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Date : 20221208


Dossier : IMM-1783-21

Référence : 2022 CF 1691

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 décembre 2022

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

WAI MAN LIU

MEI JUNG LO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Survol

[1] Monsieur Wai Man Liu et Mme Mei Jung Lo sont arrivés au Canada en décembre 2018 pour prendre soin de la mère âgée de M. Liu, qui est atteinte entre autres de la maladie de Parkinson et qui nécessite des soins constants. Dans le but de faire durer cet arrangement, ils ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Un agent principal a rejeté leur demande aux motifs que les demandeurs n’avaient pas établi la nécessité de demeurer au Canada en permanence pour prendre soin de la mère de M. Liu, qu’ils n’étaient ni des professionnels de la santé ni des fournisseurs de soins de santé, et que la preuve ne permettait pas d’établir qu’ils étaient les mieux placés pour lui offrir l’aide dont elle avait besoin.

[2] Je conviens avec les demandeurs que la décision de l’agent n’était pas raisonnable. L’agent devait se demander si la situation des demandeurs inciterait une personne raisonnable à soulager leurs malheurs, de manière à justifier la prise de mesures spéciales les soustrayant à l’application des dispositions de la LIPR. Il semble plutôt avoir répondu à une autre question, soit celle de savoir si les demandeurs avaient établi qu’ils étaient les seules personnes à pouvoir prendre soin de la mère de M. Liu ou celles qui étaient les mieux placées pour le faire. L’agent n'a toutefois fourni dans ses motifs aucune réponse, quelle qu’elle soit, à cette question, ni expressément ni implicitement. Par conséquent, la décision de l’agent ne satisfait pas aux exigences de justification, de transparence et d’intelligibilité qui en démontre le caractère raisonnable, et la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs doit faire l’objet d’une nouvelle décision.

[3] La demande de contrôle judiciaire est, en conséquence, accueillie.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle

[4] Comme les parties en conviennent, les décisions statuant sur les demandes de résidence permanente fondées sur des considérations d’ordre humanitaire sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC aux para 16-17, 23-25). La seule question en litige que soulève la présente demande de contrôle judiciaire est donc celle de savoir si la décision par laquelle l’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était raisonnable.

[5] Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti, et satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov, aux para 15, 86, 95, 99-101; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 31-32).

III. Analyse

A. La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[6] Avant leur arrivée au Canada en 2018, M. Liu et Mme Lo vivaient et travaillaient à Hong Kong. Monsieur Liu est un citoyen de la Chine (RAS de Hong Kong) et il détient un passeport intitulé « British National (Overseas) Passport ». Madame Lo est une citoyenne de Taïwan et une résidente permanente de la Chine (RAS de Hong Kong). La mère, le père et les sœurs de M. Liu sont arrivés au Canada en 002 et ils sont devenus citoyens canadiens en 2007. Son père est mort en 2013 et, par la suite, sa mère a vécu avec l’une de ses sœurs à Markham. Son autre sœur a déménagé aux États-Unis, où elle est une résidente permanente.

[7] La santé de la mère de M. Liu s’est détériorée depuis la mort de son mari. En 2017, elle s’est blessée à une jambe et au dos à cause d’une chute, ce qui a limité sa mobilité. Pour l’aider pendant sa convalescence, les demandeurs sont arrivés au Canada à la fin de 2018, munis d’autorisations de voyage électroniques qu’ils ont renouvelées. Depuis leur arrivée, la mère de M. Liu a reçu un diagnostic de maladie de Parkinson et son ostéoporose lui a causé une fracture des vertèbres. Un certificat médical indique qu’elle a besoin de soins en tout temps, et c’est aussi ce qu’elle et des membres de sa famille ont confirmé dans leurs témoignages.

