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Date : 20221118


Dossier : T-952-19

Référence : 2022 CF 1581

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 novembre 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

ANGELA JOSHI

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Me Angela Joshi, agit pour son propre compte, mais elle est membre du Barreau du Québec et du Barreau de l’Ontario. Elle occupait auparavant le poste d’agente des affaires du travail, Santé et sécurité, au sein du Programme du travail d’Emploi et Développement social Canada [EDSC]. Me Joshi demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 4 juin 2019 [la décision] par laquelle Danièle Besner, directrice générale, Direction de la gestion du milieu de travail, et représentante désignée pour la prévention et la résolution du harcèlement [la décideuse], a accepté les résultats d’une enquête ayant conclu que certaines allégations répondaient à la définition de harcèlement selon la Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement du Conseil du Trésor [la politique].

[2] La plainte de harcèlement à l’origine de la décision avait été déposée par l’ex-conjointe de Me Joshi. Me Joshi et son ex-conjointe travaillaient toutes les deux pour EDSC, dans le même lieu de travail. En septembre 2017, les épouses, qui ont deux enfants, se sont séparées. Peu après, l’ex-conjointe de Me Joshi a entamé une relation avec une personne qui travaillait elle aussi dans le même lieu de travail. Les problèmes interpersonnels entre MJoshi, son ex-conjointe et cette autre personne se sont répercutés sur le lieu de travail. Ces trois personnes ont déposé des plaintes les unes contre les autres, ce qui a donné lieu à la présentation de six (6) rapports finaux rédigés par un enquêteur externe, Robert Cantin de Textus Inc. [l’enquêteur]. Les rapports finaux ont été publiés en juin 2019. Bien que d’autres enquêtes et rapports aient été invoqués dans la présente instance aux fins d’une mise en contexte, la présente demande de contrôle judiciaire porte sur la décision précitée.

[3] EDSC n’a imposé aucune mesure disciplinaire à Me Joshi à la suite de la décision. De plus, lorsque la présente affaire a été entendue, Me Joshi et son ex-conjointe ne travaillaient plus pour EDSC.

[4] Me Joshi demande l’annulation du rapport d’enquête et de la décision qui en a découlé. Elle prétend que l’enquêteur n’avait pas les compétences requises pour la tâche qui lui a été confiée, qu’il a fait preuve de partialité et qu’il a mené une enquête viciée dont le résultat est indéfendable. Elle allègue que ses attentes légitimes quant à l’enquête, à la procédure à suivre et à l’application de la politique n’ont pas été respectées. Elle invoque plus précisément les actions de plusieurs fonctionnaires d’EDSC qui ont mené aux multiples plaintes et enquêtes. Me Joshi invoque le contexte et la chronologie des multiples plaintes pour faire valoir que le Centre d’expertise sur le harcèlement n’avait pas compétence pour recevoir la plainte qui fait l’objet de la décision et qu’il aurait dû tout au moins, en tout état de cause, signaler que cette plainte était secondaire et potentiellement vexatoire. Me Joshi prétend en outre que l’enquêteur et la décideuse ont manqué à l’obligation d’équité procédurale, car elle n’a pas été pleinement informée de la preuve à réfuter et qu’elle n’a donc pas eu une possibilité équitable d’y répondre. Elle soulève également plusieurs questions concernant le contenu du dossier certifié du tribunal [le DCT]. Enfin, Me Joshi affirme que la décision est déraisonnable pour le motif que l’enquêteur : (i) n’a pas tenu compte de la vaste et écrasante majorité d’éléments de preuve qu’elle a présentés; (ii) a renvoyé de manière sélective aux éléments de preuve qu’elle a présentés; (iii) a commis de nombreuses erreurs de fait relativement aux éléments de preuve présentés par elle-même, son ex‐conjointe, la personne avec qui son ex-conjointe avait une relation et d’autres employés et (iv) a accepté à tort et au pied de la lettre la preuve de son ex‐conjointe.

