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Date : 20221125


Dossier : IMM-3494-20

Référence : 2022 CF 1623

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

DANA KATHERINE AL-ASWADI

HUSSAIN ABDULLA HUSSAIN AL-ASWADI

ROMAYSA HUSSAIN AL-ASWADI

JALAL HUSSAIN AL-ASWADI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

  1. La nature de l’affaire

[1] Les demandeurs, Dana Katherine Al-Aswadi [la demanderesse principale], Hussain Abdulla Hussain Al-Aswadi [M. Al-Aswadi] et leurs deux enfants, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision datée du 21 juillet 2020 par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [la décision contestée] qu’ils avaient présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. L’agent a commis une erreur dans son évaluation des conditions qui prévalent au Yémen et des difficultés connexes auxquelles serait confronté M. Al-Aswadi à son retour dans ce pays.

II. Le contexte

[3] Les demandeurs forment une famille de quatre personnes. La demanderesse principale et les deux enfants, Romaysa et Jalal, sont des citoyens américains. M. Al-Aswadi est un citoyen du Yémen, mais a déménagé aux États-Unis à l’âge de sept ans. La demanderesse principale a parrainé M. Al-Aswadi pour qu’il obtienne la résidence permanente aux États-Unis après leur mariage.

[4] Le 24 septembre 2009, M. Al-Aswadi a plaidé coupable à une accusation de comportement sexuel criminel aux États-Unis. Il a été incarcéré jusqu’au moment de sa libération conditionnelle en 2015. Par conséquent, M. Al-Aswadi a perdu son statut de résident permanent aux États-Unis.

[5] Avant son incarcération, M. Al-Aswadi est entré au Canada à deux occasions pour essayer de présenter une demande d’asile. Il a été retourné aux autorités américaines les deux fois.

[6] En mai 2017, les demandeurs sont entrés au Canada à partir des États-Unis et ont présenté des demandes d’asile. Les demandes d’asile de la demanderesse principale et des enfants ont été rejetées le 19 juin 2017. M. Al-Aswadi a été interdit de territoire au Canada pour grande criminalité en application de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR. Le 17 mai 2017, il a été frappé d’une mesure d’expulsion.

[7] Le 19 avril 2018, la demande de permis de séjour temporaire de la demanderesse principale a été rejetée. Par la suite, le 30 août 2018, la demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] de M. Al-Aswadi a été rejetée.

[8] Le 11 décembre 2019, les demandeurs ont déposé une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

III. La décision contestée

[9] L’agent a conclu que les demandeurs avaient vécu aux États-Unis jusqu’à leur arrivée au Canada en 2017. La demanderesse principale et les enfants sont tous nés aux États-Unis et y ont vécu pendant la majeure partie de leurs vies. La demanderesse a expliqué qu’elle ne bénéficierait d’aucun soutien familial et n’aurait ni logement ni emploi à son retour aux États-Unis, mais aucune preuve ne montrait que sa famille aux États-Unis aurait refusé ou serait incapable de l’aider. De même, rien n’indiquait que la famille de M. Al-Aswadi se trouvant au Canada aurait refusé ou serait incapable de continuer à soutenir la demanderesse principale et les enfants.

[10] L’agent a reconnu que M. Al-Aswadi avait suivi plusieurs cours après sa libération de prison, avait exprimé un profond remords pour ses actes et présentait un faible risque de récidive. Même si M. Al-Aswadi n’avait pas habité au Yémen depuis plus de 30 ans, l’agent a conclu que ses études aux États-Unis, la facilité avec laquelle il s’était intégré au Canada et sa participation à des cours de réadaptation témoignaient de sa résilience dans de nouveaux environnements. Par conséquent, il était raisonnable de conclure que ses connaissances lui permettraient de trouver un emploi au Yémen. L’agent a également mentionné qu’il n’y avait aucune preuve selon laquelle la famille au Canada de M. Al-Aswadi refusait ou était incapable de joindre des membres de la famille élargie ou des amis au Yémen qui pourraient aider à la réintégration de M. Al-Aswadi dans ce pays. Enfin, l’agent a estimé que, même si les conditions au Yémen ne sont pas idéales, elles sont [traduction] « de nature générale et s’appliqueraient à la plupart des personnes se trouvant dans une situation semblable au Yémen ».

[11] L’agent a reconnu que le rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire des demandeurs pourrait entraîner un éclatement permanent du noyau familial. Néanmoins, il a conclu que la famille pourrait avoir recours à diverses méthodes de communication pour maintenir leurs relations. Les demandeurs ont vécu au Canada pendant plus de trois ans, mais l’agent a jugé que leur degré d’établissement n’était pas exceptionnel comparativement à d’autres et que le fait de rompre leurs liens ne constituerait pas une difficulté suffisante pour justifier une décision favorable.

