Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20221202


Dossier : IMM-5810-21

Référence : 2022 CF 1668

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 décembre 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

JAGDEEP SINGH X

HARPREET KAUR KAMBOJ

ARSHLEEN KAUR X

JASGUN KAUR X

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés [la SAR] le 29 juillet 2021 dans laquelle la SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qui avait conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger surtout en raison de l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [PRI].

II. Faits

[2] Les demandeurs sont une famille sikhe de l’Inde, composée du demandeur principal [le DP], de son épouse et de leurs deux enfants mineurs. Leur exposé circonstancié est le suivant.

[3] Le DP exploitait une entreprise qui vendait, installait et entretenait des systèmes de purification d’eau et concluait des contrats avec des organismes gouvernementaux. Lorsqu’il était chargé de passer des marchés avec le gouvernement, le DP a fait l’objet d’une extorsion par des représentants du gouvernement responsables de la passation des marchés. Plus précisément, le DP allègue qu’il a été menacé et harcelé par ces personnes parce qu’il ne voulait pas leur donner une partie de sa commission. Le DP allègue que ces personnes ont menacé de le tuer, de sorte qu’il leur a versé la commission de 5 % demandée en mai 2017. Le DP affirme qu’il a de nouveau été victime d’une extorsion similaire en décembre 2018.

[4] En février 2019, le DP allègue que les agents de persécution sont venus à son domicile et ont de nouveau menacé de le tuer. Le lendemain, il s’est présenté à un poste de police, mais les policiers l’ont essentiellement ignoré. Pendant qu’il était au poste de police, le DP a été informé qu’il faisait l’objet d’une enquête pour sa participation au référendum de 2020. Le DP allègue qu’au lieu de donner suite à sa plainte, la police a voulu inventer une allégation selon laquelle il se trouvait dans un temple sikh où d’autres sikhs se réunissaient pour décider s’ils appuyaient le référendum de 2020.

[5] Le DP ne se sentait pas en sécurité chez lui étant donné ces problèmes de sécurité potentiels et a décidé de déménager sa famille dans une autre municipalité en mars 2019. Même après le déménagement, le DP aurait été menacé personnellement, et on aurait menacé d’enlever ses enfants.

[6] Craignant pour leur vie, les demandeurs, qui étaient en possession de visas valides pour le Canada, ont quitté l’Inde en mai et ont demandé l’asile.

[7] La SPR a instruit la demande d’asile et l’a rejetée le 2 février 2021 parce qu’elle a conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles et qu’ils disposaient d’autres PRI viables en Inde.

III. Décision faisant l’objet du présent contrôle

[8] De façon générale, la SAR a conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI viable dans deux autres villes et que, par conséquent, ils ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. Comme je vais l’expliquer, la SAR a considéré que l’existence d’une PRI était la question déterminante dans son analyse. Comme elle l’a indiqué dans ses motifs, la SAR n’a pas expressément examiné l’ensemble des problèmes liés à la crédibilité et à la crainte subjective.

[9] Pour déterminer s’il existe une PRI viable, il faut appliquer le critère à deux volets établi dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA) [Rasaratnam] :

a) Il n’existe pas, selon la prépondérance des probabilités, une possibilité sérieuse que les appelants soient persécutés ou exposés au risque d’être soumis à la torture ou à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités à l’endroit proposé comme PRI;

b) Les conditions dans la PRI sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour les appelants, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles qui leur sont particulières, de s’y réfugier.

[10] La SAR a conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI viable dans deux autres villes de l’Inde. Plus particulièrement, la SAR a souligné que les demandeurs n’avaient pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour établir qu’un employé de l’administration locale et ses relations ont l’intérêt et le pouvoir de localiser les demandeurs à l’un ou l’autre des endroits proposés comme PRI.