[5] Le défendeur, le procureur général, soutient que l’affaire est à la fois théorique et prématurée. Le procureur général prétend que la procédure a été équitable, notamment que ni l’enquêteur ni la décideuse n’ont fait preuve de partialité, de mauvaise foi ou de qualifications insuffisantes et qu’il n’y a pas eu manquement aux attentes légitimes de Me Joshi. Le procureur général note que le DCT ne contenait pas le recueil de preuve que Me Joshi avait présenté à l’enquêteur, mais affirme que le dossier n’est pas lacunaire, puisque les documents étaient en la possession de MJoshi qui les a joints au dossier de demande. Le procureur général soutient que l’enquêteur est présumé avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve et que la décision qui en a découlé était raisonnable.

[6] Pour les motifs énoncés ci-après, et malgré les observations éloquentes et valables présentées par Me Joshi pour son propre compte, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Résumé des faits

[7] Me Joshi a été nommée agente des affaires du travail au sein d’EDSC en mai 2015. En mai 2016, son ex-conjointe a été embauchée dans un service parallèle d’EDSC, dans le même lieu de travail.

[8] En septembre 2017, Me Joshi et son ex-conjointe se sont séparées et ont entamé une procédure de divorce. L’ex-conjointe a par la suite entamé une relation avec une personne qui travaillait également pour le Programme du travail d’EDSC, sur le même lieu de travail.

[9] Le 2 octobre 2017, MJoshi et son ex-conjointe se sont retrouvées toutes les deux sur le lieu de travail pour la première fois depuis avril 2017, après des périodes respectives de congé familial et congé parental. Elles ont continué à travailler sur le même lieu de travail jusqu’au 3 avril 2018, date à laquelle Me Joshi a quitté le lieu de travail pour un congé de maladie non payé. Elle n’est pas retournée sur ce lieu de travail depuis.

[10] Durant cette période, les problèmes interpersonnels entre Me Joshi, son ex-conjointe et l’autre personne se sont transportés sur le lieu de travail en raison des interactions qu’elles avaient au travail. Cela a donné lieu au dépôt de plusieurs plaintes à la direction par les trois personnes visées, ainsi que par plusieurs autres collègues également concernés.

[11] Le 5 décembre 2017, Me Joshi a déposé une plainte à la direction par voie de courriel, alléguant qu’elle était victime de harcèlement et de violence au travail et qu’elle souhaitait engager la procédure officielle définie à la partie XX du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail [la partie XX].

[12] Durant les deux semaines qui ont suivi le départ de Me Joshi en congé de maladie, en avril 2018, son ex-conjointe et l’autre personne ont toutes les deux déposé des plaintes de harcèlement contre Me Joshi en application de la politique, ainsi que des plaintes de violence au travail en application de la partie XX, soit un total de quatre plaintes. Plus tôt, en mars 2018, l’autre personne avait également déposé une plainte de violence au travail au nom de l’ex‐conjointe.

[13] Le 28 mai et le 6 juin 2018, Me Joshi a été informée des plaintes qui avaient été déposées contre elle par son ex-conjointe et l’autre personne. Le 6 juillet 2018, Me Joshi a confirmé qu’elle déposerait une plainte de harcèlement contre son ex-conjointe et l’autre personne.

[14] L’enquêteur a été nommé pour agir à la fois à titre d’enquêteur chargé d’examiner les plaintes de harcèlement en application de la politique, ainsi que de personne compétente chargée d’examiner les plaintes de violence au travail en application de la partie XX.

[15] L’enquêteur a rencontré les parties plaignantes et les quinze (15) collègues et témoins afin de les interroger. Une preuve documentaire a été présentée à l’enquêteur par les parties plaignantes, certains collègues et la direction. En mars 2019, les parties plaignantes ont reçu copie des rapports préliminaires, l’objectif étant de leur présenter la preuve recueillie afin de leur donner l’occasion d’apporter des clarifications ou de présenter des observations.

