pression. M. Aubin occupe le poste de président du comité des détenus. M. Aubin a hâte de partir...» (ibid., page 229).

 

[70]           Pour M. Aubin, «il y a pas de problème, il y a une résolution de conflit, on y parle» (ibid., page 230). Il ajoute «Pour moi, les motifs que M. Aubin se sent pas bien, la prison va tellement mal, que c’est normal qu’il veut — qu’il puisse s’en aller... . Quand il y a de la pression entre les détenus, il y a plusieurs détenus qui veulent s’en aller» (ibid., page 230). De plus, il note que Sophie Noël a offert de la protection à M. Aubin et qu’il a répondu ne pas en vouloir (ibid., page 231).

 

[71]           M. Aubin avait plusieurs façons de réagir face à sa crainte des Hells Angels. Il aurait pu rencontrer le directeur ou M. Goulet. Il avait déjà passé une dizaine d’années au pénitencier; il siégeait sur le comité des détenus; il pouvait changer de rangée et loger là où il n’y avait pas de Hells Angels; il pouvait aller dans une autre unité; il pouvait retourner dans le secteur 119. Néanmoins, M. Aubin «a décidé de faire face aux épreuves que lui connaissait, lui seul connaissait» (ibid., page 236).

 


[72]           Il témoigne n’avoir reçu aucune information indiquant que Roger Aubin était en danger. «Que Roger Aubin veule s’en aller, je peux comprendre qu’il soit tanné, c’est difficile d’être président du comité des détenus. Je peux comprendre qu’il soit tanné des Hells Angels, je peux comprendre ça mais j’ai pas l’information que la vie de Roger Aubin est — je fais pas le lien là, non» (ibid., pages 260-61).

 

[73]           Il explique que le but de son rapport du 25 novembre 1999 est de comprendre pourquoi M. Aubin a été agressé. Selon ses sources, il y aurait plusieurs possibilités y inclus: (i) qu’on le soupçonnait d’être un délateur, étant le seul membre du comité des détenus qui n’avait pas été placé en isolement en juillet 1999 suite à une histoire de drogues; et (ii) l’histoire d’un complot d’évasion par les canaux souterrains du secteur 119. Cependant, M. Goulet croit que le mobile réel de l’agression est le conflit entre les unités E et H.

 

[74]           Puisque le 27 octobre 1999 était un soir de cantine où beaucoup de détenus sortent aux activités, M. Goulet reconnaît avoir téléphoné au bureau des opérations du pénitencier entre 17h00 et 18h00 en demandant d’aviser «les gens d’en haut de faire attention, soyez vigilants» (ibid., page 288). Il ajoute «J’ai appelé le bureau des opérations, j’ai dit: “les gars, c’est un soir de cantine, par mesure préventive, la prison est virée à l’envers, avisez là — avisez les gars d’en haut d’être vigilants au niveau de la cantine c’est possible qu’il se passe de quoi» (ibid., page 289).

 


[75]           M. Goulet nous dit que son inquiétude provenait de l’information reçue le 13 octobre 1999 et plus tard (ibid., page 292), dit qu’il ne se rappelle pas des paroles exactes mais témoigne «au téléphone j’ai dit: “Benoît, c’est un soir de cantine, avise les passerelles d’être vigilants, il va y avoir de quoi qui va se passer”, une affaire comme ça j’imagine».

 

[76]           Il y avait «un gros risque d’agression» puisque la semaine précédente, il y avait eu des batailles. Il ajoute «le contexte du pénitencier, le 20 ou le 21, il y a eu une agression, le monde se sont battus dans le gymnase, dehors» (ibid., pages 281 à 287).

 

[77]           Maintenir les détenus dans leur cellule pour prévenir une agression ne serait pas une mesure appropriée, selon lui, puisqu’il détenait de l’information depuis deux semaines et que rien ne s’était produit.

 

[78]           Il revient sur ce qu’il a dit à M. Benoît Morais. Il témoigne n’avoir jamais précisé à M. Morais la nature de la source de l’information «puis j’ai donné des consignes de sécurité à M. Morais d’aviser les gens qui travaillaient sur les activités extérieures d’être vigilants. Ça se peut qu’il y ait une agression à soir, un soir de cantine» (ibid., page 304).

 


[79]           En contre-interrogatoire, il admet que «dépendant où l’agent de surveillance est placé, il peut y avoir dans [sic] angles morts» et que les clôtures, par exemple celles près du tennis, « [peuvent] d’une certaine façon obstruer la vision de la personne qui fait la surveillance dans le Mirador». Selon M. Goulet, la cour du secteur 240 est sécuritaire nonobstant les angles morts dans la tour d’observation parce que «l’agent peut se déplacer ... oui, on convient qu’il y a des angles morts c’est sûr, mais quand tu bouges, quand tu te promènes, tu changes de place sur un shift de 4 heures ... . ... il faut que tu te déplaces, tu te tasses, bien là tu couvres la job au complet. Il y a une partie à un moment donné qu’on voit pas mais il y a une vitre qu’on voit à travers, on voit bien» (ibid., page 312-15). En réponse à une question du procureur du Service suggérant qu’il y a toujours un certain risque à assumer dans le contexte carcéral, il répond: «C’est exact».

 

[80]           Il admet aussi «que ça peut arriver où vous pouvez vous attendre qu’à l’occasion ça pourrait être les agents du MCCP qui pourraient s’apercevoir d’un incident en se servant du SID mais que cela serait presque un hasard (ibid., pages 321 et 322). Il ajoute que c’est surtout les agents sur les passerelles qui voient les choses et qui «feed le MCCP». Selon lui, les agents postés à l’extérieur sont les premiers intervenants, ils sont là avec leurs yeux. «Les yeux c’est bien mieux qu’une caméra. Ils vivent ce qui se passe, ils voient le nombre de détenus, ils voient la température, ils sont là» (ibid., page 323).

