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Date : 20221214


Dossier : IMM-5723-21

Référence : 2022 CF 1722

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 14 décembre 2022

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

BALDEV SINGH MUTI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Baldev Singh Muti demande à la Cour d’annuler la décision par laquelle sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été rejetée. Il soutient que l’agent principal d’immigration qui a examiné sa demande n’a pas appliqué la bonne approche à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, qu’il a fondé sa décision sur des conjectures et qu’il a effectué une analyse erronée des facteurs pertinents, y compris l’intérêt supérieur de ses petits‑enfants.

[2] La Cour ne peut annuler le rejet d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire que si la décision, interprétée dans son ensemble et dans son contexte administratif, est déraisonnable. Si j’applique cette norme, je parviens à la conclusion que la décision de l’agent concernant la demande de M. Muti était raisonnable. Plus particulièrement, je ne suis pas convaincu que les motifs de l’agent démontrent un manque de compassion qui indique qu’il a appliqué la mauvaise approche à la demande. Bien que je convienne avec M. Muti que l’hypothèse de l’agent selon laquelle il pourrait recevoir une pension de retraite d’enseignant en Inde était erronée, cette erreur n’entache pas le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble compte tenu de la nature de la demande et des motifs de l’agent. La conclusion de l’agent selon laquelle le rejet de la demande n’aurait pas d’incidence négative sur l’intérêt supérieur des petits‑enfants de M. Muti n’était pas non plus déraisonnable d’après la preuve versée au dossier.

[3] La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[4] La demande de contrôle judiciaire de M. Muti soulève les questions suivantes :

  1. L’agent a‑t‑il appliqué le bon critère dans son évaluation de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire?

  2. La décision de l’agent repose‑t‑elle sur des conjectures?

  3. L’agent a‑t‑il déraisonnablement analysé l’établissement de M. Muti au Canada?

  4. L’agent a‑t‑il déraisonnablement analysé l’intérêt supérieur des petits‑enfants de M. Muti?

[5] Je conviens avec les parties que la norme de la décision raisonnable s’applique à ces questions, qui concernent toutes le bien‑fondé de la décision de l’agent : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16‑17, 23‑25. Lorsque cette norme de contrôle s’applique, la Cour ne modifiera une décision administrative que si elle est déraisonnable, c’est‑à‑dire si elle est intrinsèquement incohérente ou qu’elle ne possède pas les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle : Vavilov, aux para 99‑107. L’évaluation du caractère raisonnable d’une décision tient également compte du fait que les motifs d’un décideur doivent refléter les répercussions de la décision sur la personne touchée : Vavilov, au para 133.

III. Analyse

A. L’agent n’a pas appliqué le mauvais critère

1) La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[6] La demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de M. Muti était motivée par sa situation personnelle et familiale. Au moment où il a présenté sa demande, il était âgé de 76 ans. Son épouse, la mère de ses deux fils, est décédée en 2008. Ses deux fils, qui ont chacun deux enfants, vivent maintenant au Canada avec leur famille. Le fils cadet de M. Muti est arrivé au Canada en premier et est un citoyen canadien. Le fils aîné et la belle‑fille de M. Muti l’ont soutenu en Inde, mais ils ont également déménagé au Canada. Par conséquent, comme l’a lui‑même dit M. Muti, personne dans son pays d’origine ne pouvait prendre soin de lui et il voulait passer le reste de sa vie avec sa famille au Canada.

[7] M. Muti a obtenu un visa de résident temporaire [le VRT] en 2015. Ce visa est valide jusqu’en avril 2023. Lorsqu’il a quitté son poste de directeur d’école pour prendre sa retraite en 2018, il est venu au Canada et est resté ici avec ses fils et leurs familles, obtenant des prorogations de son statut de visiteur. En février 2021, il a présenté une demande de résidence permanente à partir du Canada et a cherché à obtenir une dispense de l’obligation de présenter sa demande depuis l’étranger pour des considérations d’ordre humanitaire. Sa demande mettait l’accent sur la présence de sa famille ici, l’absence de famille ou de soutien en Inde, les difficultés personnelles auxquelles il serait exposé s’il devait quitter sa famille au Canada et retourner en Inde, le lien étroit qui l’unit à ses quatre petits‑enfants et son établissement au Canada depuis son arrivée en septembre 2018, y compris les amis qu’il s’est faits au pays et sa participation à la vie communautaire sikhe.

