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Date : 20221201


Dossier : T-1993-19

Référence : 2022 CF 1653

Montréal (Québec), le 1er décembre 2022

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

PAUL LARAMÉE ET ROSE PRATTE

demandeurs

et

STÉPHANE BÉNARD

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, M. Paul Laramée et Mme Rose Pratte, sont les administrateurs de la compagnie Transport Far-West Express Inc. [Transport Far-West]. Le 21 août 2019, ils reçoivent des ordres de paiement pour des salaires et autres montants qui seraient dus par Transport Far-West au défendeur, M. Stéphane Bénard, en vertu du Code canadien du travail, LRC 1985, ch L‐2 [Code canadien du travail].

[2] Une semaine plus tard, le 29 août 2019, M. Laramée et Mme Pratte demandent la révision des ordres de paiement émis à leur encontre. Dans une décision rendue le 12 novembre 2019, la directrice régionale du Programme du travail d’Emploi et développement social Canada [EDSC], Mme Marie-France Sanschagrin, rejette la demande de révision et la déclare irrecevable au motif que M. Laramée et Mme Pratte n’avaient pas respecté le délai de 15 jours et les conditions prévues par le Code canadien du travail pour déposer une telle demande [Décision].

[3] M. Laramée et Mme Pratte sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la Décision. Ils soutiennent qu’EDSC n’aurait pas respecté les règles d’équité procédurale et de justice naturelle et aurait erré en déclarant irrecevable leur demande de révision des ordres de paiement. Selon eux, dans le processus menant à la Décision, le décideur administratif a omis de répondre à leurs questions avant l’expiration du délai fixé pour compléter leur demande de révision. De plus, ils maintiennent qu’EDSC n’a pas considéré la possibilité, pourtant prévue au Code canadien du travail, qu’ils remettent une forme de garantie plutôt que de simplement exiger le dépôt de la somme fixée par les ordres de paiement afin de parfaire leur demande de révision.

[4] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de M. Laramée et de Mme Pratte sera accordée. Après avoir examiné les motifs du décideur administratif, la preuve au dossier et les dispositions du Code canadien du travail, je conclus que la Décision n’est pas raisonnable et qu’au surplus, elle n’est pas conforme aux normes d’équité procédurale qui régissaient le processus devant EDSC.

II. Contexte

A. Les faits

[5] Le 11 juillet 2018, M. Bénard dépose une plainte contre Transport Far-West pour non-paiement de sommes qui lui seraient dues en vertu de l’article 251.18 du Code canadien du travail. Transport Far-West refuse de payer les sommes demandées au motif que M. Bénard n’était pas salarié de l’entreprise et agissait plutôt en tant que sous-traitant.

[6] À titre d’inspecteur pour le Programme du travail d’EDSC, M. Franck Philippe est chargé de l’enquête sur la plainte de M. Bénard et conclut qu’il existait une relation employeur-salarié entre Transport Far-West et M. Bénard. De plus, il détermine que la responsabilité de M. Laramée et de Mme Pratte est engagée à titre d’administrateurs de Transport Far-West. M. Philippe émet donc, le 21 août 2019, des ordres de paiement à l’encontre de M. Laramée et de Mme Pratte en leur qualité d’administrateurs de Transport Far-West. Les ordres de paiement sont émis pour un montant total qui s’élève à 25 120,38 $. Ils mentionnent la possibilité de faire une demande de révision de la décision dans les 15 jours, à condition que la demande soit accompagnée de la somme totale fixée par les ordres de paiement.

[7] Le 29 août 2019, M. Laramée et Mme Pratte transmettent une demande de révision écrite à Mme Sanschagrin, en sa qualité de directrice régionale du Programme du Travail d’EDSC. Ils acheminent également cette demande par courriel à M. Philippe, qui réitère alors l’importance de transmettre la somme totale mentionnée aux ordres de paiement afin de parfaire la demande de révision de sa décision.

[8] Le 4 septembre 2019, M. Laramée et Mme Pratte transmettent une nouvelle lettre à Mme Sanschagrin afin d’obtenir la confirmation ou l’infirmation de la nécessité de déposer la somme totale de 25 120,38 $ afin d’exercer leur droit de demander la révision de la décision. Ils ne reçoivent aucune réponse.

[9] Le 2 octobre 2019, M. Laramée et Mme Pratte reçoivent une lettre datée du 27 septembre 2019 adressée par M. Philippe à M. Bénard, dans laquelle M. Philippe indique qu’aucune somme n’a été reçue et qu’il est alors possible pour M. Bénard de demander l’exécution des ordres de paiement. Le jour même, M. Laramée et Mme Pratte communiquent de nouveau avec Mme Sanschagrin afin de réitérer leur demande d’information sur l’obligation de verser la somme mentionnée aux ordres de paiement.