[8] Puisque la sœur de M. Liu travaille à temps plein comme pharmacienne, ce sont les demandeurs qui prennent soin de sa mère. Ils lui donnent le bain, lui apportent les soins d’hygiène, lui préparent les repas et l’aident à se déplacer. Ils l’aident également à prendre ses rendez-vous médicaux et à s’y rendre. Lorsqu’ils ont réalisé que la mère de M. Liu allait devoir recevoir ce type de soin jusqu’à la fin de sa vie, les demandeurs – qui voulaient aussi s’installer au Canada – ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Ils ont principalement invoqué au soutien de leur demande le fait qu’ils prodiguaient des soins à la mère de M. Liu, son besoin constant de recevoir de nombreux soins et du soutien, et le souhait de la famille que ces soins soient prodigués par des membres de la famille. Les demandeurs ont également souligné leur capacité à s’établir au Canada et la participation de M. Liu à des activités de bénévolat au Canada.

B. La décision de l’agent

[9] L’agent a fidèlement fourni, dans le formulaire qu’utilise Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada pour les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, un résumé de la demande présentée par les demandeurs. Il y a fait un sommaire de la situation des demandeurs, de leur statut au Canada, de la preuve au dossier et des facteurs à prendre en considération. Au début de la section du formulaire prévue pour la décision et les motifs, l’agent a indiqué qu’il rejetait la demande et a souligné que, bien qu’il fut sensible à leur situation familiale, les demandeurs n’avaient pas établi la nécessité de demeurer au Canada en permanence pour prendre soin de la mère de M. Liu.

[10] L’agent a ensuite fait état des liens des demandeurs avec Hong Kong, de leurs liens avec les membres de la famille vivant au Canada (et a fait observer qu’ils n’avaient pas fourni la preuve qu’ils avaient voyagé au Canada entre 2002 et 2018), de leur capacité à continuer de se munir d’autorisations de voyage électroniques pour voyager au Canada, et du fait qu’ils ne soutenaient pas la famille financièrement. L’agent a tiré la conclusion suivante dans sa dernière phrase :

[traduction]

La mère [de M. Liu] a manifestement besoin d’aide, mais la preuve ne permet pas d’établir que [M. Liu] et sa femme sont les mieux placés pour lui fournir ces soins, ou qu’ils doivent renoncer en permanence à leur vie et à leur travail à Hong Kong pour les lui fournir.

C. La décision de l’agent n’est pas raisonnable

[11] Le paragraphe 25(1) de la LIPR permet au ministre d’octroyer à l’étranger la résidence permanente ou de lever tout ou partie des obligations de la LIPR, « s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ». La LIPR n’impose aucune limite à l’exercice de ce large pouvoir discrétionnaire. Toutefois, dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême du Canada a reconnu le principe que la Commission d’appel de l’immigration avait établi cinquante ans auparavant dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] DCIA no 1. Ce principe reconnaît que l’objet du paragraphe 25(1) est d’offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Kanthasamy, aux para 13, 21, citant Chirwa, au para 27).

[12] Aux paragraphes 14 et 19 à 24 de l’arrêt Kathansamy, la Cour suprême a reconnu que cette approche avait été conçue dans le but d’établir un équilibre entre l’accès à la dispense pour considérations d’ordre humanitaire et la nécessité d’éviter que cette dispense détruise la nature essentiellement exclusive de la LIPR, ou qu’elle constitue un régime d’immigration ou d’asile parallèle. Comme la Cour suprême l’a souligné au paragraphe 25 de l’arrêt Kanthasamy, ce qui justifie une dispense dépend des faits et du contexte du dossier, mais l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit examiner tous les faits et les facteurs pertinents et leur accorder du poids.

[13] Ces précédents sur la nature et l’objet du paragraphe 25(1) constituent une importante « contrainte juridique » pour le décideur saisi d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Vavilov, aux para 108, 112). Essentiellement, l’agent saisi d’une demande de cette nature est appelé à examiner tous les faits et les facteurs pertinents et à leur accorder du poids. Il doit faire preuve de compassion pour évaluer si les faits sont de nature à inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs du demandeur, et décider dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de lui octroyer la résidence permanente ou de le soustraire à l’application des exigences de la LIPR. Certes, l’agent n’a pas l’obligation de s’en tenir au texte et à l’approche utilisés dans la décision Chirwa, mais s’il ne ressort pas de sa décision qu’il les a suivis, sa décision ne sera pas justifiée au regard des contraintes juridiques et sera déraisonnable (voir, par ex., Apura c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 762 au para 25; Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 au para 33; Gregory c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 277 au para 36).