2) La décision de l’agent

[8] Un agent principal d’immigration a examiné la demande de M. Muti et a conclu que celui‑ci n’avait pas prouvé l’existence de circonstances justifiant une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. Comme il est expliqué plus en détail ci‑dessous, l’agent a tenu compte de la situation familiale de M. Muti, de ses antécédents au Canada, de son établissement, de l’intérêt supérieur de ses petits‑enfants, de la difficulté de se séparer des membres de sa famille, de sa capacité à retourner et à résider en Inde, et de la possibilité de continuer à rendre visite à sa famille au moyen de son VRT actuellement en vigueur, de futurs VRT potentiels ou par l’intermédiaire d’une demande de parrainage. Après avoir examiné ces facteurs, l’agent a noté qu’il incombait à M. Muti de le convaincre qu’il existait des considérations d’ordre humanitaire suffisantes pour justifier une dispense. Après avoir évalué les divers facteurs de façon globale, l’agent a conclu que M. Muti ne s’était pas acquitté de ce fardeau.

3) La nature de la dispense pour des considérations d’ordre humanitaire et le critère applicable

[9] Comme le soutient M. Muti, la Cour suprême du Canada a décrit l’objet du pouvoir discrétionnaire d’accorder une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], comme la capacité d’offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 13‑21, renvoyant à Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] DCAI no 1 au para 27; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1482 au para 19; Gregory c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 277 aux para 28‑29. Lorsqu’il applique l’approche adoptée dans la décision Chirwa, l’agent doit examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids pour savoir si une telle mesure à vocation équitable est justifiée : Kanthasamy, au para 25; Gregory, au para 31. En même temps, l’approche est équilibrée puisqu’elle reconnaît que l’existence d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire n’est pas conçue pour s’appliquer de manière si générale qu’elle détruirait la nature essentiellement exclusive de la LIPR ou qu’elle constituerait un régime d’immigration parallèle : Kanthasamy, aux para 14, 23.

[10] La Cour est souvent appelée à trancher la question de savoir si un agent d’immigration qui a rejeté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a appliqué de façon appropriée l’approche ou le critère applicable en matière de dispense pour des considérations d’ordre humanitaire énoncé dans l’arrêt Kanthasamy. La Cour a annulé des décisions relatives à des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire aux motifs, entre autres, qu’elles ne démontraient pas qu’une approche empreinte de compassion avait été adoptée, qu’elles se concentraient indûment sur les difficultés plutôt que sur l’évaluation de tous les facteurs pertinents, qu’elles ne tenaient pas compte de la situation particulière du demandeur ou qu’elles reposaient sur une analyse segmentée plutôt que sur une analyse globale : Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 aux para 33‑35; Zhang, aux para 1‑3, 14; Gregory, aux para 36‑37; Reducto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 511 aux para 50‑51.

[11] En même temps, rien n’oblige l’agent qui examine une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire à utiliser des termes particuliers ou à reprendre mot pour mot le critère établi dans la décision Chirwa. Les agents ne sont pas tenus d’utiliser une « formule magique » ou des mots spéciaux : Marshall, au para 33; Braud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 132 au para 47. Le fait d’adopter l’approche issue de la décision Chirwa ne signifie pas non plus qu’un agent se prononcera invariablement en faveur de l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire ou qu’il ne tiendra pas compte des facteurs défavorables : Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1111 au para 20; Mebrahtom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 821 au para 3. Ainsi, pour trancher la question de savoir si un agent chargé d’évaluer une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a adopté une approche « empreinte de compassion », il est nécessaire d’examiner les motifs dans leur ensemble et de les interpréter dans le contexte de l’objet et des limites de la dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. Je souscris à l’observation de l’avocate du ministre selon laquelle il convient que la Cour cherche à savoir si les motifs de la décision, lorsqu’on les interprète de cette façon, [traduction] « capturent raisonnablement l’esprit » de l’approche adoptée dans la décision Chirwa à l’égard de la dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. Il incombe au demandeur de démontrer que ce n’est pas le cas : Vavilov, aux para 75, 100.

