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Date : 20221125


Dossier : IMM-6761-21

Référence : 2022 CF 1620

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

AB

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, datée du 23 juillet 2021, rendue par un agent principal du Bureau de migration humanitaire [la décision]. L’agent a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] présentée par le demandeur après avoir conclu que ce dernier ne serait pas exposé à un risque de persécution ou de torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités s’il était renvoyé en Afrique du Sud. Il a conclu que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

II. Exposé des faits

[2] Le demandeur est un ressortissant de l’Afrique du Sud âgé de 50 ans. Il est arrivé au Canada en octobre 2017 et a présenté une demande d’asile. Dans sa demande d’asile, le demandeur a allégué avoir été victime de discrimination et de violence en Afrique du Sud au motif qu’il était perçu comme un étranger et il a également affirmé avoir été victime de stigmatisation et de discrimination en raison de sa séropositivité. De plus, le demandeur a indiqué qu’il craignait d’être victime d’un tueur à gages qui, selon lui, avait été embauché par la famille d’un partenaire de travail en raison d’un conflit concernant la propriété d’un taxi.

[3] La demande d’asile du demandeur a été rejetée en 2018. Par la suite, la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté son appel pour défaut de le mettre en état en 2019. Le demandeur a demandé sans succès la réouverture de son appel et a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. La demande de réouverture a été rejetée en 2019. Le demandeur a présenté une autre demande d’autorisation et de contrôle judiciaire du refus de la SAR de rouvrir son appel. Les deux demandes d’autorisation ont été jointes. L’autorisation a été accordée, mais les demandes de contrôle judiciaire du demandeur ont été rejetées en 2020.

[4] Le demandeur a présenté une demande d’ERAR qui a été rejetée dans une décision datée du 23 juillet 2021. Il a également présenté une demande de résidence permanente qui a été rejetée et qui fait l’objet du dossier no IMM-6762-21 à l’égard duquel des motifs et un jugement sont également rendus aujourd’hui. Les deux demandes ont été instruites le même jour, l’une après l’autre.

III. Décision faisant l’objet du présent contrôle

A. Perception en tant qu’étranger

(1) Mauvais traitements de la part des autorités

[5] Sur ce premier point, l’agent a jugé que la preuve était insuffisante pour conclure que les autorités sud-africaines avaient fait subir de mauvais traitements au demandeur au motif qu’il était perçu comme un étranger. L’allégation du demandeur à cet égard était fondée sur le fait qu’il aurait été arrêté à trois reprises pour diverses questions concernant sa citoyenneté et son identité perçues. L’agent a fait remarquer que le demandeur n’avait présenté aucun document corroborant, tel que des affidavits de personnes qui auraient été impliquées dans ses détentions, par exemple, sa mère ou un avocat. L’agent n’était pas non plus convaincu que le demandeur avait pris des mesures pour tenter de signaler les mauvais traitements allégués.

(2) Abus sociétaux

[6] Le demandeur a indiqué dans les documents qu’il a produits que ses diverses entreprises avaient été [traduction] « ciblées par une bande de malfaiteurs qui attaquait des commerces qui, à son avis, appartenaient à des étrangers ». Selon le demandeur, ses propriétés auraient été ciblées à trois reprises. L’agent a souscrit à la décision de la SPR, mais a conclu que la preuve était insuffisante pour renverser la présomption relative à la protection de l’État.

B. Séropositivité et stigmatisation

(1) Séropositivité

[7] L’agent appuie son raisonnement sur le sous-alinéa 97(1)b)(iv) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], qui prévoit ce qui suit :

Personne à protéger

97 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée : […]

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

[…]

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

[8] L’agent a conclu que l’état de santé du demandeur était visé au sous-alinéa 97(1)b)(iv) et que, par conséquent, le demandeur ne pouvait pas revendiquer le statut de personne à protéger. De plus, l’agent a souligné que le demandeur n’avait pas affirmé qu’il se verrait refuser l’accès à des soins médicaux ou de santé en Afrique du Sud au motif qu’il ferait l’objet d’une discrimination équivalant à de la persécution. Plus précisément, l’agent a fait remarquer que le demandeur a appris qu’il était séropositif en 2008 ou en 2009 et qu’il [traduction] « a commencé à prendre des médicaments tout de suite ». Le demandeur n’a pas non plus déclaré qu’il s’était vu refuser un traitement pour son état de santé pour quelque motif que ce soit au cours de cette période de huit à neuf ans.