A. Les agents du préjudice

[11] Le DP a fait valoir que, si les demandeurs devaient s’inscrire auprès de la police locale pour obtenir un logement locatif, les agents du préjudice seraient en mesure de retrouver les demandeurs dans n’importe quelle ville. Le DP a appuyé cette allégation en fournissant un article de presse qui révélait qu’un agent de la fonction publique provinciale avait été détenu pour détournement de fonds. La SAR a plutôt conclu que cet article soutenait la proposition que les représentants corrompus n’agissaient pas en toute impunité. Elle a également conclu que l’article n’étayait pas les allégations des demandeurs selon lesquelles la police des deux villes qui sont une PRI serait encline à travailler avec un politicien corrompu local de la ville natale des demandeurs.

[12] De plus, la SAR a fait remarquer que le DP avait maintenu le contact avec son voisin, mais qu’il n’avait pas été en mesure de fournir de renseignements sur l’existence de l’agent du préjudice au Pendjab. Elle a souligné qu’il n’y avait pas non plus de nouveaux éléments de preuve pour établir de manière suffisante l’existence des agents du préjudice.

[13] La SAR n’a pas non plus conclu qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve crédibles montrant que le DP faisait l’objet d’une enquête de la police locale pour une quelconque raison. Elle mentionne expressément l’allégation selon laquelle, lorsque le DP est allé signaler à la police une menace faite par les agents de persécution, le 19 février 2019, le policier l’a ignoré. La SAR a souligné que cela faisait plus de deux ans et demi que le DP était entré dans le poste de police local, et qu’aucun élément de preuve à l’appui ne montrait une quelconque enquête policière ou d’autres interactions avec lui ou des membres de sa famille concernant cette allégation.

[14] Pour ce qui est des allégations de discrimination et de harcèlement auxquelles sont confrontés les séparatistes sikhs, la SAR a reconnu ces difficultés, mais a conclu que les demandeurs n’avaient pas subi ce degré de persécution. Selon la SAR, la capacité des demandeurs de déménager de leur région locale à la nouvelle localité, puis d’utiliser leur visa de visiteur canadien pour quitter l’Inde étayait cette conclusion.

B. Aucune possibilité sérieuse de persécution ni aucun risque de préjudice [volet 1]

[15] Encore une fois, de façon générale, la SAR a conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés à plus qu’une simple possibilité de persécution ou à un risque de préjudice, selon la prépondérance des probabilités, de la part de l’employé de l’administration locale qui aurait extorqué de l’argent au DP ou des services de police. La SAR a souligné que, selon le critère exposé dans l’arrêt Rasaratnam, il ne peut être conclu que les demandeurs risquent sérieusement d’être persécutés que si les agents du préjudice ont « les moyens et la motivation » de les chercher et de les trouver. Selon la SAR, les demandeurs n’avaient pas présenté suffisamment d’éléments de preuve crédibles établissant l’un ou l’autre de ces éléments.

[16] Plus précisément, la SAR souligne que les agents du préjudice se sont présentés cinq fois chez les demandeurs depuis leur départ pour le Canada. Selon la SAR, une recherche continue du DP à sa dernière adresse connue n’est pas un signe que les agents du préjudice ont des liens avec la police et des politiciens de haut niveau ou qu’ils sont au courant de la sortie des demandeurs à l’aide de leurs passeports.

[17] La SAR a également rejeté l’argument des demandeurs selon lequel ils pourraient être retracés à l’aide de leur numéro aadhaar (numéros d’identité), qui contient des renseignements personnels. Elle était d’accord avec les demandeurs pour dire que le déménagement peut être dangereux pour une personne recherchée par la police pour des activités séparatistes, mais elle a conclu que les demandeurs n’ont pas établi qu’ils ont eux-mêmes ce profil, d'autant plus qu’ils nient être des séparatistes. La SAR a précisé que, selon la preuve présentée, la consultation et l’utilisation des données biométriques du système aadhaar à des fins d’enquête criminelle sont interdites au titre de la loi sur l’aadhaar. De même, elle a fait remarquer qu’il était impossible pour les policiers, dans les faits, de vérifier l’identité de tous les locataires parce qu’ils n’ont pas les ressources nécessaires.