[10] Le 15 octobre 2019, M. Laramée et Mme Pratte reçoivent une lettre datée du 7 octobre 2019 de la part de Mme Sanschagrin, qui indique que leur demande de révision n’est pas conforme aux exigences législatives puisque le paiement de la somme demandée n’a pas été reçu. Ainsi, Mme Sanschagrin y mentionne que l’inspecteur (soit M. Philippe) poursuivra l’exécution des ordres de paiement.

[11] La même journée, M. Laramée et Mme Pratte répondent à Mme Sanschagrin qu’ils souhaitent obtenir les informations pour procéder au paiement afin de parfaire leur demande de révision. Ils n’obtiennent toujours pas de réponse. Ils reçoivent cependant, le 28 octobre 2019, un appel de la part de Mme Mélanie Beaulieu, gestionnaire intérimaire pour le Programme du travail d’EDSC pour la région du Québec, et de M. Stéphane Boudreault, conseiller technique en normes du travail, lesquels réitèrent que leur demande de révision sera rejetée puisque le paiement de la somme fixée dans les ordres de paiement n’a pas été fait dans les délais prescrits.

[12] Le 30 octobre 2019, M. Laramée et Mme Pratte communiquent une fois de plus avec Mme Sanschagrin. Ils expliquent leur incompréhension face au processus suivi par le Programme du travail d’EDSC et communiquent les raisons de leur hésitation à remettre la somme en litige. En effet, les ordres de paiement mentionnaient que la somme serait remise directement à M. Bénard dans l’éventualité où la demande de révision serait refusée. Puisque M. Laramée et Mme Pratte prétendent que M. Bénard a fait cession de ses biens, ils expriment leurs craintes par rapport à cette manière de procéder. Ils ajoutent par ailleurs être prêts à déposer la somme totale de 25 120,38 $ s’ils peuvent recevoir confirmation que celle-ci ne sera pas versée à M. Bénard.

[13] EDSC rend sa Décision le 12 novembre 2019. Au nom d’EDSC, Mme Sanschagrin y indique que la demande de révision est rejetée puisque les sommes visées par les ordres de paiement n’ont pas été transmises avec la demande dans le « délai de rigueur » de 15 jours suivant la signification des ordres de paiement. C’est cette Décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[14] Parallèlement à leur demande de contrôle judiciaire devant cette Cour, M. Laramée et Mme Pratte logent également une demande d’appel de la Décision devant le Conseil canadien des relations industrielles [Conseil]. Entre autres, ils avancent que le paragraphe 251.101(2.1) du Code canadien du travail, qui prévoit que le « chef » peut permettre à l’employeur de remettre une garantie plutôt que la somme fixée à l’ordre de paiement afin d’être autorisé à présenter une demande de révision, n’a pas été considéré par EDSC dans la Décision. Le 17 avril 2020, le Conseil rejette la demande d’appel au motif qu’il n’a pas compétence pour juger cette affaire, mais reconnaît les difficultés auxquelles M. Laramée et Mme Pratte ont fait face dans le processus de révision des ordres de paiement.

[15] Avant l’audience devant la Cour, l’avocate de M. Laramée et de Mme Pratte a aussi déposé une lettre de garantie datée du 30 juin 2022 provenant d’une institution financière. Cette lettre garantit, à hauteur de 28 000 $, le paiement des sommes qui pourraient être dues à M. Bénard par M. Laramée et Mme Pratte.

B. L’historique procédural

[16] Je m’arrête un moment pour tracer l’historique procédural de la présente demande de contrôle judiciaire et la mettre en contexte puisque, lors de l’audience devant la Cour, M. Bénard, qui n’était pas représenté par avocat, a prétendu ne pas avoir eu l’opportunité suffisante d’être entendu et de faire valoir ses représentations. Avec égards, une telle affirmation est inexacte et n’a aucun mérite. Tout au contraire, au cours des deux dernières années, la Cour a multiplié — en vain — les initiatives pour offrir l’occasion à M. Bénard de se faire entendre et de déposer des représentations en réponse à la demande de contrôle judiciaire de M. Laramée et de Mme Pratte. Or, fois après fois, M. Bénard n’y a tout simplement pas donné suite.

[17] Déposée le 12 décembre 2019, la demande de contrôle judiciaire de M. Laramée et Mme Pratte piétine d’abord pendant un peu plus de 15 mois en raison de différents reports qui ne sont aucunement attribuables à M. Bénard. Puis, dans une ordonnance datée du 12 avril 2021, la juge adjointe Steele accorde la requête du Ministre du Travail aux termes de laquelle celui-ci demandait d’être mis hors de cause et substitué par M. Bénard à titre de défendeur. La Cour accorde alors à M. Bénard un délai de 10 jours pour signifier et déposer son avis de comparution, tel qu’indiqué à l’ordonnance et tel que prévu à la Règle 305 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [Règles]. Ce n’est que bien longtemps après l’expiration de ce délai que M. Bénard tente à plusieurs reprises, entre le 26 octobre et le 1er novembre 2021, de déposer des documents auprès de la Cour, notamment un dossier de requête, un avis de comparution ainsi que divers autres documents. Dans une directive émise le 3 novembre 2021, la Cour refuse l’ensemble des documents de M. Bénard en raison de leur non-conformité aux Règles. La directive indique par ailleurs que M. Bénard devra signifier et déposer une requête pour être relevé de son défaut de respecter les délais mentionnés à l’ordonnance du 12 avril 2021.

