Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20221128


Dossier : IMM-8469-21

Référence : 2022 CF 1635

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 28 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

IRFAN URAJ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision datée du 8 novembre 2021 par laquelle la Section de l’immigration (« la SI ») a conclu qu’il était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (« la LIPR »).

[2] Le demandeur a tenté de quitter le Royaume-Uni en 2015 au moyen d’un faux passeport et a été déclaré coupable de possession de faux documents d’identité dans une intention illégitime, infraction prévue à l’article 4 de la Identity Documents Act 2010 (R.-U.), 2010 c 40 (la « IDA »). Il a présenté une demande d’asile au Canada en 2018. Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le « ministre ») a demandé qu’il soit déclaré interdit de territoire pour grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR parce qu’il a été déclaré coupable d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins 10 ans. La SI s’est rangée du côté du ministre et a conclu que le demandeur était interdit de territoire au titre de l’alinéa 36(1)b).

[3] Le demandeur soutient que la SI a commis une erreur en concluant qu’il ne pouvait pas se prévaloir de la défense fondée sur l’article 133, qu’elle n’a pas correctement appliqué la loi à sa situation factuelle et qu’elle a mal interprété la jurisprudence de la Cour relative à l’article 133. Il ne conteste pas les conclusions de la SI quant à l’équivalence des infractions.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SI est raisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

II. Les faits

A. Le demandeur

[5] Le demandeur est un citoyen albanais de 29 ans. Il est bisexuel et affirme avoir été victime de discrimination fondée sur sa sexualité pendant de nombreuses années. Selon lui, il n’a aucun avenir possible en Albanie. Il a fui l’Albanie en décembre 2013 et est passé par le Monténégro et la Belgique pour arriver illégalement au Royaume-Uni.

[6] Une fois au Royaume-Uni, le demandeur a pris rendez-vous avec un avocat pour discuter de la possibilité de présenter une demande d’asile. L’avocat l’a informé que sa demande d’asile aurait peu de chances d’être accueillie parce qu’il était entré illégalement au Royaume-Uni. Par conséquent, le demandeur n’a jamais présenté de demande d’asile au Royaume-Uni et a plutôt continué d’y travailler illégalement de 2013 à 2015. Il affirme qu’il a toujours eu l’intention de venir au Canada et de présenter une demande d’asile.

[7] En septembre 2015, le demandeur a payé 10 000 livres sterling à un particulier pour obtenir un faux passeport italien. Il soutient qu’il s’est procuré ce passeport dans le seul but de se rendre au Canada et de présenter une demande d’asile, et qu’il ne l’a jamais utilisé à d’autres fins.

[8] Le 18 novembre 2015, des agents des services frontaliers du Royaume-Uni ont arrêté le demandeur pour avoir utilisé un faux passeport à l’aéroport de Gatwick, alors qu’il tentait de monter à bord d’un avion à destination de Toronto, au Canada. Le demandeur a été accusé de l’infraction de possession de faux documents d’identité dans une intention illégitime prévue à l’article 4 de la IDA, et il a été détenu pendant un mois. Il a plaidé coupable le 17 décembre 2015 et a été déclaré coupable au titre de l’article 4 de la IDA, à Lewes, en Angleterre. Le demandeur a purgé cinq mois de sa peine d’emprisonnement de 12 mois au Royaume-Uni. Il a été renvoyé en Albanie le 20 avril 2016.

[9] En décembre 2017, le demandeur a de nouveau tenté de venir au Canada au moyen d’un faux passeport slovène. Il a été arrêté au Mexique et renvoyé en Albanie.

[10] Le 27 septembre 2018, le demandeur est passé par le Monténégro et la France pour arriver à Montréal (Québec) au moyen d’un faux passeport danois.

[11] Le 19 décembre 2018, le demandeur a présenté une demande d’asile au Canada. Le ministre a demandé qu’il soit interdit de territoire pour grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR. La demande d’asile du demandeur est suspendue dans l’attente d’une décision quant à son admissibilité.

B. La décision faisant l’objet du contrôle

[12] Dans une décision datée du 8 novembre 2021, la SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire au titre de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR.

[13] La SI a conclu que l’infraction commise au Royaume-Uni équivalait à une infraction canadienne punissable d’un emprisonnement maximal de 10 ans, et que le moyen de défense fondé sur l’article 133 de la LIPR ne s’appliquait pas à la situation du demandeur. À titre de référence, les infractions du Royaume-Uni et du Canada sont reproduites sous la rubrique « Régime législatif ».

