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Date : 20221129


Dossier : IMM-574-22

Référence : 2022 CF 1640

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

MUHAMMAD ARSHAD HUSSAIN HUMAYUN ET SAMINA ARSHAD

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’instance

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] visant la décision du 21 décembre 2021 [la décision] par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté l’appel des demandeurs et a conclu que ceux-ci n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la LIPR.

II. Faits

[2] La SAR n’a pas contesté les éléments de preuve qui suivent.

[3] Les demandeurs sont des citoyens du Pakistan. Ils se sont mariés en novembre 1999. Le demandeur principal [le demandeur] était de foi sunnite, tandis que son épouse, la demanderesse, est de foi chiite. En août 2019, le demandeur s’est converti à la foi chiite. Selon les demandeurs, les extrémistes sunnites ne se sont pas opposés à ce mariage interconfessionnel parce qu’il s’agissait d’une femme chiite qui épousait un homme sunnite, et non pas l’inverse.

[4] Le demandeur s’est converti à la foi chiite en 2019. Peu de temps après, des extrémistes sunnites lui ont demandé s’il s’était converti à la foi chiite, ce qu’il n’a pas nié.

[5] Prévoyant que la conversion d’août 2019 pourrait entraîner des problèmes, les demandeurs ont demandé des visas de visiteur aux États-Unis.

[6] À la fin de septembre 2019, la nouvelle de la conversion du demandeur est parvenue aux oreilles du Sipah-e-Sahaba Pakistan [SSP], mouvement militant anti-chiite ayant recours à la violence et composé d’extrémistes sunnites.

[7] Un jour qu’il revenait du travail, le demandeur a été abordé par quatre hommes armés qui lui ont barré le chemin.

[8] Ces hommes l’ont menacé en pointant leur arme sur lui et l’ont frappé au visage.

[9] Ils lui ont ordonné de revenir à la foi sunnite sous peine de mort pour son épouse et lui parce qu’il était un traître à la foi sunnite et un « kafir » (infidèle/impie).

[10] Apeuré, le demandeur a rapporté l’incident à la police locale, qui s’est moquée de lui en raison de sa conversion et lui a dit qu’il était l’artisan de son malheur. La police a fini par enregistrer sa plainte, mais elle n’a pas identifié ses attaquants, du moins pas dans son rapport.

[11] Les demandeurs ont quitté leur domicile et se sont cachés chez un ami pendant plusieurs semaines. Cet ami leur a conseillé de songer à quitter le Pakistan.

[12] Peu après avoir trouvé refuge au domicile de son ami, le demandeur a reçu un appel téléphonique d’une personne prétendant appartenir au SSP.

[13] Cette personne lui a fait savoir que le SSP avait appris qu’il avait porté plainte à la police et que son épouse et lui avaient déménagé. Elle lui a dit que son épouse et lui avaient été inscrits sur une liste de personnes à abattre par le SSP, et que le SSP ferait d’eux des exemples.

[14] Les demandeurs ont obtenu un visa de visiteur aux États-Unis et ont fui le Pakistan pour ce pays peu après. Ils ont résidé chez un ami pendant quelques jours, puis ils se sont rendus au Canada, où réside le frère de l’épouse. Ils sont arrivés au Canada à la fin de 2019 et ils ont demandé l’asile.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[15] Comme les demandeurs n’ont pas présenté de nouveaux éléments de preuve devant la SAR, le tribunal s’est fondé sur le dossier dont disposait la SPR et sur le cartable national de documentation sur le Pakistan.

[16] En ce qui concerne les principaux points qui ont été soulevés en appel, la SAR a conclu qu’il n’existait pas de possibilité sérieuse de persécution pour les demandeurs à l’endroit proposé comme possibilité de refuge intérieur [PRI] et qu’il n’était pas déraisonnable pour les demandeurs de s’y installer.

[17] Pour établir s’il existe une PRI viable, le tribunal a correctement pris en compte le critère à deux volets énoncé dans l’arrêt Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF) [Thirunavukkarasu]. La SAR a conclu qu’il n’existait pas de possibilité sérieuse de persécution pour les demandeurs à l’endroit proposé comme PRI et que ceux-ci n’étaient pas non plus exposés à une menace à leur vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités. La SAR a aussi estimé qu’il ne serait pas déraisonnable que les demandeurs déménagent à l’endroit proposé comme PRI.

[18] Pour ce qui est du premier volet du critère, la SAR a consulté les documents sur les conditions dans le pays pour trouver des cas de chiites ayant été pris pour cible à l’endroit proposé comme PRI. Elle n’a relevé aucune information précise au sujet d’incidents de violence survenus à l’endroit proposé comme PRI ou d’attaques menées par des groupes extrémistes ciblant des chiites. La SAR a conclu de ces informations que le risque auquel sont exposés les chiites à l’endroit proposé comme PRI n’équivalait pas à une possibilité sérieuse.