 

[81]           M. Goulet nous dit que l’agresseur de M. Aubin était incarcéré dans la rangée 1F de l’unité E et nous savons déjà que M. Aubin habitait la rangée 2K de l’unité H. Il nous explique que M. Aubin, en tant que président du comité des détenus, a toute la latitude voulue de sortir quand il veut et que c’est M. Aubin qui a pris la décision d’aller à la cour cette journée-là (pages 4 à 6 de la transcription du 22 octobre 2004). Il précise en outre que le soir du 27 octobre 1999, l’unité E était dans la cour d’exercice en début de soirée, c’est-à-dire de 18h00 à 20h00.

 

[82]           M. Goulet témoigne avoir demandé à M. Aubin le nom de la personne qui l’aurait prévenu à la mi-octobre de faire attention à son dos mais ce dernier a refusé de lui dévoiler son nom. Aussi, aucun membre du personnel ne lui a fait un rapport à cet effet.

 

[83]           En ré-interrogatoire par M. Aubin, M. Goulet reconnaît qu’en tant que président du comité des détenus, une partie de son travail exige qu’il soit dans la cour lorsqu’il y a une sortie (ibid., page 21).

 

i)          Le témoignage de Robert Veilleux

 

[84]           Lors de l’agression, Robert Veilleux était responsable de la sécurité au pénitencier en tant que coordonnateur des opérations correctionnelles, poste qu’il occupe depuis 1987. Il n’était pas au pénitencier le soir du 27 octobre 1999; c’est de M. Goulet ou de M. Dion qu’il a appris la nouvelle de l’agression.

 

[85]           Il témoigne qu’il a exigé qu’une quatrième escorte accompagne l’ambulance qui transportait Roger Aubin à l’hôpital et ce, pour des raisons de sécurité reliées à sa connaissance du détenu, de son passé et du fait que l’agression d’un président du comité des détenus n’était pas une chose normale.

 

[86]           M. Aubin base son interrogatoire de M. Veilleux sur les réponses écrites que celui-ci a fourni dans le contexte de l’interrogatoire au préalable.


 

[87]           M. Veilleux affirme, prenant en considération toutes les exigences requises pour autoriser la sortie d’urgence à l’hôpital d’un détenu et le travail nécessaire pour sécuriser le pénitencier suite à l’agression, que le délai avant que l’ambulance parte avec M. Aubin était raisonnable. Selon lui, il y avait suffisamment de personnel en place pour combler les besoins du pénitencier mais admet qu’il faut remplacer les escortes par du personnel venant de l’extérieur.

 

[88]           Selon lui, de la tour d’observation, on a une vue de l’ensemble de la cour extérieure du 240 et on peut voir le jardin et la piste le soir. À la question posée «Est-ce qu’on voit l’endroit où l’agression s’est produite», il répond «Bien oui, on voit — du mirador, on voit toute la cour au complet, on la voit» (ibid., page 40) «même le soir». Les clôtures intérieures n’empêcheraient pas de voir mais il admet «qu’on n’a pas une aussi bonne vision par les clôtures».

 


[89]           Il savait qu’un contrat avait été émis sur M. Aubin en 1995 et il fut abasourdi d’apprendre qu’en 1996,  M. Aubin avait demandé un transfert du 119 au 240 à prédomination Hells Angels. Par la suite, M. Aubin semblait bien installé, «Ça fait que là on a arrêté de penser qu’il pouvait avoir un contrat des Hells Angels sur toi, c’est bien normal, tu étais très bien installé avec les Hells Angels» (ibid., page 44) ce qui explique sa réponse à la question 46 parce que «dans ma tête à moi, tu n’as pas de problème avec les Hells Angels, tu es même rendu un fier serviteur des Hells Angels, dans mon livre» (ibid., page 44).

 

[90]           D’autre part, il corrobore la nature des problèmes qui existaient dans le secteur 240, c’est-à-dire le conflit entre l’unité E et l’unité H.  Le comité des détenus n’avait pas une grande influence dans ce contexte. Il reproche à M. Aubin d’avoir certes exprimé une certaine peur, mais de n’avoir jamais expliqué son problème (ibid., page 83).

 

[91]           Il était au courant de l’information reçue par M. Goulet le 13 octobre 1999 à l’effet qu’un contrat avait été donné pour éliminer un détenu dont les responsables de la sécurité ne connaissaient pas l’identité. Il témoigne que lui et les quatre agents à la sécurité préventive avaient différentes idées sur l’identité du détenu visé mais que le nom de Roger Aubin n’était pas parmi ceux retenus.

 

[92]           Une des questions écrites à l’interrogatoire au préalable se référait au dossier de défense du défendeur qui indiquait au paragraphe 21 «S’il y a faute, ladite faute ne peut qu’incomber au demandeur qui agit de façon téméraire». M. Aubin demande donc en quoi a-t-il agi de façon téméraire. M. Veilleux répond à l’audience:

(transcription, page 126) Bien, à ma souvenance — à ma souvenance, je dis bien — les activités étaient séparées ce soir là et ce n’était pas à l’heure que tu étais — que tu étais dans la cour c’était pas l’heure de ton côté à toi d’être là.

 

 

C’est sûr que tu étais dans le comité des détenus, tu pouvais être là. Mais si tu dis que ça n’allait pas bien puis tu avais peur puis que tu profitais encore d’une chose là. C’est ça que je dis moi, moi: pourquoi que tu es là alors que tu n’as pas besoin d’être là, nécessairement besoin d’être là;


 

C’est pour ça que je me dis ça parce que, la sortie qu’il avait à cette heure là, n’était pas ton côté à toi.

 

 

 

 

 

j)          Le témoignage de Roger Aubin

 

[93]           Dans un premier temps, M. Aubin nous explique pourquoi les Hells Angels auraient demandé à Serge Quesnel de le tuer.  Le mobile est né du conflit entre lui et Me Tremblay qui le représentait à son enquête préliminaire lorsqu’il était accusé de meurtre. Insatisfait de la représentation de Me Tremblay, M. Aubin lui a retiré son mandat et l’aurait critiqué sévèrement devant certains détenus à Donnacona dont Serge Quesnel, lui aussi représenté par Me Tremblay, celui-là même qui défendait les Hells Angels de Trois-Rivières.