(1) L’équivalence des infractions

[14] Le ministre a fait valoir que l’article 4 de la IDA équivaut au paragraphe 368(1) du Code criminel, qui crée l’infraction d’emploi, de possession ou de trafic d’un document contrefait.

[15] La SI a utilisé l’approche hybride pour évaluer l’équivalence des infractions au titre de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR. Cette approche consiste à comparer le libellé précis des infractions et à examiner la preuve pour déterminer si les éléments essentiels des infractions étaient réunis (Hill c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CA), [1987] ACF no 47 (QL) au para 16). La SI a comparé les éléments de l’infraction prévue à l’article 4 de la IDA avec ceux de l’infraction prévue au paragraphe 368(1) du Code criminel, et elle a examiné si la preuve démontrait que chaque élément était présent.

[16] Le premier élément de l’infraction du Royaume-Uni exige [traduction] « une possession ou un contrôle » du document d’identité, tandis que l’infraction prévue au Code criminel ne requiert que la possession. Le deuxième élément de l’infraction du Royaume-Uni exige un [traduction] « document d’identité », tandis que l’infraction prévue au Code criminel ne précise pas le type de document et peut donc inclure les documents d’identité. Par conséquent, la SI a conclu que le premier et le deuxième élément des infractions sont équivalents.

[17] Le troisième élément de l’infraction du Royaume-Uni exige que la personne [traduction] « sache ou croie » que le document est contrefait. Selon la SI, l’infraction prévue au Code criminel contient une exigence plus stricte selon laquelle la personne doit savoir que le document est contrefait. Il convient de noter ici qu’au paragraphe 368(1) du Code criminel, les termes « sachant ou croyant » qu’un document est contrefait sont utilisés, comme c’est le cas dans l’infraction du Royaume-Uni. C’est le paragraphe 366(1) (infraction de commettre un faux) qui exige de savoir qu’un document est faux. Néanmoins, la SI a appliqué une norme plus stricte et s’est demandée si le demandeur savait que le passeport était contrefait. Elle s’est reportée au paragraphe 366(2) du Code criminel, qui prévoit qu’un document est faux lorsqu’il comporte une altération essentielle ou une addition essentielle. Elle a conclu que cet élément était présent parce que le faux passeport italien avait été altéré afin d’ajouter la photo du demandeur, que ce dernier était au courant de cette altération et y avait participé, et qu’il savait donc que le document était faux. La SI a conclu que cela établissait l’équivalence du troisième élément.

[18] Le quatrième élément de l’infraction du Royaume-Uni exige la présence d’une [traduction] « intention illégitime », qui contient deux sous‐éléments : a) une intention d’utiliser le document pour produire des renseignements personnels; b) une intention d’autoriser ou d’inciter quelqu’un d’autre à produire, confirmer ou vérifier ses renseignements personnels. L’infraction prévue au Code criminel exige la même « intention de commettre une infraction », qui contient également deux sous-éléments : a) une intention de se servir du document, de le traiter ou d’agir à son égard comme s’il était authentique, ou b) une intention de faire ou de tenter de faire accomplir l’un de ces actes par quelqu’un d’autre. La SI a jugé que les éléments d’intention de l’infraction du Royaume-Uni et de celle du Canada étaient présents, car le faux passeport du demandeur visait à vérifier des renseignements personnels le concernant, et il a tenté de faire en sorte que les autorités britanniques agissent comme si le passeport était authentique.

[19] Constatant que l’infraction prévue au Code criminel est punissable d’un emprisonnement maximal de 10 ans comme l’exige l’alinéa 36(1)b) de la LIPR, la SI a conclu que tous les éléments des infractions étaient équivalents.

(2) La défense fondée sur l’article 133

[20] La SI a pris note du fait qu’une analyse de l’équivalence exige également une comparaison de tous les moyens de défense possibles (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] 1 CF 235). Le ministre a soutenu que l’article 133 de la LIPR équivaut à l’article 31 de la Immigration and Asylum Act 1999 (R-U), c 33 (la IAA).

[21] La SI a conclu que les deux moyens de défense ne sont pas équivalents parce que la loi du Royaume-Uni exige que la personne soit venue directement du pays de persécution et qu’elle ait immédiatement présenté une demande d’asile. L’article 133 de LIPR ne contient aucune de ces exigences.