[19] La SAR s’est ensuite penchée sur la question de savoir s’il y avait « plus qu’une simple possibilité de persécution à l’endroit proposé comme PRI » et si l’agent de persécution possédait les moyens et la motivation de retrouver les demandeurs à cet endroit.

[20] La SAR semble reconnaître que le SSP s’en est pris à des groupes de professionnels, de responsables et de pèlerins chiites, et qu’il prend habituellement pour cible les rassemblements sociaux ainsi que les sanctuaires et les lieux où sont rassemblés de nombreux chiites.

[21] La SAR a fait état de cinq incidents de violence contre des chiites survenus en 2019, mais a souligné qu’aucun de ces incidents n’avait été signalé à l’endroit proposé comme PRI. Elle a aussi mentionné que le rapport du Haut‐Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [HCR], sur lequel s’appuyaient les demandeurs, ne contenait pas de renseignements concernant des attaques ciblées contre des chiites à l’endroit proposé comme PRI.

[22] Qui plus est, la SAR a jugé, et cet élément est au cœur de sa conclusion, que les demandeurs n’avaient pas présenté de preuve selon laquelle le SSP entretenait suffisamment de liens avec un appareil qui l’aiderait à les retrouver à l’endroit proposé comme PRI, même si le système policier dans l’ensemble du Pakistan est corrompu. La SAR n’a pas admis que les demandeurs étaient exposés à un risque accru pour avoir fait une déposition à la police ni qu’ils couraient un risque du fait que le SSP chercherait à se venger après avoir été dénoncé à la police. La SAR a reconnu que la corruption était répandue au Pakistan, mais n’a pas admis l’argument selon lequel le SSP est en mesure d’obtenir des renseignements sur le lieu où ils se trouveraient au Pakistan s’ils y retournaient.

[23] La SAR a souligné que le SSP continuait de chercher les demandeurs au domicile familial, mais n’a pas admis qu’il les cherchait en dehors de leur ville d’origine ou qu’il avait recours aux ressources de la police pour ce faire, au moyen du régime d’enregistrement des locataires ou des données de leurs téléphones mobiles.

[24] Pour le second volet du critère, la SAR a examiné la capacité des demandeurs de se rendre sans danger à l’endroit proposé comme PRI et d’y rester sans connaître de difficultés indues.

[25] La SAR a pris en compte le fait que le demandeur principal est instruit et qu’il avait de bons antécédents de travail lorsqu’il vivait au Pakistan et qu’il serait plus probable que le contraire qu’il sera en mesure de travailler à l’endroit proposé comme PRI et de subvenir aux besoins de sa famille. Les demandeurs parlent tous deux l’ourdou, la langue officielle du Pakistan. Ils peuvent pratiquer leur religion à l’endroit proposé comme PRI, où est établie une petite communauté chiite. La SAR a fait remarquer que la preuve objective sur la situation dans le pays ne renferme aucune preuve de discrimination systémique à l’endroit des musulmans chiites qui cherchent un emploi dans la fonction publique ou le secteur privé.

[26] Enfin, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas démontré en quoi la conversion passée du demandeur constituerait un facteur de risque supplémentaire pour eux à Hyderabad.

[27] Par conséquent, la SAR a conclu que l’endroit proposé comme PRI serait raisonnable pour les demandeurs.

IV. Questions en litige

[28] La SAR et la SPR n’ont pas contesté les éléments de preuve présentés par les demandeurs. La seule question en litige est celle de savoir si la SAR a eu tort de conclure que les demandeurs disposaient d’une PRI viable.

V. Norme de contrôle

[29] Les parties conviennent que la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable.

[30] Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, qui a été rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le juge Rowe, s’exprimant au nom de la majorité, explique les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ... ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‐ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 RCS 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[31] Selon la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, une cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient » :

[104] De même, la logique interne d’une décision peut également être remise en question lorsque les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel – comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde. Il ne s’agit pas d’inviter la cour de révision à assujettir les décideurs administratifs à des contraintes formalistes ou aux normes auxquelles sont astreints des logiciens érudits. Toutefois, la cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient ».

[105] En plus de la nécessité qu’elle soit fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent, une décision raisonnable doit être justifiée au regard de l’ensemble du droit et des faits pertinents : Dunsmuir, par. 47; Catalyst, par. 13; Nor‐Man Regional Health Authority, par. 6. Les éléments du contexte juridique et factuel d’une décision constituent des contraintes qui ont une influence sur le décideur dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont délégués.

[Non souligné dans l’original.]

[32] Au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada précise qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‐ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique », et que la cour de révision doit trancher l’affaire selon le dossier dont elle dispose :

[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : ibid.

[Non souligné dans l’original.]