 

[94]           Il corrobore le témoignage de Denis Alain.

 

[95]           Il explique pourquoi, en 1996, il a transféré du secteur 119 au secteur 240 sous l’influence des Hells Angels. M. Aubin, en mars 1996, aurait témoigné en faveur d’un membre des Hells Angels durant un voir-dire ce qui, de retour au pénitencier, lui gagne la reconnaissance des Hells Angels et la méfiance des Rock Machines.

 

[96]           Il témoigne qu’entre 1996 et octobre 1997, il ne craignait pas pour sa sécurité et que suite à l’influence de M. Plamondon, il avait même accédé à un poste de confiance, celui de cantinier. D’après lui, il était toléré par les détenus du 240.


 

[97]           Il corrobore le fait qu’en septembre-octobre 1997, il a demandé l’isolement préventif parce qu’il craignait pour sa sécurité du fait que les procès des Hells Angels avaient été réglés et qu’il sentait sa position plus précaire. M. Aubin est demeuré en isolement préventif pendant 43 jours et nous explique pourquoi il a décidé de réintégrer le secteur 240. Il nous dit avoir reçu plusieurs visites, toutes à l’effet qu’il n’avait aucune raison de s’inquiéter des détenus du 240. Me Tremblay a même écrit une lettre à l’administration du pénitencier (Pièce D-24) avisant le Directeur que c’était la Sûreté du Québec et le délateur Serge Quesnel qui avaient créé un imbroglio fictif entre lui et M. Aubin et que suite à des discussions avec M. Aubin, il confirmait qu’aucune animosité ou situation problématique n’existait entre les deux.

 

[98]           M. Aubin relate que de la fin 1997 à l’été 1999, tout semblait en règle au secteur 240.

 

[99]           Il devient chef cantinier du 240, poste qu’il a perdu après que les autorités aient découvert qu’il vendait du haschich mais, selon lui, non pas pour les Hells Angels mais à son propre compte. Il admet qu’il était proche des Hells Angels mais prétend qu’il ne travaillait pas pour eux (transcription, 25 octobre 2004, page 210).

 


[100]       Il affirme que Benoît Morais a mal compris son mécontentement envers M. Lajoie-Smith et nous décrit que ce sont les motards qui lui ont demandé de siéger sur le comité des détenus, poste auquel il a accédé sans avoir été élu par les détenus, ce qui a diminué l’influence qu’il pouvait avoir soit avec l’administration du pénitencier, soit avec les détenus.

 

[101]       Il devient président intérimaire du comité des détenus après que le président fut placé en isolement à l’été 1999.

 

[102]       Il nous décrit que ses problèmes ont commencé durant l’été 1999, au début de la séparation des activités entre les détenus de l’unité H et ceux de l’unité E. Il ressent une campagne d’intimidation contre lui.

 

[103]       Durant l’été 1999, Roger Aubin demande d’être transféré à un pénitencier à sécurité moyenne. On lui propose le pénitencier Leclerc mais il refuse, indiquant à Nancy Lévesque que Leclerc est relié aux motards. Aussi, durant cette période, il veut quitter le comité des détenus au motif qu’il ne réussissait pas à convaincre le leader négatif des Hells Angels qu’un certain calme était nécessaire afin que les activités entre détenus ne soient plus séparées.

 

[104]       Sa crainte pour sa sécurité augmente considérablement suite à un avertissement que Benoît Morais lui aurait émis à la mi-octobre. M. Aubin témoigne que M. Morais lui a dit «fais attention à ton dos» après avoir capté une conversation entre M. Lajoie-Smith, un membre des Rowdy Crew, et l’ancien président ou chef de l’unité E (ibid., page 239).

 

[105]       Il admet que durant sa réunion avec Nancy Lévesque le 20 octobre 1999, il n’a pas partagé avec elle le fait que M. Morais l’aurait averti de faire attention à son dos. «Je lui ai simplement dit qu’il fallait que je m’en aille, j’ai des problèmes» (ibid., page 240).

 

[106]       Il admet qu’il aurait pu demander l’isolement préventif volontaire: «c’est toujours une solution s’en aller dans le trou mais à partir du moment que j’ai avisé le personnel, je pensais que quelqu’un viendrait me rencontrer» (ibid., page 242).

 

[107]       Il témoigne avoir téléphoné à sa soeur et lui avoir dit «je craignais un peu pour ma sécurité» (ibid., page 243).

 

[108]       Il décrit l’agression du 27 octobre 1999 en indiquant qu’il participait aux activités des détenus de l’unité E parce qu’il était encore président du comité et «il fallait que je sois disponible en tout temps pour les détenus, que ce soit le bloc E ou le bloc H» (ibid., page 243). «Je sortais parce que je devais sortir. Puis c’était mon emploi, je devais être présent parce que les détenus qui sont dans le pavillon peuvent pas te rencontrer si tu es dans ta cellule» (ibid., page 246) et que c’était son tour ce soir-là d’être parmi les détenus de l’unité E.

 

[109]       Il décrit aussi son passage à l’infirmerie en affirmant avoir entendu M. Côté dire «c’est long, c’est trop long, il faut qu’il parte». Il se souvient aussi que l’infirmerie a communiqué avec le keeper en demandant «qu’est-ce qui arrive avec l’escorte? ».


 

[110]        Enfin, il relate ses consultations médicales: une première avec une physiothérapeute qui demande un suivi par un neurologue qui s’est avéré être le Dr Bouchard de l’hôpital L’Enfant-Jésus. Le Dr Bouchard recommande en janvier 2000 un examen électromyographique et un examen physiologique. L’examen physiologique a eu lieu à La Macaza en novembre 2000 et l’EMG a été administré par le Dr Côté en juillet 2001 et un autre examen a eu lieu en avril 2002 par le Dr Granger, oto-rhino-laryngologiste.