[22] Le ministre a ajouté que même si les deux moyens de défense n’étaient pas équivalents, le demandeur ne pourrait pas se prévaloir de l’article 133 en l’espèce. Il a fait valoir que le raisonnement adopté dans la décision Bellevue c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 560 (« Bellevue »), s’applique à la présente situation. Dans l’affaire Bellevue, le demandeur a été déclaré coupable d’avoir utilisé un faux passeport aux États-Unis et ne pouvait invoquer le moyen de défense prévu à l’article 133 parce qu’il n’avait pas présenté de demande d’asile au moment de l’infraction (Bellevue, aux para 75 et 76).

[23] À l’inverse, le demandeur a soutenu que la décision Bellevue ne s’appliquait pas, car la raison même pour laquelle il a utilisé un faux passeport italien était pour venir au Canada et y présenter une demande d’asile. Il a fait valoir que, dans la décision Uppal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 338 (« Uppal »), la Cour a conclu que le demandeur n’était pas interdit de territoire pour avoir utilisé un faux document parce que ce document avait été utilisé pour venir au Canada en vue de présenter une demande d’asile. Il a en outre avancé que les faits de l’affaire Uppal s’apparentaient davantage à sa situation et qu’il pouvait donc se prévaloir de la défense fondée sur l’article 133.

[24] En fin de compte, la SI s’est rangée du côté du ministre. Dans la décision Bellevue, la Cour a conclu que le demandeur ne pouvait pas se prévaloir de l’article 133 parce qu’il n’avait pas de demande d’asile en instance au moment où il a été déclaré coupable de l’infraction américaine. La SI a conclu que le même raisonnement s’appliquait dans le cas du demandeur, car il n’avait jamais présenté de demande d’asile au Royaume-Uni, où les faits se sont produits.

[25] La SI a jugé que la décision Bellevue s’appliquait davantage que la décision Uppal en l’espèce, concluant que plusieurs facteurs pris en compte dans la décision Bellevue n’ont pas été examinés par la Cour dans la décision Uppal. Par exemple, dans cette dernière décision, la Cour n’a pas examiné la question de savoir si le demandeur était interdit de territoire pour avoir présenté un faux passeport ou si le demandeur aurait dû avoir une demande d’asile en instance au moment de la déclaration de culpabilité. La Cour a tenu compte de ces facteurs dans la décision Bellevue, que la SI a jugé plus semblable à la situation du demandeur. Par conséquent, l’article 133 ne se serait pas appliqué au demandeur parce qu’il n’avait pas de demande d’asile en instance au Royaume-Uni.

III. Régime législatif

[26] L’article 4 de la IDA est libellé ainsi :

[traduction]

Possession de faux documents d’identité, etc., dans une intention illégitime

(1) Commet une infraction quiconque, ayant une intention illégitime, a en sa possession ou sous son contrôle—

a) un document d’identité qui est faux et qu’il sait ou croit être faux,

b) un document d’identité qui a été obtenu irrégulièrement et qu’il sait ou croit qu’il a été obtenu irrégulièrement,

c) un document d’identité qui concerne quelqu’un d’autre.

(2) Chacune des intentions suivantes constitue une intention illégitime—

a) l’intention d’utiliser le document pour produire des renseignements personnels;

(b) l’intention d’autoriser ou d’inciter quelqu’un d’autre à produire, à confirmer ou vérifier ses renseignements personnels ou les renseignements personnels de quelqu’un d’autre.

(3) Aux fins de l’alinéa (2)b), « ses renseignements personnels ou les renseignements personnels de quelqu’un d’autre » n’inclut pas, dans le cas d’un document visé à l’alinéa (1)c), la personne sur qui porte le document.

(4) Toute personne ayant commis une infraction au titre de la présente disposition est passible, sur déclaration de culpabilité par mise en accusation, d’un emprisonnement maximal de 10 ans ou d’une amende (ou les deux).