(2) Stigmatisation en raison de la séropositivité

[9] L’allégation du demandeur selon laquelle il est victime d’ostracisme social en raison de sa séropositivité repose sur le fait que des amis et d’autres membres de la collectivité ont commencé à l’éviter. Selon l’agent, cette expérience n’atteint pas un niveau de mauvais traitements qui équivaudrait à de la persécution au sens de la Convention. De plus, l’agent a affirmé que le demandeur n’a pas présenté d’éléments de preuve suffisants pour démontrer qu’il serait directement et personnellement exposé à de tels mauvais traitements s’il retournait en Afrique du Sud. De même, selon l’agent, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que le demandeur s’était vu refuser un emploi, un logement ou d’autres services, ou qu’il serait victime de violence physique ou d’un déni systématique de ses droits s’il retournait en Afrique du Sud.

C. Différend avec les chauffeurs de taxi

[10] Le demandeur a indiqué précédemment qu’il avait travaillé en tant que chauffeur de taxi en Afrique du Sud et qu’il avait été en conflit avec d’autres chauffeurs en raison de la plus grande taille de son véhicule qui lui permettait de transporter un plus grand nombre de passagers. Les autres chauffeurs ont ensuite incendié le taxi du demandeur pour se venger. Par la suite, le demandeur a immatriculé son véhicule au nom d’une personne dont, selon lui, tout le monde avait [traduction] « peur ». Cette personne a ensuite été tuée par balle en mai 2017. Après cette attaque, la famille de la victime a menacé de tuer le demandeur et sa famille, et elle aurait embauché un tueur à gages pour accomplir la tâche. Ces événements ont incité le demandeur à déménager dans une ville située à environ 1 200 kilomètres. Le demandeur a par la suite été informé par son épouse que des hommes armés étaient entrés dans son salon de coiffure le 28 octobre 2017.

[11] Brièvement, l’agent a fait remarquer que le demandeur n’a pas présenté d’éléments de preuve suffisants pour permettre de conclure que ses [traduction] « adversaires » dans le conflit concernant le taxi le poursuivaient encore, lui ou sa famille.

IV. Questions en litige

[12] La seule question en litige est celle du caractère raisonnable et/ou correct de la décision.

[13] J’ai rendu une ordonnance d’anonymat à l’égard de la présente instance avant l’audience. Par conséquent, l’intitulé de la cause, choisi par le demandeur, demeure celui adopté par son avocate.

V. Norme de contrôle

[14] Les parties conviennent essentiellement que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Toutefois, selon le défendeur, puisque le demandeur affirme qu’il aurait dû avoir droit à une audience, une question d’équité procédurale est soulevée. Par conséquent, cette question devrait être examinée selon la norme de la décision correcte. Je vais examiner les deux questions à tour de rôle.

A. Norme de la décision raisonnable

[15] Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, qui a été rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653, le juge Rowe a expliqué, au nom des juges majoritaires, les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « . . . ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[16] De plus, l’arrêt Vavilov indique très clairement que le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve, à moins de « circonstances exceptionnelles ». Selon la Cour suprême du Canada :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr. Q, par 41-42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15-18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original.]

[17] La Cour d’appel fédérale a récemment conclu, dans l’arrêt Doyle c Canada (Procureur général), 2021 CAF 237, que le rôle de notre Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve :

[3] La Cour fédérale avait tout à fait raison d’agir ainsi. Selon ce régime législatif, le décideur administratif, en l’espèce le directeur, examine seul les éléments de preuve, tranche les questions d’admissibilité et d’importance à accorder à la preuve, détermine si des inférences doivent en être tirées, et rend une décision. Lorsqu’elle effectue le contrôle judiciaire de la décision du directeur en appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision, en l’espèce la Cour fédérale, peut intervenir uniquement si le directeur a commis des erreurs fondamentales dans son examen des faits, qui minent l’acceptabilité de la décision. Soupeser à nouveau les éléments de preuve ou les remettre en question ne fait pas partie de son rôle. S’en tenant à son rôle, la Cour fédérale n’a relevé aucune erreur fondamentale.

