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Date : 20221215


Dossier : IMM-3533-20

Référence : 2022 CF 1741

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 décembre 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

YASH PINAKIN SHAH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 8 mars 2019 par laquelle un agent des visas [l’agent] de la section des visas à New Delhi, en Inde, a rejeté pour fausses déclarations, sur le fondement du paragraphe 40(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], la demande de permis de travail présentée par le demandeur.

[2] Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.

II. Contexte factuel

[3] Le demandeur est citoyen de l’Inde. En avril 2018, il a retenu les services d’un consultant afin que ce dernier l’aide à présenter une demande de permis de travail dans le cadre du Programme de mobilité internationale. Le consultant a accepté de l’aider à mettre ses compétences à niveau, à se trouver un employeur au Canada et à déposer sa demande de permis de travail.

[4] En juillet 2018, le consultant a informé le demandeur qu’il lui avait obtenu une offre d’emploi et qu’il avait déposé la demande de permis de travail en son nom, laquelle était fondée sur cette offre.

[5] La preuve indique que, pendant des mois à la suite du dépôt de la demande, le consultant a donné des explications vagues et a refusé de répondre à des questions simples portant sur l’état de la demande.

[6] En novembre 2018, le demandeur, qui avait déjà rencontré sa conjointe actuelle, avait désormais de forts soupçons à l’égard de l’attitude fuyante du consultant et du refus de ce dernier de lui fournir des renseignements au sujet de l’état de sa demande de permis de travail. Il a donc demandé au consultant de retirer la demande de permis de travail.

[7] Le 14 novembre 2018, le consultant a confirmé par courriel que la demande serait retirée comme le demandeur le lui avait demandé. Le 19 novembre 2018, le consultant a confirmé par courriel que la demande avait bel et bien été retirée.

[8] Or, la demande n’a jamais été retirée.

[9] D’après les notes consignées dans le Système mondial de gestion des cas (SMGC), l’agent qui a examiné la demande a indiqué, le 14 novembre 2018, qu’il craignait que le demandeur ait fourni un code de dispense de l’étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) inexact, ce qui emporterait interdiction de territoire pour fausses déclarations conformément à la LIPR. L’agent a ajouté qu’il enverrait au demandeur une lettre d’équité procédurale afin de lui donner l’occasion de dissiper ces doutes et qu’il lui donnerait un délai de 30 jours pour y répondre.

[10] Les notes du SMGC indiquent en outre que la lettre d’équité procédurale a été [traduction] « transmise en ligne » le 15 novembre 2018. Le dossier certifié du tribunal ne permet toutefois pas de savoir clairement quel mode de transmission a été utilisé ni quelle était la destination de la lettre d’équité procédurale.

[11] Dans sa décision du 8 mars 2019, l’agent a rejeté la demande de permis de travail, puisqu’il avait conclu que le demandeur avait fourni un faux code de dispense de l’EIMT.

[12] Le demandeur affirme ne pas avoir reçu la lettre d’équité procédurale et, par conséquent, ne pas avoir eu la possibilité de répondre aux préoccupations de l’agent avant que ce dernier ne tire sa conclusion d’interdiction de territoire pour fausses déclarations. Ce n’est que le 10 juin 2020 que la décision contestée a été portée à l’attention du demandeur, soit lorsqu’il a reçu les résultats de la demande d’accès à l’information qu’il avait transmise afin d’obtenir des renseignements sur l’état de sa demande de parrainage d’un conjoint.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[13] Le 8 mars 2019, l’agent a rejeté la demande de permis de travail présentée par le demandeur après avoir conclu, suivant l’alinéa 40(1)a) de la LIPR, qu’il avait fait une fausse déclaration. Dans les notes qu’il a consignées dans le SMGC, l’agent a indiqué ce qui suit : [traduction] « Dossier examiné. Je ne suis pas convaincu que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur a fourni un code exact de dispense de l’EIMT. Par conséquent, je suis d’avis que le demandeur a fait une fausse déclaration, visée à l’alinéa 40(1)a) de la LIPR, et que le faux code de dispense de l’EIMT aurait pu porter un agent à croire que le demandeur était admissible à un permis de travail, ce qui aurait entraîné une erreur dans l’application de la LIPR. La demande est rejetée, et le demandeur est interdit de territoire pour cinq ans. »

IV. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[14] Le demandeur a soulevé les deux points en litige suivants : (i) la décision est déraisonnable, et (ii) le processus décisionnel suivi par l’agent était inéquitable sur le plan procédural.

A. La norme de la décision raisonnable

[15] Selon la Cour suprême du Canada, lorsqu’une cour effectue le contrôle judiciaire d’une décision administrative sur le fond – soit un examen qui ne comporte pas un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale –, la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23.

[16] Avant de pouvoir infirmer une décision, la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision : Vavilov, au para 100.

[17] Le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise. À moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : Vavilov, au para 125.

B. La norme applicable aux questions d’équité procédurale

[18] Les questions d’équité procédurale et de justice naturelle renvoient à l’obligation d’agir équitablement. La cour de révision doit examiner si la décision découle d’une procédure équitable : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CP] au para 54.

[19] Dans l’arrêt CP, la Cour d’appel fédérale a examiné l’opportunité d’effectuer une analyse relative à la norme de contrôle pour trancher des questions d’équité procédurale. Elle a conclu que, même s’il y a une certaine maladresse dans l’utilisation de la terminologie et même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée, l’exercice de révision est « particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte » : CP, au para 54.