4) L’agent a raisonnablement adopté la bonne approche dans sa décision

[12] En l’espèce, M. Muti fait valoir que l’agent qui a examiné sa demande n’a pas fait preuve de la compassion nécessaire selon l’approche énoncée dans la décision Chirwa. Pour étayer son allégation, il attire l’attention sur une série de passages dans les motifs de l’agent. Toutefois, selon mon examen, ces passages montrent simplement que l’agent a examiné les faits et les facteurs avancés par M. Muti et qu’il a évalué la mesure dans laquelle ils militaient en faveur de l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. Même si, comme je l’explique ci-dessous, ses motifs ne sont pas exempts d’erreurs, l’agent a tenu compte des faits présentés dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de M. Muti, a évalué les divers facteurs pertinents à la décision relative à cette demande et leur a accordé plus ou moins de poids, et a tiré une conclusion générale sur la question de savoir si les considérations d’ordre humanitaire justifient une dispense des dispositions de la LIPR.

[13] M. Muti renvoie à la décision du juge LeBlanc, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, dans l’affaire Epstein c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1201. Comme en l’espèce, cette affaire portait sur une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par une demanderesse âgée dont les deux filles avaient immigré au Canada : Epstein, au para 3. Le juge LeBlanc a annulé la décision parce que l’agent n’avait pas tenu compte de l’âge de la demanderesse et de sa dépendance envers sa famille au Canada : Epstein, aux para 11‑12. Comme en l’espèce, l’agent dans cette affaire avait fait référence au fait que la séparation était le résultat auquel il fallait s’attendre à la suite de la décision des enfants d’immigrer au Canada : Epstein, au para 14. M. Muti avance que la décision de l’agent dans son dossier devrait également être jugée déraisonnable. Toutefois, selon mon interprétation des motifs du juge LeBlanc, ses réserves étaient attribuables au fait que l’agent avait omis de tenir compte de la situation personnelle de la demanderesse, y compris de sa dépendance affective et physique envers sa famille, sur laquelle la preuve était claire : Epstein, aux para 4, 6, 8, 11‑15. En l’espèce, l’agent a expressément examiné ces questions, notant l’absence de preuve montrant que M. Muti dépendait financièrement de ses fils avant de venir au Canada ou qu’il serait incapable d’habiter dans sa résidence habituelle ou de continuer à voyager.

[14] Comme il a déjà été mentionné, une approche empreinte de compassion ne signifie pas qu’il est interdit à un agent de conclure que certains facteurs ne méritent qu’un poids limité dans l’évaluation globale des considérations d’ordre humanitaire ou de souligner l’absence d’éléments de preuve à l’appui d’une conclusion ferme. Interprétés dans leur ensemble et dans le contexte de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, les motifs de l’agent reflètent selon moi raisonnablement l’esprit de l’approche adoptée dans la décision Chirwa à l’égard de la dispense pour des considérations d’ordre humanitaire.

B. L’hypothèse de l’agent ne rend pas déraisonnable la décision dans son ensemble

[15] M. Muti affirme que les motifs de l’agent [traduction] « reposent sur des conjectures » en insistant sur trois aspects de la décision : i) l’hypothèse de l’agent selon laquelle M. Muti possède des biens et reçoit une pension de retraite; ii) la mention par l’agent de l’existence de liens personnels en Inde; iii) la mention par l’agent d’autres voies possibles d’immigration au Canada. Bien que je convienne que le premier de ces éléments constitue une hypothèse non fondée, je ne crois pas qu’il influe sur le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble.

[16] Pour évaluer les répercussions possibles du rejet de la demande, l’agent a tenu compte de la capacité de M. Muti à retourner vivre en Inde. Dans le cadre de cette évaluation, l’agent a conclu que, puisque M. Muti était un enseignant à la retraite, [traduction] « on peut présumer, en l’absence de preuve du contraire, que le demandeur reçoit une pension de retraite et possède des biens, ce qui lui fournit ainsi les moyens de subvenir à ses besoins en Inde ». Même si l’agent avait le droit de tirer des conclusions de la preuve, y compris des conclusions découlant de l’absence de preuve, celles‑ci doivent être fondées sur des faits : Ayalogu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1055 aux para 19‑21. À mon avis, l’agent a franchi la ligne qui sépare une inférence raisonnée d’une conjecture non étayée puisqu’il a présumé que le demandeur recevait une pension de retraite ou possédait d’autres éléments d’actif en l’absence de preuve du contraire sans faire référence à l’existence de telles pensions de retraite dans le secteur de l’éducation en Inde ni en avoir une connaissance manifeste.