[4] En appel, l’appelant nous invite essentiellement dans ses observations écrites et faites de vive voix à soupeser à nouveau les éléments de preuve et à les remettre en question. Nous déclinons cette invitation.

B. Norme de la décision correcte

[18] En ce qui concerne la première question, les questions d’équité procédurale sont examinées selon la norme de la décision correcte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, le juge Binnie, au para 43. Cela dit, je souligne qu’au paragraphe 69 de l’arrêt Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, la Cour d’appel fédérale, sous la plume du juge Stratas, affirme qu’il peut être de mise d’appliquer la norme de la décision correcte « “en se montrant respectueux [des] choix [du décideur]” et en faisant preuve d’un “degré de retenue”: Ré:Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, 455 NR 87, au paragraphe 42. » Voir cependant l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [le juge Rennie]. À cet égard, je souligne aussi un arrêt récent, dans lequel la Cour d’appel fédérale a conclu que le contrôle judiciaire d’une question d’équité procédurale s’effectue selon la norme de la décision correcte : voir Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, le juge Montigny [les juges Near et LeBlanc y souscrivant] :

[35] Ni l’arrêt Vavilov ni, à ce sujet, l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, n’ont abordé la question de la norme applicable pour déterminer si le décideur a respecté l’obligation d’équité procédurale. Dans ces circonstances, je préfère m’en remettre à l’abondante jurisprudence, de la Cour suprême et de notre Cour, selon laquelle la norme de contrôle concernant l’équité procédurale demeure celle de la décision correcte[...].

[19] Je comprends également, selon les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au paragraphe 23, que la norme applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte :

[23] Lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond (c.-à-d. le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle qu’elle applique doit refléter l’intention du législateur sur le rôle de la cour de révision, sauf dans les cas où la primauté du droit empêche de donner effet à cette intention. L’analyse a donc comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[20] Au paragraphe 50 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada explique ce qui est exigé d’un tribunal qui procède à un contrôle selon la norme de la décision correcte :

[50] [...] La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

VI. Analyse

A. Caractère déraisonnable des conclusions quant à la crédibilité

[21] Le demandeur soutient que l’agent a tiré une conclusion déraisonnable quant à la crédibilité parce que le demandeur n’avait pas présenté [traduction] « d’éléments de preuve suffisants pour corroborer » ses détentions par le gouvernement sud-africain. Le demandeur conteste en particulier l’affirmation suivante :

[traduction] La preuve dont je dispose concernant ces interactions se limite aux déclarations du client et de son avocate. Le client ne présente aucun document corroborant, tel que des affidavits de personnes qui auraient été impliquées dans ses détentions… Le client ne présente non plus aucun document pour confirmer son incarcération, ses comparutions devant le tribunal ou le paiement d’une caution en espèces pour laquelle il dit avoir obtenu un reçu. Les éléments de preuve dont je dispose ne me permettent pas de conclure que le client a été victime de mauvais traitements de la part des autorités sud-africaines.

[Non souligné dans l’original.]

[22] Le demandeur soutient qu’il a décrit toutes les [traduction] « interactions » auxquelles l’agent a fait référence dans son formulaire Fondement de la demande d’asile et dans son témoignage devant la SPR. Quoi qu’il en soit, la SPR n’a tiré aucune conclusion défavorable quant à la crédibilité concernant ces points. Le demandeur souligne que le témoignage qu’il a fait et que l’affidavit qu’il a présenté devant la SPR étaient assujettis à une présomption de vérité, et que l’agent n’a pas expliqué de manière justifiable, transparente et intelligible les raisons pour lesquelles les éléments de preuve produits par le demandeur n’étaient pas crédibles.

[23] Bien que le demandeur reconnaisse que l’agent n’était pas lié par les conclusions de la SPR concernant la crédibilité, il soutient que l’agent doit fournir quelques explications s’il s’écarte de ces conclusions, surtout si l’agent n’est pas saisi de nouveaux éléments de preuve. Le demandeur cite la décision Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2004 CF 1612, de la Cour pour étayer sa proposition selon laquelle un agent [traduction] « n’est pas autorisé à tirer une conclusion différente de celle tirée dans la décision de la SPR ».

