Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20221213


Dossier : IMM-848-22

Référence : 2022 CF 1716

Ottawa (Ontario), le 13 décembre 2022

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

MARLY JASSIEL LEAL GONZALEZ

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse est citoyenne de la Colombie. Elle sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 12 janvier 2022 par la Section de la protection des réfugiés (SPR) rejetant sa demande d’asile au motif d’une possibilité de refuge interne (PRI) à Cali ou à Neiva.

I. Contexte

[2] La demanderesse vivait à Bucaramanga en Colombie et y était membre de CORDATEC, un organisme militant pour la défense de l’environnement, l’eau, les territoires et les écosystèmes colombiens. Elle s’identifie comme une activiste écologique et une « leader sociale ». Advenant un retour en Colombie, la demanderesse craint d’être tuée par les Autodéfenses Gaitanistas de Colombie (AGC) qui l’ont menacée et l’ont agressée physiquement en raison de son engagement au sein de CORDATEC.

[3] L’ensemble des incidents allégués s’est déroulé à Bucaramanga et à San Martin (Cesar) entre août 2017 et juin 2018. En août 2017, la demanderesse a reçu deux appels menaçants. Craignant pour sa vie, elle est déménagée chez son père à Ocana pour quelques semaines avant de retourner à Bucaramanga.

[4] Le 20 novembre 2017, la demanderesse a reçu un autre appel menaçant, et elle s’est alors déplacée à la ville de Riohacha où elle y a habité pendant trois mois. Elle est ensuite retournée à Bucaramanga parce que, selon son témoignage, des personnes bizarres et des étrangers posaient des questions à son sujet aux voisins à Riohacha.

[5] En février 2018, la demanderesse a assisté à une conférence dans la ville de Saint-Martin en tant qu’activiste de CORDATEC. À la suite de sa participation, elle a reçu deux pamphlets contenant des menaces. Le premier pamphlet était signé par les AGC et identifiait la demanderesse comme un « objectif militaire » parmi 17 autres activistes. Le deuxième pamphlet a été glissé sous sa porte à la maison où elle habitait temporairement durant la conférence. Ce dernier menaçait directement la demanderesse et sa famille. La demanderesse s’est alors relocalisée à Barrio Villa Rocio Mosquera pour une courte période avant de retourner à Bucaramanga.

[6] Le 9 juin 2018, la demanderesse a été agressée physiquement par un homme armé qui lui a demandé de cesser son activisme et lui a donné des coups de poing. Néanmoins, la demanderesse est restée à Bucaramanga jusqu’à son départ de la Colombie le 14 septembre 2018.

II. La décision sous contrôle

[7] La SPR rejette la demande d’asile, estimant que (1) la demanderesse n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que ses agents de persécution auraient la motivation de la retrouver dans les PRI proposées, soit Cali et Neiva; et (2) les PRI proposées sont des endroits objectivement raisonnables où la demanderesse pourrait se réinstaller. La SPR a poursuivi son analyse dans le cadre de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR) parce qu’elle considérait que la demande d’asile comporte un lien avec l’un des motifs de la Convention, soit l’opinion politique imputée.

[8] Les conclusions pertinentes de la SPR concernant le premier volet du test relatif à une PRI et à la question de la motivation des agents de persécution sont les suivantes :

  1. Le fait que la demanderesse a pu se relocaliser dans trois différentes villes (Ocana, Riohacha et Mosquera) sans subir de menaces ou d’attaques de la part des agents de persécution alors qu’elle continuait de travailler pour CORDATEC démontre une absence d’intérêt envers la demanderesse dans les PRI proposées.

  2. Les PRI proposées se situent encore plus loin de Bucaramanga et San Martin que les villes d’Ocana, Riohacha et Mosquera, les endroits où la demanderesse a été en mesure de vivre en sécurité.

