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Date : 20221214


Dossier : T-720-21

Référence : 2022 CF 1717

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 14 décembre 2022

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

ALEXANDER INNES

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 10 mars 2021 par laquelle l’autorité de dernière instance de l’Autorité des griefs des Forces canadiennes a rejeté un grief déposé par le demandeur sous le régime de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N-5 [la LDN].

[2] Dans son grief, le demandeur sollicitait le rétablissement de certaines indemnités auxquelles il avait eu droit en tant que membre des Forces armées canadiennes [les FAC]. L’autorité initiale a rétabli l’admissibilité du demandeur à trois indemnités, mais a par la suite annulé cette décision, jugeant que le demandeur avait droit à deux des indemnités, mais pas à la troisième. L’autorité de dernière instance a accordé la troisième indemnité au demandeur pendant un mois supplémentaire, mais a jugé qu’il avait par la suite cessé d’y être admissible et a ordonné le recouvrement des paiements versés en trop au demandeur.

[3] Le défendeur admet que la décision de l’autorité de dernière instance est déraisonnable, mais les parties soulèvent deux autres questions. La première question est de savoir si l’autorité initiale avait compétence pour annuler sa propre décision et si l’autorité de dernière instance avait compétence pour examiner la nouvelle décision. La deuxième question est de savoir quelle réparation doit être accordée si la Cour juge que la décision est déraisonnable : la Cour doit-elle ordonner que l’affaire soit renvoyée à l’autorité de dernière instance pour nouvelle décision ou accueillir le grief?

[4] Comme je l’expliquerai ci-après, bien que je reconnaisse que la décision de l’autorité de dernière instance est déraisonnable, car celle-ci n’a pas tenu compte de tous les arguments du demandeur, selon moi, le résultat n’était pas inévitable au point qu’il soit justifié que la Cour impose un verdict. Je suis plutôt d’avis que l’affaire devrait être renvoyée à l’autorité de dernière instance pour qu’une nouvelle décision soit rendue, notamment à l’égard de la compétence de l’autorité initiale pour annuler sa propre décision.

I. Le contexte

[5] Le demandeur, Alexander Innes, a été membre des FAC pendant environ 30 ans. Il a effectué la majeure partie de son service en tant que combattant de la force d’intervention spéciale de la Deuxième Force opérationnelle interarmées, au sein de laquelle il a effectué six missions opérationnelles et participé à d’autres opérations spéciales. En raison de ces missions, M. Innes a développé un certain nombre de problèmes médicaux liés au service.

[6] Tout au long de son service, M. Innes a reçu diverses indemnités des FAC. En date de janvier 2017, il recevait notamment l’indemnité d’opérations spéciales [IOS] de la catégorie de service 3.

[7] L’IOS est une indemnité d’environnement accordée au personnel des opérations spéciales des FAC qui doivent exercer leurs fonctions militaires dans des conditions environnementales extrêmes. Elle vise à indemniser le personnel des opérations spéciales pour les risques, les difficultés et l’état de préparation qui sont associés à leur service et sert d’incitatif pour attirer des membres qualifiés et les maintenir en poste. Il existe trois catégories d’IOS, chacune associée à des critères définis en fonction du poste occupé par le membre des FAC.

[8] L’IOS est régie par le chapitre 205 (Indemnités des officiers et militaires du rang) des Directives sur la rémunération et les avantages sociaux des FAC [les Directives]. Les Directives ont été modifiées le 1er septembre 2017 dans le but de préciser les situations qui rendent les membres inadmissibles à certaines indemnités.

[9] Outre les Directives, le commandant du Commandement des Forces d’opérations spéciales du Canada [COMFOSCAN] a publié la directive 70-09 portant sur les indemnités [la directive 70-09], qui fournit des instructions pour l’administration des indemnités des membres du COMFOSCAN.

[10] Le 30 août 2017, un Avis de changement des contraintes d’emploi pour raisons médicales [CERM] daté du 30 janvier 2017 a été approuvé, établissant que M. Innes avait des contraintes d’emploi pour des raisons médicales.

[11] Par la suite, M. Innes a reçu une série d’avis indiquant qu’il perdrait une ou plusieurs de ses indemnités. Dans le dernier avis, reçu le 18 octobre 2017, M. Innes a été informé qu’il perdrait entre autres son IOS de la catégorie de service 3.