[24] Le défendeur soutient que la déclaration de l’agent à cet égard ne constituait pas une conclusion quant à la crédibilité et que la seule preuve de ces prétendus mauvais traitements provenait des déclarations du demandeur et de son avocate. Selon le défendeur, aucune personne ayant une connaissance directe des mauvais traitements allégués n’a présenté d’éléments de preuve, par exemple, des documents officiels pour confirmer l’incarcération du demandeur, ses comparutions devant le tribunal et le paiement d’une caution.

[25] Étant donné l’absence de documents corroborants, le défendeur soutient que la conclusion tirée par l’agent portait sur la suffisance de la preuve, et non sur la crédibilité. À mon humble avis, le défendeur, ainsi que le demandeur, citent tous les deux, à juste titre, la décision Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, qui porte sur la distinction entre la crédibilité et l’insuffisance dans les conclusions relatives à la preuve. Dans la décision Ferguson, le juge Zinn a déclaré ce qui suit :

[26] Si le juge des faits décide que la preuve est crédible, une évaluation doit ensuite être faite pour déterminer le poids à lui accorder. Il n’y a pas seulement la preuve qui a satisfait au critère de fiabilité dont le poids puisse être évalué. Il est loisible au juge des faits, lorsqu’il examine la preuve, de passer directement à une évaluation du poids ou de la valeur probante de la preuve, sans tenir compte de la question de la crédibilité. Cela arrive nécessairement lorsque le juge des faits estime que la réponse à la première question n’est pas essentielle parce que la preuve ne se verra accorder que peu, voire aucun poids, même si elle était considérée comme étant une preuve fiable. Par exemple, la preuve des tiers qui n’ont pas les moyens de vérifier de façon indépendante les faits au sujet desquels ils témoignent, se verra probablement accorder peu de poids, qu’elle soit crédible ou non.

[27] La preuve présentée par un témoin qui a un intérêt personnel dans la cause peut aussi être évaluée pour savoir quel poids il convient d’y accorder, avant l’examen de sa crédibilité, parce que généralement, ce genre de preuve requiert une corroboration pour avoir une valeur probante. S’il n’y a pas corroboration, alors il pourrait ne pas être nécessaire d’évaluer sa crédibilité puisque son poids pourrait ne pas être suffisant en ce qui concerne la charge de la preuve des faits selon la prépondérance de la preuve. Lorsque le juge des faits évalue la preuve de cette manière, il ne rend pas de décision basée sur la crédibilité de la personne qui fournit la preuve; plutôt, le juge des faits déclare simplement que la preuve qui a été présentée n’a pas de valeur probante suffisante, soit en elle‑même, soit combinée aux autres éléments de preuve, pour établir, selon la prépondérance de la preuve, les faits pour lesquels elle est présentée. Selon moi, c’est l’analyse qu’a menée l’agent dans la présente affaire.

[…]

[33] Le poids que le juge des faits accorde à la preuve présentée dans une instance ne relève pas de la science. Différentes personnes peuvent accorder un poids différent à la preuve, mais l’évaluation du poids de la preuve devrait entrer à l’intérieur de certains paramètres raisonnables. La retenue s’impose lorsque les agents d’ERAR évaluent la valeur probante de la preuve dont ils disposent. Si leur évaluation entre dans les paramètres de la raisonnabilité, elle ne devrait pas être modifiée. Selon moi, le poids accordé à la déclaration de l’avocate dans la présente affaire entre dans ces paramètres.

[34] Je pense aussi qu’il n’y a rien dans la décision contestée qui indique qu’une partie quelconque de cette décision était basée sur la crédibilité de la demanderesse. L’agent ni ne croit ni ne croit pas que la demanderesse est lesbienne – il n’est pas convaincu. Il dit que la preuve objective n’établit pas qu’elle est lesbienne. En bref, il a conclu qu’il y avait un élément de preuve – la déclaration de l’avocate – mais que c’était insuffisant pour établir, selon la prépondérance de la preuve, que Mme Ferguson était lesbienne. Selon moi, cette conclusion ne remet pas en cause la crédibilité de la demanderesse.