[17] Une critique semblable peut être formulée à l’égard de l’observation de l’agent selon laquelle, en Inde, M. Muti [traduction] « [a] un cercle d’amis, ce qui peut être à son avantage ». La nature personnalisée d’une évaluation fondée sur des considérations d’ordre humanitaire exige de l’agent qu’il tienne compte de ce que montre la preuve au sujet de la situation du demandeur, plutôt que de présumer de l’existence de structures sociales comme des amis. Cela dit, j’estime que cette conjecture est moins problématique que la première, à la fois en raison de la nature limitée de la conclusion de l’agent ([traduction] « peut être à son avantage ») et parce que la preuve montre que, même pendant la courte période qu’il a passée au Canada, M. Muti est devenu un [traduction] « membre essentiel de la communauté dans laquelle il vit » puisqu’il est actif dans des œuvres caritatives et qu’il s’implique dans son temple. Contrairement à ce que prétend M. Muti, je ne crois pas que la conjecture ou l’attente selon laquelle M. Muti a un cercle d’amis en Inde est incompatible avec son témoignage selon lequel il n’a personne pour le [traduction] « soutenir » ou [traduction] « prendre soin de lui » puisque des amis n’assumeraient pas nécessairement un tel rôle.

[18] Quoi qu’il en soit, à mon avis, la conclusion déraisonnable concernant l’existence d’une pension de retraite ou la conclusion discutable concernant les amis, même lorsqu’elles sont examinées conjointement, ne rendent pas la décision déraisonnable dans son ensemble. L’analyse de l’agent sur ce point portait essentiellement sur la capacité de M. Muti à retourner en Inde. Il a raisonnablement conclu que M. Muti n’avait pas présenté d’éléments de preuve importants montrant qu’il serait incapable de le faire. À plusieurs reprises, l’agent a souligné l’absence d’éléments de preuve montrant qu’il lui serait difficile de retourner en Inde ou que ses finances l’empêchaient d’y retourner ou d’y rester. Même si je conviens qu’il était conjectural de supposer l’existence d’une pension de retraite sans preuve, l’analyse de l’agent reposait essentiellement sur le fait que M. Muti n’avait pas produit de preuve montrant qu’il serait, à son retour en Inde, exposé à des difficultés plus importantes que la séparation d’avec sa famille, ce dont l’agent a tenu compte séparément.

[19] À cet égard, M. Muti concède qu’il y a peu d’éléments de preuve sur cette question au dossier puisque sa demande reposait essentiellement sur la question des liens familiaux et du soutien affectif plutôt que sur celle de la nécessité d’avoir un soutien financier. Bien que M. Muti ait déclaré que ses fils le soutenaient financièrement au Canada, cela ne prouve rien sur sa situation financière globale ou sa capacité à vivre en Inde. Je ne pense pas non plus que la seule déclaration contenue dans la lettre de présentation de son consultant en immigration — qui ne contient aucun renseignement détaillé et pour laquelle M. Muti n’a pas présenté de documents à l’appui ou d’éléments de preuve — selon laquelle il [traduction] « n’est pas financièrement indépendant et ne sera pas en mesure de subvenir à ses besoins en Inde » constitue une preuve pertinente de sa situation financière. Dans la mesure où M. Muti a invoqué le fait qu’il n’était pas financièrement indépendant en Inde dans ses considérations d’ordre humanitaire, il lui incombait de fournir des éléments de preuve à l’appui de cette considération. Il était raisonnable pour l’agent de conclure que M. Muti ne s’était pas acquitté de ce fardeau.

[20] Sachant que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une « une chasse au trésor […] à la recherche d’une erreur », j’estime que l’hypothèse de l’agent au sujet de l’existence d’une pension de retraite est une « erreur mineure » qui n’est pas suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, aux para 100, 102.

[21] En ce qui concerne l’analyse faite par l’agent des autres voies qui pourraient permettre à M. Muti de revenir ou d’immigrer au Canada, ce dernier soutient qu’il était inexact de la part de l’agent d’affirmer que [traduction] « ses fils [pouvaient] peut‑être présenter une demande au titre de la catégorie du regroupement familial pour le parrainer » et qu’il était déraisonnable de noter que rien ne prouvait qu’ils avaient pris des mesures à cette fin. M. Muti note que, selon la LIPR et ses règlements d’application, une telle demande ne peut être présentée puisqu’il existe un système de tirage au sort et que l’accueil des demandes repose sur le hasard. Il s’appuie sur la décision Sidhu, dans laquelle le juge Brown a reproché à un agent d’avoir conclu que la demanderesse « p[ouvait] obtenir le statut de résidente permanente depuis l’étranger par des moyens normaux » alors que l’attribution d’un tel statut dépend du hasard et d’un tirage au sort : Sidhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 133 aux para 7‑9.

