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Date : 20221222


Dossier : T-618-22

Référence : 2022 CF 1792

Montréal (Québec), le 22 décembre 2022

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

LOUISE LABROSSE

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Madame Louise Labrosse, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision datée du 23 février 2022 [Décision] en vertu de laquelle l’Agence du revenu du Canada [ARC] a conclu que Mme Labrosse était inadmissible à la Prestation canadienne de la relance économique [PCRE]. L’ARC a refusé la demande de Mme Labrosse au motif qu’elle n’a pas gagné au moins 5 000 $ de revenus nets de travail indépendant en 2019, en 2020 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande, et qu’elle n’a pas eu une baisse de 50% de son revenu hebdomadaire moyen par rapport à l’année précédente pour des raisons liées à la COVID-19.

[2] Mme Labrosse prétend que la Décision est déraisonnable car, selon elle, l’ARC n’a pas calculé son revenu net adéquatement et n’a pas demandé les informations pertinentes quant à la baisse de son revenu. Mme Labrosse soutient également que, contrairement à ce que l’ARC a conclu, elle satisfait les deux critères mentionnés dans la Décision. Mme Labrosse cherche à obtenir une ordonnance de la Cour contraignant l’ARC à ne pas inclure les rajustements fiscaux pour déterminer son revenu net d’un travail indépendant aux fins de l’admissibilité à la PCRE. Elle demande aussi à la Cour d’ordonner à l’ARC d’accepter le dépôt de certains nouveaux documents visant à étayer sa position.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de Mme Labrosse sera acceptée en partie. Tant Mme Labrosse que le procureur général du Canada [PGC] soumettent, pour différentes raisons, que la Décision est déraisonnable. Je partage cet avis, et la Décision sera donc retournée à l’ARC pour que la demande de PCRE de Mme Labrosse soit réexaminée par un nouvel agent de validation. Toutefois, la Cour n’est pas habilitée à rendre les ordonnances plus spécifiques recherchées par Mme Labrosse, car l’admissibilité de nouveaux documents ou les modalités du calcul du revenu net de Mme Labrosse sont des éléments qui relèvent de l’expertise et de la compétence de l’ARC.

II. Contexte

A. Les faits

[4] L’ARC est l’office fédéral responsable de l’administration de la PCRE. Cette prestation était disponible pour toute période de deux semaines comprise entre le 27 septembre 2020 et le 23 octobre 2021 pour les salariés et travailleurs indépendants admissibles qui ont subi une perte de revenus en raison de la pandémie de COVID-19 (Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 [Aryan] au para 2). Les critères d’admissibilité à la PCRE sont prévus et détaillés dans la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12, art 2 [LPCRE]. Ils exigent entre autres que le salarié ou le travailleur indépendant ait gagné au moins 5 000 $ de revenus d'emploi ou de revenus nets de travail indépendant en 2019, en 2020, ou au cours des 12 mois précédant la date de sa dernière demande. De plus, le salarié ou travailleur indépendant doit avoir subi une baisse de 50% de son revenu hebdomadaire moyen par rapport à l’année précédente pour des raisons liées à la COVID-19.

[5] Au cours de l’année 2021, Mme Labrosse fait les demandes requises à l’ARC et obtient la PCRE pour sept périodes de deux semaines entre le 8 novembre 2020 et le 13 mars 2021. Elle reçoit à chaque occasion un montant de 900 $, pour un total de 6 300 $.

[6] Mme Labrosse est sélectionnée pour un examen de son admissibilité à la PCRE. Le 2 novembre 2021, suite au premier examen de son admissibilité, Mme Labrosse reçoit une lettre de la part de l’ARC lui indiquant qu’elle n’est pas éligible aux prestations reçues. Cette lettre indique que Mme Labrosse ne satisfait pas au critère du revenu minimal de 5 000 $ gagné en 2019, en 2020, ou au cours des 12 mois précédant la date de sa dernière demande.

[7] Le 28 novembre 2021, Mme Labrosse transmet à l’ARC une demande écrite de deuxième examen. Elle communique alors son désaccord avec la façon dont l’ARC calcule le revenu net d’un travail indépendant pour déterminer l’admissibilité à la PCRE.