[16] Le 6 juin 2019, Me Joshi a été informée des résultats des enquêtes menées en application de la politique et de la partie XX, et les rapports finaux lui ont été remis. À l’exception de la décision, dans laquelle il a été déterminé que la plainte était en partie fondée, les autres plaintes formulées contre Me Joshi ont été jugées sans fondement.

[17] Le 7 juin 2019, MJoshi a déposé la présente demande de contrôle judiciaire, laquelle demande renvoie aux six rapports finaux et décisions. Il a depuis été précisé, lors de l’audition de la présente affaire, que Me Joshi demande l’annulation de la décision, et que les autres enquêtes et décisions ont été invoquées aux fins de mise en contexte.

[18] Enfin, puisque ce point a été soulevé dans le cadre de la présente instance, il convient de mentionner que la relation entre Me Joshi et son ex-conjointe peut certainement être qualifiée d’acrimonieuse. Depuis leur séparation, des instances ont été engagées devant la Cour supérieure du Québec relativement à la prestation alimentaire matrimoniale, à la prestation alimentaire pour enfants, au patrimoine familial et à la garde des deux enfants du couple. Des jugements, des ordonnances et des extraits des actes de procédure liés aux instances en matière familiale ont été versés au dossier. Les différends opposant les ex-conjointes au sujet de la garde des enfants sont particulièrement litigieux. Le plus récent jugement a été rendu par le juge Vaillancourt le 8 juillet 2022, au terme d’un procès de six jours.

[19] De plus, le 16 mars 2018, l’ex-conjointe a déposé une plainte au criminel contre Me Joshi pour harcèlement criminel, agression sexuelle et séquestration, ce qui a mené à l’arrestation, le même jour, de Me Joshi à son domicile en présence de ses enfants. Au terme d’un procès criminel où Me Joshi n’était pas représentée par un avocat, la juge Lanctôt a conclu, le 10 mars 2022, qu’elle ajoutait foi à la thèse de Me Joshi, et elle l’a acquittée des accusations d’agression sexuelle et de séquestration qui pesaient contre elle. Le 24 mars 2022, la poursuite a abandonné le dernier chef d’accusation de harcèlement criminel.

[20] Il ressort clairement du dossier que ces dernières années ont été incroyablement difficiles pour Me Joshi. Comme nous le verrons plus en détail ci-après, Me Joshi craint que son ex‐conjointe n’utilise la décision à son avantage dans le cadre d’autres instances qui la mettent en cause.

III. Question préliminaire

[21] Me Joshi a désigné le ministre du Travail à titre de défendeur. Le procureur général soutient, et je suis d’accord, que la partie devant être désignée à titre de défendeur est le procureur général du Canada, puisque le ministre du Travail n’est pas directement touché par l’ordonnance recherchée (paragraphes 303(1) et (2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‐106). MJoshi ne conteste pas ce point.

[22] Par conséquent, l’intitulé de la cause sera modifié afin de désigner le procureur général du Canada à titre de défendeur.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[23] Les questions en litige dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire sont les suivantes :

  • 1)La demande de contrôle judiciaire est-elle théorique?

  • 2)La demande de contrôle judiciaire est-elle prématurée?

  • 3)L’enquêteur a-t-il fait preuve de partialité ou d’incompétence?

  • 4)Y a-t-il eu violation des attentes légitimes de Me Joshi?

  • 5)Le processus a-t-il été équitable sur le plan de la procédure?

  • 6)La décision est-elle raisonnable?

  • 7)Si Me Joshi a gain de cause, quelle est la mesure de redressement appropriée dans les circonstances?

[24] Les manquements à l’équité procédurale dans un contexte administratif sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte ou peuvent faire l’objet d’un « exercice de révision [...] [traduction] “particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte” même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Canadien Pacifique]). La cour de révision doit essentiellement se demander si la procédure suivie par le décideur était juste et équitable (Canadien Pacifique, au para 54; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35).