 

(2)        La preuve de la défenderessele témoignage de Pierre Laplante

 

[111]       Pierre Laplante est l’unique témoin du défendeur. À Donnacona depuis 1995, il est aujourd’hui le Directeur du pénitencier et était le sous-directeur de l’établissement lors de l’agression du 27 octobre 1999.

 

[112]       En tant que sous-directeur du pénitencier, il gérait les opérations correctionnelles impliquant la gestion des détenus, les opérations de sécurité et l’analyse des renseignements; à ce titre, il préside quotidiennement les réunions de l’exécutif du pénitencier composé du directeur de l’établissement, des surveillants correctionnels, des gérants d’unité et des responsables de la sécurité tel que M. Veilleux.

 


[113]       À l’époque, le climat de conflit régnait entre les Hells Angels et le clan Plamondon. À son avis, l’information que M. Goulet avait reçue le 13 octobre 1999 ne justifiait pas de fermer complètement les activités, cette information n’étant pas suffisamment claire, nette et précise pour autoriser le gel des activités, activités qui représentent la seule liberté résiduelle des détenus à l’intérieur du pénitencier.

 

[114]       Il témoigne de l’importance des comités de détenus dans la validation de certaines informations reçues par les agents de la sécurité du pénitencier.

 

[115]       En contre-interrogatoire, M. Aubin demande à M. Laplante quelle est la politique du pénitencier lorsqu’on découvre un individu avec des pics. M. Laplante répond que des vérifications sont faites et ensuite les agents de sécurité tentent de découvrir si le mobile de la possession d’un tel pic est défensif ou agressif et finalement, s’il y a un doute, le détenu est placé en isolement.

 

[116]       M. Aubin lui demande à quel moment la louche qui a servi à son agression a disparu de la cuisine. M. Laplante répond qu’il ne se souvient pas mais que la procédure est de compter les ustensiles de la cuisine et qu’en principe, le Service est au courant de sa disparition peu de temps après.

 

 

Analyse

 

1)         Certains principes


 

[117]       Depuis longtemps, le droit et la jurisprudence reconnaissent la responsabilité de l’État envers les détenus des institutions carcérales. Cette responsabilité en est une du fait d’autrui puisque l’État répond des actes de ses préposés: les agents correctionnels.

 

[118]       Le juge Hall, au nom de la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt R. c. MacLean, [1973] R.C.S. 2, a adopté l’énoncé du juge Cattanach de cette Cour dans l’affaire Timm c. la Reine, [1965] 1 R.C.S. 174, comme suit:

¶ 9      Dans l'affaire Timm c. La Reine, [1965] 1 R.C.É. 174, p. 178, le Juge Cattanach a bien exposé quelle était la responsabilité de la Couronne envers les détenus des institutions pénales :

 

    [TRADUCTION] L'article 3(1)(a) de la Loi sur la responsabilité de la Couronne, S.C. 1952‑53, c. 30, édicte ce qui suit :

 

 

    "3.(1) La Couronne est responsable in tort des dommages dont elle serait responsable, si elle était un particulier en état de majorité et capacité,

 

    (a) à l'égard d'un acte préjudiciable commis par un préposé de la Couronne, ..."

 

 

et l'article 4(2) décrète :

 

    "4. (2) Il ne peut être ouvert de procédures contre la Couronne, en vertu de l'alinéa (a) du paragraphe (1) de l'article 3, relativement à quelque acte ou omission d'un préposé de la Couronne, à moins que l'acte ou omission, indépendamment des dispositions de la présente loi, n'eût entraîné une cause d'action in tort contre le préposé en question ou son représentant personnel."

 

 

 


    La responsabilité que cette Loi impose à la Couronne est subsidiaire. Voir Le Roi c. Anthony et Thompson, [1946] R.C.S. 569. Pour que la Couronne soit responsable, le requérant doit établir qu'un fonctionnaire du pénitencier, agissant dans l'exercice de ses fonctions, comme je conclus que c'est le cas du gardien en l'espèce, a fait une chose qu'un homme raisonnable dans sa situation n'aurait pas faite, créant ainsi un risque prévisible de blessure pour un détenu, et que ce fonctionnaire est personnellement responsable envers le requérant.

 

    Les autorités de la prison ont envers le requérant l'obligation de prendre des précautions raisonnables pour sa sécurité, à titre de personne dont elles ont la garde; c'est uniquement si les employés de la prison omettent de prendre ces précautions que la Couronne peut être tenue responsable, voir Ellis v. Home Office, [1953] 2 All E.R. 149. [je souligne]

 

 

[119]                                                        En droit québécois, (voir Baudouin, La responsabilité civile, 6e édition, Éditions Yvon Blais) trois conditions essentielles doivent être rencontrées afin d’engager la responsabilité civile extracontractuelle: 1) la faute; 2) le préjudice; 3) le lien de causalité entre la faute et le préjudice.

 

[120]                                                       Dans Baudouin, précité, les auteurs expliquent au paragraphe 88 qu’en droit québécois, la responsabilité est basée sur la faute, c’est-à-dire «un comportement non conforme aux standards généralement acceptés par la jurisprudence ou, comme l’énonce maintenant l’article 1457 C.c., à la norme de conduite qui, selon les circonstances, les usages ou la loi, s’impose à elle».

 

[121]                                                       Plus particulièrement, ils décrivent la faute civile extracontractuelle comme étant “constituée par l’écart séparant le comportement de l’agent de celui du type abstrait et objectif de la personne raisonnable, prudente et diligente” placée dans les mêmes circonstances.

 

[122]                                                       Au paragraphe 89 du texte de Baudouin, précité, les auteurs expliquent que le but essentiel de la responsabilité civile étant la réparation du dommage causé à la victime, le second élément est l’existence d’un préjudice. Les auteurs expliquent «qu’un comportement fautif ne suffit pas, en soi, à engager la responsabilité civile s’il ne se matérialise pas dans un préjudice causé à autrui. Ainsi, l’auteur d’un acte d’imprudence grossière qui pourtant ne cause aucun dommage n’encourt aucune responsabilité civile. Ce préjudice peut être corporel (blessures, décès), moral ou matériel».