[12] Le 8 janvier 2018, M. Innes a déposé un grief concernant la cessation de ses indemnités. Il a demandé le remboursement des montants récupérés par les FAC, le rétablissement de son IOS de la catégorie de service 3 et d’autres indemnités, des garanties écrites qu’il ne perdrait pas d’indemnités en raison d’une libération pour raisons médicales, ainsi qu’un préavis écrit de 60 jours pour la cessation de toute indemnité à l’avenir.

[13] Le 22 novembre 2018, l’autorité initiale, à savoir le directeur général par intérim – Rémunération et avantages sociaux, a accueilli en partie le grief [la première décision de l’autorité initiale]. Elle a notamment conclu que les CERM de M. Innes le rendaient inadmissible à une IOS de la catégorie de service 3, mais que ses fonctions le rendaient admissible à une IOS de la catégorie de service 2. Elle a accordé à M. Innes une IOS de la catégorie de service 2 à partir du 1er septembre 2017.

[14] Le 27 août 2019, l’autorité initiale, maintenant le nouveau directeur général – Rémunération et avantages sociaux [le DGRAS], a annulé en partie la décision du 22 novembre 2018. En appliquant les dispositions de l’annexe A de la directive 70-09, que le directeur général par intérim n’avait pas appliquées, l’autorité initiale a conclu que, bien que les fonctions de M. Innes le rendaient admissible à une IOS de la catégorie de service 2, M. Innes ne répondait pas aux qualifications et aux normes exigées pour obtenir cette indemnité, étant donné qu’il n’était pas apte au déploiement et qu’il n’était pas en mesure de passer un test de condition physique. L’autorité initiale a conclu que M. Innes n’avait pas droit à l’IOS de la catégorie de service 2 à compter du 1er août 2017 et que les FAC avaient l’obligation éthique de recouvrer les montants versés en trop à M. Innes au titre de l’IOS [la deuxième décision de l’autorité initiale].

[15] Le 30 septembre 2019, M. Innes a déposé auprès de l’autorité de dernière instance un grief concernant la deuxième décision de l’autorité initiale. L’autorité de dernière instance a transmis le grief au Comité externe d’examen des griefs militaires [le CEEGM]. Le CEEGM a conclu que M. Innes n’était pas admissible à l’IOS de la catégorie de service 2 à compter du 30 août 2017, mais il a recommandé que cette indemnité lui soit accordée jusqu’à cette date.

[16] Le 28 janvier 2021, M. Innes a présenté d’autres observations en réponse aux recommandations du CEEGM. Il a fait valoir que la recommandation de rétablir l’IOS de la catégorie de service 2 pour la période du 1er août 2017 au 30 août 2017 seulement, mais de la lui refuser après le 1er septembre 2017, était déraisonnable et constituait une erreur de droit susceptible de contrôle et un manquement à l’équité procédurale. L’essentiel de l’argument du demandeur est que le CEEGM n’a pas tenu compte du fait que, malgré qu’il se soit vu attribuer une catégorie médicale permanente et des CERM, il était toujours autorisé à assumer – et a assumé – les fonctions associées à l’IOS de la catégorie de service 2. M. Innes a expliqué :

[traduction]
Au cœur de la présente affaire, il y a le fait que, le 22 novembre 2018, le directeur général – Rémunération et avantages sociaux (DGRAS) a clairement et explicitement déclaré que j’étais admissible à l’indemnité d’opérations spéciales de la catégorie de service 2 (IOS2) à partir du 1er septembre 2017. Depuis le 1er septembre 2017, j’ai été employé de manière continue à des tâches correspondant à l’IOS2 et à mes contraintes d’emploi pour raisons médicales. Conformément à la décision du DGRAS, ma chaîne de commandement a continué à me confier à des tâches correspondant à l’IOS2 et je me suis acquitté de ces tâches à la satisfaction de mes supérieurs. Il convient de noter que je n’avais pas vraiment d’autre choix; en tant que membre des FAC, j’étais tenu d’exécuter les tâches correspondant à l’IOS2 qui m’étaient confiées. J’ai exercé des fonctions correspondant à l’IOS2 et j’ai donc été rémunéré selon l’échelle prévue par l’IOS2 pour le travail que j’ai accompli. [...] Le fait que le DGRAS a conclu, rétrospectivement, qu’une erreur avait été commise et que je n’aurais pas dû être affecté à ces tâches ou rémunéré selon l’IOS2 ne change rien au fait que le travail a été effectué et que l’indemnité doit donc être versée.