[8] L’agente de deuxième examen, Madame Nadia Belley [Agente], communique par téléphone avec Mme Labrosse le 18 février 2022. Mme Labrosse confirme alors être courtière immobilière depuis 1995 et n’avoir déclaré aucun revenu net en 2019 ou en 2020, puisque ses dépenses sont plus élevées que ses revenus, une fois les rajustements fiscaux pris en compte. L’Agente constate également que, même en considérant ses revenus bruts, Mme Labrosse a, en 2020, un revenu supérieur à celui qu’elle a eu en 2019.

[9] Ainsi, le 23 février 2022, l’ARC transmet sa Décision à Mme Labrosse dans une lettre qui lui indique qu’elle n’est pas éligible aux prestations de PCRE puisqu’elle n’a pas gagné au moins 5 000 $ de revenus nets de travail indépendant en 2019, en 2020 ou au cours des 12 mois précédant la date de sa première demande. La lettre indique également que Mme Labrosse n’est pas admissible pour un deuxième motif, puisqu’elle n’a pas eu une baisse de 50% de son revenu hebdomadaire moyen par rapport à l’année précédente pour des raisons liées à la COVID-19. Il s’agit là d’un critère qui n’avait pas été mentionné lors du premier examen.

[10] Le 21 mars 2022, Mme Labrosse dépose la présente demande de contrôle judiciaire de la Décision.

B. La norme de contrôle

[11] Il est bien acquis que la norme de contrôle applicable en l’espèce est la norme de la décision raisonnable (He c Canada (Procureur général), 2022 CF 1503 [He] au para 20; Lajoie c Canada (Procureur général), 2022 CF 1088 au para 12; Aryan aux para 15–16).

[12] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 85). La cour de révision doit tenir compte « du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov au para 15).

[13] Il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur administratif « doit également, au moyen de ceux-ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [en italique dans l’original] (Vavilov au para 86). Ainsi, le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable s’intéresse tant au résultat de la décision qu’au raisonnement suivi (Vavilov au para 87).

[14] C’est à la partie qui conteste une décision administrative que revient le rôle de démontrer son caractère déraisonnable. La norme de la décision raisonnable exige que la cour de révision fasse preuve de déférence par rapport à l’analyse et aux conclusions qu’obtiennent les décideurs administratifs (Vavilov aux para 13, 46, 75). Une décision ne sera pas infirmée sur la base de simples erreurs superficielles ou accessoires; pour être infirmée, une décision doit plutôt comporter de graves lacunes, telles qu’un raisonnement intrinsèquement incohérent (Vavilov aux para 100–101).

III. Analyse

[15] Dans sa demande de contrôle judiciaire, Mme Labrosse soumet que la Décision est déraisonnable et demande à la Cour d’ordonner à l’ARC de considérer certains documents et d’accepter sa définition de revenu net.

A. Le caractère raisonnable de la Décision

[16] Mme Labrosse et le PGC sont tous deux d’avis que, pour différentes raisons, la Décision est déraisonnable. Je suis d’accord.

[17] Selon Mme Labrosse, la définition du « revenu net » utilisée par l’ARC ne correspond pas à la définition de ce terme à la page web d’informations concernant la PCRE [Page web PCRE]. La Page web PCRE indique en effet que le revenu net d’un travail indépendant est celui qui est obtenu après avoir déduit les dépenses — sans fournir de détails supplémentaires sur ces dernières —, alors que le revenu net utilisé par l’ARC pour déterminer l’admissibilité à la PCRE est apparemment celui qui est obtenu après les rajustements fiscaux. Mme Labrosse soutient que la définition donnée sur la Page web PCRE n’indique aucunement que le revenu net de travail indépendant devait prendre en compte les rajustements fiscaux comme ceux figurant au formulaire T2125 utilisé pour calculer le revenu d’un travail indépendant.

