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Date : 20221104


Dossier : IMM‑2895‑22

Référence : 2022 CF 1510

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 novembre 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

SEBASTIAN HOYOS GRAJALES

YEIMI VANESSA GIL CARDONA

DANNA HOYOS GIL

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs ont déposé une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du Canada qui a été prise contre eux et qui doit être exécutée le 5 novembre 2022.

[2] Les demandeurs demandent à la Cour de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi en Colombie dont ils font l’objet jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à l’égard d’une demande sous‑jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire du rejet de leur demande d’asile par la Section de la protection des réfugiés (la SPR).

[3] Pour les motifs qui suivent, la requête est accueillie. Je conclus que les demandeurs satisfont au critère à trois volets qui doit être respecté pour que soit accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.

II. Les faits et la décision sous‑jacente

[4] Le demandeur principal, Sebastian Hoyos Grajales (M. Hoyos), est un citoyen de la Colombie âgé de 37 ans. Il est marié à Yeimi Vanessa Gil Cardona (Mme Cardona). Ils ont une fille de sept ans, Danna Hoyos Gil (Danna). Ils ont également un fils de sept mois qui est né au Canada.

[5] En janvier 2021, pendant un voyage aux États‑Unis, M. Hoyos a appris que son cousin, Stephen Grajales (M. Grajales), et son ami avaient été enlevés par des membres des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). M. Grajales a été détenu pendant plus de six mois sans que l’on puisse le localiser. La famille de M. Grajales a reçu une vidéo de demande de rançon, dans laquelle les ravisseurs confirmaient leur appartenance aux FARC et exigeaient une rançon de plus de 100 millions de pesos colombiens.

[6] Alors qu’il était encore aux États‑Unis, M. Hoyos a appris que Mme Cardona, qui se trouvait en Colombie, avait reçu des appels téléphoniques inquiétants peu après l’enlèvement de M. Grajales. Mme Cardona et Danna ont quitté la Colombie pour rejoindre M. Hoyos aux États‑Unis. Les demandeurs sont arrivés au Canada le 25 mars 2021 et ont demandé l’asile. Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, M. Hoyos a décrit les circonstances du décès de son cousin et a fourni des détails sur le décès de son oncle et de son père, ainsi que des renseignements sur d’autres membres de sa famille qui avaient fui la Colombie et avaient obtenu le statut de réfugié au Canada. Selon M. Hoyos, Danna souffre d’anxiété et de stress aigu depuis l’enlèvement de M. Grajales.

[7] Par une décision datée du 9 mars 2022, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs au motif qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur dans deux villes et qu’ils n’avaient pas établi qu’ils seraient en danger dans l’une ou l’autre de ces villes.

[8] Les demandeurs ont reçu de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) une directive leur enjoignant de se présenter pour leur renvoi le 13 octobre 2022 à 23 h 50. Les demandeurs ont déposé une requête en sursis à l’exécution de cette mesure, qui a été rejetée par notre Cour le 12 octobre 2022.

[9] Les demandeurs affirment qu’ils étaient prêts à quitter le pays le 13 octobre 2022. M. Hoyos et Mme Cardona ont parlé de leur renvoi à Danna, et cette dernière a vu ses parents faire leurs bagages en vue de leur départ. Dans la soirée du 13 octobre 2022, Danna est entrée dans un état de stress aigu et a fait une crise de panique, au cours de laquelle elle avait de la difficulté à respirer. M. Hoyos et Mme Cardona ont emmené Danna au service des urgences d’un hôpital de Hamilton, en Ontario, vers 18 h 30, et ils n’ont quitté l’hôpital que le lendemain matin. D’après M. Hoyos, le médecin qui a pris Danna en charge était préoccupé par son état de santé mentale et il lui a prescrit un médicament contre l’anxiété. Le dossier de requête des demandeurs comprend une copie de l’ordonnance pour ce médicament et des lettres d’un travailleur social qui confirme l’état de Danna et la nécessité qu’elle obtienne du soutien d’urgence.

[10] Pendant que M. Hoyos se trouvait à l’hôpital, il a reçu, entre 21 h et 22 h, un appel d’un agent de l’ASFC à qui il a parlé de la situation de sa fille. M. Hoyos soutient également qu’il a informé son avocate de la situation et de l’appel qu’il avait reçu de l’ASFC.

[11] M. Hoyos affirme que, le 20 octobre 2022, il a reçu un autre appel d’un agent de l’ASFC, qui lui a demandé à plusieurs reprises s’il portait un autre nom. Il a demandé à cet agent qui il était, et ce dernier a répondu qu’il travaillait pour [traduction] l’« immigration » avant de raccrocher.