[26] À mon avis et en toute déférence, l’agent d’ERAR, en sa qualité de juge des faits en l’espèce, a simplement déclaré, comme le soutient le défendeur, que la preuve présentée n’avait pas une valeur probante suffisante pour établir les faits pour lesquels elle a été présentée. L’agent ni ne croyait ni ne croyait pas l’allégation du demandeur. Il n’était tout simplement pas convaincu parce que la preuve objective était insuffisante pour établir, selon la prépondérance des probabilités, les faits allégués. Cette conclusion ne remettait pas en question la crédibilité du demandeur. En effet, qu’elle soit crédible ou non, la preuve était insuffisante pour convaincre le décideur, ce qui est, comme le confirme la décision Ferguson, une conclusion que l’agent avait le loisir de tirer en l’espèce.

[27] Étant donné les consignes données par la Cour d’appel fédérale [Doyle] et la Cour suprême du Canada [Vavilov, au para 125] selon lesquelles les cours « doivent » s’abstenir, à moins de circonstances exceptionnelles, d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par un agent, je ne peux pas accepter les observations du demandeur à cet égard puisqu’il n’existe aucune circonstance exceptionnelle en l’espèce. D’autant plus que la retenue s’impose lorsque les agents d’ERAR évaluent la valeur probante de la preuve dont ils sont saisis. Si la décision appartient aux issues raisonnables, elle ne devrait pas être modifiée – voir le paragraphe 33 de la décision Ferguson. C’est le cas en l’espèce, et elle ne sera donc pas modifiée.

B. Audience

[28] Puisque j’ai conclu qu’il s’agissait d’une question de suffisance de la preuve, il n’est pas nécessaire d’examiner les observations faites par le demandeur à l’égard de la décision de l’agent d’ERAR de ne pas tenir une audience, ni de trancher si la norme de la décision raisonnable ou correcte s’applique en l’espèce. Il n’était pas non plus nécessaire de tenir une audience parce qu’il n’y avait eu aucune conclusion voilée quant à la crédibilité. La décision était raisonnable à cet égard.

[29] Comme l’a conclu le juge Russell dans la décision Nnabuike Ozzoma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1167, lorsqu’une demande d’ERAR est tranchée en fonction du caractère insuffisant de la preuve, il n’est pas nécessaire de tenir une audience :

[52] Je suis convaincu qu’il est possible d’établir des distinctions entre chacune de ces affaires fondées sur des faits qui lui sont propres et qui étaient déterminants dans la décision finale. Or, ces affaires ont aussi des points en commun. Les agents peuvent uniquement éviter les conclusions fondées sur la crédibilité et statuer en fonction du caractère suffisant de la preuve si leurs décisions révèlent que, indépendamment de la question de la crédibilité, les déclarations du demandeur, suivant la norme de preuve applicable, ne permettent pas de démontrer qu’il est exposé à un risque aux termes de l’article 96 ou de l’article 97. En d’autres mots, il doit s’agir d’une situation dans laquelle une conclusion sur la crédibilité n’est pas un préalable d’une analyse de la valeur probante de la preuve de sorte que, peu importe si le demandeur dit la vérité, la preuve qu’il présente n’est pas suffisante pour démontrer l’existence d’un risque de persécution ou d’un risque visé à l’article 97. Dans ce genre de situation, le refus de la tenue d’une audience ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale.

[53] En l’espèce, le demandeur a fourni, en plus des observations de son conseil, le récit contenu dans son FRP daté de 2009 et sa déclaration dans laquelle il a affirmé que les renseignements fournis étaient vrais et exacts. Il a aussi ajouté la phrase suivante : « Ma déclaration a la même valeur que si je l’avais faite sous serment. »

[54] La partie pertinente du FRP contient certains renseignements précis, mais elle est plutôt générale et floue en ce qui concerne les risques auxquels le demandeur allègue être exposé. Visé par l’application du décret 33, il a déjà été emprisonné et il a subi des traitements humiliants, mais il a réussi à s’évader. Il craint que le gouvernement de l’État du Lagos soit à sa recherche afin d’appliquer contre lui les dispositions du décret 33. Il allègue aussi que le gouvernement du Nigéria possède des renseignements selon lesquels il est membre du MASSOB. J’admets que le demandeur a droit à la présomption de véracité dans ce contexte.

[55] Cependant, sans mettre en doute les difficultés auxquelles le demandeur et d’autres personnes ont fait face auparavant, la preuve soumise à l’agente quant à ce qui pourrait lui arriver à son retour au Nigéria est floue et elle a un caractère théorique.