[18] Pendant ce temps, M. Laramée et Mme Pratte complètent leur dossier, le mettent en état et demandent une date d’audience. Il importe de rappeler qu’aux termes de l’article 18.4 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, la Cour doit entendre et traiter les demandes de contrôle judiciaire « à bref délai et selon une procédure sommaire ».

[19] Ce n’est finalement qu’en mars 2022 que M. Bénard tente à nouveau de soumettre des documents. La Cour émet alors de nouvelles directives le 30 mars 2022 ainsi que le 25 avril 2022 par lesquelles elle refuse le dépôt des documents de M. Bénard, lesquels sont, une fois de plus, irréguliers. L’ordonnance datée du 25 avril 2022 réitère que M. Bénard devra déposer et signifier une demande de prolongation de délai en bonne et due forme, cette fois avant le 2 mai 2022, afin d’être autorisé à déposer un avis de comparution. Cette ordonnance lui interdit de déposer quoi que ce soit d’autre à la Cour.

[20] Malgré les irrégularités qu’elle contient, la demande de M. Bénard en prolongation de délai pour comparaître est acceptée pour dépôt par la Cour, tel qu’indiqué dans sa directive du 18 mai 2022. La Cour entend la requête le 31 mai 2022. Le 21 juillet 2022, la Cour émet une nouvelle ordonnance par laquelle elle accepte la prolongation de délai demandée par M. Bénard et lui ordonne de se conformer à un échéancier péremptoire. Cette ordonnance indique très clairement à M. Bénard ce qui est requis afin que ses documents soient conformes aux Règles. L’ordonnance avise aussi M. Bénard que, s’il ne produit pas de dossier, il ne pourra pas plaider à l’audition au mérite alors prévue pour le 24 octobre 2022, sauf avec l’autorisation du juge désigné pour cette audition. Toutefois, M. Bénard fait défaut de se conformer à cette ordonnance et à l’échéancier qu’elle contient.

[21] Le 21 octobre 2022, étant sans nouvelles de M. Bénard depuis la dernière ordonnance et ayant appris que M. Bénard est incarcéré, la Cour ordonne, avec le consentement de M. Laramée et de Mme Pratte, le report de l’audience de la demande de contrôle judiciaire prévue le 24 octobre 2022, pour une courte période d’environ quatre semaines. La Cour offre alors une dernière chance à M. Bénard de se conformer à un nouvel échéancier péremptoire en vertu duquel il doit déposer ses documents au plus tard le 4 novembre 2022 en vue de l’audience fixée au 17 novembre 2022. Encore une fois, M. Bénard ne se conforme pas aux exigences établies par la Cour. Ce n’est qu’au matin de l’audience reportée, soit le 17 novembre 2022, que M. Bénard contacte la Cour et demande alors d’assister à l’audience. Lors de l’audience, la Cour permet à M. Bénard de participer à l’audience et lui accorde également le droit de faire certaines représentations orales en réponse au dossier de M. Laramée et de Mme Pratte, malgré son défaut répété de déposer son dossier et des documents conformes dans les délais impartis.

[22] Le présent jugement tient donc compte des représentations orales faites par M. Bénard lors de l’audience devant la Cour.

C. Les dispositions législatives

[23] Les dispositions législatives pertinentes se retrouvent à l’article 251.101 du Code canadien du travail. Elles se lisent comme suit :

Dépôt de la plainte

Request for review

251.101 (1) Tout employeur à qui est donné un ordre de conformité ou toute personne concernée par un ordre de paiement, un avis de plainte non fondée ou un avis de conformité volontaire peut demander au chef, par écrit, motifs à l’appui, de réviser sa décision :

251.101 (1) An employer to whom a compliance order has been issued or a person who is affected by a payment order, a notice of unfounded complaint or a notice of voluntary compliance may send a written request with reasons to the Head for a review of the Head’s decision

a) sous réserve de l’alinéa b), dans les quinze jours suivant la signification de l’ordre ou de sa copie, ou de l’avis;

(a) subject to paragraph (b), within 15 days after the day on which the order or a copy of the order or the notice is served; or

b) dans le cas où un ordre de conformité et un procès-verbal dressé au titre du paragraphe 276(1) sont conjointement signifiés à l’égard de la même contravention, dans les trente jours suivant leur signification.

(b) if a compliance order is served with a notice of violation issued under subsection 276(1) for the same contravention, within 30 days after the day on which they are served.