 

[123]                                                       La troisième exigence est le lien de causalité c’est-à-dire la «relation causale entre la faute et le dommage: la faute doit avoir été la cause directe du dommage, ou le dommage l’effet immédiat d’une conduite jugée fautive».

 

[124]                                                       Le lien de causalité est une question de fait et doit être prouvé par prépondérance de la preuve. Comme l’indiquait récemment la Cour Suprême sous la plume de l’Honorable Juge Gonthier dans l’arrêt St-Jean c. Mercier, [2002] 1 R.C.S. 491,

¶ 104      L'attribution d'une faute comporte l'application à un ensemble de faits des normes de comportement prescrites par des règles de droit.  Cela en fait évidemment une question mixte de droit et de fait.  Par contre, dans la détermination de la causalité, on examine si quelque chose s'est produit entre la faute et le préjudice subi qui puisse établir un lien entre les deux.  Ce lien doit être juridiquement important au niveau de la preuve, mais il ne s'agit pas moins d'une question de fait.

 

 

 

2)         Est-ce que le Service a été négligent?

(a)        La faute

 

[125]       M. Aubin allègue que les agents du Service

(a) auraient dû prévenir l’agression qu’il a subie;

(b) ont omis d’intervenir pour que l’agression cesse le plus tôt possible;

(c) ont retardé indûment son transport à l’hôpital et/ou ne lui ont pas accordé les soins médicaux raisonnablement nécessaires à son état de santé.

 

[126]       C’est le demandeur qui a le fardeau d’établir sur la balance des probabilités l’existence d’une faute génératrice de dommages et de responsabilité.         

 

[127]       En l’espèce, le procureur de la défenderesse ne conteste pas que le Service a un devoir de prudence, une obligation de diligence, envers M. Aubin. Les autorités du pénitencier ont envers M. Aubin l’obligation de prendre des mesures raisonnables pour assurer sa sécurité.

 

[128]       Toutefois, il affirme du même souffle que, d’une part, la preuve produite par M. Aubin ne démontre aucunement que les employés du Service n’ont pas respecté la norme de diligence fixée par la loi dans le contexte carcéral et, d’autre part, que leur comportement respectait celui d’un agent correctionnel raisonnable dans l’exercice de leurs fonctions.

 

[129]       Il s’agit donc d’évaluer si, compte tenu des circonstances prévalant en milieu carcéral, les agents correctionnels ont manqué à leur devoir de prudence au point de commettre une faute.

 

[130]       Le juge LeBel, au paragraphe 56 de l’arrêt Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des Notaires du Québec, [2004] 3 R.C.S. 95, nous rappelle qu’en matière d’action pour diffamation reposant sur l’art. 1457 du Code civil du Québec,

 

 

 

Le point de départ est non pas la common law, mais le Code civil du Québec qui représente la loi fondamentale générale du Québec, comme le prévoit sa disposition préliminaire. Les tribunaux doivent éviter d'introduire ou d'appliquer inutilement des règles de common law dans une matière qui, sous réserve des principes du droit des chartes, reste régi par la procédure, les méthodes et les principes du droit civil. Dans leur traité intitulé La responsabilité civile (6e éd. 2003), p. 193, J.‑L. Baudouin et P. Deslauriers font d'ailleurs cette remarque dans le contexte du droit applicable en matière de diffamation :

 

 

La lecture des principaux arrêts montre combien parfois les tribunaux québécois, en matière de diffamation et d'injures, ont souvent fait appel soit à des notions de common law (good faith and justification, qualified privilege), soit à des décisions de cours anglaises ou canadiennes, soit à des auteurs de common law, tel Odgers. Ce recours à la common law est strictement inutile et totalement injustifié [...] et a pour effet de singulièrement compliquer une matière qui, examinée à la lumière du Code civil et des principes généraux du droit civil, a le mérite de rester relativement simple.”

 

 

 

[131]       En l’absence d’une mise en garde semblable de la part des tribunaux ou de la doctrine en matière de négligence, j’estime utile et pertinent de me référer à la jurisprudence de cette Cour même si celle-ci émane de provinces de common law puisque le devoir de prudence incombant aux agents correctionnels est le même dans les deux régimes de droit.              

 


[132]       D’ailleurs, c’est ce que semble suggérer Han-Ru ZHOU dans son article intitulé  « Le test de la personne raisonnable en responsabilité civile », (2001) 61 R. du B., 451, qui décrit à la page 519 les « similitudes conceptuelles frappantes entre notre droit [civil québécois] et celui des Torts».

 

[133]       L’affaire Coumont c. Canada (Service correctionnel), [1994] A.C.F. no 655, traite de la responsabilité de l’État pour les actions de ses employés suite à l’agression subie par M. Coumont alors qu’il était incarcéré à l’Établissement de Matsqui. Les circonstances de cette affaire sont semblables à celles qui nous occupent puisque M. Coumont avait été agressé avec une arme blanche par un co-détenu. Le juge Denault de cette Cour dégage la responsabilité de l’État en se référant au jugement du juge Cullen dans Abbott c. Sa Majesté la Reine (1993), 64 F.T.R. 81, comme suit:

 

 

 

 La responsabilité civile pour négligence est imputée lorsqu'il y a manquement à un devoir de prudence découlant d'un risque prévisible et déraisonnable de préjudice créé par l'acte ou l'omission d'autrui. Je souscris à la thèse de l'avocat du demandeur selon laquelle les gardiens ont un devoir juridique de prudence envers les détenus. Ces derniers sont étroitement et directement touchés par les actes des gardiens; ils se trouvent sous la garde et la surveillance des gardiens pendant leur incarcération. Je ne conteste pas qu'il y a des limites à ce devoir de prudence. Cependant, le fait que ces individus soient incarcérés ne veut pas dire que ce devoir n'existe pas. En outre, les gardiens ont le pouvoir discrétionnaire d'agir dans diverses situations. Cependant, ce pouvoir discrétionnaire peut être exercé de façon négligente ou déraisonnable. Par conséquent, j'accepterais également qu'il existe un lien suffisamment rapproché et direct au point où la négligence d'un gardien, par ses actes ou omissions, causerait vraisemblablement des dommages raisonnablement prévisibles. [...]