[17] Le 10 mars 2021, l’autorité de dernière instance a rendu sa décision. Elle s’est rangée à l’avis du CEEGM et a conclu que M. Innes avait droit au remboursement de son IOS de la catégorie de service 2 pour la période comprise entre le 1er et le 30 août 2017, mais qu’il n’était plus admissible à cette indemnité à partir du 1er septembre 2017. Dans sa décision, l’autorité de dernière instance n’a pas commenté les arguments soulevés par le demandeur dans ses observations du 28 janvier 2021.

II. Les questions en litige

[18] Comme je l’ai déjà mentionné, le défendeur a admis que la décision de l’autorité de dernière instance est déraisonnable. Voici ce qu’il a affirmé, aux paragraphes 46 et 47 de son mémoire des faits et du droit :

[traduction]
46. Les motifs fournis par l’autorité de dernière instance n’expliquent pas de manière satisfaisante pourquoi le demandeur n’était pas admissible à l’IOS à compter du 1er septembre 2017, quelles sont les normes minimales relatives aux trois catégories d’IOS aux termes de la directive, ni si le demandeur a satisfait à ces normes. Par ailleurs, les motifs n’indiquent pas clairement en vertu de quelles dispositions modifiées des Directives sur la rémunération et les avantages sociaux des FAC le demandeur serait inadmissible à l’IOS.

47. En outre, ni l’autorité de dernière instance ni le CEEGM ne se sont prononcés sur la conclusion de l’autorité initiale selon laquelle les contraintes d’emploi pour raisons médicales du demandeur lui permettaient d’exercer des fonctions compatibles avec celles qui sont associées à l’IOS. Qui plus est, l’autorité de dernière instance n’a pas tenu pleinement compte de l’ensemble de la preuve fournie par le demandeur et incluse dans le dossier certifié du tribunal, notamment des observations présentées par le demandeur à l’autorité de dernière instance et selon lesquelles ses contraintes d’emploi pour raisons médicales ne l’empêchaient pas d’effectuer les tâches associées à l’IOS de catégorie de service 2. Ces omissions constituent des erreurs susceptibles de contrôle et justifient l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour de renvoyer le grief à l’autorité de dernière instance pour nouvelle décision. [Notes en bas de page omises.]

[19] J’accepte ces admissions de la part du défendeur et, après avoir examiné le dossier qui a été déposé ainsi que la décision contestée, je conviens que celle-ci est déraisonnable. L’autorité de dernière instance n’a pas justifié adéquatement sa conclusion et n’a pas tenu pleinement compte de la preuve et des arguments du demandeur concernant son admissibilité à l’IOS de la catégorie de service 2, notamment en ce qui concerne le fait que ses CERM ne l’empêchaient pas d’effectuer les tâches associées à cette indemnité. L’autorité de dernière instance n’a pas tenu compte de l’argument du demandeur selon lequel les FAC ne peuvent pas recouvrer une indemnité qui lui a été versée pour un travail déjà effectué.

[20] Deux autres questions sont soulevées en l’espèce :

  1. Est-ce que l’autorité initiale avait compétence pour réexaminer sa première décision, et est-ce que l’autorité de dernière instance avait compétence pour rendre la décision contestée?

  2. Si la décision contestée est jugée déraisonnable, l’affaire doit-elle être renvoyée à l’autorité de dernière instance pour nouvelle décision?

III. Analyse

A. Est-ce que l’autorité initiale avait compétence pour réexaminer sa première décision et est-ce que l’autorité de dernière instance avait compétence pour rendre la décision contestée?