[18] Mme Labrosse fait valoir que son revenu net avant rajustements pour l’année 2019 s’élève à 8 517,25 $; il s’agit là, dit-elle, de son revenu obtenu après déduction de ses dépenses normalement encourues. Ce n’est qu’à la partie 5 du formulaire T2125, qui permet un certain nombre de rajustements applicables uniquement au contexte fiscal, que les frais d’utilisation de la résidence aux fins de l’entreprise sont déduits et ont pour effet de ramener le revenu net de Mme Labrosse à 0 $ dans sa déclaration de revenus pour 2019. Selon Mme Labrosse, il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’un contribuable utilise ce montant pour déterminer son admissibilité à la PCRE, puisqu’un tel rajustement n’est calculé qu’aux fins de l’impôt et n’est pas considéré comme une « dépense » engagée pour gagner un revenu. Il s’agit plutôt d’un rajustement fiscal. De plus, la Page web PCRE n’y réfère aucunement.

[19] Mme Labrosse prétend également que l’ARC n’a pas utilisé les moyens de communication qui étaient à sa disposition pour la rejoindre, ce qui lui a causé un préjudice sérieux en menant à la conclusion de son inadmissibilité. En effet, Mme Labrosse soutient qu’elle n’a pas pu faire valoir sa position à l’ARC. Mme Labrosse maintient que l’ARC a erronément considéré le second critère de la baisse du revenu de 50% puisqu’elle ne lui a pas demandé de pièces justificatives ou d’informations additionnelles. Selon ses dires, l’Agente n’aurait jamais tenté de vérifier auprès d’elle le respect du critère invoqué concernant la baisse de 50% de son revenu hebdomadaire, alors que ce critère n’avait jamais été soulevé lors du premier examen.

[20] Pour sa part, le PGC maintient que les motifs de la Décision ne permettent pas de comprendre comment l’Agente a déterminé le revenu net de Mme Labrosse ni pourquoi l’Agente a utilisé le revenu brut plutôt que le revenu net pour conclure qu’il n’y avait pas eu diminution de 50% des revenus de Mme Labrosse. Pourtant, le paragraphe 3(2) de la LPCRE prévoit expressément que c’est le « revenu moins les dépenses engagées pour le gagner » qui doit être considéré aux fins de l’admissibilité à la PCRE.

[21] Le « rapport de deuxième examen », lequel fait partie des motifs de la Décision (He au para 30; Aryan au para 22), énonce en effet ce qui suit :

Décision :

En 2019 T4A 26 578.13$ BRUT

En 2020 T4A 27 110.00$ BRUT

La contribuable mentionne avoir plus de dépenses et ne pas avoir de revenu net. N’a pas le critère de 5 000$ de revenu Net en 2019, 2020 ou au cours des 12 derniers mois.

Même en considérant le revenu Brut, la contribuable a un revenu supérieur en 2020 qu’en 2019.

Non admissible à toutes les périodes de PCRE demandées et reçues.

[22] Selon le PGC, et je partage cette opinion, il ne fait aucun doute que ces motifs sont insuffisants pour appuyer la Décision. D’abord, ils ne permettent pas de comprendre pourquoi l’Agente s’est écartée du paragraphe 3(2) de la LPCRE en ce qui concerne le calcul du revenu net et de la baisse de revenu hebdomadaire en regard de ce revenu net. L’Agente fait uniquement mention du revenu brut de Mme Labrosse, qui est supérieur en 2020 à ce qu’il était en 2019, sans expliquer en quoi la considération du revenu brut était pertinente, alors que la disposition législative applicable prescrit très clairement que c’est le revenu net qui doit être considéré à cette étape.