[12] Au sujet de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a tenu compte de l’état de santé de Romaysa et de la lettre du Dr Khalid Nurae dans laquelle il explique les conséquences physiques et psychologiques qu’aurait la séparation de Romaysa d’avec M. Al-Aswadi. L’agent a constaté que le Dr Nurae n’avait pas indiqué de quelle façon il était arrivé à la conclusion que la séparation aurait et non pourrait avoir des conséquences sur l’état de santé physique ou mentale de Romaysa. La preuve était insuffisante pour démontrer que Romaysa ne serait pas en mesure d’obtenir des soins médicaux ou psychologiques adéquats aux États-Unis si elle éprouvait des problèmes de santé. De plus, même si les deux enfants fréquentaient l’école, s’étaient fait des amis et s’étaient rapprochés des membres de leur famille au Canada, rien n’indiquait qu’il leur serait impossible de recevoir une scolarisation adéquate aux États-Unis ou de rester en contact avec leur famille grâce aux moyens de communication modernes. Compte tenu des observations des demandeurs, l’agent a déterminé que les incidences négatives sur les enfants ne permettaient pas de justifier l’application d’une dispense.

[13] À la lumière de son évaluation cumulative de la preuve, l’agent a conclu que l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire n’était pas justifié. L’agent a souligné que, bien que la réunification de la famille soit une pierre angulaire de la LIPR, elle n’éclipsait pas l’interdiction de territoire pour grande criminalité dont était frappé M. Al-Aswadi.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle

[14] Après examen des observations des parties, la seule question en litige est celle de savoir si la décision contestée est raisonnable. Les sous-questions pertinentes sont les suivantes :

  • (1)L’agent a-t-il commis une erreur dans son appréciation des conditions qui prévalent au Yémen?

  • (2)L’agent a-t-il commis une erreur dans son appréciation de l’intérêt supérieur des enfants?

  • (3)L’agent a-t-il commis une erreur en omettant de tenir compte de la pandémie actuelle de COVID-19?

[15] Les demandeurs n’ont pas présenté d’observations quant à la norme de contrôle applicable. Le défendeur soutient que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

[16] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la norme de contrôle applicable pour juger du bien-fondé de la décision contestée est la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Aucune des exceptions visées aux paragraphes 16 et 17 de l’arrêt Vavilov ne s’applique en l’espèce. Le contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable exige que la Cour examine l’intelligibilité, la transparence et la justification de la décision. Lorsqu’elles contrôlent une décision selon la norme de la décision raisonnable, les cours de révision doivent tenir compte à la fois du résultat de la décision et du raisonnement à l’origine de ce résultat (Vavilov, au para 87). Une décision raisonnable doit être « justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‐ci » (Vavilov, au para 99). Cependant, les cours de révision doivent s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov, au para 125, citant Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55). Si les motifs du décideur permettent à la cour de révision de comprendre pourquoi la décision a été rendue et de déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, la décision sera jugée raisonnable (Vavilov, aux para 85-86).

 

[17] En ce qui concerne la première sous-question, il est plus exact de qualifier les arguments des demandeurs quant à la justice naturelle et à l’équité procédurale d’arguments relatifs au caractère raisonnable de l’appréciation faite par l’agent des conditions qui prévalent au Yémen.

V. Analyse

A. L’agent a-t-il commis une erreur dans son appréciation des conditions qui prévalent au Yémen?

(1) La position des demandeurs

[18] En qualifiant les conditions au Yémen de [traduction] « moins qu’idéales », l’agent a banalisé de manière injuste et déraisonnable la guerre civile et la crise humanitaire qui sévissent actuellement dans le pays. L’agent a omis de mentionner le sursis administratif aux renvois qui est en place pour le Yémen. En précisant que les conditions étaient de nature générale, l’agent a importé à tort la norme du risque personnel visée au paragraphe 97(1) de la LIPR. L’agent a déraisonnablement omis de tenir compte du fait que l’absence de liens avec le Yémen ne ferait qu’accroître les difficultés de M. Al-Aswadi à son retour au pays.

(2) La position du défendeur

[19] Les demandeurs demandent à la Cour de procéder à une analyse microscopique de la décision contestée. L’agent est présumé avoir examiné et pris en compte tous les éléments de preuve dont il disposait, à moins que le contraire ne soit établi. Il a reconnu l’existence d’un conflit et d’une crise humanitaire au Yémen et a conclu de manière raisonnable que les conditions dans le pays étaient de nature générale. L’agent a indiqué que les demandeurs ne faisaient pas précisément référence à la situation personnelle de M. Al-Aswadi dans leurs observations. Contrairement à ce qu’avancent les demandeurs, l’agent n’était pas tenu de prendre en compte le sursis administratif au renvoi puisque les demandeurs ne l’ont pas invoqué dans les observations qu’ils ont présentées à l’appui de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

(3) Conclusion

[20] Je partage l’avis des demandeurs selon lequel l’agent n’a pas véritablement tenu compte des conditions au Yémen.

[21] L’agent a affirmé que les demandeurs n’avaient pas fait la démonstration que les conditions défavorables auraient [traduction] « des conséquences négatives directes » sur M. Al-Aswadi. Ce faisant, l’agent a introduit dans sa décision le critère du risque personnel visé par le paragraphe 97(1) de la LIPR, qui est plus rigoureux.