VI. Analyse

[33] Les parties conviennent que, pour établir si les demandeurs ont une PRI viable, la SAR a dûment pris en compte le critère en deux volets énoncé dans l’arrêt Thirunavukkarasu : 1) existe-t-il une possibilité sérieuse que les demandeurs soient persécutés dans le lieu proposé comme PRI, et 2) est-il raisonnable pour les demandeurs d’y déménager et de s’y réfugier.

[34] Les demandeurs affirment que la SAR a correctement défini le critère permettant d’établir s’il existait une PRI viable, mais qu’elle a commis une erreur dans son analyse du premier volet du critère et qu’elle a écarté ou mal interprété la preuve dont elle disposait.

[35] Les demandeurs font valoir que la SAR a effectué une analyse déraisonnable et qu’elle a eu tort d’exiger que soient recensés des incidents spécifiques d’attaques ciblées contre des chiites à l’endroit proposé comme PRI. Selon des documents produits devant le tribunal, les actes de violence contre les chiites sont légion dans tout le pays, même si certains endroits sont plus à risques que d’autres (cartable national de documentation (CND) sur le Pakistan, point 1.8, HCR, à la page 66).

[36] Le HCR – organisme des plus crédibles pour l’appréciation du risque auquel sont exposés les réfugiés – conclut qu’une PRI viable [traduction] n’est en général pas envisageable [non souligné dans l’original] pour les personnes exposées au risque d’être prises pour cible par certains groupes extrémistes armés :

[traduction]
« Étant donné la grande portée géographique de certains groupes extrémistes armés (comme l’attestent des attaques très médiatisées), il ne peut exister en général de PRI viable pour les personnes exposées au risque d’être prises pour cible par de tels groupes ».

[Non souligné dans l’original.]

[37] Il convient à cet égard de souligner à grands traits que cette affirmation est suivie d’un renvoi (444) désignant expressément le SSP comme l’un de ces groupes extrémistes armés.

[38] Avec égards, je ne suis pas convaincu que la SAR a pris en compte ces analyse et conclusion percutantes du HCR, et je ne vois pas non plus en quoi l’appréciation effectuée par la SAR reflète la conclusion du HCR. À ce sujet, je souscris à la position des demandeurs quand ils affirment que la question que devait trancher la SAR n’était pas celle de savoir si les chiites étaient ciblés par des attaques en général à l’endroit proposé comme PRI, mais plutôt celle de savoir si le SSP serait en mesure de trouver ces demandeurs en particulier et de s’en prendre à eux à cet endroit. J’estime que la question n’a pas été appréciée comme il se devait à la lumière de la conclusion essentielle tirée par le HCR selon laquelle il ne peut exister en général de PRI viable pour les personnes – comme les demandeurs - exposées au risque d’être prises pour cible par le SSP.

[39] Je ne crois pas non plus que la SAR a pris en compte de façon raisonnable le fait que ces demandeurs représentent précisément les personnes que le HCR a désignées comme étant exposées à un risque – le demandeur a été menacé, battu, et il a reçu des menaces de mort précises. Son témoignage écrit et de vive voix n’a pas été contesté. De plus, le demandeur a présenté des éléments de preuve non contestés selon lesquels le SSP était toujours à leur recherche.

[40] Sur la foi de ces informations, je ne suis pas convaincu que l’appréciation du risque effectuée par la SAR quant au sort qui attend les demandeurs à l’endroit proposé comme PRI soit raisonnable. De plus, j’estime, avec égards, que la SAR a fondamentalement omis de prendre en compte l’information non contestée sur la situation dans le pays et la preuve de vive voix et écrite dont elle disposait, ce qui contrevient aux instructions données par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov, dont les paragraphes 30 à 32 sont cités plus haut.

[41] Qui plus est, et avec égards, puisque la SAR a admis les éléments de preuve selon lesquels le SSP les cherchait au domicile familial, puisque le SSP leur a dit qu’elle les avait inscrits sur sa liste de personnes à abattre, et puisque le SSP leur a fait savoir qu’elle ferait d’eux des exemples, les conclusions de la SAR selon lesquelles il était peu probable que le SSP cherche les demandeurs hors de leur ville d’origine n’est pas raisonnable étant donné qu’il n’y a aucune preuve que le SSP ne s’intéresse plus aux demandeurs et qu’il ne leur porterait pas préjudice si l’occasion se présentait.

[42] De plus, les demandeurs affirment, et c’est aussi mon avis suivant la décision Ali c Canada, 2010 CF 93, qu’en concluant qu’ils pouvaient se réinstaller à l’endroit proposé comme PRI, la SAR les obligeait en fait à vivre cachés, sans pouvoir faire savoir à leur famille et leurs amis où ils vivaient. Comme l’a affirmé la Cour dans la décision Zamora Huerta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 586 :

[26] La Commission a conclu que la demanderesse disposait d’une PRI dans d’autres grandes villes au Mexique, notamment, Guadalajara, l’[o]uest de Mexico, le [n]ord‐[e]st de Mexico et Monterrey, en prenant des précautions raisonnables et en ne révélant pas sa nouvelle adresse à ses parents et à ses amis.