[25] Quant au bien-fondé de la décision, la norme présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25 [Vavilov]). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable commande la retenue, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12-13). Il incombe à MJoshi, la partie qui conteste la décision, d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100). Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et si elle « est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, aux para 85-86).

[26] La Cour doit centrer son attention sur la décision qui a été rendue, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle elle serait parvenue à la place du décideur administratif. La norme de la décision raisonnable tire son origine du principe de la retenue judiciaire et de la déférence, et elle exige des cours de révision qu’elles témoignent d’un respect envers le rôle distinct que le législateur a choisi de conférer aux décideurs administratifs plutôt qu’aux cours de justice (Vavilov, aux para 13, 46, 75).

V. Analyse

[27] J’estime que la question déterminante dans la présente demande est celle du caractère théorique.

[28] La décision de principe énonçant les principes du caractère théorique demeure l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski]. Comme l’a décrit la Cour suprême dans l’arrêt Borowski, la doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale selon laquelle un tribunal peut refuser de statuer sur une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. Si une décision n’a aucun effet pratique sur les droits des parties, le tribunal refusera de statuer sur l’affaire. Par conséquent, une affaire sera considérée comme théorique si des événements, qui ont une incidence sur la relation entre les parties et qui font en sorte qu’il ne subsiste plus de différend entre ces parties, surviennent après l’introduction des procédures. L’affaire ne sera donc pas entendue, à moins que le tribunal n’exerce son pouvoir discrétionnaire pour s’écarter de ce principe ou de cette pratique générale (Borowski, à la p 353).

[29] Une analyse en deux étapes doit être menée pour déterminer si une demande est théorique. La Cour d’appel fédérale a résumé cette analyse comme suit, dans l’arrêt Démocratie en surveillance c Canada (Procureur général), 2018 CAF 195 [Démocratie en surveillance] :

[10] Il ressort clairement de l’arrêt de principe de la Cour suprême sur la doctrine du caractère théorique, Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, p. 353 à 363, 1989 CanLII 123, que l’analyse du caractère théorique se fait en deux temps. Il faut d’abord se demander si le litige est devenu purement théorique; en d’autres termes, subsiste-t-il un différend qui porte ou pourrait porter atteinte aux droits des parties? Si le litige est devenu théorique, une deuxième question se pose : le tribunal devrait-il néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher l’affaire?

[30] S’agissant de la première étape de l’analyse visant à déterminer s’il subsiste un différend, la Cour d’appel fédérale a récemment déclaré que cette étape exige une évaluation visant à déterminer si le différend concret et tangible entre les parties a disparu (Fibrogen, Inc c Akebia Therapeutics, Inc, 2022 CAF 135 au para 30 [Fibrogen]).

[31] Quant à la deuxième étape de l’analyse pour laquelle la Cour doit déterminer si elle doit néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire, trois facteurs pertinents doivent être pris en compte : (1) l’existence d’un débat contradictoire entre les parties; (2) le souci d’économie des ressources judiciaires et (3) la nécessité pour les tribunaux d’être conscients de leur fonction juridictionnelle dans notre structure politique (Doucet-Boudreau c Nouvelle-Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62 au para 18; Borowski, aux para 31, 34, 40; Démocratie en surveillance, au para 13). L’examen de ces trois facteurs n’est pas un processus mécanique. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour doit tenir compte de l’ensemble des facteurs, tout en reconnaissant que ceux-ci ne tendront peut-être pas tous vers la même conclusion (Démocratie en surveillance, au para 13).

[32] Dans l’arrêt Fibrogen, la Cour d’appel fédérale a récemment déclaré que l’existence possible d’un litige futur ne constitue pas une raison valable pour entendre une affaire par ailleurs théorique :

[43] À de rares exceptions près, par exemple, lorsqu’une question échappe au contrôle ou qu’il existe une importante question de droit qui présente un intérêt et une portée plus vastes, l’existence possible d’un litige futur n’est pas une raison valable pour exercer le pouvoir discrétionnaire de la Cour d’entendre une affaire théorique.