 

 

 Ayant établi l'existence d'un lien suffisant entre le demandeur et les préposés de la défenderesse, il s'agit alors de se demander s'il y a eu manquement à la norme de prudence nécessaire en l'espèce. [je souligne]

 

 

 

[134]       Après l’analyse de la preuve devant lui, dans Coumont, précité, le juge Denault conclut:


 ¶ 39      À mon avis, pour ce qui a trait à l'agression à coups de couteau, la question à se poser en l'espèce est de savoir si les responsables correctionnels à Matsqui savaient ou auraient dû savoir que Coumont pouvait avoir des difficultés avec un détenu incompatible, Roberts, et si, le sachant, ils ont pris les mesures appropriées pour le protéger contre un risque raisonnablement prévisible de préjudice [Voir note 3 ci‑dessous]. Aucun responsable à Matsqui ne savait réellement qu'il y avait un détenu incompatible avant l'agression à coups de couteau. Il est possible que l'agent de liberté conditionnelle s'occupant du cas du demandeur ait pu être au courant de cette situation, mais je ne suis pas convaincu qu'il l'était effectivement, et je ne suis pas non plus disposé à conclure qu'il avait l'obligation de transmettre ce renseignement aux responsables correctionnels fédéraux. Comme je l'ai déjà dit ci‑dessus, je ne suis pas non plus convaincu qu'Alana Forbes a communiqué par téléphone avec l'établissement avant l'agression à coups de couteau. En outre, Coumont n'a jamais identifié Roberts comme étant la source d'un problème éventuel.

 

 

  ¶ 40      Cependant, les responsables correctionnels auraient‑ils dû savoir qu'il y avait dans l'établissement un détenu incompatible avec le demandeur? Je pense qu'il serait déraisonnable de conclure que les responsables correctionnels ont manqué a leur devoir de prudence en ne tenant pas compte des questions qu'un détenu a posées au sujet de l'arrivée des nouveaux détenus. Ces questions étaient vagues et auraient pu se rapporter à n'importe quel détenu. Une preuve laisse entendre qu'on a indiqué aux agents le nom du détenu, mais ni l'agent Hiebert ni l'agent Guénette ne s'en souviennent. À mon avis, les responsables correctionnels ont été raisonnablement prudents en effectuant une recherche sur le profil de dangerosité du détenu avant de l'intégrer à la population générale. Toutefois, auraient‑ils dû être encore plus prudents et poser des questions spécifiques au demandeur à son arrivée? À mon avis, bien que ces questions eussent été souhaitables, elles n'étaient pas nécessaires dans les circonstances. La preuve dont je suis saisi indique que Coumont était connu des agents et qu'il connaissait le système pénitentiaire. Il était raisonnable pour ces responsables correctionnels de supposer que, si Coumont avait appréhendé un problème et qu'il avait voulu les en informer, il l'aurait fait. En outre, il a clairement été établi au procès que, si les responsables correctionnels avaient demandé à Coumont s'il connaissait des détenus potentiellement incompatibles avec lui dans 1 "établissement, celui‑ci aurait nié toute incompatibilité parce que, comme il l'a été dit ci‑dessus, il n'était pas au courant des intentions de Roberts et il aurait refusé d'identifier Roberts à cause des règles du "code des détenus". Par conséquent, je conclus que les responsables correctionnels ne savaient pas et ne pouvaient pas savoir qu'il y avait un détenu incompatible avec Coumont à Matsqui avant l'agression à coups de couteau. Pour cette raison, les agents n'avaient pas l'obligation de protéger Coumont des attaques de Roberts au‑delà du devoir général qu'ils ont de protéger le détenu, et ils n'ont donc pas manqué à leur devoir. [je souligne]

 

 

 

[135]       La juge Layden-Stevenson de cette Cour dans l’arrêt Bastarache c. Canada, 2003 FC 1463, résume la jurisprudence comme suit:


 

 

 

¶ 23      Comme il en a ci‑dessus été fait mention, la défenderesse concède l'existence d'une obligation de diligence. Le contenu de l'obligation est bien établi. Les autorités carcérales sont tenues de faire preuve d'une diligence raisonnable à l'égard de la santé et de la sécurité des détenus qui sont sous garde : Timm, précité; Abbott c. Canada (1993), 64 F.T.R. 81 (1re inst.); Oswald c. Canada (1997) 126 F.T.R. 281 (1re inst.). En examinant l'obligation de diligence, il faut tenir compte des circonstances de l'événement : Scott c. Canada, [1985] A.C.F. no 35 (1re inst.). La probabilité que se produise l'événement créant le risque constitue une considération importante en ce qui concerne la prévisibilité de ce risque. Il ne s'agit pas de savoir s'il existe une obligation de diligence, mais si, par ses actes ou omissions, la défenderesse a omis de satisfaire à la norme de conduite applicable à la personne raisonnable qui fait preuve de la prudence ordinaire eu égard aux circonstances : Russell c. Canada 2000 BCSC 650, [2000] B.C.J. no 848; Hodgin c. Canada (Solliciteur général) (1998), 201 N.B.R. (2d) 279 (B.R. 1re inst.), confirmé par [1999] A.N.B. no 416 (C.A.).

 

 

¶ 24      Il s'agit donc de savoir s'il a été satisfait à la norme dans ce cas‑ci. Le demandeur affirme qu'il n'y a pas été satisfait, alors que la défenderesse affirme le contraire. Il faut en premier lieu examiner ce que SCC fait normalement dans un établissement fédéral à sécurité moyenne (en particulier entre 22 h et 10 h) et, en second lieu, ce qui a été fait dans ce cas‑ci.