  3. La demanderesse est restée à Bucaramanga pendant trois mois (juin à septembre 2018) sans recevoir d’autres menaces bien qu’elle ait continué ses activités auprès de CORDATEC. En plus, la demanderesse a accordé une entrevue en tant que militante pour CORDATEC le 22 juin 2018 lors d’un événement-bénéfice « Cinéma au profit des victimes de conflits armés ». La demanderesse a déposé une capture d’écran de son propre compte Twitter où elle a republié une photo d’elle-même à cet événement. Nonobstant cette apparition publique quelques jours après l’attaque de juin 2018, elle n’a pas reçu d’autres menaces.

  4. Elle a également continué à habiter à Bucaramanga avec sa mère au même endroit après l’agression sans être menacée. Par conséquent, la dernière menace remonte à plus de trois ans (2018 à 2021) et l’absence d’incident et de contact par les agents de persécution depuis ce temps démontre une fois de plus l’absence d’intérêt envers la demanderesse.

[9] Quant au deuxième volet du test, le caractère raisonnable des PRI, la SPR note que la demanderesse a seulement évoqué que la Colombie est dangereuse. Bien que la SPR ait reconnu l’existence de la violence en Colombie, elle conclut que la demanderesse n’a pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que sa vie serait en péril en raison de cette violence si elle devait vivre dans les PRI proposées. La criminalité soulevée par la demanderesse n’est pas telle qu’elle rendrait les PRI déraisonnables. La SPR considère aussi la situation personnelle de la demanderesse lors de son analyse du deuxième volet, y compris son âge, sa religion, ses capacités linguistiques et son éducation, ainsi que certains facteurs économiques.

III. Analyse

[10] La demanderesse soutient que la conclusion de la SPR à l’existence des PRI à Cali et à Neiva est déraisonnable.

[11] Les parties conviennent que les motifs et les conclusions de la SPR concernant des PRI viables en Colombie pour la demanderesse sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 23 (Vavilov); Aliaj v Canada (Immigration, Refugees and Citizenship), 2022 FC 1325 au para 8). Je suis du même avis. Lorsque la norme du caractère raisonnable s’applique, la Cour s’intéresse « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov au para 83). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov au para 100).

[12] La demanderesse soulève plusieurs arguments à l’encontre de la décision de la SPR. Toutefois, un seul suffit pour trancher la présente demande de contrôle judiciaire.

[13] La demanderesse reproche à la SPR d’avoir erré dans sa qualification du lien de sa demande d’asile avec la Convention au sens de l’article 96 de la LIPR et dans son évaluation de la preuve et de la motivation des agents de persécution. Plus particulièrement, elle argumente que la SPR a omis de considérer son appartenance au groupe social des « leaders sociaux » en Colombie et que son analyse était indûment étroite. Admettant qu’une opinion politique découle inévitablement de ses actions en tant qu’activiste pour CORDATEC, la demanderesse maintient qu’il ne s’agit pas de l’élément exclusif qui se dégage des faits en l’instance. Elle s’appuie sur les documents du Cartable national pour la Colombie voulant que des leaders sociaux ne puissent pas vivre en sécurité n'importe où dans le pays.

[14] Après examen du dossier, je suis d’accord avec la demanderesse. La SPR a évalué la demande d’asile en vertu de l’article 96 de la LIPR et de l’opinion politique imputée de la demanderesse en raison de ses activités au sein de CORDATEC. Cependant, une opinion politique imputée suggère une opinion qui n’est pas tolérée par les autorités du pays et une crainte de représailles par les autorités de l’État or par les membres d’un parti politique. En l’espèce, la demanderesse craint d’être persécutée par un groupe criminel, et non pas par les autorités colombiennes, découlant de son activisme écologique et de son profil de leader social. Elle s’identifie dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) comme un leader social et ceci n’est pas contesté par la SPR ni le défendeur.