[27] L’article 368(1) du Code criminel est ainsi libellé :

Emploi, possession ou trafic d’un document contrefait

368 (1) Commet une infraction quiconque, sachant ou croyant qu’un document est contrefait, selon le cas:

a) s’en sert, le traite ou agit à son égard comme s’il était authentique;

b) fait ou tente de faire accomplir l’un des actes prévus à l’alinéa a), comme s’il était authentique;

c) le transmet, le vend, l’offre en vente ou le rend accessible à toute personne, sachant qu’une infraction prévue aux alinéas a) ou b) sera commise ou ne se souciant pas de savoir si tel sera le cas;

d) l’a en sa possession dans l’intention de commettre une infraction prévue à l’un des alinéas a) à c).

 

Use, trafficking or possession of forged document

368 (1) Everyone commits an offence who, knowing or believing that a document is forged,

(a) uses, deals with or acts on it as if it were genuine;

(b) causes or attempts to cause any person to use, deal with or act on it as if it were genuine;

(c) transfers, sells or offers to sell it or makes it available, to any person, knowing that or being reckless as to whether an offence will be committed under paragraph (a) or (b); or

(d) possesses it with intent to commit an offence under any of paragraphs (a) to (c).

[28] Pour les moyens de défense, l’article 133 de la LIPR prévoit ce qui suit :

Immunité

133 L’auteur d’une demande d’asile ne peut, tant qu’il n’est statué sur sa demande, ni une fois que l’asile lui est conféré, être accusé d’une infraction visée à l’article 122, à l’alinéa 124(1)a) ou à l’article 127 de la présente loi et à l’article 57, à l’alinéa 340c) ou aux articles 354, 366, 368, 374 ou 403 du Code criminel, dès lors qu’il est arrivé directement ou indirectement au Canada du pays duquel il cherche à être protégé et à la condition que l’infraction ait été commise à l’égard de son arrivée au Canada.

 

Deferral

133 A person who has claimed refugee protection, and who came to Canada directly or indirectly from the country in respect of which the claim is made, may not be charged with an offence under section 122, paragraph 124(1)(a) or section 127 of this Act or under section 57, paragraph 340(c) or section 354, 366, 368, 374 or 403 of the Criminal Code, in relation to the coming into Canada of the person, pending disposition of their claim for refugee protection or if refugee protection is conferred.

[29] L’article 31 de la IAA prévoit ce qui suit :

[traduction]

31 Défenses fondées sur le paragraphe 31(1) de la Convention relative au statut des réfugiés

(1) Constitue une défense pour le réfugié accusé d’une infraction à laquelle le présent article s’applique la preuve que, arrivant directement d’un pays où sa vie ou sa liberté était menacée (au sens de la Convention relative au statut des réfugiés), il—

a) s’est présenté sans délai aux autorités du Royaume-Uni;

b) a exposé des raisons reconnues valables de son entrée ou de sa présence irrégulière;

c) a présenté une demande d’asile dès qu’il était raisonnablement possible de le faire après son arrivée au Royaume-Uni.

IV. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[30] La demande de contrôle judiciaire soulève uniquement la question de savoir si la décision de la SI concernant la défense fondée sur l’article 133 est raisonnable.

[31] La norme de contrôle n’est pas contestée. Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16, 17, 23-25 [Vavilov]). Je suis du même avis.

[32] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle fondée sur la déférence, mais rigoureuse (Vavilov, aux para 12 et 13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, notamment en ce qui concerne le résultat obtenu et le raisonnement suivi (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88‐90, 94, 133‐135).

V. Analyse

[33] Le demandeur soutient que la SI a commis une erreur en concluant que l’article 133 de la LIPR ne s’applique pas aux circonstances. Il avance que la SI n’a pas correctement appliqué les faits à la législation et qu’elle a mal interprété la jurisprudence pertinente concernant l’article 113. Il ne conteste pas le caractère raisonnable de l’analyse de l’équivalence effectuée par la SI.

[34] La plupart des observations du demandeur constituent une nouvelle analyse du dossier dont disposait la SI. Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, il incombe au demandeur de démontrer que l’ensemble de la décision ne satisfait pas « aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). En l’espèce, dans ses observations, le demandeur semble plutôt proposer des raisons factuelles pour lesquelles la SI aurait dû rendre une décision différente. Le rôle de la Cour n’est pas « d’apprécier à nouveau » la preuve (Vavilov, au para 125).