Consignation de la somme visée

Payment of amount and administrative fee

(2) L’employeur et l’administrateur d’une personne morale ne peuvent présenter une demande de révision à l’égard d’un ordre de paiement qu’à la condition de remettre au chef la somme fixée par l’ordre — et, dans le cas de l’employeur, les frais administratifs précisés dans l’ordre conformément au paragraphe 251.131(1) —, l’administrateur ne pouvant toutefois être tenu de remettre une somme excédant la somme maximale visée à l’article 251.18.

(2) An employer or a director of a corporation is not permitted to request a review of a payment order unless the employer or director pays to the Head the amount indicated in the payment order and, in the case of an employer, the administrative fee specified in the payment order in accordance with subsection 251.131(1), subject to, in the case of a director, the maximum amount of the director’s liability under section 251.18.

Garantie

Security

(2.1) Le chef peut permettre à l’employeur ou à l’administrateur d’une personne morale de donner une garantie, sous la forme que le chef juge acceptable et selon les modalités qu’il fixe, pour le paiement de tout ou partie des sommes et frais visés au paragraphe (2).

(2.1) The Head may allow an employer or a director of a corporation to give security, in a form satisfactory to the Head and on any conditions specified by the Head, for all or part of the amount and fee referred to in subsection (2).

D. La norme de contrôle

[24] En ce qui a trait au mérite de la Décision, M. Laramée et Mme Pratte allèguent qu’EDSC a mal appliqué sa loi habilitante puisque Mme Sanschagrin a omis de considérer le paragraphe 251.101(2.1) du Code canadien du travail avant de rendre sa Décision sur la recevabilité de la demande en révision des ordres de paiement.

[25] Il est maintenant bien établi que les questions concernant l’interprétation de la loi habilitante d’un décideur administratif sont assujetties à la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 68). Dans la même veine, comme le pouvoir de permettre une forme de garantie prévu au paragraphe 251.101(2.1) du Code canadien du travail est discrétionnaire, son exercice — ou l’absence de celui-ci — doit aussi être révisé selon la norme de la décision raisonnable (Vavilov au para 116).

[26] La norme de la décision raisonnable se concentre sur la décision prise par le décideur administratif, ce qui englobe à la fois le raisonnement suivi et le résultat (Vavilov aux para 83, 87). Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La cour de révision doit donc se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99). La cour de révision ne doit pas pour autant « apprécier à nouveau la preuve prise en compte » par le décideur (Vavilov au para 125). La cour doit plutôt adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13). C’est à la partie qui conteste une décision que revient le rôle de démontrer son caractère déraisonnable. Une décision ne sera pas infirmée sur la base de simples erreurs superficielles ou accessoires. Elle doit plutôt comporter de graves lacunes, telles qu’un raisonnement intrinsèquement incohérent (Vavilov aux para 100–101).

[27] Pour ce qui est des questions d’équité procédurale, l’approche n’a pas changé depuis l’arrêt Vavilov (Vavilov au para 23). M. Laramée et Mme Pratte soumettent que la norme de la décision correcte s’applique à ces questions d’équité procédurale. Il a effectivement souvent été reconnu que la norme de la décision correcte est la norme de contrôle qui s’applique pour savoir si un décideur administratif a respecté son devoir d’équité procédurale et les principes de justice fondamentale (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Heiltsuk Horizon Maritime Services Ltd v Atlantic Towing Limited, 2021 FCA 26 au para 107).

[28] Toutefois, la Cour d’appel fédérale a conclu à plusieurs reprises que les questions d’équité procédurale ne sont pas véritablement tranchées en fonction d’une norme de contrôle particulière. Il s’agit plutôt d’une question de droit qui relève des cours de révision, qui doivent être convaincues que l’équité procédurale a été respectée (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union c Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l'aérospatiale, 2019 CAF 263 aux para 24–25; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CCP] au para 54). Lorsque l’obligation d’un décideur administratif d’agir équitablement est remise en question ou lorsqu’on invoque un manquement à un principe de justice fondamentale, la cour de révision doit vérifier si la procédure était équitable compte tenu de l’ensemble des circonstances (CCP au para 56; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 51–54). Cette analyse comporte l’examen des cinq facteurs contextuels non exhaustifs énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker] (Vavilov au para 77), à savoir : 1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi par l’organisme public pour y parvenir; 2) la nature du régime législatif et les dispositions législatives précises en vertu desquelles agit l’organisme public; 3) l’importance de la décision pour les personnes visées; 4) les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; et 5) les choix de procédure que l’organisme fait lui‐même et la nature du respect dû à l’organisme (Congrégation des témoins de Jéhovah de St‐Jérôme‐Lafontaine c Lafontaine (Village), 2004 CSC 48 au para 5; Baker aux para 23–28).

[29] Ainsi, lorsqu’une demande de contrôle judiciaire porte sur l’obligation d’équité procédurale et sur des allégations de manquement aux principes de justice fondamentale, la véritable question n’est pas tant de savoir si la décision était « correcte ». C’est plutôt de déterminer si, compte tenu du contexte particulier et des circonstances de l’espèce, le processus suivi par le décideur administratif était équitable et a donné aux parties concernées le droit de se faire entendre ainsi que la possibilité complète et équitable d’être informées de la preuve à réfuter et d’y répondre. La cour de révision n’a pas à faire preuve de déférence envers le décideur administratif sur des questions d’équité procédurale.

