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Date : 20221216


Dossier : IMM-6176-20

Référence : 2022 CF 1752

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 décembre 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

MARIA DEL CARMEN AGUIRRE PEREZ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Citoyenne du Mexique, la demanderesse habite au Canada depuis 1998. Elle a présenté une demande d’asile au Canada en 2012.

[2] La Cour a été saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue à l’issue du nouvel examen de la décision défavorable que la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rendue le 5 septembre 2018.

[3] Le 8 octobre 2019, monsieur le juge Ahmed a annulé cette décision et a renvoyé l’affaire à un autre décideur pour nouvel examen.

[4] Dans la présente demande, la demanderesse sollicite l’annulation de la décision du 2 novembre 2020 [la décision] par laquelle la SPR rejetait sa demande.

[5] Pour les motifs qui suivent, la présente demande est rejetée.

II. Décision

[6] Dans la suite des présents motifs, toutes les mentions de la SPR renvoient au tribunal désigné pour le nouvel examen.

[7] La SPR a conclu que l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (une PRI) à Cancún était un facteur déterminant de la demande d’asile. Elle a donc estimé que la demanderesse était crédible, sauf en ce qui concerne l’existence d’une PRI viable.

[8] La demande d’asile de la demanderesse avait et a pour fondement la violence sexuelle et les menaces de violence que lui a fait subir son frère aîné. Les agressions ont commencé alors que la demanderesse était âgée de cinq ans et se sont poursuivies jusqu’à ce que cette dernière ait fui vers le Canada en 1998.

[9] La SPR a conclu que la demanderesse n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger compte tenu de l’existence d’une PRI à Cancún.

III. Question en litige

[10] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de cette décision, alléguant que la SPR n’a pas évalué le caractère raisonnable de la PRI comme l’exige le deuxième volet du critère relatif à la PRI.

[11] Il s’agit de la seule question en litige dans le présent contrôle. Il existe par ailleurs trois sous-questions, que j’examine dans la section des présents motifs consacrée à l’analyse.

IV. Norme de contrôle

[12] La Cour suprême du Canada a établi que, lorsqu’une cour effectue le contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond – qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale – la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23. Bien que cette présomption soit réfutable, l’espèce ne comporte aucune exception à cette présomption.

[13] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable vise la décision que le décideur a effectivement rendue, notamment au raisonnement suivi et au résultat obtenu. Le rôle des cours de justice consiste, en pareil cas, à réviser la décision et, en général à tout le moins, à s’abstenir de trancher elles‐mêmes la question en litige : Vavilov, au para 83.

[14] Avant de pouvoir infirmer une décision, la cour de révision doit être convaincue que la décision concernée souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision : Vavilov, au para 100.

[15] La cour de révision doit être convaincue que le raisonnement du décideur « se tient » : Vavilov, au para 104.

V. Analyse

A. Les principes relatifs à la PRI

[16] La jurisprudence énonce plusieurs principes de droit définissant les facteurs qui permettent de déterminer l’existence d’une PRI viable.

[17] Comme c’est le cas pour tout autre litige, il incombe au demandeur, en sa qualité de personne qui souhaite faire infirmer une décision, d’établir le bien-fondé de sa cause selon la prépondérance des probabilités.

[18] Le critère relatif à la PRI comporte deux volets. S’il n’est pas satisfait à l’un des deux volets, aucune PRI n’existe et le demandeur s’est acquitté du fardeau d’établir que la PRI en question n’est pas viable pour lui.

[19] Les deux volets du critère relatif à la PRI sont énoncés dans l’arrêt Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA) [Thirunavukkarasu].

[20] Le premier volet requiert que le demandeur démontre, selon la prépondérance des probabilités, qu’il risque sérieusement d’être persécuté dans la PRI proposée. Le demandeur doit démontrer, en lien avec l’article 97, qu’il serait (selon toute vraisemblance) personnellement exposé, dans la PRI, à un danger ou un risque décrit à l’article 97 dans la PRI proposée : Thirunavukkarasu, aux p 594-595, para 9.

[21] Quant à l’application du deuxième volet pour les besoins des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, il faut prouver que les conditions dans la PRI sont telles que, compte tenu de toutes les circonstances, y compris la situation particulière du demandeur, il serait déraisonnable pour lui d’y chercher refuge.

[22] En plus du critère à deux volets, la Cour d’appel fédérale a établi qu’il fallait appliquer une norme très élevée pour décider du caractère « déraisonnable » de la PRI, en tenant compte de la situation personnelle du demandeur. Il a été déterminé que le deuxième volet du critère relatif à la PRI ne nécessitait rien de moins que « l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un [demandeur] » : Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CA) [Ranganathan].

[23] En outre, la Cour d’appel fédérale a établi que le demandeur devait également démontrer qu’il serait « trop sévère » de s’attendre à ce qu’il se réinstalle à l’endroit proposé comme PRI : Thirunavukkarasu.

B. Les arguments relatifs à la PRI

[24] La demanderesse soutient que la SPR a commis une erreur à trois égards lorsqu’elle a conclu que Cancún représentait une PRI viable.

[25] D’abord, la demanderesse affirme que la SPR a eu tort de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité de son témoignage sur le caractère viable de Cancún à titre de PRI.

[26] Ensuite, selon la demanderesse, la SPR a également commis une erreur lorsqu’elle a conclu que la demanderesse ne serait pas exposée à un risque ou à une possibilité sérieuse de persécution à Cancún.

[27] J’examine plus loin ces deux arguments ensemble, puisqu’ils se chevauchent.