[12] M. Hoyos soutient que sa tante l’a informé, le 29 octobre 2022, que les autorités de l’immigration étaient à sa recherche et qu’elle lui a donné le numéro de la personne qui l’avait appelée. Il affirme qu’il a reçu un autre appel pendant qu’il était au téléphone avec sa tante, mais qu’il n’y a pas répondu parce qu’il discutait avec elle. Il ne sait pas de qui ni d’où provenait cet appel. Il affirme qu’il n’a pas hésité à appeler au numéro que lui avait donné sa tante et que la personne à qui il avait parlé lui avait dit que les autorités de l’immigration le recherchaient. Il a donné l’adresse de sa tante, a expliqué qu’il vivait à cet endroit et a fourni des renseignements précis sur le lieu où il se trouvait pour ne pas échapper aux autorités. Il soutient qu’environ 20 minutes plus tard, des agents de l’ASFC sont arrivés au domicile de sa tante et l’ont arrêté. Voyant son père se faire arrêter, Danna s’est mise à pleurer et à hurler et est devenue hystérique sous les yeux des agents de l’ASFC. Selon M. Hoyos, Danna a vu les agents lui passer les menottes et les a suppliés de ne pas emmener son père.

[13] Le 29 octobre 2022, M. Hoyos a été placé en détention et a été informé qu’il serait renvoyé seul en Colombie, sans qu’on lui explique pourquoi il allait être séparé de sa famille. M. Hoyos a parlé à son avocate le lundi suivant, n’ayant pas pu la joindre plus tôt. Il lui a demandé de présenter une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre lui. Mme Cardona a informé M. Hoyos que Danna avait pleuré de façon hystérique pendant toute la fin de semaine et qu’elle ne mangeait pas et ne dormait pas bien.

[14] Le 1er novembre 2022, alors qu’elle était au bureau de l’avocate, Mme Cardona a reçu un appel d’un agent de l’ASFC, qui ne savait pas que Danna avait des problèmes de santé et que la Cour avait ordonné la communication de documents à l’appui de la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire. M. Hoyos soutient que leur avocate a expliqué en détail leur situation à l’agent de l’ASFC et qu’elle lui a transmis une copie de l’ordonnance de communication ainsi que des renseignements sur l’état de santé de Danna.

[15] M. Hoyos affirme qu’il a assisté aux audiences de contrôle des motifs de sa détention les 1er et 2 novembre 2022. Il fait valoir que la Section de l’immigration (la SI) a jugé son témoignage crédible. La SI a conclu que son témoignage contredisait la preuve présentée par l’ASFC. Il a été libéré le 2 novembre 2022 et il s’est immédiatement entretenu avec son avocate afin de lui demander de le représenter officiellement dans la présente requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre lui.

[16] Dans son affidavit, M. Hoyos affirme qu’il n’a jamais tenté d’échapper aux autorités de l’immigration. Il avait communiqué avec l’ASFC alors qu’il se trouvait à l’hôpital le soir où son épouse et lui devaient être renvoyés du Canada, il avait continué d’habiter dans son logement jusqu’à ce qu’il ne puisse plus y rester parce que son bail était arrivé à échéance, et il avait fourni des renseignements exacts sur le lieu où il se trouvait à l’agent de l’ASFC qui l’avait contacté. Il soutient que l’état de santé mentale de Danna le préoccupe beaucoup et qu’il craint pour sa vie s’il devait retourner en Colombie.

[17] Le renvoi de M. Hoyos a été fixé au 5 novembre 2022. Le 3 novembre 2022, Mme Cardona a également reçu signification d’une directive lui enjoignant de se présenter pour son renvoi le 5 novembre 2022. Le dossier de requête des demandeurs ne contient aucune copie d’une directive enjoignant à Danna de se présenter pour son renvoi.

III. Analyse

[18] Le critère à trois volets régissant l’octroi d’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi est bien établi : Toth c Canada (Citoyenneté et Immigration) (1988), [1988] ACF no 587 (CAF) (arrêt Toth); Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd, 1987 CanLII 79 (CSC), [1987] 1 RCS 110 (arrêt Metropolitan Stores Ltd); RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 RCS 311 (arrêt RJR‑MacDonald); R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 (CanLII), [2018] 1 RCS 196.

[19] Le critère de l’arrêt Toth est conjonctif, en ce sens que, pour qu’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi lui soit accordé, le demandeur doit établir : (i) que la demande sous‑jacente de contrôle judiciaire soulève une question sérieuse; (ii) que le renvoi causerait un préjudice irréparable; (iii) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis.