III. Analyse

[30] Je précise d’entrée de jeu que la demande de contrôle judiciaire dont la Cour est saisie ne porte que sur la Décision d’EDSC déclarant irrecevable la demande de révision des ordres de paiement faite par M. Laramée et Mme Pratte. Elle ne concerne pas le bien-fondé des ordres de paiement eux-mêmes ou la question de savoir si M. Bénard a droit aux sommes qu’il réclame de Transport Far-West pour des salaires et autres montants qui lui seraient dus.

A. Le caractère déraisonnable de la Décision

[31] M. Laramée et Mme Pratte soutiennent d’abord que, dans sa Décision, Mme Sanschagrin et EDSC ont erré en qualifiant le délai de 15 jours comme étant un délai de rigueur, puisque cette qualification n’est pas justifiée en vertu du Code canadien du travail ou de la jurisprudence. De plus, Mme Sanschagrin et EDSC n’auraient pas tenu compte de la possibilité de demander une garantie à la place du dépôt de la somme fixée aux ordres de paiement, conformément au paragraphe 251.101(2.1) du Code canadien du travail. En effet, la Décision se contente de dire que la demande de révision ne satisfait pas aux conditions de recevabilité prévues par le Code canadien du travail, en ne référant qu’au paragraphe 251.101(2) exigeant la remise de la somme fixée aux ordres de paiement. Ces deux erreurs, selon M. Laramée et Mme Pratte, suffisent pour rendre la Décision de Mme Sanschagrin déraisonnable.

[32] Je suis d’accord avec M. Laramée et Mme Pratte. En effet, en ignorant une disposition spécifique du Code canadien du travail permettant à un administrateur d’offrir une forme de garantie au lieu de la remise de la somme fixée aux ordres de paiement, et en déclarant irrecevable la demande de révision sur la base d’un délai « de rigueur », la Décision a tous les attributs d’une décision déraisonnable.

[33] M. Laramée et Mme Pratte étaient justifiés de s’enquérir de la nécessité de déposer la somme demandée, puisqu’ils disposaient effectivement d’une alternative au dépôt de la somme fixée dans les ordres de paiement. Le paragraphe 251.101(2.1) du Code canadien du travail, entré en vigueur le 29 juillet 2019, prévoit en effet que le « chef », à titre de représentant d’EDSC, peut permettre à un employeur ou à ses administrateurs « de donner une garantie, sous la forme que le chef juge acceptable et selon les modalités qu’il fixe, pour le paiement de tout ou partie » des sommes visées par des ordres de paiement. Certes, le paragraphe 251.101(2.1) du Code canadien du travail n’est entré en vigueur que le 29 juillet 2019, soit moins d’un mois avant que les ordres de paiement ne soient émis à l’encontre de M. Laramée et de Mme Pratte. Néanmoins, il était clairement de la responsabilité du personnel du Programme du travail d’EDSC d’être en mesure de donner effet à cette disposition du Code canadien du travail. L’hésitation de M. Laramée et de Mme Pratte quant à la remise de la somme ressortait clairement de leur correspondance avec Mme Sanschagrin et avec le personnel d’EDSC. N’eut été le délai de réponse de Mme Sanschagrin et son omission de considérer la possibilité de remettre une garantie, les circonstances et les démarches entreprises par M. Laramée et Mme Pratte laissent voir que leur demande de révision aurait été complétée dans les délais impartis.

[34] Je reconnais que, dans leurs correspondances avec le personnel d’EDSC, M. Laramée et Mme Pratte n’ont jamais expressément soulevé la possibilité de déposer une garantie aux termes du paragraphe 251.101(2.1) du Code canadien du travail. Mais il appartenait au décideur administratif de tenir compte de cette nouvelle disposition législative dans sa Décision. Or, en déclarant que la demande de révision ne satisfaisait pas aux conditions de recevabilité prévues par le Code canadien du travail sur la seule base du paragraphe 251.101(2) pour la remise des sommes fixées par les ordres de paiement, Mme Sanschagrin a complètement ignoré la nouvelle possibilité prévue par la loi au paragraphe 251.101(2.1).

[35] Cette omission suffit pour rendre la Décision déraisonnable à la lumière des faits et du droit applicable. Au moment de la Décision, il y avait, depuis environ un mois, deux options pour honorer l’obligation de verser les sommes dues par des ordres de paiement dans le cadre d’une demande de révision. En l’espèce, EDSC a agi en passant sous silence une des alternatives et en privant ainsi M. Laramée et Mme Pratte d’une option que le Code canadien du travail prévoit expressément. L’absence d’information au sujet du nouveau paragraphe 251.101(2.1) du Code canadien du travail est une omission qui laisse croire que la seule façon pour un employeur ou un administrateur de demander la révision d’un ordre de paiement est de payer la somme qui y est inscrite. À la face même du Code canadien du travail, tel qu’il était en vigueur depuis le 29 juillet 2019, cette mention est erronée.