[22] À mon avis, il n’était pas déraisonnable, dans le contexte de la présente demande, que l’agent fasse référence à la nature des voies dont M. Muti dispose pour rester au Canada comme l’un des facteurs de son évaluation étant donné que ce dernier cherchait essentiellement une dispense lui permettant de ne pas emprunter ces voies. Compte tenu du principe, noté par l’agent, selon lequel les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire ne constituent pas un [traduction] « régime d’immigration parallèle » et vu que la demande de M. Muti mettait en évidence les difficultés personnelles auxquelles il serait exposé si sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était rejetée puisqu’il serait séparé de ses petits‑enfants, il était raisonnable que l’agent tienne compte du contexte complet dans son évaluation, y compris de toute voie réglementaire qui signifierait que M. Muti ne serait pas en fait séparé de ses petits‑enfants. En effet, les observations de l’agent concernant le parrainage peuvent être considérées comme directement liées à la lettre de présentation de M. Muti, qui demandait une dispense [traduction] « du fait que le processus de parrainage n’est pas […] direct et qu’il est possible que le fils du demandeur ne reçoive pas d’invitation à parrainer son père ». L’observation de l’agent selon laquelle rien n’indiquait que les fils avaient pris des mesures en ce sens n’était pas déraisonnable.

[23] Je ne considère pas non plus la simple observation de l’agent selon laquelle les fils de M. Muti « [pouvaient] peut‑être présenter une demande » constitue une exagération inexacte ou déraisonnable de la possibilité de parrainage, même si le processus global exige une déclaration d’intérêt et une invitation à présenter une demande. Cette situation est donc différente des cas où un agent se fie beaucoup à l’existence de voies d’immigration qui ne sont tout simplement pas accessibles à un demandeur : voir Syed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 398 au para 38, faisant la distinction avec Bernabe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 295 aux para 27‑30; voir aussi les décisions Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 686 aux paras 21, 25, et Gonzalez De Barragan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 902 aux para 21, 24, dans lesquelles la Cour a refusé de conclure que la mention d’autres voies d’immigration était déraisonnable.

C. L’agent a raisonnablement analysé l’établissement de M. Muti

[24] M. Muti allègue que l’évaluation faite par l’agent de son établissement était viciée. Il laisse entendre qu’il était étrange que l’agent commence par évaluer son établissement étant donné que ce n’était pas le motif de sa demande et que, de toute façon, l’agent n’a pas énoncé les éléments de preuve dont il avait besoin pour étayer son établissement au Canada compte tenu de son âge. Il soutient également que l’agent n’a pas examiné la preuve de son implication dans la communauté sikhe.

[25] Je ne suis pas de cet avis. Je commence par noter que la lettre du consultant mentionne [TRADUCTION] l’« établissement au Canada » comme le premier des facteurs recensés à l’appui de la demande de M. Muti, de sorte qu’il n’est pas surprenant que l’agent en ait tenu compte en premier lieu dans son analyse. Quoi qu’il en soit, l’ordre dans lequel les facteurs sont examinés ne peut avoir une incidence importante sur le caractère raisonnable d’une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[26] Je ne juge pas non plus déraisonnable le fond de l’analyse faite par l’agent de l’établissement du demandeur. L’agent a conclu que M. Muti aurait [traduction] « réussi à s’établir au Canada et à s’intégrer à la culture canadienne » pendant les trois années qu’il a passées ici. En même temps, sur la foi de la preuve, l’agent a conclu que le degré d’établissement atteint était assez peu élevé et n’était pas complètement déterminant pour l’évaluation. L’agent a fait référence aux éléments de preuve montrant que M. Muti se trouvait avec sa famille et se rendait au temple, où il faisait du bénévolat, mais a raisonnablement noté qu’au‑delà de cela, la preuve n’appuyait pas clairement les efforts déployés par M. Muti pour s’établir. L’agent a plutôt noté que la preuve ne montrait pas que M. Muti serait incapable de s’établir de nouveau en Inde. L’agent n’était pas tenu de mentionner les autres éléments de preuve, si toutefois il en existait, que M. Muti aurait pu présenter pour prouver que son degré d’établissement était plus élevé. Dans l’ensemble, l’agent a donné au facteur de l’établissement de M. Muti [traduction] « un peu de poids » dans l’analyse des considérations d’ordre humanitaire. À mon avis, il s’agit d’une analyse raisonnable qui a tenu compte des éléments de preuve présentés par M. Muti sur la question.