[28] La demanderesse s’appuie sur la présomption de véracité formulée dans l’arrêt Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CA), pour soutenir que la preuve qu’elle a présentée à l’audition de sa demande d’asile est présumée être vraie.

[29] La SPR a conclu que la demanderesse n’avait pas démontré que son frère avait les moyens et la motivation de la retrouver à Cancún. Il ne s’agit pas de douter de la sincérité de la demanderesse ou de mettre en doute ses propos.

[30] Au contraire, en arrivant à cette conclusion, la SPR a fait remarquer que la demanderesse avait fui son frère en déménageant. La demanderesse a déclaré avoir reçu deux appels de sa sœur qui souhaitait la prévenir que son frère la cherchait, soit un appel il y a 22 ans et un appel [traduction] « en décembre dernier ». La SPR a conclu de façon raisonnable que les appels téléphoniques ne démontraient pas que le frère de la demanderesse avait les moyens ou la motivation de retrouver cette dernière partout au Mexique.

[31] En outre, la SPR a souligné que les menaces avaient été proférées à Ocotlán, où le frère aîné de la demanderesse réside encore, et que rien dans la preuve n’indiquait que ce dernier avait les moyens ou la volonté de chercher la demanderesse dans un autre lieu. Par exemple, la demanderesse s’est enfuie à Guadalajara en 1989 et a vécu dans cette ville jusqu’en 1997 sans aucune interaction avec son frère aîné.

[32] La SPR a conclu que la demanderesse n’avait pas démontré que son frère aurait les moyens de la retrouver dans une autre région du Mexique, même s’il en avait la motivation. Dans son témoignage, la demanderesse a déclaré croire que son frère aîné pensait qu’elle habitait aux États-Unis.

[33] Quant au raisonnement de la SPR, qui est fondé sur la preuve présentée par la demanderesse et qui tient compte de l’absence de preuve concernant la capacité ou l’intention de son frère de la retrouver, je suis d’avis qu’il est raisonnable. Comme l’exige l’arrêt Vavilov, ce raisonnement est transparent, intelligible et justifié, et exempt de lacunes ou insuffisances graves. Les conclusions ne sont pas simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision; elles sont au cœur de la décision.

[34] Le troisième argument de la demanderesse est que la SPR a commis une erreur parce qu’elle n’a pas tenu compte de son âge (60 ans), de son emploi et de sa résidence. Elle est d’avis qu’il serait déraisonnable pour elle de déménager à Cancún pour la première fois, à l’âge de 60 ans.

[35] La SPR a souligné que la demanderesse est instruite et vit hors du Mexique depuis plus de 20 ans. Elle parle l’espagnol et connaît bien la culture du pays.

[36] La SPR a reconnu qu’il était difficile de trouver un emploi et un logement à Cancún, mais a rappelé que la demanderesse avait pu décrocher et conserver un emploi à Toronto, même si elle ne parlait pas l’anglais à l’époque et n’avait jamais vécu dans cette ville.

[37] S’appuyant sur le paragraphe 37 de la décision Okechukwu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) rendue par le juge Mosley, la SPR a souligné que « les difficultés associées à la relocalisation ne sont pas de nature à rendre la PRI déraisonnable ».

[38] Il importe de rappeler que, dans l’arrêt Ranganathan, la Cour d’appel a déterminé que la norme à satisfaire pour démontrer le caractère objectivement déraisonnable était très élevée et qu’elle ne nécessitait « rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un [demandeur] tentant de se relocaliser temporairement » dans la région où il existe une PRI.

[39] La jurisprudence indique clairement que le rejet d’une demande d’asile au motif qu’il existe une PRI viable ne procède pas simplement d’une conclusion portant que le demandeur ne s’est pas déchargé de son fardeau. Le décideur doit plutôt conclure positivement, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur dispose d’une PRI.

[40] En d’autres mots, il doit déterminer qu’il existe un endroit où le demandeur ne serait pas exposé à un risque (dans le sens pertinent et suivant la norme applicable) et où il serait raisonnable que le demandeur déménage : voir Rasaratnam, à la p 710.

[41] La SPR a examiné les faits et les critères énoncés dans la jurisprudence. Dans ses conclusions, la SPR a pris soin d’ajouter ce qui suit : « Bien entendu, il est normal de s’attendre à ce que le retour au Mexique, un pays d’où la demandeure d’asile est absente depuis plus de 20 ans, soit stressant et difficile. Malgré cela, je ne peux conclure que l’endroit proposé est déraisonnable. »

[42] Cette conclusion est fondée sur divers faits, dont les 21 années d’études de la demanderesse, ses compétences en anglais et en français, sa bonne connaissance de la culture, ainsi que plusieurs facteurs indiquant l’absence de risques liés à son frère aîné. J’estime que le raisonnement de la SPR quant au deuxième volet du critère relatif à la PRI « se tient » et qu’il est raisonnable.

VI. Conclusion

[43] Après l’examen approfondi de la décision et compte tenu des observations écrites ou orales présentées par les parties, j’estime, pour tous les motifs énoncés précédemment, que la SPR a conclu de façon raisonnable que la demanderesse disposait d’une PRI viable à Cancún.

[44] La présente demande est rejetée.

[45] Aucune question à certifier n’a été proposée et, au vu des faits de l’espèce, l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6176-20

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS


DOSSIER :

IMM-6176-20

 

INTITULÉ :

MARIA DEL CARMEN AGUIRRE PEREZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 janvier 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 16 décembre 2022

 

COMPARUTIONS :

Ash Mazinani

 

Pour la demanderesse

 

Andrea Mauti

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mazinani & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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