[36] L’inadvertance d’un tiers ne peut priver une partie de ses droits (Andreoli c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1111 [Andreoli] aux para 16–17). Par ailleurs, je considère que M. Laramée et Mme Pratte ne peuvent être blâmés pour les retards accentués par des problèmes de communication interne qui sont attribuables au défaut des représentants d’EDSC de répondre à leurs interrogations (Huseen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 845 [Huseen] au para 34). EDSC et Mme Sanschagrin n’ont fourni aucune explication pour avoir omis de répondre aux multiples demandes d’information de M. Laramée et de Mme Pratte.

[37] Dans ses soumissions devant la Cour, M. Bénard a fait valoir que M. Laramée et Mme Pratte avaient eu la chance, à partir de la réception des ordres de paiement en août 2019, de faire valoir leur point de vue. Je ne partage pas cet avis, car les faits montrent clairement qu’en aucun temps, EDSC ne semble avoir tenu compte de l’existence de l’option prévue au paragraphe 251.101(2.1) du Code canadien du travail ni n’en a informé M. Laramée et Mme Pratte.

[38] Bien que les motifs d’un décideur ne doivent pas nécessairement traiter de tous les arguments des parties, la décision doit tout de même être justifiée au regard des faits (Vavilov au para 128). Une décision doit aussi traiter des points importants soulevés par les parties. Dans le présent cas, il est manifeste que le mode de versement de la somme visée par les ordres de paiement était au cœur des préoccupations de M. Laramée et de Mme Pratte. Mme Sanschagrin et EDSC n’ont donc pas tenu compte des circonstances de l’affaire en jugeant que la demande de révision était irrecevable pour les motifs limités exposés dans la Décision (Andreoli au para 16).

[39] Lorsque je lis les motifs en corrélation avec le dossier, il m’est impossible de comprendre le raisonnement de Mme Sanschagrin et d’EDSC sur un point central de la Décision, soit le prétendu défaut de verser la somme visée par les ordres de paiement en regard des dispositions législatives du Code canadien du travail. Certes, le peu de détails donnés dans une décision ne la rend pas nécessairement déraisonnable, mais encore faut-il que les motifs permettent à la Cour de comprendre le fondement de la décision contestée et de déterminer si la conclusion tient la route. Ici, la Décision comporte une lacune trop importante pour me permettre de conclure qu’elle est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent (Vavilov aux para 102–104). Il ne s’agit pas d’une décision intelligible fondée sur une analyse cohérente et rationnelle ou qui puisse être qualifiée de « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov aux para 83, 85).

[40] Ce caractère déraisonnable de la Décision suffit pour accueillir la demande de contrôle judiciaire de M. Laramée et de Mme Pratte.

B. Le manquement à l’équité procédurale

[41] Étant donné le caractère déraisonnable de la Décision, il ne serait pas nécessaire d’aborder la question d’équité procédurale. Toutefois, je partage aussi l’avis de M. Laramée et de Mme Pratte à l’effet qu’en agissant comme ils l’ont fait et en omettant de répondre aux questions soulevées quant à l’obligation de remettre la somme indiquée aux ordres de paiement, Mme Sanschagrin et EDSC n’ont pas respecté les normes d’équité procédurale dans le processus menant à la Décision.

[42] L’obligation d’équité procédurale vise à garantir que les décisions administratives soient rendues à l’issue d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal, institutionnel et social, et que le décideur administratif accorde aux personnes visées la possibilité de présenter leur point de vue et des éléments de preuve qu’il prendra dûment en considération avant de rendre sa décision (Baker aux para 21–22; Henri c Canada (Procureur général), 2016 CAF 38 au para 18). Les questions d’équité procédurale et l’obligation d’agir équitablement ne concernent pas le bien‐fondé de la décision rendue, mais plutôt le processus suivi par le décideur. Dans le même esprit, l’équité procédurale ne crée pas de droits substantifs et elle n’accorde pas à l’intéressé un droit à un certain résultat quant à l’issue de l’examen de sa cause.

[43] Après avoir appliqué les facteurs de l’arrêt Baker à la présente affaire, je conclus qu’eu égard aux circonstances de l’espèce, M. Laramée et Mme Pratte avaient droit à un certain niveau parfaire leur demande de révision. Or, ce n’est pas le cas. Même si la permission d’utiliser une garantie plutôt que la remise des sommes relève d’un pouvoir discrétionnaire, l’option devait être offerte à M. Laramée et Mme Pratte.