 

 

 

[136]       En l’espèce, la juge Layden-Stevenson conclut au paragraphe 49 comme suit:

 

 

 

¶ 49      Les agents de correction doivent faire preuve d'une diligence raisonnable à l'égard des risques raisonnables dont ils devraient être au courant. On n'exige pas que les agents soient parfaits ou infaillibles. Il suffit qu'ils prennent des mesures raisonnables et adéquates eu égard aux circonstances. Compte tenu des faits susmentionnés, je ne crois pas que les actes ou omissions ici en cause ne respectent pas la norme à laquelle une personne raisonnable faisant preuve de la prudence ordinaire se conformerait eu égard aux circonstances.

 

 

 

[137]       À des fins contextuelles, il est nécessaire de se référer aux divers événements qui se sont produits à partir du 13 octobre 1999.

 

[138]       Ce jour-là, Mario Goulet, agent de sécurité préventive, apprend d’une source codée qu’un contrat de meurtre impliquant un ou des détenus de la rangée F de l’unité E (celle du clan Plamondon) et un ou des détenus de la rangée 2K de l’unité H (celle du demandeur) a été donné. La source avait précisé que l’agression se produirait un soir de cantine, soit le mercredi, mais ne spécifiait ni l’identité de la personne qui se ferait agresser, ni le lieu de la présumée agression.

 

[139]       Aux dires du demandeur, le 15 octobre 1999, Benoît Morais l’aurait averti de faire “attention à son dos” puisque certains détenus lui en voudraient. Cette mise en garde semble avoir fait naître chez le demandeur une peur manifeste - il a témoigné à cet effet à plusieurs reprises -, mais la preuve démontre néanmoins qu’il n’en a jamais informé les autorités carcérales. Ni Nancy Lévesque, agente des libérations conditionnelles, ni Sophie Noël, agente correctionnelle, n’ont eu de détails relativement à la peur exprimée par M. Aubin lors de leurs rencontres. En outre, lorsque Sophie Noël lui demande s’il veut de la protection, il refuse.

 

[140]       Les circonstances à la lumière desquelles je dois évaluer le comportement des agents correctionnels incluent en outre l’appel de Mario Goulet à Benoît Morais, appel qu’on pourrait qualifier de “préventif”, placé vers 17h45 le soir de l’agression. L’information relayée à cette occasion n’était pas nouvelle, l’appel visait plutôt à rappeler l’information reçue le 13 octobre précédent aux agents en devoir ce soir-là, un soir de cantine.

 

[141]       Je rappelle que l’information reçue de la source codée ne précisait ni l’identité de la personne qui se ferait agresser, ni l’identité de l’agresseur ou des agresseurs, ni le lieu de l’agression anticipée. Cette information ne constituait pas une preuve concrète du danger que courait M. Aubin.               

 

[142]       Les circonstances dont je dois tenir compte comprennent aussi le fait que Benoît Morais a avisé certains, et non pas la totalité, des agents correctionnels en devoir le 27 octobre 1999 de la teneur de l’appel reçu vers 17h45. En effet, il ressort de la preuve testimoniale que ni Pierre Lafond, l’agent qui était en poste dans la tour d’observation surplombant le secteur 240, ni Linda Leclerc, l’agente qui était en poste dans le mirador 21, n’ont été informés de la possibilité accrue d’un incident ce soir-là.

 


[143]       Compte tenu de plusieurs facteurs, à savoir  la nature floue des informations reçues de la source codée, le refus du demandeur de se prévaloir de la protection offerte par Sophie Noël, le fait que le demandeur n’a pas demandé l’isolement préventif, le fait que le demandeur s’est abstenu de préciser à quiconque qui et quoi il craignait, le fait que le demandeur maintient que Benoît Morais l’a averti de faire attention à son dos mais qu’il n’en a pas informé Nancy Lévesque, qu’il a été démontré que le gel des activités le soir de l’agression aurait constitué une mesure excessive par rapport au danger pressenti, le fait que tous les agents du pénitencier étaient sur le qui-vive durant cette période et finalement, le fait que le demandeur a assumé le risque en décidant d’aller à l’extérieur à cette heure-là, je suis d’avis que les autorités carcérales ne pouvaient pas raisonnablement prévenir l’agression du 27 octobre 1999.

 

[144]       En plaidoirie, M. Aubin traite Benoît Morais de menteur. Je ne partage pas son avis, M. Morais m’a semblé, au contraire, honnête et compétent. À mon avis, s’il avait été en possession d’une telle information, il l’aurait mentionné dans un rapport à la sécurité préventive.

 

[145]       Il me faut maintenant évaluer si les agents correctionnels ont fait preuve de négligence en n’intervenant pas pour arrêter l’agression.

 

[146]       Le Service soutient en défense qu’aucun agent correctionnel en poste le soir du 27 octobre 1999 n’a vu l’agression. Est-ce qu’un agent correctionnel prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances aurait eu connaissance de l’agression?

 

[147]       En ce qui concerne Pierre Lafond, je ne crois pas qu’il soit déraisonnable qu’un agent surveillant une cour d’exercice du haut de sa tour s’assoit pendant quelques minutes, question de se “refaire les jambes” (témoignage de Lafond, p.176), après avoir patrouillé, debout, pendant 20 à 25 minutes. Linda Leclerc a d’ailleurs corroboré cette méthode de surveillance. Je ne crois pas non plus qu’un tel comportement s’écarte de celui qu’aurait le “type abstrait et objectif de la personne raisonnable, prudente et diligente” placée dans les mêmes circonstances dont parle Baudouin.


 

[148]       Je ne peux retenir l’allégation de M. Aubin voulant que Pierre Lafond dormait au moment de l’agression ou qu’il est “soit un menteur, soit un incompétent”. En termes de crédibilité, je crois Pierre Lafond autant à cause de sa façon de témoigner que du contenu, fort professionnel par ailleurs, de son témoignage. Rappelons aussi qu’il n’a pas été mis en preuve que le fait de surveiller en position assise équivaut à de l’inattention. Conséquemment, je ne suis pas en mesure de le déclarer en faute.

 

[149]       D’ailleurs, je n’ai aucune preuve que le fait de n’avoir pas été informés de la possibilité accrue d’un incident ce soir-là ait affecté le degré de vigilance avec laquelle Pierre Lafond ou Linda Leclerc ont effectué la surveillance du secteur 240.