A. L’existence d’une question sérieuse

[20] Dans l’arrêt RJR‑MacDonald, la Cour suprême du Canada a conclu que, pour déterminer si le premier volet du critère a été respecté, il faut procéder à « un examen extrêmement restreint du fond de l’affaire » (arrêt RJR‑MacDonald, à la p 314). La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’exécution est celle de la décision raisonnable (Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81 (CanLII), [2010] 2 RCF 311 au para 67).

[21] Les demandeurs font valoir que le fait que notre Cour a rendu une ordonnance de communication à l’égard de la demande sous‑jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire du rejet de leur demande d’asile laisse entendre qu’il y a de fortes chances que l’autorisation soit accordée, ce qui permet de conclure que les questions soulevées dans la demande sous‑jacente ne sont ni frivoles ni vexatoires et qu’elles satisfont donc aux exigences minimales peu élevées pour établir l’existence d’une question sérieuse. Les demandeurs soutiennent que la demande sous‑jacente soulève des questions sérieuses quant au caractère raisonnable de la décision de la SPR de rejeter leur demande d’asile.

[22] Les défendeurs font observer qu’une autorisation n’est pas automatiquement accordée parce qu’une ordonnance de communication a été rendue, et que l’ordonnance de communication de la Cour avait déjà été prise en compte lorsque la requête en sursis antérieure des demandeurs a été rejetée. Ils soutiennent donc qu’il n’y a aucune question sérieuse à trancher.

[23] Après avoir examiné le dossier de requête des parties et la décision sous‑jacente, je conviens qu’il existe une question sérieuse à trancher. La demande sous‑jacente de contrôle judiciaire soulève des questions quant à savoir si la SPR a apprécié correctement les éléments de preuve concernant le risque auquel les demandeurs seraient exposés en Colombie. Cette question est suffisamment sérieuse pour conclure qu’il a été satisfait au premier volet du critère.

[24] Je prends particulièrement acte de ce qu’ont affirmé les demandeurs à l’appui de la présente requête, à savoir qu’il ressort de la décision sous‑jacente de la SPR que celle‑ci ignorait manifestement l’existence de Danna, sans parler du fait qu’elle ne pouvait avoir tenu compte de son intérêt supérieur. Étant donné la gravité d’une telle omission, je reproduis les extraits suivants de la transcription de l’interrogatoire de Mme Cardona, la demanderesse secondaire, par le commissaire de la SPR durant l’audience sous‑jacente devant la SPR :

[traduction]

Demanderesse secondaire : Eh bien, j’ai eu très peur parce qu’à ce moment‑là, nous savions déjà que Steven [sic] avait été enlevé et la première chose que j’ai faite a été d’appeler Sebastian pour lui dire ce qui s’était passé.

Commissaire : L’avez‑vous signalé aux autorités?

Demanderesse secondaire : Non.

Commissaire : Pourquoi?

Demanderesse secondaire : Parce que j’avais peur.

Commissaire : De quoi aviez‑vous peur?

Demanderesse secondaire : Qu’on s’en prenne à moi ou à ma fille.

Commissaire : De qui parlez‑vous? Qui s’en prendrait à vous?

[…]

Commissaire : Avez‑vous un enfant?

Demanderesse secondaire : Oui.

Commissaire : Qui est cette enfant? Oh oui, c’est vrai. Il s’agit d’une demanderesse mineure. Je suis désolé. Ok. Y avait‑il une enquête en cours concernant l’enlèvement de Steven [sic]?

[25] Danna est l’un des demandeurs en l’espèce et était l’un des demandeurs dans la demande d’asile sous‑jacente. Elle est au cœur de l’exposé circonstancié des demandeurs, et le fait que la SPR semblait ignorer son existence soulève une question sérieuse. En définitive, les questions soulevées dans la demande sous‑jacente sont suffisamment sérieuses pour que je conclue que le premier des trois volets du critère a été respecté.

B. L’existence d’un préjudice irréparable

[26] Pour satisfaire au deuxième volet du critère, le demandeur doit démontrer qu’il subira un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé. Le terme « irréparable » ne renvoie pas à l’étendue du préjudice; le préjudice irréparable désigne plutôt un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou auquel il ne peut être remédié (arrêt RJR‑MacDonald, à la p 341). La Cour doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice n’est pas hypothétique, mais elle n’a pas à être convaincue que le préjudice sera causé (Xu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 746 (QL) (CF 1re inst); Horii c Canada, [1991] ACF no 984, [1992] 1 CF 142 (CAF)).