[44] Je souligne entre autres que l’existence d’une attente légitime en ce qui concerne la procédure à suivre a une incidence sur la nature de l’obligation d’équité envers les personnes visées par une décision administrative (Baker au para 26). Compte tenu de l’amendement au Code canadien du travail ayant ajouté le paragraphe 251.101(2.1), M. Laramée et Mme Pratte pouvaient légitimement s’attendre à ce qu’EDSC et Mme Sanschagrin appliquent cette disposition et répondent à leurs demandes au sujet du paiement des sommes visées par les ordres de paiement. Qui plus est, le fait qu’EDSC ait pris l’initiative d’informer par écrit M. Laramée et Mme Pratte de leurs recours renforce l’attente légitime qu’ils avaient par rapport au fait qu’EDSC leur communiquerait l’ensemble des options offertes en vertu de la loi et de la procédure interne, et non simplement une partie des options auxquelles ils avaient droit.

[45] Je précise que la demande de révision écrite de M. Laramée et de Mme Pratte avait bel et bien été déposée dans le délai imparti, soit huit jours après l’envoi des ordres de paiement et bien en deçà du délai statutaire de 15 jours. Il ne restait en suspens que la question du dépôt des sommes fixées par les ordres de paiement. Cependant, le retard dans l’accomplissement de ce prérequis est largement dû au fait que Mme Sanschagrin n’a pas répondu aux demandes d’information que lui ont formulées M. Laramée et Mme Pratte. Il est vrai que M. Laramée et Mme Pratte détenaient déjà l’information quant à la nécessité de remettre la somme fixée par les ordres de paiement aux termes du paragraphe 215.101(2) du Code canadien du travail. Cependant, ces derniers ont insisté sur le fait d’avoir une confirmation de la part de Mme Sanschagrin quant à la façon de verser la somme visée puisque les ordres de paiement mentionnaient la possibilité que la somme soit remise à M. Bénard en cas de rejet de leur demande de révision. M. Laramée et Mme Pratte ont d’ailleurs communiqué à EDSC leurs craintes par rapport à cette possibilité étant donné la cession des biens de M. Bénard. Dans ces circonstances particulières, le défaut de Mme Sanschagrin et d’EDSC de répondre aux interrogations de M. Laramée et de Mme Pratte et de leur confirmer la procédure à suivre constitue une entorse aux règles d’équité procédurale.

[46] Il est tout à fait possible qu’il y ait un manquement à la justice naturelle même si le demandeur a raté un délai (Huseen au para 31). Dans les circonstances, l’obligation d’équité procédurale n’a pas été remplie puisqu’EDSC a omis de transmettre l’information complète en temps opportun par rapport au processus de demande de révision, malgré les questions de M. Laramée et de Mme Pratte sur la remise de la somme indiquée aux ordres de paiement.

C. Remède

[47] Dans leur demande de contrôle judiciaire, M. Laramée et Mme Pratte demandent à la Cour de renverser la Décision déclarant leur demande de révision irrecevable, de leur permettre de présenter une demande en vertu du paragraphe 251.101(2.1) du Code canadien du travail, et de déclarer recevable leur demande de révision formulée le 29 août 2019.

[48] Comme je l’ai expliqué à l’audience, il n’appartient pas à la Cour de prendre les décisions qui relèvent d’EDSC ou d’exercer la discrétion qui est conférée à un décideur administratif par sa loi habilitante. Or, le paragraphe 251.101(2.1) du Code canadien du travail investit le « chef » d’une discrétion quant à l’appréciation d’une garantie offerte par un employeur ou un administrateur en fonction de sa forme et de ses modalités.

[49] Dans Vavilov, la Cour suprême a souligné qu’une cour de révision possède une certaine discrétion et latitude quant à la réparation à accorder lorsqu’elle casse une décision déraisonnable d’un décideur administratif, la majorité y allant d’une mise en garde contre le « va-et-vient interminable de contrôles judiciaires et de nouveaux examens » (Vavilov aux para 140–142). Ainsi, il peut parfois être indiqué de refuser de renvoyer une affaire à un décideur administratif « lorsqu’il devient évident aux yeux de la cour de révision, lors de son contrôle judiciaire, qu’un résultat donné est inévitable, si bien que le renvoi de l’affaire ne servirait à rien » (Vavilov au para 142; Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada‐Terre‐Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202 aux pp 228–230; Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 [Société canadienne des auteurs] aux para 99–100). Ceci peut aussi être le cas lorsque la correction de l’erreur n’aurait pas modifié le résultat existant et n’aurait aucune conséquence pratique, et qu’une seule conclusion est en fait possible (Mines Alerte Canada c Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2 au para 52; Robbins c Canada (Procureur général), 2017 CAF 24 [Robbins] aux para 16–22). Cette discrétion d’accorder ou de ne pas accorder de réparation existe tant dans le contexte d’erreurs procédurales qu’en présence d’erreurs substantives (Société canadienne des auteurs au para 99).