[21] À titre préliminaire, je note que l’autorité de dernière instance n’a pas directement soulevé ou traité la question de savoir si l’autorité initiale (le nouveau directeur général) a outrepassé sa compétence en annulant la première décision de l’autorité initiale (celle du directeur général par intérim). Bien que le défendeur affirme qu’il est loisible à la Cour d’examiner cette question, la Cour conserve néanmoins le pouvoir discrétionnaire de décider de s’en saisir ou non dans le cadre du contrôle judiciaire : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 [Alberta Teachers’ Association] au para 22; Eadie c MTS Inc, 2015 CAF 173 au para 59.


 

[22] Comme la Cour suprême du Canada l’a indiqué dans l’arrêt Alberta Teachers’ Association, aux paragraphes 24 et 25 :

[24] Un certain nombre de considérations justifient cette règle générale, l’une des principales étant que le législateur a confié au tribunal administratif la tâche de trancher la question (Legal Oil & Gas Ltd., par. 12‐13). Comme l’explique notre Cour dans Dunsmuir, « les cours de justice doivent tenir compte de la nécessité [...] d’éviter toute immixtion injustifiée dans l’exercice de fonctions administratives en certaines matières déterminées par le législateur » (par. 27). La cour de justice doit donc respecter le choix du législateur de désigner le tribunal administratif comme décideur de première instance et laisser à ce tribunal administratif la possibilité de se pencher le premier sur la question et de faire connaître son avis.

[25] Le principe vaut particulièrement lorsque la question soulevée pour la première fois lors du contrôle judiciaire a trait au domaine d’expertise du tribunal administratif et à ses attributions spécialisées. La Cour doit alors être bien consciente que si elle accepte de se pencher sur la question, elle le fera sans pouvoir connaître l’opinion du tribunal administratif. (Voir Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650, par. 89, la juge Abella.)

[23] Dans la mesure où cette question est maintenant soumise à l’examen de la Cour, elle doit être considérée comme une nouvelle question. Cependant, comme je l’expliquerai ci-après, je suis d’avis que cette question est étroitement liée à celle de l’admissibilité du demandeur à l’IOS de la catégorie de service 2 et qu’elle devrait par conséquent être tranchée par l’autorité de dernière instance en même temps que les questions mentionnées ci-dessus.

[24] En règle générale, selon la doctrine du functus officio, lorsqu’un tribunal administratif a statué définitivement sur une question, il ne peut revenir sur sa décision au motif qu’une erreur est découverte ultérieurement, à moins que cette erreur ne soit mineure : Chandler c Alberta Association of Architects, [1989] 2 RCS 848 à la p 861. Toutefois, comme la Cour d’appel fédérale l’a affirmé dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kurukkal, 2010 CAF 230, au paragraphe 3, « le principe du functus officio ne s’applique pas strictement dans les procédures administratives de nature non juridictionnelle et [...], si les circonstances s’y prêtent, le décideur administratif a le pouvoir discrétionnaire de réexaminer sa décision ».

[25] Dans l’affaire Khizar c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 641, la Cour a examiné la doctrine du functus officio dans un contexte d’immigration. Dans cette affaire, le défendeur a reconnu qu’un agent des services frontaliers avait commis une erreur en rendant sa décision et a par la suite annulé la décision en question. La Cour a indiqué, au paragraphe 29, que, pour déterminer si la doctrine s’applique dans une circonstance donnée, le caractère injuste de la réouverture d’une décision finale pour une personne doit être soupesé par rapport au préjudice qui pourrait résulter si le décideur administratif était empêché de s’acquitter de son mandat.

[26] En l’espèce, le défendeur affirme que l’autorité initiale avait compétence pour annuler sa première décision afin de corriger une erreur. Il affirme que l’autorité initiale n’était pas functus officio lorsqu’elle a rendu sa décision et que le cadre législatif et l’intérêt public militent en faveur du principe selon lequel l’autorité initiale peut rectifier la situation lorsque des paiements en trop ont été faits à des membres des FAC.

[27] M. Innes affirme que la doctrine devrait être appliquée en sa faveur puisque l’injustice dont il est victime l’emporte sur tout intérêt public en faveur du défendeur. Il affirme que l’intérêt public comprend la responsabilité financière de s’acquitter des dettes relatives au travail effectué.