[18] En ce qui concerne la présence du DP au poste de police en 2019, la SAR a conclu qu’aucun élément de preuve ne démontrait un intérêt de la police envers lui, que ce soit depuis sa visite au poste de police ou depuis sa venue au Canada. Pour tous ces motifs, la SAR a estimé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que la police du Pendjab serait complice de l’agent du préjudice ou qu’elle aurait un intérêt envers le DP.

[19] De même, selon la SAR, les éléments de preuve soutiennent le fait qu’un sikh dans la ville des demandeurs, recherché pour avoir milité en faveur de l’indépendance, s’exposerait à de mauvais traitements, mais que ce n’était pas l’expérience vécue par le DP ni son profil. La SAR a attiré l’attention sur des éléments de preuve selon lesquels la majorité des sikhs ne subissent pas de discrimination ou de violence en Inde. De plus, l’une ou l’autre des villes proposées comme PRI compte une importante population et procurerait aux demandeurs l’anonymat.

[20] Compte tenu de ces considérations, la SAR a conclu que le premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Rasaratnam était respecté.

C. Il est raisonnable pour les demandeurs de déménager à la PRI

[21] La SAR était convaincue qu’il était raisonnable pour les demandeurs de s’installer à l’une ou l’autre des villes proposées comme PRI compte tenu de leurs circonstances particulières. La SAR souligne d’abord que, selon l’arrêt Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CA) [Ranganathan], la barre est très haute lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable : « Il ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. » [Non souligné dans l’original.]

[22] Les demandeurs ont mis l’accent sur ce volet du critère à deux volets parce que, selon eux, la SPR a commis une erreur lorsqu’elle n’a pas tenu compte de leur confession sikhe. La SAR convient qu’il existe des éléments de preuve qui montrent que des groupes harcèlent les sikhs et les poussent à rejeter leurs pratiques religieuses, mais elle note que la liberté religieuse est garantie par la constitution indienne et que les gouvernements respectent généralement la liberté religieuse. En outre, elle a mentionné des sources qui montraient que la violence était moins fréquente envers les sikhs qu’envers les autres minorités et que le gouvernement de l’Inde avait intensifié sa réponse à la violence communautaire en fournissant de l’aide aux victimes. D’autres sources indiquaient qu’il y avait peu de discrimination contre les sikhs en Inde et qu’ils sont généralement en sécurité. La SAR a également reconnu qu’il y avait des éléments de preuve à l’égard de la hausse du nationalisme hindou en Inde, mais que ce n’était pas systémique, et que des cas mineurs de violence contre des sikhs ont été signalés. Une autre source indiquait que la plupart des sikhs ne sont pas victimes de discrimination ou de violence sociétale.

[23] Après avoir examiné les éléments de preuve, la SAR était convaincue que le deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt Rasaratnam avait également été respecté.

IV. Questions en litige

[24] La seule question qui se pose est celle de savoir si la décision de la SAR était déraisonnable.

V. Norme de contrôle

[25] Les deux parties conviennent que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, que la Cour suprême du Canada a rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov], le juge Rowe, s’exprimant au nom de la majorité, a exposé les critères d’une décision raisonnable et les exigences que doit respecter la cour de révision qui procède au contrôle d’une décision selon cette norme :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « . . . ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[26] Plus important en l’espèce, il est clairement établi dans l’arrêt Vavilov qu’à moins de « circonstances exceptionnelles », le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve. Selon la Cour suprême du Canada :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41-42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15-18; Dr. Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original.]

[27] La Cour d’appel fédérale a récemment conclu, dans l’arrêt Doyle c Canada (Procureur général), 2021 CAF 237, que le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau les éléments de preuve :

[3] La Cour fédérale avait tout à fait raison d’agir ainsi. Selon ce régime législatif, le décideur administratif, en l’espèce le directeur, examine seul les éléments de preuve, tranche les questions d’admissibilité et d’importance à accorder à la preuve, détermine si des inférences doivent en être tirées, et rend une décision. Lorsqu’elle effectue le contrôle judiciaire de la décision du directeur en appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision, en l’espèce la Cour fédérale, peut intervenir uniquement si le directeur a commis des erreurs fondamentales dans son examen des faits, qui minent l’acceptabilité de la décision. Soupeser à nouveau les éléments de preuve ou les remettre en question ne fait pas partie de son rôle. S’en tenant à son rôle, la Cour fédérale n’a relevé aucune erreur fondamentale.