[33] Dans l’arrêt Hakizimana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2022 CAF 33 [Hakizimana], la Cour d’appel fédérale a également insisté récemment sur la nécessité d’une utilisation judicieuse des ressources judiciaires (au paragraphe 22).

[34] Le procureur général prétend qu’il ne subsiste plus de différend entre les parties et que la Cour devrait refuser d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour statuer sur l’affaire malgré son caractère théorique. Le procureur général fait valoir : (i) qu’il n’existe plus de controverse sur le lieu de travail impliquant Me Joshi; (ii) que Me Joshi n’a plus de relation de travail avec EDSC ni avec son ex-conjointe, de sorte qu’aucun conflit futur ne peut survenir sur le lieu de travail; (iii) que Me Joshi n’a pas fait l’objet de mesures disciplinaires à la suite de la décision; (iv) qu’une nouvelle enquête ne serait pas possible ni ne répondrait aux objectifs de la politique; (v) que la période de conservation et d’élimination des documents en ce qui concerne la conduite d’enquêtes aux termes de la politique est de deux ans à compter de la dernière décision administrative; (vi) que la politique exige que l’enquête demeure confidentielle et (vii) que la possibilité que l’ex-conjointe formule, lors de futures instances, des allégations au sujet d’événements survenus au travail ne constitue pas un motif suffisant pour statuer sur une affaire théorique.

[35] Me Joshi reconnaît qu’il ne subsiste plus de différend entre les parties, mais soutient que l’affaire n’est pas pour autant théorique et que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour statuer sur l’affaire. Elle affirme que l’enquête et la décision ont eu de nombreuses conséquences négatives au cours des dernières années. Me Joshi prétend que les allégations de harcèlement au travail formulées par son ex-conjointe ont servi de fondement aux accusations au criminel qui ont été portées contre elle et que cela a permis à son ex-conjointe de l’empêcher d’avoir accès régulièrement à leurs enfants dans le contexte d’instances devant la Cour supérieure. Elle affirme que son ex-conjointe invoque le fait que la décision a été rendue par le « gouvernement fédéral », qui est une « source crédible » d’information, et qu’elle tirera profit de ce fait lors de futures instances. MJoshi supplie la Cour de lui venir en aide, en faisant valoir qu’il n’existe aucune autre tribune à qui elle peut s’adresser pour contester les résultats de ce qu’elle estime être une enquête non fondée et inéquitable sur le plan procédural. Elle affirme que les conclusions de l’enquête [traduction] « ne servent pas un objectif de travail ou d’emploi, mais [qu’ils] continueront de [lui] causer un préjudice extrême pour le reste de [sa] vie, dans un contexte qui n’a aucun lien avec le travail ».

[36] Je conclus que la présente demande de contrôle judiciaire est théorique. Il n’existe plus de différend concret et tangible entre les parties. Ni Me Joshi ni son ex-conjointe n’ont de relation de travail avec EDSC. Me Joshi n’a pas fait l’objet de mesures disciplinaires à la suite de la décision et son licenciement, le 27 avril 2022, a été fondé sur des motifs administratifs, à savoir son congé de maladie prolongé et son incapacité à reprendre le travail. En d’autres termes, Me Joshi ne relève plus de la compétence d’EDSC. Je conclus qu’il ne subsiste plus, entre Me Joshi et le défendeur, de différend qui porte atteinte aux droits des parties.

[37] Ayant conclu que la présente demande est théorique, je dois maintenant déterminer si je devrais néanmoins exercer mon pouvoir discrétionnaire pour statuer sur l’affaire malgré son caractère théorique. Ayant pris en compte les trois facteurs précités devant guider la Cour dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de s’écarter de la pratique habituelle, soit de refuser d’entendre et de trancher des affaires qui sont théoriques, je suis d’avis qu’il n’est pas justifié en l’espèce que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire.