[56] En vertu de l’article 167, les agents ne sont pas obligés d’accorder une entrevue aux demandeurs afin qu’ils puissent compléter leur preuve. Il incombait au demandeur de fournir suffisamment d’éléments de preuve pour convaincre l’agente chargée de l’ERAR qu’il court des risques pour l’avenir, et ce, dans le respect de la norme de preuve applicable. En l’espèce, le demandeur a eu toutes les occasions de le faire.

C. Analyse de la protection de l’État

[30] Le demandeur conteste également l’adoption par l’agent des motifs de la SPR concernant la protection de l’État. Le demandeur est d’avis qu’il continue d’être victime d’une forme de xénophobie sanctionnée par l’État, comme le démontrent clairement ses trois détentions en raison de sa nationalité perçue.

[31] Je remarque que certains éléments de preuve fournis sur la situation dans le pays donnent à penser que l’[traduction] « État est complice de crimes contre les étrangers » et qu’il ne les protège pas contre des agressions meurtrières. Le demandeur cite un rapport détaillé de Human Rights Watch décrivant cette situation. Cependant, je ne suis pas convaincu que le demandeur en ait pris suffisamment de mesures dans son propre intérêt à cet égard, car je remarque qu’il n’a déposé aucune plainte pour ses trois interactions avec l’État ni pour trois de ses quatre incidents mettant en cause des intervenants autres que l’État. Je ne suis pas persuadé qu’il s’agissait de situations où il aurait été obligé de risquer sa vie pour obtenir la protection de l’État. Bien que le critère pour la protection de l’État soit une protection adéquate de l’État au niveau opérationnel, ce qui n’a pas été examiné ni appliqué, il n’est pas nécessaire d’analyser cet aspect de la question de la protection de l’État étant donné que le demandeur n’a pas pris de mesures raisonnables dans les circonstances.

D. Évaluation du risque associé à la séropositivité

[32] Le demandeur soutient que l’évaluation par l’agent du risque qu’il courait en raison de sa séropositivité était déraisonnable. Selon le demandeur, l’agent a commis une erreur en concluant que la preuve était insuffisante pour établir que le demandeur serait directement exposé à de mauvais traitements en Afrique du Sud, même s’il a reconnu que les personnes séropositives subissaient de mauvais traitements en Afrique du Sud.

[33] Avec égards, étant donné le droit énoncé dans les décisions Doyle et Vavilov précitées, je refuse d’accéder à, ce qui n’est à mon avis, qu’une demande visant à obtenir une nouvelle appréciation de la preuve malgré l’absence de circonstances exceptionnelles. Je souligne également que, bien qu’il ait vécu avec le VIH au pays pendant huit à neuf ans, rien n’indique que le demandeur ait été victime de violence ou de discrimination en ce qui a trait à un emploi, à un logement ou à d’autres services en raison de sa séropositivité.

E. Ordonnance d’anonymat

[34] Une ordonnance d’anonymat est régie par le paragraphe 151(2) des Règles de la Cour fédérale, DORS/98-106, qui énonce ce qui suit :

Circonstances justifiant la confidentialité

(2) Avant de rendre une ordonnance en application du paragraphe (1), la Cour doit être convaincue de la nécessité de considérer les documents ou éléments matériels comme confidentiels, étant donné l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires.

[35] Le demandeur a demandé qu’une ordonnance soit rendue parce qu’il craignait que lui et/ou sa famille ne fassent l’objet de stigmatisation et de discrimination si la séropositivité du demandeur était connue par beaucoup de gens. Compte tenu de cette observation et du fait que le défendeur s’oppose à une telle ordonnance, j’ai accordé cette ordonnance avant l’audience et je la rends maintenant officielle.

VII. Conclusion

[36] À mon humble avis, le demandeur n’a pas démontré que la décision est déraisonnable. Par conséquent, la présente demande est rejetée.

VIII. Question certifiée

[37] Aucune partie n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6761-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant : le nom du demandeur est anonymisé, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, aucune question de portée générale n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6761-21

 

INTITULÉ :

AB c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 NOVEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 25 NOVEMBRE 2022

COMPARUTIONS :

Debbie Rachlis

POUR LE DEMANDEUR

David Cranton

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Debbie Rachlis Law

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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