[15] Le profil d’un demandeur et les caractéristiques des agents de persécution sont des facteurs importants dans l’analyse d’une PRI (Montano Alarcon v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 395 au para 48). La SPR ne mentionne pas la déclaration par la demanderesse qu’elle est « une leader sociale [et] une activiste écologique » de CORDATEC. Par conséquent, elle ne fait aucune référence à l’information dans le Cartable national concernant les risques et la persécution des « leaders sociaux » au pays.

[16] Le défendeur soutient que la SPR détermine que la demanderesse n’est pas un leader social sans le dire explicitement, mais cet argument n’est pas convaincant et ne respecte pas le cadre d’analyse de la décision raisonnable.

[17] Le défendeur soutient que les motifs de la SPR démontrent qu’elle a bien saisi le fond et la nature des activités de la demanderesse. Selon le défendeur, bien que la demanderesse se dise leader social dans son formulaire FDA, cette déclaration n’établit pas en soi qu’elle le soit. Je suis d’accord avec le défendeur. Ultimement, il incombe à la demanderesse d’étayer sa demande d’asile à l’aide d’éléments de preuve permettant la SPR de considérer si elle avait le profil de leader social qui l’exposait à un risque partout en Colombie advenant un retour au pays (Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 7 au para 23). Cela étant dit, il incombe également à la SPR de traiter des arguments qu’avance la demanderesse concernant son profil revendiqué et de fournir des motifs à l’appui de sa propre caractérisation de ce profil.

[18] La demanderesse soutient aussi que la SPR n’a pas pris en compte dans son analyse du premier volet du test les courtes périodes qu’elle est restée à Ocana, Riohacha et Mosquera. Elle souligne que la SPR n’a pas considéré la trame factuelle dans ses explications quant à l’identité des étrangers ayant questionné le voisinage à son sujet à Riohacha.

[19] Ces arguments ne sont pas convaincants. J’estime que le premier argument constitue essentiellement une invitation à réévaluer la preuve. Je reconnais que la demanderesse n’est pas d’accord avec les conclusions de la SPR. Toutefois, il ne revient pas à cette Cour de réévaluer et de soupeser la preuve à nouveau pour en arriver à une conclusion qui favoriserait la demanderesse (Vavilov au para 125). Le deuxième argument ne relève pas non plus une erreur révisable. La SPR a demandé à la demanderesse d’expliquer davantage sa détermination selon laquelle les personnes étranges à Riohacha étaient des membres de l’AGC. Le tribunal a considéré son explication, mais a conclu que la demanderesse n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que lesdites personnes étaient les agents de persécution l’ayant retrouvé à Riohacha. À mon avis, il était loisible de la part de la SPR d’en arriver à cette conclusion. Les propositions de la demanderesse étaient de nature spéculative.

[20] Bien que la déférence soit effectivement de mise à l’égard des décisions de la SPR, je suis d'avis que l’omission de la SPR de considérer la déclaration de la demanderesse de son profil comme étant un leader social est une erreur suffisamment importante pour miner la conclusion portant sur la motivation de l’AGC à retrouver la demanderesse et la justification et la transparence de la décision (Vavilov au para 100). Il demeure possible que le résultat soit le même lors du réexamen de l’affaire. Cependant, il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Elle doit être justifiée au regard des faits pertinents, en plus d’être intelligible et de contenir des motifs qui sont compréhensibles (Vavilov au para 86).

[21] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie. Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT AU DOSSIER IMM-848-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section de la protection des réfugiés du 12 janvier 2022 est annulée.

  3. L’affaire est renvoyée devant la Section de la protection des réfugiés pour un nouvel examen par un tribunal constitué différemment.

  4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-848-22

 

INTITULÉ :

MARLY JASSIEL LEAL GONZALEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 novembre 2022

 

jugement et MOTIFS:

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 DÉCEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Me Julie-Anne Desnoyers

 

Pour la partie demanderesse

 

Me Suzon Létourneau

 

Pour la partie défenderesse

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocats Semperlex, S.e.n.c.r.l.

Avocates

Montréal (Québec)

 

Pour la partie demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour la partie défenderesse

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.