[22] La Cour a reconnu qu’il existe deux courants de jurisprudence sur cette question, mais que, selon l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], il faut tenir compte des conditions de vie dans le pays d’origine lors de l’examen des difficultés, ce qui inclut nécessairement les conditions générales dans le pays (Marafa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 571 aux para 4-7 [Marafa]) :

[4] De nombreuses décisions de notre Cour soulignent que, dans le cadre d’une demande CH, l’agent ne doit pas limiter son examen des difficultés que subirait le demandeur dans son pays d’origine à celles qui se rattachent à une caractéristique personnelle du demandeur (voir, à titre d’exemples, Shah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1269 aux paragraphes 67-73; Diabate c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 129 aux paragraphes 32-36; Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 aux paragraphes 30-31; Rubayi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 74 aux paragraphes 14-25). En réalité, s’il commet cette erreur, l’agent se trouve à confondre les critères applicables à une demande CH, régie par l’article 25 de la Loi, avec ceux qui définissent le statut de personne à protéger, selon l’article 97.

[5] Le défendeur invoque trois décisions de cette Cour qui semblent proposer une solution différente (Lalane c Canada (Citoyenneté et Immigration) [Lalane], 2009 CF 6; Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration) [Joseph], 2015 CF 661; Ibabu c Canada (Citoyenneté et Immigration) [Ibabu], 2015 CF 1068). Le raisonnement qui sous-tend ces trois décisions est exposé de façon succincte dans l’affaire Lalane (au paragraphe 1) :

L’allégation des risques au sein d’une demande de résidence permanente en vertu de considérations humanitaires (CH) doit être un risque particulier et personnel au demandeur. Le demandeur a le fardeau de démontrer un lien entre cette preuve et sa situation personnelle. Autrement, chaque ressortissant d’un pays en difficulté devrait recevoir une évaluation positive de sa demande CH […].

[6] Or, avec égard pour mes collègues, j’estime que ce raisonnement exagère la portée de la jurisprudence majoritaire que j’ai évoquée plus haut et néglige le caractère discrétionnaire d’une décision au sujet d’une demande CH. Tenir compte d’un facteur n’est pas synonyme de rendre une décision favorable au demandeur. Ainsi, la prise en considération des conditions générales du pays de renvoi n’équivaut pas à interdire tout renvoi dans certains pays où les conditions de vie sont particulièrement difficiles.

[7] Le raisonnement des décisions Lalane, Joseph et Ibabu est difficile à réconcilier avec l’arrêt Kanthasamy de la Cour suprême du Canada. En toute justice pour mes collègues, je signale que cet arrêt est postérieur à leurs décisions. Dans cet arrêt, la Cour suprême a rejeté une analyse compartimentée des facteurs pertinents à une demande CH et a affirmé que l’agent doit « examiner et […] soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes » (paragraphe 33, italiques dans l’original). En réalité, refuser de prendre en considération les conditions de vie dans le pays de renvoi, c’est faire comme si le demandeur était renvoyé dans un pays imaginaire. Une telle approche désincarnée est contraire à l’esprit de l’arrêt Kanthasamy.

[Non souligné dans l’original.]

[23] Je le répète, un agent commet une erreur s’il limite son examen des difficultés que subirait un demandeur dans son pays d’origine à celles qui se rattachent à une caractéristique personnelle du demandeur. Autrement, il se trouve à confondre les critères applicables à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, régie par l’article 25 de la LIPR, avec ceux qui définissent le statut de personne à protéger, selon le paragraphe 97(1) de la LIPR (Marafa, au para 4; Quiros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1412 aux para 30-31; Aboubacar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 714 au para 4).

[24] En outre, dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur n’a pas à présenter une preuve directe qu’il sera personnellement touché par des conditions défavorables (Kanthasamy, aux para 52-56).

[25] En appliquant ces considérations à l’espèce, je conclus que l’agent n’a pas véritablement évalué les conditions de vie au Yémen au motif qu’elles ne constituaient pas un risque personnel pour M. Al-Aswadi.

[26] Cette omission est suffisante pour accueillir la demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres questions en litige.

VI. Conclusion

[27] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. L’agent a évalué de façon déraisonnable les conditions au Yémen ainsi que leurs répercussions sur M. Al-Aswadi advenant son retour dans son pays.

[28] Les parties n’ont pas proposé de question aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3494-20

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

  3. Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3494-20

INTITULÉ :

DANA KATHERINE AL-ASWADI, HUSSAIN ABDULLA HUSSAIN AL-ASWADI, ROMAYSA HUSSAIN AL-ASWADI, JALAL HUSSAIN AL-ASWADI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCORFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 MAI 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

LE 25 NOVEMBRE 2022

COMPARUTIONS :

Mark Rosenblatt

POUR LES DEMANDEURS

 

Catherine Vasilaros

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mark Rosenblatt

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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