[27] Pour décider s’il existe une PRI, la Cour d’appel fédérale a affirmé, dans l’arrêt Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 C.F. 589, [1993] A.C.F. no 1172 (QL), au paragraphe 12 :

[...] Ainsi, le demandeur du statut est tenu, compte tenu des circonstances individuelles, de chercher refuge dans une autre partie du même pays pour autant que ce ne soit pas déraisonnable de le faire. Il s’agit d’un critère souple qui tient compte de la situation particulière du demandeur et du pays particulier en cause. C’est un critère objectif et le fardeau de la preuve à cet égard revient au demandeur tout comme celui concernant tous les autres aspects de la revendication du statut de réfugié. Par conséquent, s’il existe dans leur propre pays un refuge sûr où ils ne seraient pas persécutés, les demandeurs de statut sont tenus de s’en prévaloir à moins qu’ils puissent démontrer qu’il est objectivement déraisonnable de leur part de le faire. [Non souligné dans l’original.]

[28] La Cour a ensuite conclu qu’une PRI ne peut pas être supposée ou théorique, mais qu’elle doit plutôt être une option réaliste et abordable; « on ne peut exiger du demandeur qu’il s’expose à un grand danger physique ou qu’il subisse des épreuves indues pour se rendre dans cette autre partie ou pour y demeurer ». Thirunavukkarasu, précité, au paragraphe 14. La Cour a écrit qu’on ne devrait pas exiger des demandeurs qu’ils se tiennent cachés dans une région isolée de leur pays, mais qu’« il ne leur suffit pas de dire qu’ils n’aiment pas le climat dans la partie sûre du pays, qu’ils n’y ont ni amis ni parents ou qu’ils risquent de ne pas y trouver de travail qui leur convient ». (Arrêt Thirunavukkarasu, précité, au paragraphe 14.)

[29] La demanderesse a déclaré qu’elle s’était effectivement rendue à Queretaro en 2004, mais qu’elle avait été retrouvée par son ex‐conjoint de fait, un policier formé en tant qu’enquêteur, qui avait agressé sa mère et qui avait forcé celle‐ci à révéler la nouvelle adresse de sa fille. La Commission n’a pas expressément abordé ces allégations lorsqu’elle a analysé dans ses motifs la PRI. Cependant, la Commission a effectivement apporté des réserves à sa conclusion en déclarant que la demanderesse disposerait d’une PRI au Mexique, pourvu qu’elle prenne des précautions raisonnables et ne révèle pas sa nouvelle adresse à ses parents et à ses amis. Devoir dissimuler l’endroit où elle se trouve à sa famille et à ses amis revient à exiger de la demanderesse qu’elle se tienne cachée. Il est également reconnu de manière implicite que, même dans ces grandes villes, la demanderesse n’est pas hors de la portée de son ex‐conjoint de fait. Dans ces circonstances particulières, il ne peut exister une PRI pour la demanderesse. La conclusion de la Commission selon laquelle il existe une PRI n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit dans les circonstances. Ainsi, la décision relative à l’existence d’une PRI est déraisonnable et doit être annulée.

[Non souligné dans l’original.]

[43] À cet égard, comme je l’ai déjà souligné, les éléments de preuve indiquaient que le SSP cherchait les demandeurs au domicile familial. Puisque le SSP a été informé de la conversion du demandeur, et de l’endroit où il se trouvait, je ne suis pas convaincu que le risque que les demandeurs soient retracés s’ils retournaient au Pakistan, et même dans une PRI, a été dûment apprécié. La vie des membres de la famille serait en danger si ceux-ci devaient nier qu’ils connaissent l’adresse des demandeurs ou induire délibérément le SSP en erreur à ce sujet si la question leur était posée directement par le SSP ou d’autres personnes. Il ne s’agirait pas d’une PRI suivant le second volet du critère.

[44] D’autres questions ont été soulevées en l’espèce, mais comme la demande de contrôle judiciaire est accueillie, je ne les examine pas.

VII. Conclusion

[45] Pour les motifs exposés plus haut, j’estime que la décision rendue par la SAR est déraisonnable. Par conséquent, la présente demande sera accueillie.

VIII. Question à certifier

[46] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-574-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit : La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée, l’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué, aucune question de portée générale n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-574-22

 

INTITULÉ :

MUHAMMAD ARSHAD HUSSAIN HUMAYUN ET SAMINA ARSHAD c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 NOVEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 29 NOVEMBRE 2022

COMPARUTIONS :

Diane B. Coulthard

POUR LES DEMANDEURS

Kareena Wilding

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

CGS Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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