[28] Le défendeur fait valoir que, dans le contexte de l’examen de la doctrine du functus officio, il faut tenir compte du fait que des fonds publics ont été utilisés pour payer l’IOS. L’obligation de rendre compte au public de l’utilisation des fonds publics est l’assise même du préjudice public invoqué. Le défendeur fait valoir qu’il est essentiel que les fonds publics soient gérés conformément aux politiques adoptées et au cadre législatif en place, ce qui, en l’espèce, milite en faveur de la correction des erreurs commises.

[29] Aux termes du paragraphe 35(2) de la LDN, les indemnités payables aux officiers et militaires, y compris au titre des conditions inhérentes au service, sont régies par le Conseil du Trésor.

[30] Le paragraphe 155(3) de la Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F-11, dispose que le receveur général « peut recouvrer les paiements en trop faits sur le Trésor à une personne à titre de salaire, de traitements ou d’allocations en retenant un montant égal sur toute somme due à cette personne par Sa Majesté du chef du Canada ».

[31] Le paragraphe 201.05(2) des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes [les ORFC] prévoit que l’officier comptable est personnellement responsable de tout paiement effectué par lui-même ou sous sa direction, et qu’il doit chercher à recouvrer, de celui qui l’a reçu, tout paiement en trop ainsi effectué. Cette obligation s’applique aux paiements effectués contrairement aux règlements ou effectués sans autorisation ou à la suite d’erreurs commises par l’officier comptable ou par ses subordonnés. L’« officier comptable » est défini à l’article 1.02 des ORFC comme un officier chargé de la réception, de la garde, du contrôle, de la distribution et de la comptabilité des fonds publics. Le DGRAS qui a rendu la deuxième décision de l’autorité initiale serait un officier comptable.

[32] L’article 203.04 des ORFC prévoit qu’il est du devoir de tout officier de se renseigner sur les indemnités auxquelles il peut avoir droit, ainsi que sur les conditions qui en régissent la distribution. Si un officier accepte un paiement qui dépasse le montant auquel il a droit, il est tenu de rembourser à l’officier comptable le montant payé en trop.

[33] M. Innes affirme qu’il s’est fié à plusieurs reprises aux déclarations des représentants des FAC concernant son admissibilité à l’IOS, et qu’il a reçu plusieurs fois des informations contradictoires. Il affirme que, étant donné qu’il a accompli les tâches qui le rendaient admissible à l’IOS de la catégorie de service 2, il devrait avoir le droit de conserver le montant qui lui a été versé au titre de cette indemnité. Il affirme que tout argument relatif à la compétence reposant sur le paiement en trop de l’indemnité ne peut être retenu, étant donné qu’il n’y a eu aucun paiement en trop.

[34] Selon moi, la question de savoir si l’autorité initiale avait compétence pour annuler sa première décision est intimement liée à la question de savoir si le demandeur avait droit à l’IOS de la catégorie de service 2, que l’autorité de dernière instance n’a pas pleinement examinée lorsqu’elle a rendu sa décision, étant donné qu’elle n’a pas examiné toute la preuve et tous les arguments du demandeur. Je suis donc d’avis que la Cour ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher cette question à ce stade-ci. La question de savoir si l’autorité initiale avait compétence pour annuler sa première décision devrait plutôt être examinée par l’autorité de dernière instance à la lumière de son examen approfondi de la question de l’admissibilité du demandeur à l’indemnité et de son expertise relative au régime législatif sous-jacent.

[35] Je note que, avant la deuxième décision de l’autorité initiale, le nouveau DGRAS a écrit au demandeur pour l’informer qu’une erreur avait été commise dans la première décision de l’autorité initiale et que la partie de la décision qui accordait au demandeur l’IOS de la catégorie de service 2 à partir du 1er septembre 2017 serait annulée. L’autorité initiale a donné au demandeur la possibilité de présenter des observations écrites avant qu’une décision ne soit rendue, ce que le demandeur a fait en date du 22 juillet 2019. Dans ses observations, le demandeur a contesté le fait que l’autorité initiale [traduction] « [annulait] une décision des mois après qu’elle a été rendue, et ce, sur le fondement de renseignements qui auraient vraisemblablement dû être inclus dans l’analyse initiale ».