[23] Il est vrai que l’Agente mentionne que les revenus nets déclarés par Mme Labrosse sont nuls en 2019 et en 2020. Dans les circonstances, l’Agente semble croire que la considération du revenu brut est à l’avantage de Mme Labrosse, puisque le critère normalement applicable ne lui permet pas de déclarer Mme Labrosse admissible à la PCRE. Cependant, l’Agente omet d’aborder les arguments et documents transmis par Mme Labrosse quant à la méthode de calcul de son revenu net. En effet, dans sa lettre du 28 novembre 2021, Mme Labrosse avait formulé son désaccord quant à la manière de calculer le revenu net, et avait fourni à l’ARC des détails sur ses dépenses et son revenu net de travailleuse indépendante. Or, rien dans la Décision ou dans le rapport de deuxième examen ne permet de conclure que l’ARC a considéré les arguments de Mme Labrosse ou les tableaux de revenus et dépenses d’entreprise qu’elle a soumis. La Décision est tout à fait muette sur ces éléments de preuve. Dans la même veine, l’Agente ne considère aucunement le texte même de la LPCRE, qui définit le revenu de la personne qui exécute un travail pour son compte comme étant « son revenu moins les dépenses engagées pour le gagner » (LPCRE au para 3(2)). Ce qui devait guider l’ARC pour calculer le revenu d’un travail indépendant donnant ouverture à la PCRE, c’est d’abord et avant tout cette définition établie par le législateur, qui ne semble pas nécessairement épouser la notion de revenu net utilisé dans les déclarations fiscales.

[24] Enfin, les motifs de la Décision ne permettent pas non plus à la Cour de comprendre pourquoi, avant de rendre la Décision, l’Agente n’a pas demandé de documents ou d’informations additionnelles à Mme Labrosse concernant le critère de la baisse de revenu de 50%. Ce critère n’avait aucunement été retenu ou mentionné dans le premier examen de la demande de Mme Labrosse. Dans de telles circonstances, la Décision ne peut, encore une fois, être considérée comme intelligible, justifiée et transparente (Vavilov au para 95).

[25] À mon avis, la conjugaison de tous ces éléments suffit pour rendre la Décision déraisonnable et justifier l’intervention de la Cour.

[26] L’ARC se devait d’expliquer sa Décision, et elle ne l’a pas fait en l’espèce. Depuis l’arrêt Vavilov, une attention particulière doit désormais être portée au processus décisionnel et à la justification des décisions administratives. Un des objectifs préconisés par la Cour suprême du Canada dans l’application de la norme de la décision raisonnable est de « développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (Vavilov aux para 2, 143). Il ne suffit pas que la décision soit justifiable, et le décideur administratif doit également « justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [en italique dans l’original] (Vavilov au para 86). En fin de compte, la cour de révision doit « s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur » et déterminer « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99). Les motifs donnés par les décideurs administratifs constituent désormais le mécanisme principal par lequel ces derniers démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision (Vavilov au para 81). Ils servent à « expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause », à démontrer que « la décision a été rendue de manière équitable et licite » et à se prémunir contre « la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public » (Vavilov au para 79). En d’autres mots, ce sont les motifs qui permettent de démontrer qu’une décision est justifiée.

[27] Or, dans le cas de Mme Labrosse, les motifs de l’ARC ne justifient pas la Décision de manière transparente et intelligible. Ils suggèrent au contraire que l’ARC semble avoir fait abstraction du langage même de la LPCRE au niveau du revenu net et de l’information qui se trouve à la Page web PCRE, qu’elle n’a pas suivi un raisonnement rationnel, cohérent et logique dans son analyse, et qu’elle a omis de répondre aux arguments et documents de Mme Labrosse. La Décision n’est donc pas conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur le résultat et la question en litige (Vavilov aux para 105–107).

[28] Je reconnais que les motifs d’une décision administrative n’ont pas à être exhaustifs. En effet, la norme de contrôle de la décision raisonnable ne porte pas sur le degré de perfection de la décision, mais plutôt sur son caractère raisonnable (Vavilov au para 91). En revanche, il faut quand même que les motifs soient compréhensibles et justifient la décision administrative. Un décideur administratif a le devoir d’expliquer son raisonnement dans ses motifs (Farrier c Canada (Procureur général), 2020 CAF 25 au para 32). Certes, le peu de détails donnés dans une décision ne la rend pas nécessairement déraisonnable, mais encore faut-il que les motifs permettent à la Cour de comprendre le fondement de la décision contestée et de déterminer si la conclusion tient la route. Pour les raisons qui précèdent, je conclus que ce n’est pas le cas de la Décision qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire.