[38] Les questions soulevées par Me Joshi reposent sur sa crainte que son ex-conjointe, qui a par le passé invoqué des problèmes en milieu de travail dans le contexte de différends non liés au travail, ait de nouveau recours à cette pratique à l’avenir et que cela lui cause préjudice.

[39] Compte tenu des questions soulevées par Me Joshi, j’estime que le deuxième facteur, à savoir le souci d’économie des ressources judiciaires, s’applique dans le présent contexte. Ce facteur joue en défaveur de l’exercice du pouvoir discrétionnaire pour statuer sur la demande théorique. Je fonde cette conclusion sur la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale. Dans l’arrêt Hakizimana, la Cour d’appel fédérale décrit le deuxième facteur comme étant « la question de savoir s’il y a une utilité pratique à trancher la question ou s’il s’agit d’un gaspillage des ressources judiciaires » (Hakizimana, au para 20; Syndicat canadien de la fonction publique (Composante Air Canada) c Air Canada, 2021 CAF 67 au para 9 [SCFP]). La Cour d’appel fédérale insiste sur « la nécessité d’une utilisation judicieuse des ressources judiciaires » (Hakizimana, au para 22).

[40] Qui plus est, la Cour d’appel fédérale établit clairement que l’existence possible d’un litige futur ne constitue pas, à de rares exceptions près qui ne s’appliquent pas en l’espèce, une raison valable pour que la Cour exerce son pouvoir discrétionnaire de statuer sur une affaire par ailleurs théorique (Fibrogen, au para 43). La Cour d’appel fédérale a conclu que le simple fait que des conséquences négatives puissent se produire à l’avenir ne justifie pas l’instruction d’une affaire autrement théorique (Hakizimana, aux para 12-22, et la jurisprudence qui y est invoquée). Un tribunal ne devrait pas trancher une affaire en raison de circonstances qui pourraient se produire (Fibrogen, au para 43).

[41] La décision n’impose aucune obligation à l’une ou l’autre partie et n’a aucune conséquence pratique (SCFP, au para 11). Les préoccupations de Me Joshi concernent toutes de futurs préjudices potentiels dans le contexte de différends avec son ex-conjointe, en dehors du contexte du travail. Quant à la procédure pénale, elle est maintenant terminée et Me Joshi a été acquittée. Il reste toutefois des étapes à venir dans le cadre d’instances en matière de droit familial devant la Cour supérieure. Dans la plus récente décision, un long jugement rendu au terme d’un procès de six jours, le juge Vaillancourt expose l’historique des procédures entre Me Joshi et son ex-conjointe. Le contexte et l’historique des procédures comprennent à eux seuls 55 paragraphes. Dans l’un de ces paragraphes, le juge Vaillancourt note que Me Joshi et son ex‐conjointe ont toutes les deux déposé des plaintes pour harcèlement en milieu de travail et il mentionne les résultats des enquêtes connexes.

[42] Dans ses motifs, le juge Vaillancourt mentionne que son jugement est fondé uniquement sur la preuve qui lui a été présentée, et qu’aucune ordonnance ni aucun jugement rendus antérieurement dans l’affaire n’ont été pris en compte (au paragraphe 77). Des instances non liées au droit familial ont été invoquées dans le contexte du temps parental passé avec les enfants, parallèlement à de nombreuses autres questions. Le juge Vaillancourt a mentionné que leur relation s’était très mal terminée, que des plaintes pour harcèlement en milieu de travail avaient été déposées et qu’il y avait eu intervention policière. Il est néanmoins convaincu qu’elles aiment leurs enfants. Le juge Vaillancourt a rappelé l’historique du différend et noté comment les allégations d’agression et de harcèlement sexuels formulées par l’ex-conjointe, ainsi que d’autres facteurs sans lien avec les instances en droit familial, avaient eu une incidence sur les modalités de garde partagée en 2018, avant que soit rendue la décision (au paragraphe 103).