 

[150]       Il ne faut pas non plus oublier que les angles morts de la tour d’observation ont été admis par tous les témoins. Je n’ai aucune hésitation à conclure que ces angles morts expliquent pourquoi Pierre Lafond n’a pas vu l’incident.

 

[151]       Je ne considère pas non plus la conduite_de Linda Leclerc comme étant fautive. Il m’apparaît dans l’ordre des choses que la surveillance nocturne d’un terrain extérieur se fasse en équipe. Dès lors, on ne peut lui reprocher d’avoir été négligente puisqu’elle examinait la partie de la cour extérieure qui était la sienne selon la distribution informelle des tâches ce soir-là.

 

[152]       En dernier lieu, je suis aussi d’avis que la conduite de Pierre Côté était raisonnable dans les circonstances et ne s’écartait pas de la conduite ordinaire d’un agent correctionnel prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances. Ayant une vingtaine de caméras à vérifier, il est raisonnable que son regard ait été détourné de l’écran visant le secteur 7 de l’unité 240 pendant deux minutes afin de se concentrer sur les quinze multi-caméras visant le gymnase, tel que conseillé par ses supérieurs. Il est certes malheureux que cela soit arrivé, mais il n’en demeure pas moins que ce comportement n’est pas fautif.

 

[153]       M. Aubin allègue aussi que son transport en ambulance a été retardé de façon déraisonnable.

 

[154]       Je ne peux retenir cette prétention non plus, compte tenu des témoignages d’agents correctionnels d’expérience. Messieurs Veilleux et Côté ont tous deux témoigné que le délai de 23 minutes entre l’arrivée et le départ de l’ambulance au pénitencier de Donnacona était un délai normal, compte tenu du contexte particulier d’un pénitencier à sécurité maximale.

 

[155]       De plus, même si je concluais que le délai était déraisonnable, je ne puis  retenir la responsabilité du Service à ce titre puisqu’aucune preuve au dossier n’indique que ce délai a causé un préjudice à M. Aubin.

 

Le préjudice et le lien causal


 

[156]       En outre, la partie défenderesse prétend que M. Aubin n’a apporté aucune preuve d’un préjudice subi ni n’a-t-il établi un lien de causalité entre une prétendue faute et le préjudice.

 

[157]       Si je devais avoir tort dans mon appréciation de la faute et que les agents correctionnels étaient trouvés fautifs, je ne crois pas qu’on puisse retenir la responsabilité du Service puisqu’à mon sens, M. Aubin n’a pas fait la preuve de ses dommages.

 

[158]       Effectivement, les rapports médicaux et cliniques qui ont été produits en preuve par M. Aubin ne me convainquent pas que les dommages allégués sont le résultat direct de la négligence des agents correctionnels qui ne seraient pas intervenus pour arrêter l’agression dont il était victime.

 

[159]       Tout d’abord, les notes de l’infirmier Denis Côté inscrites au dossier de M. Aubin le 27 octobre 1999 n’indiquent en aucun cas que l’état du demandeur était critique, tel qu’il le prétend. On peut plutôt y lire que le “ [...] détenu [...] est toujours rester [sic] conscient, bien éveillé, bien orienté”.                 

 

[160]       En deuxième lieu, le témoignage de l’infirmier Côté nous apprend que M. Aubin s’est blessé lors d’une tentative d’évasion en juillet 1986.

 

[161]       En troisième lieu, le rapport du Dr Marcel Morand en date du 22 novembre 2000 indique que M. Aubin a eu un accident de moto antérieurement à l’incident du 27 octobre 1999.

 

[162]       En outre, aucun expert médical n’a comparu devant moi pour m’expliquer la nature des blessures subies par M. Aubin. J’ignore si les dommages dont il se plaint aujourd’hui sont le résultat direct de l’agression subie au pénitencier et non pas des relents de son accident de moto ou de sa tentative d’évasion puisque je ne puis interpréter des rapports médicaux.

 

[163]       Par ailleurs, je note qu’aucune preuve n’a été déposée en vue de prouver que M. Aubin souffrait toujours des dommages subis lors de l’agression. On ne m’a pas non plus soumis d’évaluation d’incapacité partielle permanente (I.P.P.).

 

[164]       Je rappelle que le fardeau de la preuve incombe au demandeur. En l’espèce, M. Aubin n’a pas prouvé ses dommages.                 

 

[165]       Pour tous ces motifs, l’action du demandeur est rejetée.

 

[166]       À l’audition, M. Aubin m’a demandé de visiter l’intérieur de la tour d’observation du secteur 240. Je n’en vois pas l’utilité, ayant visionné à nouveau les vidéocassettes de l’événement et une vidéo supplémentaire filmée récemment de l’intérieur de cette tour.


 

[167]       La défenderesse pourra, dans les dix (10) jours ouvrables de la date de cette décision, me soumettre des représentations quant à savoir si des dépens devraient être accordés. Le demandeur aura le droit de répliquer dans les dix (10) jours ouvrables suivants le dépôt des représentations de la défenderesse.

 

             « François Lemieux »             

Juge

OTTAWA (Ontario)

Le 14 juin 2005


                                 

                                    COUR FÉDÉRALE

 

                     AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

                                                     

 

 

DOSSIER :                                                    T-2049-00

 

INTITULÉ :                                                  Roger Aubin c. Sa Majesté la Reine

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                                      Québec (Québec)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                                     Du 18 au 27 octobre 2004

 

MOTIFS D’ORDONNANCE:                                Le juge Lemieux

 

DATE DES MOTIFS :                                             Le 14 juin 2005

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

M. Roger Aubin                                              POUR LE DEMANDEUR

(se représente lui-même)                                            

 

Me Éric Lafrenière                                          POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

M. Roger Aubin                                              POUR LE DEMANDEUR

(se représente lui-même)

Établissement correctionnel

de Drummondville (Québec)                                     

 

John H. Sims, c.r.                                            POUR LA DÉFENDERESSE

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)


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