[4] En appel, l’appelant nous invite essentiellement dans ses observations écrites et faites de vive voix à soupeser à nouveau les éléments de preuve et à les remettre en question. Nous déclinons cette invitation.

[28] Je suis également d’accord avec la juge Kane qui a, dans la décision Martinez Giron c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 7, défini l’« importante déférence » dont la Cour doit faire preuve à l’égard des décideurs des tribunaux :

[14] En ce qui a trait à l’analyse de la Commission portant sur la crédibilité et le caractère vraisemblable, vu son rôle en tant que juge des faits, les conclusions de la Commission justifient une importante déférence : Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1052, [2008] ACF no 1329 au paragraphe 13; Faith c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 857, [2012] ACF no 924, au paragraphe 65.

[15] Toutefois, cela ne signifie pas que les décisions de la Commission jouissent d’une immunité eu égard au contrôle judiciaire lorsqu’une intervention est justifiée. Dans Njeri c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 2009 CF 291, [2009] ACF no 350, le juge Phelan a déclaré ce qui suit :

[11] En ce qui concerne les conclusions sur la crédibilité, j’ai remarqué que la Cour a, et devrait avoir, des réticences à annuler de telles conclusions, à moins qu’il y ait eu une erreur des plus manifestes (Revolorio c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1404). La retenue due tient compte tant du contexte de l’affaire et de l’intention du législateur que de la situation particulière dans laquelle se trouve le juge des faits qui évalue la preuve apportée par des témoignages. Le degré de retenue varie selon le fondement de la conclusion de crédibilité. La raisonnabilité est la norme applicable et la Cour doit faire preuve d’une retenue non négligeable à l’égard de la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

VI. Analyse

A. Remarques préliminaires au sujet de l’évaluation de la crédibilité et de la suffisance de la preuve

[29] Tout d’abord, il est essentiel de faire la distinction entre l’évaluation de la crédibilité et l’appréciation de la preuve. Il s’agit de concepts différents. Je souscris au résumé suivant de la jurisprudence faite par le juge Pamel dans la décision Uwera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1425 aux para 25-26, citant la décision Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 au para 43 :

[43] Le juge des faits peut décider d’accorder peu ou pas de poids à la preuve et conclure que la norme prescrite par la loi n’a pas été satisfaite. Dans le même ordre d’idées, la présomption de véracité ou de fiabilité des déclarations faites par les demandeurs d’asile, telle qu’exprimée dans Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF), ne peut être considérée comme une présomption que la preuve est satisfaisante. Même s’ils sont présumés crédibles et fiables, les éléments de preuve d’un demandeur d’asile ne peuvent être présumés suffisants, en soi, pour établir les faits selon la prépondérance des probabilités. Cette question doit être tranchée par le juge des faits. Lorsque l’analyse met en lumière des lacunes dans les éléments de preuve, il appartient au juge des faits de déterminer si le demandeur a satisfait au fardeau de la preuve. Ce faisant, le juge des faits ne met pas en doute la crédibilité du demandeur. Le juge des faits cherche plutôt à déterminer, en présumant que les éléments de preuve présentés sont crédibles, s’ils sont suffisants pour établir, selon la prépondérance des probabilités, les faits allégués (Zdraviak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 305 aux para 17 et 18). Autrement dit, le fait de ne pas être convaincu par les éléments de preuve ne signifie pas nécessairement que le juge des faits ne croit pas le demandeur.

[Souligné dans l’original.]

[30] Je comprends qu’il n’est pas toujours facile de distinguer entre les deux, mais il faut faire la distinction. La réalité est que, même si une preuve est entièrement véridique, elle pourrait néanmoins être insuffisante pour permettre de tirer les conclusions requises. Par conséquent, le fait qu’elle soit véridique ou non n’est tout simplement pas important.