[27] Les demandeurs allèguent qu’ils subiront un préjudice irréparable s’ils sont renvoyés en Colombie. Plus précisément, ils renvoient à l’affidavit détaillé de M. Hoyos, où ce dernier décrit l’état psychologique fragile de sa fille, qui souffre d’anxiété sévère en raison de la perte de membres de sa famille et de la peur de perdre son père. Les demandeurs invoquent la décision Thomas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1477, dans laquelle la Cour a accueilli une requête en sursis et a conclu que la demanderesse avait démontré que le fait que l’intérêt supérieur de l’enfant de son mari n’avait pas été pris en compte constituait un préjudice irréparable. Les demandeurs s’appuient également sur la décision Danyi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 112, dans laquelle la Cour a conclu qu’il est important de prendre en considération la preuve psychiatrique concernant l’intérêt à court terme de l’enfant lors de l’examen du caractère raisonnable de la décision d’un agent d’exécution de la loi. Les demandeurs font valoir que les éléments de preuve concernant l’état psychologique fragile de Danna, son besoin de prendre un médicament contre l’anxiété et d’être constamment suivie en thérapie, les traumatismes qu’elle a vécus et les liens étroits qu’elle a avec sa communauté au Canada démontrent tous que leur renvoi causerait un préjudice irréparable, surtout dans le contexte de l’intérêt supérieur de Danna.

[28] Les défendeurs affirment que la Cour avait déjà conclu que les demandeurs n’avaient pas fait la preuve d’un préjudice irréparable lorsqu’elle a rejeté leur requête en sursis antérieure. Ils font également remarquer que les membres de la famille seront renvoyés ensemble, et que les éléments de preuve présentés par les demandeurs n’étaient pas suffisants pour démontrer que la santé mentale de Danna s’aggraverait après son renvoi ou qu’elle n’aurait pas accès à des médicaments contre l’anxiété ou à des services de thérapie en Colombie. Ils soutiennent que la tristesse ressentie à l’idée de quitter sa communauté, le stress et l’anxiété sont une conséquence naturelle du renvoi et ne constituent pas un préjudice irréparable.

[29] Je suis d’avis que les demandeurs ont fait la preuve d’un préjudice irréparable et que l’existence d’un tel préjudice est la question déterminante en l’espèce. Plus particulièrement, je ne souscris pas à l’argument principal des défendeurs selon lequel le stress ou l’anxiété de Danna est une conséquence naturelle du renvoi. À mon avis, le stress aigu et les crises d’anxiété d’une enfant de sept ans et son besoin de prendre un médicament contre l’anxiété à son jeune âge en raison du traumatisme associé à la perte de membres de sa famille et de sa crainte persistante de perdre ses parents ne peuvent pas être considérés comme une conséquence « naturelle » du renvoi.

[30] Les demandeurs ont présenté plusieurs documents en preuve, dont des lettres du travailleur social de première ligne qui s’était occupé de Danna indiquant qu’elle avait été dirigée vers des services de consultation d’urgence à la suite de sa visite à l’urgence le 13 octobre 2022, qu’elle vivait un [traduction] « grand stress » et qu’elle avait fait [traduction] « une crise de panique sévère » en raison de la peur de perdre son père, et qu’il était prévu qu’elle suive une thérapie deux fois par semaine. Les demandeurs ont également fourni une copie de l’ordonnance pour le médicament contre l’anxiété qui avait été prescrit, le dossier confirmant la visite à l’urgence du 13 octobre 2022, une lettre de leur médecin de famille attestant la fragilité de l’état psychologique de Danna, et des renseignements concernant ses rendez‑vous à venir pour remédier à ses problèmes. Pris ensemble, ces éléments de preuve documentaire révèlent clairement que le renvoi des demandeurs serait susceptible de nuire à l’intérêt supérieur de Danna, ce qui démontre qu’il existe un lien direct et convaincant entre le renvoi et le bien‑être mental de Danna. Contrairement à ce qu’ont affirmé les défendeurs, ces éléments de preuve ne pouvaient pas faire partie de la preuve soumise au juge Lafrenière, qui était saisi de la requête en sursis antérieure, car ils portent sur des faits survenus le 13 octobre 2022 et après cette date. Les faits survenus le 13 octobre 2022 témoignent du préjudice que subirait vraisemblablement Danna si les demandeurs étaient renvoyés. Ces éléments de preuve sont suffisants pour démontrer l’existence d’un préjudice irréparable.