[36] Tout en admettant ces arguments, le DGRAS a rendu la deuxième décision de l’autorité initiale par laquelle il a confirmé que l’IOS de la catégorie de service 2 était annulée à compter du 1er août 2017 et que les montants payés en trop devaient être remboursés. Le 30 septembre 2019, le demandeur a renvoyé son grief et la deuxième décision de l’autorité initiale à l’autorité de dernière instance, conformément au paragraphe 7.18(1) des ORFC. Il ne fait aucun doute que l’autorité de dernière instance avait compétence pour examiner le grief conformément aux articles 7.18, 7.19 et 7.24 des ORFC et à l’article 29.11 de la LDN, et que sa décision est définitive et exécutoire (article 29.15 de la LDN).

[37] À mon avis, la question de savoir si l’autorité initiale avait compétence pour annuler sa première décision devrait être examinée par l’autorité de dernière instance lors de son analyse du grief du demandeur.

B. L’affaire doit-elle être renvoyée à l’autorité de dernière instance pour nouvelle décision?

[38] Étant donné que le défendeur reconnaît que la décision de l’autorité de dernière instance est déraisonnable, les parties conviennent que celle-ci doit être annulée. Cependant, M. Innes soutient que la Cour devrait accueillir son grief au lieu de renvoyer l’affaire pour nouvelle décision. Selon lui, les FAC ne peuvent pas recouvrer l’IOS de la catégorie de service 2 qui lui a été versée, parce qu’elle se rapporte à un travail qui a déjà été effectué. M. Innes affirme qu’il s’est fié aux déclarations des FAC concernant son admissibilité à l’indemnité, y compris les déclarations faites dans la première décision de l’autorité initiale, et que les FAC sont responsables des erreurs et des décisions qui ont conduit au versement de l’IOS de la catégorie de service 2, de sorte qu’il ne peut être tenu pour responsable de ces erreurs. Il soutient qu’il n’y a aucune perte à récupérer, étant donné qu’il a exercé les fonctions associées à l’IOS de la catégorie de service 2.

[39] Le défendeur fait valoir qu’il n’est pas indiqué, en l’espèce, que la Cour accueille le grief de M. Innes. L’admissibilité à l’indemnité est une question de politique entièrement tributaire des faits. Il ne s’agit pas d’une situation exceptionnelle où il n’y a qu’une seule conclusion logique. Par conséquent, l’affaire doit être renvoyée à l’autorité de dernière instance pour nouvelle décision.

[40] La règle générale est que, lorsqu’une affaire est annulée, elle doit être renvoyée au décideur pour nouvelle décision, sous réserve d’exceptions restreintes. Comme la Cour suprême du Canada l’a indiqué dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, aux paragraphes 141 et 142 :

[141] [...] lorsque la décision contrôlée selon la norme de la décision raisonnable ne peut être confirmée, il conviendra le plus souvent de renvoyer l’affaire au décideur pour qu’il revoie la décision, mais à la lumière cette fois des motifs donnés par la cour. Quand il revoit sa décision, le décideur peut alors arriver au même résultat ou à un résultat différent : voir Delta Air Lines, par. 30-31.

[142] Cependant, s’il convient, en règle générale, que les cours de justice respectent la volonté du législateur de confier l’affaire à un décideur administratif, il y a des situations limitées dans lesquelles le renvoi de l’affaire pour nouvel examen fait échec au souci de résolution rapide et efficace d’une manière telle qu’aucune législature n’aurait pu souhaiter : D’Errico c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 95, par. 18‐19 (CanLII). L’intention que le décideur administratif tranche l’affaire en première instance ne saurait donner lieu à un va-et-vient interminable de contrôles judiciaires et de nouveaux examens. Le refus de renvoyer l’affaire au décideur peut s’avérer indiqué lorsqu’il devient évident aux yeux de la cour, lors de son contrôle judiciaire, qu’un résultat donné est inévitable, si bien que le renvoi de l’affaire ne servirait à rien : voir Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, p. 228‐230; Renaud c. Québec (Commission des affaires sociales), [1999] 3 R.C.S. 855; Groia c. Barreau du Haut‐Canada, 2018 CSC 27, [2018] 1 R.C.S. 772, par. 161; Sharif c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 205, par. 53‐54 (CanLII); Maple Lodge Farms Ltd. c. Agence canadienne d’inspection des aliments, 2017 CAF 45, par. 51‐56 et 84 (CanLII); Gehl c. Canada (Attorney General), 2017 ONCA 319, 138 O.R. (3d) 52, par. 54 et 88. Les préoccupations concernant les délais, l’équité envers les parties, le besoin urgent de régler le différend, la nature du régime de réglementation donné, la possibilité réelle ou non pour le décideur administratif de se pencher sur la question en litige, les coûts pour les parties et l’utilisation efficace des ressources publiques peuvent aussi influer sur l’exercice par la cour de son pouvoir discrétionnaire de renvoyer l’affaire – tout comme ces facteurs peuvent influer sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de casser une décision lacunaire : voir Mines Alerte Canada c. Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2, [2010] 1 R.C.S. 6, par. 45‐51; Alberta Teachers, par. 55.