B. Les conclusions erronées quant à la crédibilité

[31] Bien que la SAR ait déterminé que l’existence des PRI était la question déterminante pour elle, la SPR avait cerné d’autres problèmes liés à la crédibilité à l’égard de la preuve des demandeurs. Par ailleurs, la SAR n’a tiré aucune conclusion explicite quant à la crédibilité des demandeurs. Elle a décidé de trancher la question en appliquant le critère à deux volets relatif à la PRI.

[32] Cela dit, l’avocat des demandeurs a déposé des observations très détaillées sur ce qu’il a estimé être des problèmes liés à la crédibilité, y compris un exposé complet de sa position sur de nombreux points soulevés dans les motifs de la SAR.

[33] Dans ses observations orales, l’avocat des demandeurs a soulevé devant la Cour les nombreuses conclusions fondées sur les faits et la preuve tirées par la SAR et les analyses de chacune de ces conclusions faites dans le mémoire des demandeurs pour déterminer leur caractère déraisonnable allégué.

[34] Cependant, à mon humble avis, ces analyses, bien qu’elles soient formulées du point de vue de la crédibilité, après examen, ne constituaient pas des conclusions quant à la crédibilité, mais plutôt à la suffisance de la preuve. En fait, la SAR a elle-même décrit la plupart de ces conclusions comme étant liées à la preuve ou à la suffisance de la preuve. Il est vrai que la description que fait un tribunal administratif de ses conclusions ne lie peut-être pas la Cour, mais après une analyse et un examen soigneux, j’ai estimé que les conclusions de la SAR étaient, en effet, fondées sur l’appréciation de la preuve et non sur la crédibilité.

[35] Par conséquent, la Cour doit tenir compte de la directive contraignante de la Cour suprême du Canada selon laquelle elle doit « s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » [Vavilov, au para 125] et celle faite par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Doyle selon laquelle soupeser à nouveau les éléments de preuve ou les remettre en question ne fait pas partie du rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[36] À mon avis, et aucune question sérieuse n’est soulevée à cet égard, la SAR a appliqué le droit établi pour analyser les deux volets du critère relatif à la PRI. Je suis conscient que l’avocat des demandeurs a invoqué des décisions rendues dans d’autres affaires qui sont fondées sur des éléments de preuve différents et qui ont lieu dans certains pays différents, dans lesquelles étaient tirées des conclusions précises utiles aux demandeurs. Mais chaque affaire repose sur des faits précis, et il en faudra beaucoup plus pour me convaincre d’appliquer à la présente affaire l’appréciation de faits tirés d’autres affaires.

[37] À mon avis, la SAR a procédé à un examen approfondi des points soulevés par le DP.

[38] De plus, et quoi qu’il en soit, j’accorde également aux conclusions tirées par la SAR quant à la preuve la déférence considérable requise par la jurisprudence citée ci-dessus.

[39] De plus, puisque les arrêts Vavilov et Doyle ont force obligatoire, je ne puis accéder à la demande de l’avocat de procéder à une nouvelle appréciation de l’abondante preuve déjà examinée et appréciée par la SAR sur laquelle elle s’est fondée pour tirer les conclusions énoncées ci-dessus dans les présents motifs. Je ne suis pas non plus convaincu qu’il existe des raisons exceptionnelles qui justifient de procéder autrement. À cet égard, je souligne que la SAR a non seulement apprécié le formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA] et le témoignage oral des demandeurs, mais aussi la preuve documentaire, y compris la preuve sur la situation dans le pays.