[43] Le juge Vaillancourt a déclaré qu’il avait accordé beaucoup moins d’importance aux allégations des parties concernant le harcèlement en milieu de travail que les parties ne l’avaient fait à l’audience. Il a pris note du résultat des plaintes déposées sur le lieu de travail, mais a ajouté que, bien que la relation entre les parties ait été manifestement mauvaise et toxique, il n’était pas préoccupé outre mesure pour l’avenir puisque les parties n’avaient plus à se côtoyer sur le même lieu de travail (au paragraphe 106).

[44] Je conviens avec le procureur général que, même si Me Joshi a gain de cause et que la décision est annulée, rien ne garantit que son ex-conjointe s’abstiendra de soulever les allégations de harcèlement comme elle l’a fait par le passé, même avant que la décision soit rendue. Ce fut le cas des allégations qui ont donné lieu à l’instance criminelle, même si Me Joshi avait été acquittée et que la dernière plainte avait été retirée. Ce fut également le cas dans le contexte des plaintes en milieu de travail, pour lesquelles des documents provenant d’instances en droit familial et d’instances criminelles ont été présentés à l’enquêteur.

[45] De plus, on ne peut que présumer de l’incidence que pourrait avoir la décision sur de futures instances en matière familiale. Le juge Vaillancourt ne s’est pas dit très préoccupé par les problèmes passés en milieu de travail, puisque les ex-conjointes ne travaillent plus ensemble. De plus, et surtout, les préoccupations de Me Joshi sont liées aux répercussions que l’enquête et la décision pourraient avoir sur des instances en matière familiale, une question dont l’examen relève davantage du juge de la Cour supérieure qui est saisi de l’affaire.

[46] Conformément aux directives de la Cour d’appel fédérale, étant donné que le préjudice invoqué par Me Joshi est fondé sur des hypothèses quant aux circonstances qui pourraient se produire lors de futurs litiges familiaux, je refuse par conséquent d’exercer mon pouvoir discrétionnaire pour statuer néanmoins sur la présente demande de contrôle judiciaire.

[47] Enfin, il est apparu clairement au cours de l’audience que la présente affaire est chargée d’émotions et qu’elle découle de circonstances qui ont été exceptionnellement difficiles pour MJoshi. Je compatis certainement aux difficultés auxquelles Me Joshi a fait face au cours des quatre dernières années et je comprends qu’elle veuille que l’affaire soit entendue sur le fond. De fait, elle soulève plusieurs points défendables au sujet de l’enquête et de la décision qui en a découlé. Cela dit, même si les parties à un litige peuvent vouloir qu’on fournisse des motifs, cela ne peut réfuter la conclusion qu’une affaire est théorique (Coalspur Mines (Operations) Ltd c Canada (Environnement et Changement climatique), 2021 CF 759 au para 11).

[48] Comme j’ai conclu que la demande de contrôle judiciaire est théorique, il est inutile que j’examine les autres questions soulevées par les parties.

VI. Conclusion

[49] Pour les motifs énoncés précédemment, puisqu’il ne subsiste plus de différend entre les parties et que je n’ai pas été convaincue qu’il y ait lieu que j’exerce mon pouvoir discrétionnaire pour rendre une décision sur le fond, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[50] Le procureur général ne réclame pas de dépens, et aucuns ne seront adjugés.


JUGEMENT dans le dossier T-952-19

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. L’intitulé de la cause est modifié afin de désigner le procureur général du Canada à titre de défendeur;

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐942‐19

INTITULÉ :

ANGELA JOSHI c LE MINISTRE DU TRAVAIL

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 novembre 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

LE 18 novembre 2022

COMPARUTIONS :

Angela Joshi

Pour la demanderesse

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Joel Stelpstra

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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