[14] En l’espèce, les motifs de l’agent montrent qu’il a examiné une autre question, soit celle de savoir si les demandeurs avaient établi [traduction] « la nécessité » de demeurer au Canada pour prendre soin de la mère de M. Liu. Il s’est aussi penché sur la question connexe consistant à savoir s’ils étaient les [traduction] « mieux placés » pour lui prodiguer les soins dont elle avait besoin. Le demandeur qui présente une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’est pas précisément tenu de prouver la nécessité de vivre au Canada. Il n’a pas non plus l’obligation de démontrer qu’il est un travailleur de la santé qualifié pour fournir des soins et du soutien à un membre de sa famille, d’autant moins que, comme en l’espèce, les soins physiques et le soutien affectif que les demandeurs offrent – et souhaitent continuer d’offrir – en tant que résidents permanents ne semblent pas exiger une formation particulière dans le domaine de la santé. Si la nécessité ou la capacité peuvent être des facteurs pertinents à considérer, ils ne constituent pas des facteurs essentiels et ne sauraient à eux seuls être déterminants. L’agent doit plutôt se demander si, compte tenu de tous les facteurs pertinents, les faits sont de nature à inciter une personne raisonnable à soulager les malheurs du demandeur par l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[15] L’agent a tenu compte de facteurs pertinents, dont l’état de santé de la mère, son besoin de soins continus, la volonté des demandeurs de prendre soin d’elle à domicile et leur capacité à continuer d’assurer les soins grâce au statut qu’ils peuvent obtenir au moyen des autorisations de voyage électroniques. Or, d’après les motifs de l’agent, il semble avoir examiné ces facteurs afin de chercher à savoir si les demandeurs avaient établi qu’ils étaient les seuls à pouvoir prendre soin de la mère de M. Liu ou que leur présence était essentielle. Il a ensuite jugé que la réponse défavorable à la question qu’il s’était posée réglait le sort de la demande. Je conclus que l’agent n’a pas effectué l’examen que commande une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Les demandeurs ont droit à ce que le bon critère soit appliqué pour trancher leur demande, peu importe si le résultat est le même. Si la décision repose sur un fondement erroné, elle sera déraisonnable quelle que soit l’issue, à moins que l’erreur commise ne soit sans aucune conséquence sur le résultat, de sorte qu’un résultat donné est inévitable (Vavilov, aux para 86, 142; Marinaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 548 aux para 72-74; Cartier c Canada (Procureur général), 2002 CAF 384 au para 33). Ce n’est pas le cas en l’espèce. Par conséquent, la décision doit être annulée et la demande doit faire l’objet d’un nouvel examen.

[16] Après en être arrivé à cette conclusion, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner les autres arguments que les demandeurs ont soulevés : l’agent n’aurait pas dûment tenu compte de leur établissement au Canada ou du principe de la réunification des familles, il aurait affirmé à tort qu’ils n’avaient pas démontré qu’ils avaient voyagé au Canada entre 2002 et 2018, et il aurait eu tort de tenir pour acquis qu’ils [traduction] « sacrifieraient leurs carrières s’ils s’installaient au Canada en permanence ».

IV. Conclusion

[17] Pour les motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et je suis d’accord que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1783-21

LA COUR :

  1. ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire et RENVOIE la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, que les demandeurs ont présentée, à un autre agent pour nouvelle décision.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Brisebois


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1783-21

 

INTITULÉ :

WAI MAN LIU ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 JUIN 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 8 DÉCEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Allen Chao-Ho Chang

POUR LES DEMANDEURS

 

Neeta Logsetty

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dov Maierovitz

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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