[20] Lorsque les tribunaux examinent s’il y a eu manquement à l’équité procédurale, ils ne sont pas tenus de faire preuve de déférence à l’endroit du décideur. Ils doivent se demander si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre : CP, au para 56. La cour de révision doit procéder à sa propre analyse et vérifier si le processus suivi par l’agent des visas satisfaisait aux critères d’équité que dictaient les circonstances : Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 809 au para 35.

V. Analyse

[21] Le demandeur cherche à présenter de nouveaux éléments de preuve, à savoir : son affidavit daté du 2 novembre 2020 et les pièces qui y sont jointes. J’admets ces éléments de preuve, car j’estime qu’ils sont visés par l’exception reconnue qui s’applique aux renseignements généraux pouvant aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 20.

[22] Le demandeur prétend que, compte tenu des graves conséquences découlant d’une conclusion de fausses déclarations, le degré requis d’obligation d’équité procédurale pour veiller à ce que de telles conclusions ne soient tirées que lorsqu’elles sont fondées sur une preuve claire et convaincante est plus élevé : Vavilov, aux para 54, 133; Likhi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 171 [Likhi] aux para 22-24, 27; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 109 aux para 11-12; Ni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 162 [Ni] au para 18; Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1284 [Lin] aux para 24-25; Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 273 [Kaur 2012] au para 13.

[23] Le défendeur conteste la prétention voulant qu’une conclusion de fausses déclarations entraîne de [traduction] « graves conséquences ».

[24] Je ne suis pas d’accord.

[25] La Cour a répété maintes fois que les graves conséquences découlant d’une conclusion de fausses déclarations, à savoir l’interdiction de territoire au Canada pendant cinq ans, commandent un degré d’obligation d’équité procédurale plus élevé : Ni, au para 18; Lin, aux para 24-25; Kaur 2012, au para 13. Dans la décision Likhi, au paragraphe 27, la Cour a qualifié l’interdiction de présenter une nouvelle demande pendant cinq ans de « conséquence sévère, qui peut donc également rejaillir sur [l]a réputation [du demandeur] ».

[26] En l’espèce, la conclusion de fausses déclarations empêche le demandeur de présenter une nouvelle demande pendant une période de cinq ans et a déjà entraîné le rejet de sa demande de parrainage d’un conjoint, ce qui a pour effet de le priver de la possibilité d’être réuni avec sa conjointe au Canada.

[27] Le demandeur affirme qu’il n’a pas reçu d’avis avant que soit rendue la décision par laquelle il a été déclaré interdit de territoire et que, par conséquent, il n’a pas pu donner la réponse voulue aux allégations de l’agent selon lesquelles il avait fourni un faux code de dispense de l’EIMT. Pour étayer son argument, il souligne que rien dans la preuve au dossier ne démontre comment la lettre d’équité procédurale a été envoyée, à savoir si l’envoi a été effectué au moyen du portail de demande en ligne ou par courriel. Le demandeur s’appuie sur la décision Lu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1149 [Lu] aux para 17‐18, pour affirmer qu’une certaine responsabilité incombe au défendeur de prouver que la communication a été envoyée en bonne et due forme.

[28] Selon le défendeur, [traduction] « la raison pour laquelle le demandeur n’a pas personnellement reçu la lettre d’équité n’a, en l’espèce, rien de mystérieux », jetant le blâme sur le consultant choisi par le demandeur. Le défendeur demande à la Cour de conclure que la lettre d’équité procédurale a été envoyée à l’adresse de courriel fournie par le consultant du demandeur.

[29] Cependant, le problème est que la preuve présentée par le défendeur ne permet pas d’établir de façon concluante comment ni où la lettre d’équité procédurale a été envoyée. Le seul élément de preuve sur lequel se fonde le défendeur est la note ambiguë inscrite au SMGC, dont voici le texte : [traduction] « [L]ettre d’équité procédurale transmise en ligne. » Il reste donc à la Cour à résoudre la même question que s’est posée le juge Shore dans l’affaire Lu, au paragraphe 16 : la lettre a-t-elle bel et bien été envoyée?

[30] Lors de l’audition du présent contrôle judiciaire, j’ai dit au défendeur que je voulais l’entendre sur la question de l’insuffisance de la preuve. Il a simplement renvoyé à nouveau à la vague note du SMGC, reconnaissant qu’il y avait lieu de se demander où exactement avait été envoyée la lettre d’équité procédurale. Je remarque également que même la lettre d’équité procédurale ne porte aucune indication du mode de transmission. En fait, elle semble destinée à une adresse personnelle, ce qui jette encore davantage un doute sur l’endroit où la lettre d’équité procédurale a été envoyée.

[31] Puisque le défendeur n’a pas été en mesure de prouver que la lettre d’équité procédurale avait été envoyée, je ne suis pas convaincue que les exigences en matière d’équité procédurale ont été respectées en l’espèce. Comme dans l’affaire Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 244, le défendeur n’a déposé aucun affidavit afin de préciser comment et où la lettre avait été livrée au demandeur. À l’évidence, aucune preuve ne contredit l’affidavit du demandeur, dans lequel il attestait qu’il n’avait jamais reçu la lettre d’équité procédurale. Par conséquent, je conclus qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale étant donné que le demandeur n’a pas été avisé de la preuve qu’il devait réfuter et qu’il a été privé de l’occasion d’y répondre.

[32] Ayant conclu qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale, je suis d’avis qu’il n’est pas nécessaire que je me penche sur la question du caractère raisonnable de la décision.

[33] La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est infirmée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3533-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie, la décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Les faits de l’espèce ne soulèvent aucune question à certifier.

« E. Susan Elliott »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3533-20

 

INTITULÉ :

YASH PINAKIN SHAH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 SEPTEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 15 DÉCEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Neerja Saini

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Lorne McClenaghan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Green and Spiegel LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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