[35] L’avocat du demandeur demande également à la Cour de déterminer [traduction] « quelles sont les exigences à remplir pour avoir droit à l’immunité prévue à l’article 133 » et souligne, tant dans ses observations écrites qu’orales, que le maintien de la décision de la SI concernant l’article 133 irait à l’encontre de l’objet principal de ce moyen de défense. Une cour de révision « ne cherche pas à savoir comment elle aurait résolu la question, mais plutôt s’il a été démontré que la réponse donnée par le décideur administratif était déraisonnable » (Vavilov, au para 289). Le désir de clarifier un aspect du droit ne suffit pas à justifier l’intervention de la Cour dans une décision administrative si cette décision est justifiée, intelligible et transparente.

[36] Le demandeur soutient qu’il était déraisonnable pour la SI de se fonder sur la décision Bellevue plutôt que sur la décision Uppal pour évaluer sa situation. Au paragraphe 112, l’arrêt Vavilov fait la lumière sur les contraintes imposées par la common law aux décideurs et qui devraient être prises en compte dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable :

Tout précédent sur la question soumise au décideur administratif ou sur une question semblable aura pour effet de circonscrire l’éventail des issues raisonnables. La décision d’un organisme administratif peut être déraisonnable en raison de l’omission d’expliquer ou de justifier une dérogation à un précédent contraignant dans lequel a été interprétée la même disposition. Si, par exemple, une cour de justice a examiné une disposition législative dans un jugement pertinent, il serait déraisonnable que le décideur administratif interprète ou applique celle‐ci sans égard à ce précédent. Le décideur devrait être en mesure d’indiquer pourquoi il est préférable d’adopter une autre interprétation, par exemple en expliquant pourquoi l’interprétation de la cour de justice ne fonctionne pas dans le contexte administratif : M. Biddulph, « Rethinking the Ramifications of Reasonableness Review : Stare Decisis and Reasonableness Review on Questions of Law » (2018), 56 Alta. L.R. 119, p. 146. Il peut y avoir des circonstances dans lesquelles il est tout simplement déraisonnable que le décideur administratif n’applique ou n’interprète pas une disposition législative en conformité avec un précédent contraignant. Par exemple, dans les cas où une cour de justice compétente en matière d’immigration est appelée à décider si un acte constitue une infraction criminelle en droit canadien (voir, p. ex., la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27, art. 35 à 37), il serait à l’évidence déraisonnable que le tribunal retienne une interprétation d’une disposition pénale qui soit incompatible avec l’interprétation que lui ont donnée les cours criminelles canadiennes.

[Non souligné dans l’original.]

[37] Compte tenu de ces contraintes, la justification fournie par la SI pour appuyer sa conclusion selon laquelle le raisonnement adopté dans la décision Bellevue s’applique davantage à la situation du demandeur n’est pas une erreur susceptible de contrôle. La SI a fourni des motifs clairs et détaillés pour expliquer pourquoi elle s’était écartée de la conclusion que la Cour avait tirée dans la décision Uppal et pourquoi elle avait conclu que les faits de l’affaire Bellevue étaient plus semblables à ceux de l’espèce. Ces conclusions n’étaient pas fondées sur des interprétations erronées du raisonnement de la Cour dans l’une ou l’autre de ces décisions ni sur une interprétation incohérente de l’article 133. L’application de la décision Bellevue par la SI est fondée sur des facteurs valides qui créent un « mode d’analyse » « rationnel et logique » (Vavilov, au para 102).

[38] Le demandeur soutient également que l’analyse que la SI a faite des deux décisions était déraisonnable parce que l’analyse de la Cour fédérale était erronée dans la décision Bellevue. Le rôle de la cour qui effectue un contrôle judiciaire est d’examiner si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, et non de procéder à une analyse de novo de l’affaire ou de contester la validité d’autres décisions (Vavilov, au para 124). En l’espèce, la SI a expliqué clairement pourquoi l’affaire Bellevue était analogue à la situation du demandeur et pourquoi il est approprié d’adopter le même raisonnement que dans la décision Bellevue. Sa conclusion concernant la question relative à l’article 133 est donc raisonnable.

VI. Conclusion

[39] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée. La décision de la SI selon laquelle le demandeur est interdit de territoire pour grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR est raisonnable. Sa conclusion selon laquelle la défense fondée sur l’article 133 de la LIPR ne s’applique pas à la situation du demandeur est justifiée, intelligible et transparente. Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8469-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8469-21

 

INTITULÉ :

IRFAN URAJ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 août 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

Le 28 novembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Bjorn Harsanyi, c.r.

 

Pour le demandeur

 

Justine Lapointe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.