D. L’agent a raisonnablement évalué la question de l’intérêt supérieur des enfants

[27] M. Muti soutient que l’agent n’a pas tenu compte de la preuve de son implication dans la vie de ses petits‑enfants et du lien étroit qui les unit dans son analyse de la question de leur intérêt supérieur. Il renvoie à la preuve déposée à l’appui par l’un des clubs de soccer pour enfants, à son propre témoignage selon lequel il entretenait des liens étroits avec ses petits‑enfants et selon lequel ils voulaient qu’il reste avec eux, ainsi qu’à la preuve montrant qu’il va au temple avec eux.

[28] Je conclus que l’analyse faite par l’agent de la question de l’intérêt supérieur des enfants était raisonnable. L’agent n’était pas tenu de faire référence précisément à chaque aspect de la preuve concernant la relation de M. Muti avec ses petits‑enfants pour rendre une décision raisonnable. Il convient de rappeler que l’analyse de l’intérêt supérieur est centrée sur les enfants et sur la façon dont leur intérêt serait touché plutôt que sur le souhait du demandeur de maintenir une relation avec eux : voir Yang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1237 au para 20. L’agent a reconnu que M. Muti voulait continuer à faire partie de la vie de ses petits‑enfants et qu’ils lui manqueraient, mais a raisonnablement conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour montrer que le départ de M. Muti du Canada nuirait à l’intérêt supérieur des enfants. Je conviens avec le ministre qu’il n’est pas déraisonnable qu’un agent tienne compte du rôle des parents en tant que principaux fournisseurs de soins dans le cadre de l’analyse : Syed, aux para 27‑29.

[29] La conclusion de l’agent doit être examinée dans le contexte de la preuve limitée sur la question et des brèves observations sur l’intérêt supérieur présentées à l’appui de la demande : Vavilov, aux para 127‑128. Ces observations se limitaient à deux courts paragraphes dans la lettre du consultant dans lesquels il était mentionné que les petits‑enfants aimaient M. Muti, qu’ils étaient attachés à lui, qu’ils voulaient qu’il reste et que des photographies avec ses petits‑enfants étaient incluses dans la demande. L’agent a tenu compte de ces observations dans son analyse. Comme dans l’affaire Syed, les motifs de l’agent reflétaient les observations et les éléments de preuve qui lui avaient été présentés : Syed, au para 29.

[30] Je n’accepte pas non plus l’argument de M. Muti selon lequel il était déraisonnable pour l’agent de chercher à savoir si l’intérêt supérieur des enfants serait [traduction] « compromis ». En effet, l’analyse de l’intérêt supérieur implique nécessairement une évaluation de ce qui est dans l’intérêt supérieur de l’enfant et de la question de savoir si, comment et dans quelle mesure cet intérêt supérieur sera compromis si la demande est rejetée. Comme la Cour d’appel l’a fait observer dans l’arrêt Hawthorne, l’examen pertinent doit porter sur « l’incidence […] sur [l’]intérêt supérieur [de l’enfant] » et le « préjudice qui serait causé à son intérêt supérieur actuel » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Hawthorne, 2002 CAF 475 aux para 43‑44.

[31] Après avoir examiné les brèves observations que M. Muti a présentées à l’agent sur l’intérêt supérieur de ses petits‑enfants, la preuve limitée relative à cette question et la décision de l’agent, je conclus que l’analyse faite par l’agent de la question de l’intérêt supérieur était raisonnable dans les circonstances.

IV. Conclusion

[32] Je remercie les deux avocates pour leurs observations respectueuses et utiles. Après avoir examiné ces observations, et pour les motifs qui précèdent, je ne suis pas convaincu que M. Muti s’est acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer que le rejet de sa demande de dispense pour des considérations d’ordre humanitaire était déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[33] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5723-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5723-21

 

INTITULÉ :

BALDEV SINGH MUTI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 SEPTEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

Le 14 DÉCEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Sumeya Mulla

Pour le demandeur

 

Nicole Rahaman

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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