[40] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que, bien que les demandeurs affirment qu’ils craignent le gouvernement et les policiers indiens, leur allégation était axée sur une personne, « PS » [un seul agent de persécution], prétendument un employé de l’administration locale avec lequel le DP a eu plusieurs contacts, qui aurait exigé que le DP lui remette une partie des paiements de contrats et qui aurait envoyé des [traduction] « gangsters » pour recouvrer l’argent exigé. De plus, même si le défendeur a demandé au DP à maintes reprises au long de l’audience si quelqu’un d’autre l’avait déjà menacé ou lui avait demandé de l’argent, le DP n’a fait que répéter que c’était « PS » et qu’il avait des amis haut placés et qu’[traduction] « ils » pouvaient le retrouver où qu’il soit. Le DP n’a pas aidé à établir le bien-fondé de sa thèse en ne répondant pas au questionnement direct. Après avoir examiné des parties de la transcription, je constate que le témoignage du DP confirme que les demandeurs disposaient de très peu d’éléments de preuve pour démontrer même l’existence de « PS », encore moins le niveau prétendument élevé de son autorité et de ses liens, à un point tel que l’endroit proposé comme PRI ne serait pas une option viable. Je souligne également que les demandeurs n’ont fourni aucun détail de « PS » dans leur FDA, utilisant encore une fois l’appellation nébuleuse « ils » pour nommer leurs agents de persécution.

C. Le caractère déraisonnable de la conclusion relative à la PRI

[41] Comme je l’ai mentionné précédemment, la jurisprudence a défini un critère à deux volets pour les PRI. À titre de référence, pour conclure qu’il existe une PRI viable, le critère à deux volets énoncé dans l’arrêt Rasaratnam doit être appliqué :

i. Il n’existe pas, selon la prépondérance des probabilités, une possibilité sérieuse que les appelants soient persécutés ou exposés au risque d’être soumis à la torture ou à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités à l’endroit proposé comme PRI;

ii. Les conditions dans la PRI sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour les appelants, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles qui leur sont particulières, de s’y réfugier.

[42] Les demandeurs renvoient également à l’arrêt Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA), de la Cour, en ce qui concerne le deuxième volet du critère. Dans cet arrêt, le juge Linden a déclaré ce qui suit :

Ainsi, le demandeur du statut est tenu, compte tenu des circonstances individuelles, de chercher refuge dans une autre partie du même pays pour autant que ce ne soit pas déraisonnable de le faire. Il s’agit d’un critère souple qui tient compte de la situation particulière du demandeur et du pays particulier en cause. C’est un critère objectif et le fardeau de la preuve à cet égard revient au demandeur tout comme celui concernant tous les autres aspects de la revendication du statut de réfugié. Par conséquent, s’il existe dans leur propre pays un refuge sûr où ils ne seraient pas persécutés, les demandeurs de statut sont tenus de s’en prévaloir à moins qu’ils puissent démontrer qu’il est objectivement déraisonnable de leur part de le faire.

1) VOLET 1 : Possibilité sérieuse de persécution dans la PRI

[43] Une question importante était de savoir si les agents de persécution trouveraient les demandeurs dans les villes proposées comme PRI. Il s’agit d’une décision fortement imprégnée de faits. Il me semble que la SAR a relevé les considérations appropriées, a apprécié la preuve et a conclu que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau qui leur incombait à eux (et non au défendeur) de démontrer une possibilité sérieuse de persécution dans l’endroit proposé comme PRI. Ces aspects sont en grande partie exposés dans le résumé factuel présenté plus haut dans les présents motifs. La thèse des demandeurs était que l’agent de passation des contrats corrompu, « PS », dans leur ville d’origine serait en mesure de savoir s’ils revenaient en Inde. D’après leur théorie, il serait en mesure de les retrouver avec l’aide d’autres fonctionnaires corrompus, de gangsters et, semblerait-il, de la police.

[44] Je crois comprendre que, maintenant, les demandeurs n’allèguent plus que les policiers sont des agents de persécution, même si ce n’est pas ainsi qu’ils l’ont exprimé dans leur mémoire ni ainsi que le DP a décrit ses craintes dans son témoignage. Ils ont bien fait de changer leur position puisqu’à mon avis, peu d’éléments de preuve, voire aucun, permettent de lier le fonctionnaire corrompu, « PS », à la police. Je n’irai pas plus loin dans une nouvelle appréciation de la preuve, mais je dirai simplement que je ne suis pas convaincu que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle dans les conclusions factuelles qu’elle a tirées dans le cadre de son analyse du premier volet du critère relatif à la PRI.