[31] Je ne suis pas non plus d’accord avec les défendeurs, qui sont d’avis que les membres de la famille seront renvoyés ensemble et que les demandeurs n’ont pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que Danna subirait un préjudice irréparable si elle était renvoyée avec ses parents. Le fait que les membres de la famille seront renvoyés ensemble n’atténue pas le risque évident que le renvoi porte atteinte à l’intérêt supérieur de l’enfant, comme en témoigne la preuve. Cela ne minimise pas et ne contrebalance pas la peur intense qu’éprouve Danna à l’idée de perdre son père ni le traumatisme lié à la perte de son oncle, qui lui a occasionné de la souffrance psychologique. Cette affirmation traduit une absence de sensibilité de la part de l’agent d’exécution à l’égard de l’intérêt supérieur de l’enfant touchée par le renvoi et, en l’espèce, le préjudice irréparable est, en définitive, tributaire de l’intérêt supérieur de l’enfant.

C. La prépondérance des inconvénients

[32] Pour décider si le troisième volet du critère a été respecté, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients — qui consiste à déterminer quelle partie subirait le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond (arrêt RJR‑MacDonald, à la p 342; arrêt Metropolitan Stores Ltd, à la p 129). Il a parfois été dit que, « [l]orsque la Cour est convaincue que l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable a été établie, la prépondérance des inconvénients militera en faveur du demandeur » (Mauricette c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 420 (CanLII) au para 48). Toutefois, la Cour doit également tenir compte de l’intérêt public pour assurer la bonne administration du système d’immigration.

[33] Les demandeurs font valoir que la prépondérance des inconvénients joue en leur faveur, compte tenu de la preuve de l’existence d’un préjudice irréparable. Bien que je sois d’avis que la question du préjudice irréparable est déterminante en l’espèce, je conviens que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de l’accueil de la requête en sursis.

[34] Les défendeurs affirment que les demandeurs ont eu une [traduction] « conduite répréhensible » parce qu’ils ont manqué à leur obligation de se présenter pour leur renvoi le 13 octobre 2022, et que la prépondérance des inconvénients favorise donc l’exécution rapide de la mesure de renvoi prise contre eux. Je trouve troublant que les défendeurs soient d’avis que le fait que les parents aient fait ce qui était nécessaire pendant que leur enfant de sept ans se trouvait dans un état de crise médicale constitue une [traduction] « conduite répréhensible ». Cela laisse entendre que M. Hoyos et Mme Cardona auraient dû se rendre à l’aéroport Pearson pour leur renvoi plutôt que de s’occuper de leur jeune enfant, qui était dans un état d’anxiété et de détresse aiguës. Je souligne que, dans leurs observations orales, les défendeurs ont en outre fait valoir que les parents de Danna ne l’avaient pas bien préparée à leur renvoi, compte tenu de son état de santé, et qu’ils avaient attendu jusqu’au 13 octobre 2022 pour l’informer de leur renvoi, ce qui avait donc aggravé les répercussions psychologiques de cette nouvelle.

[35] Les observations des défendeurs concernant les gestes posés par les parents de Danna pour prendre soin de leur enfant de sept ans soulèvent la question de savoir ce que les défendeurs auraient considéré comme une conduite acceptable de la part de M. Hoyos et de Mme Cardona. Si les parents avaient choisi de se présenter à l’aéroport pour leur renvoi au lieu d’emmener leur enfant à l’urgence, auraient‑ils été qualifiés de mauvais parents? S’ils avaient informé Danna de leur renvoi dans les jours précédant la date prévue de celui‑ci pour qu’elle s’y prépare, leur aurait‑on tout de même reproché d’avoir accablé leur enfant de cette difficile nouvelle bien avant que cela ne soit nécessaire? Il est contraire aux principes de justice naturelle de reprocher aux demandeurs d’avoir agi comme l’auraient fait de bons parents, puis d’affirmer que leurs actes constituaient une [traduction] « conduite répréhensible ».

[36] En définitive, les demandeurs satisfont au critère à trois volets qui doit être respecté pour que soit accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. La requête est donc accueillie.


ORDONNANCE dans le dossier IMM‑2895‑22

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre les demandeurs est accueillie.

  2. Il est sursis à l’exécution de la mesure de renvoi en Colombie prise contre les demandeurs, actuellement prévue le 5 novembre 2022, jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de la demande sous‑jacente.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme.

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2895‑22

 

INTITULÉ :

SEBASTIAN HOYOS GRAJALES, YEIMI VANESSA GIL CARDONA ET DANNA HOYOS GIL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 NOVEMBRE 2022

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 NOVEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Adela Crossley

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Leanne Briscoe

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Law Office of Adela Crossley

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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