[41] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’aucune de ces exceptions retreintes ne s’applique en l’espèce.

[42] La question de savoir si le demandeur est admissible à l’IOS de la catégorie de service 2 soulève des questions de fait et de politique qui nécessiteront un examen détaillé de la situation du demandeur, ainsi que des politiques et directives applicables des FAC. Je ne suis pas d’avis que la doctrine de la préclusion s’applique dans ce contexte pour justifier qu’un verdict soit imposé, en particulier à la lumière de ma conclusion sur la première question. Bien que la préclusion puisse être invoquée contre la Couronne dans certains cas, il n’est pas possible de l’invoquer lorsqu’elle aurait pour effet de « produire un résultat contraire à celui prescrit par la loi » ou de « lier les mains du législateur à l’avenir » : Vallelunga c Canada, 2016 CF 1329, aux para 9-12.

[43] Dans les cas où les questions sont hautement factuelles et liées aux politiques, la Cour hésite à conclure à l’existence d’un résultat inévitable lui permettant d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour imposer un verdict : Canada (Procureur général) c Allard, 2018 CAF 85, para 45; Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c Rafuse, 2002 CAF 31, para 14. Cela est particulièrement vrai lorsque la situation bénéficierait de l’expertise particulière de l’autorité de dernière instance : Birks c Canada (Procureur général), 2010 CF 1018 au para 4; Stemmler c Canada (Procureur général), 2016 CF 1299 au para 30; Bond-Castellic Canada (Procureur général), 2020 CF 1155 au para 31. En effet, dans le contexte militaire, la Cour a renvoyé certaines affaires pour nouvelle décision au lieu de se prononcer sur l’admissibilité à des paiements : Hamilton c Canada (Procureur général), 2016 CF 930.

[44] Compte tenu des lacunes dans les observations du défendeur, par ailleurs relevées dans les présents motifs et admises par le défendeur, j’estime que l’autorité de dernière instance dispose d’indications suffisantes pour réexaminer le grief d’une manière qui soit juste et équitable pour les parties, et d’une manière qui permette d’examiner pleinement l’argument de la préclusion dans le contexte de l’analyse législative qui sera nécessaire pour examiner le fondement du grief.

[45] Pour ces motifs, je renverrai l’affaire à l’autorité de dernière instance pour nouvelle décision.

IV. Les dépens

[46] Étant donné qu’il a été admis que la décision de l’autorité de dernière instance était déraisonnable, j’estime que le demandeur devrait avoir droit au remboursement de ses débours liés au dépôt des documents de la requête. Bien que le demandeur ait soutenu qu’il devrait avoir droit à des dépens d’un montant symbolique pour le temps et les occasions qu’il a perdus et pour les conseils juridiques qu’il dit avoir obtenus en l’espèce, il s’est représenté lui-même dans le cadre de la présente instance. Il n’a donc pas droit à des honoraires d’avocat. Le remboursement de ses débours est limité aux frais associés au dépôt de la demande.


JUGEMENT dans le dossier T-720-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La décision de l’autorité de dernière instance est annulée et l’affaire est renvoyée à l’autorité de dernière instance de l’Autorité des griefs des Forces canadiennes pour qu’une nouvelle décision soit rendue, en conformité avec les présents motifs.

  2. Le demandeur a droit au remboursement de ses débours liés au dépôt de la présente demande.

« Angela Furlanetto »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-720-21

 

INTITULÉ :

ALEXANDER INNES c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 juin 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DES MOTIFS :

Le 14 décembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Alexander Innes

 

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Julie Chung

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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