[45] Je comprends que les demandeurs ne sont pas d’accord avec la façon dont la SAR a apprécié la preuve. Toutefois, la Cour doit faire preuve d’une grande retenue et doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve.

[46] Il me reste à conclure que les demandeurs n’ont pas présenté suffisamment de faits dans leur affaire en ce qui concerne l’agent de persécution, son poste au sein de l’administration locale ou même son existence. Ils n’ont pas établi l’allégation selon laquelle ils étaient recherchés par la police sur la foi de fausses allégations, en raison de liens avec PS ou autrement, et ils n’ont pas démontré que PS ou la police, d’ailleurs, avaient les moyens de les retrouver dans les villes proposées comme PRI.

[47] Comme je l’ai fait avec les demandeurs, je rejette également la proposition du défendeur de réexaminer – pour la troisième fois – le dossier en l’espèce et d’apprécier à nouveau la preuve.

[48] Je comprends que les deux parties se fondent sur des éléments de preuve. En toute déférence, il incombait à la SPR dans le cadre de la première instance, puis à la SAR, à moins de circonstances exceptionnelles, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, d’apprécier le fondement factuel de la présente affaire.

[49] Les demandeurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau.

2) VOLET 2 : Caractère raisonnable de la PRI

[50] Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas tenu compte d’une grande partie des éléments de preuve contenus dans le cartable national de documentation qui expliquent que l’Inde est un pays de plus en plus dangereux pour les minorités religieuses. Les demandeurs soulignent explicitement que la Commission américaine sur la liberté de religion dans le monde a recommandé que l’Inde soit désignée comme un [traduction] « pays particulièrement préoccupant ». Cette désignation est attribuée aux pays [traduction] « où le gouvernement commet ou tolère des violations particulièrement graves de la liberté de religion ».

[51] J’en comprends que le DP invite encore une fois la Cour à apprécier à nouveau la preuve présentée sur la situation dans le pays et les autres éléments de preuve en ce qui concerne le deuxième volet de la PRI, à savoir le caractère raisonnable de la PRI pour les demandeurs. Je rejette cette invitation.

[52] À cet égard, le défendeur fait remarquer, à juste titre, qu’il incombe au DP de démontrer qu’une ville proposée comme PRI est déraisonnable, conformément à l’arrêt Ranganathan, qui énonce ce qui suit :

[15] Selon nous, la décision du juge Linden, pour la Cour d’appel, indique qu’il faille placer la barre très haute lorsqu’il s’agit de déterminer ce qui est déraisonnable. Il ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. […]

[Non souligné dans l’original.]

[53] En revanche, le défendeur soutient que le DP n’a fourni aucune preuve de l’existence de conditions qui mettraient en danger la vie et la sécurité d’un demandeur d’asile.

[54] Il ne fait aucun doute que c’est le critère et que la barre est très haute.

[55] Cela dit, pour les motifs susmentionnés, je ne reviendrai pas sur la preuve présentée à cet égard. Cependant, je mentionnerai que la SAR a cerné des facteurs pertinents à prendre en compte, notamment les vastes compétences linguistiques, le niveau d’éducation, l’expérience de travail et la confession sikhe des demandeurs pour procéder à cette appréciation de la preuve. Je ne suis pas convaincu que la SAR a commis des erreurs susceptibles de contrôle à cet égard.

[56] Le deuxième volet du critère de la PRI est par conséquent raisonnable.

VII. Conclusion

[57] À mon humble avis, les demandeurs n’ont pas démontré que la décision de la SAR était déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

VIII. Question à certifier

[58] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5810-21

LA COUR STATUE : la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, aucune question de portée générale n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5810-21

 

INTITULÉ :

JAGDEEP SINGH X, HARPREET KAUR KAMBOJ, ARSHLEEN KAUR X, JASGUN KAUR X c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 NOVEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 2 DÉCEMBRE 2022

COMPARUTIONS :

Max Berger

POUR LES DEMANDEURS

Alexandra Lipska

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Max Berger Professional Law Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.