[50] Toutefois, a précisé la Cour suprême, ce pouvoir discrétionnaire en matière de réparation doit être exercé avec retenue, car le choix de la réparation doit notamment « être guidé par la raison d’être de l’application de [la norme de la décision raisonnable], y compris le fait pour la cour de révision de reconnaître que le législateur a confié le règlement de l’affaire à un décideur administratif, et non à une cour » (Vavilov au para 140). Ainsi, lorsque la décision contrôlée selon la norme de la décision raisonnable ne peut être confirmée, il conviendra, la plupart du temps, de renvoyer l’affaire au décideur administratif pour qu’il revoie la décision à la lumière des motifs donnés par la cour, et qu’il détermine alors s’il arrive au même résultat ou à un résultat différent (Vavilov au para 141; Société canadienne des auteurs au para 99; Robbins au para 17). En somme, le seuil pour opter de ne pas remettre l’affaire au décideur administratif lorsque sa décision est jugée déraisonnable est élevé (D’Errico c Canada (Procureur général), 2014 CAF 95 aux para 14–17).

[51] Dans la mesure où la norme de la décision raisonnable loge à l’enseigne de la déférence et du respect de la légitimité et de la compétence des décideurs administratifs dans leur domaine d’expertise, la discrétion des cours de révision de ne pas retourner une décision déraisonnable au décideur administratif pour réexamen doit donc s’exercer soigneusement, avec prudence et parcimonie, et se limiter aux rares cas où le contexte ne peut qu’inéluctablement mener à un seul résultat et où l’issue ne laisse aucun doute. Ces situations feront plutôt figure d’exceptions. Les brèves remarques faites par la Cour suprême dans Vavilov sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire en matière de réparation ne constituent pas une ouverture faite aux cours de révision pour se substituer au décideur administratif et s’immiscer dans le mérite de la décision à rendre, s’il est concevable que le décideur puisse arriver à une décision à la fois différente et raisonnable. Il serait pour le moins ironique que le pouvoir discrétionnaire de réparation associé à la norme de la décision raisonnable, une norme ancrée dans la reconnaissance et le respect du rôle dévolu aux décideurs administratifs, puisse devenir un ferment sur lequel pourrait trop aisément prospérer un transfert du pouvoir décisionnel de ces décideurs vers les cours de justice chargées de leur surveillance (Dugarte de Lopez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 707 aux para 29–35).

[52] J’estime qu’il ne s’agit pas ici d’une situation d’exception où, après avoir conclu au caractère déraisonnable de la Décision et au non-respect des règles d’équité procédurale, je devrais néanmoins exercer mon pouvoir discrétionnaire pour déclarer recevable la demande de révision de M. Laramée et Mme Pratte et l’acceptabilité de la forme de garantie offerte. Il ne m’appartient pas de déterminer si la lettre de garantie offerte est acceptable dans les circonstances ou d’en fixer les modalités. C’est à EDSC, et non à la Cour, qu’il incombe de mener cette évaluation. Je ne peux pas simplement usurper l’autorité décisionnelle que le législateur a confiée au décideur administratif sur la question.

[53] En déclarant irrecevable la demande de révision de M. Laramée et de Mme Pratte comme elle l’a fait dans la Décision, EDSC les a en fait privés d’un volet du processus de révision auquel ils avaient droit et, dans ces circonstances, la réparation qui s’impose est de leur restaurer cette opportunité en retournant l’affaire devant le décideur pour une nouvelle considération.

IV. Conclusion

[54] Pour les raisons qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de M. Laramée et de Mme Pratte est accueillie. Aux termes de la norme de la décision raisonnable, les motifs de la Décision devaient démontrer que les conclusions d’EDSC étaient fondées sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiées au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur administratif est assujetti. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Au surplus, le processus suivi ne respecte pas les règles d’équité procédurale et n’a pas permis à M. Laramée et Mme Pratte d’être entendus.

[55] Vu les nombreux délais auxquels le comportement de M. Bénard et son défaut de respecter les ordonnances et directives de la Cour ont contribué, je suis d’avis que M. Laramée et Mme Pratte ont droit à des dépens. Compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire et à la lumière des facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles, je fixe les dépens à la somme forfaitaire de 500 $, tout compris.


JUGEMENT au dossier T-1993-19

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision rendue le 12 novembre 2019 par Mme Sanschagrin au nom du Programme du travail d’EDSC et déclarant la demande de révision des demandeurs irrecevable est annulée.

  3. La demande de révision des demandeurs est retournée à EDSC pour qu’un nouveau décideur la reconsidère sur la base des présents motifs et des dispositions applicables du Code canadien du travail, et tienne notamment compte de la lettre de garantie mise en place par les demandeurs.

  4. Des dépens dont le montant est fixé à 500 $, tout compris, sont accordés aux demandeurs.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1993-19

 

INTITULÉ :

PAUL LARAMÉE ET ROSE PRATTE c STÉPHANE BÉNARD

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 NOVEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1er décembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Me Marie-Ève Prévost

 

Pour LES DEMANDEURS

 

M. Stéphane Bénard

 

Pour LE DÉFENDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Groupe Piette Avocats

Granby (Québec)

 

Pour LES DEMANDEURS

 

 

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