B. Admissibilité des éléments de preuve

[29] Par ailleurs, Mme Labrosse tente de présenter à la Cour certains éléments de preuve qui, à son avis, permettent d’établir qu’elle respecte le critère de la baisse de 50% de ses revenus hebdomadaires. Ces preuves sont contenues dans quatre annexes jointes à son affidavit, soit les Annexes 16, 17, 18 et 20. Une demande similaire est faite pour les Annexes 4, 5, 6, 7 et 9 de son affidavit, qui contiennent des documents relatifs à ses revenus et dépenses. Les Annexes en question regroupent des copies du formulaire T2125 et l’état de revenus et dépenses de Mme Labrosse pour 2019 et 2020, de même que des tableaux montrant les revenus hebdomadaires moyens de courtage de Mme Labrosse. Ces documents ne se trouvaient pas devant l’ARC lorsque la Décision a été rendue. Mme Labrosse demande aujourd’hui à la Cour de les accepter et de les considérer dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire.

[30] Comme je l’ai expliqué lors de l’audience, la Cour ne peut pas accepter ces documents dans le cadre d’un contrôle judiciaire comme celui-ci.

[31] Il est bien établi que, lors d’un contrôle judiciaire, la règle générale veut que la cour de révision ne puisse examiner que les documents dont disposait le décideur administratif, à quelques exceptions près (Gittens c Canada (Procureur général), 2019 CAF 256 au para 14; Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [AUCC] aux para 19–20; Aryan au para 42). Ces exceptions s’appliquent notamment aux documents qui : 1) fournissent des renseignements généraux susceptibles d’aider la cour de révision à comprendre les questions en litige; 2) font état de vices de procédure ou de manquements à l’équité procédurale dans la procédure administrative; ou 3) font ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur (Tsleil‐Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 au para 98; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 aux para 23–25; AUCC aux para 19–20; Nshogoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1211 aux para 16–18). Il est clair que les documents que Mme Labrosse souhaiterait déposer devant la Cour ne rencontrent aucune de ces exceptions.

[32] Je rappelle que le but premier d’un contrôle judiciaire est de contrôler des décisions administratives, et non pas de trancher, par un procès de novo, des questions qui n’ont pas été examinées de façon adéquate sur le plan de la preuve devant le décideur administratif compétent (Cozak c Canada (Procureur général), 2022 CF 1351 au para 22). Une demande de contrôle judiciaire n’est pas un appel.

[33] Puisque les Annexes de Mme Labrosse n’ont pas été présentées à l’Agente, la Cour, dans son exercice du contrôle judiciaire, ne peut pas les examiner pour déterminer le caractère raisonnable ou la légalité de la Décision (Fortier c Canada (Procureur général), 2022 CF 374 au para 17). Ils ne font pas partie du dossier faisant l’objet du contrôle judiciaire. Qui plus est, dans l’ordonnance de la Cour rendue le 19 juillet 2022, la juge adjointe Steele a précisément refusé la production des Annexes 16, 17, 18 et 20 au motif qu’elles ne satisfont pas le critère préliminaire d’admissibilité dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire. Mme Labrosse n’a pas porté cette ordonnance en appel dans le court délai de 10 jours prescrit par les Règles des Cours fédérales, DORS/98‐106, et elle ne peut aujourd’hui remettre cette décision en question.

[34] À tout événement, comme je l’ai précisé lors de l’audience, ceci ne change rien au sort de la Décision, car je n’ai pas besoin de ces Annexes pour conclure à son caractère déraisonnable.

[35] J’ajoute enfin, comme le PGC l’a indiqué à juste titre dans ses représentations écrites, que, puisque la présente demande de contrôle judiciaire est acceptée, Mme Labrosse pourra soumettre ces documents au nouvel agent de validation qui se chargera du réexamen de son dossier, et faire valoir ses arguments à leur égard. Il faut en effet faire une distinction entre le dossier que la Cour peut examiner dans le présent contrôle judiciaire et le dossier que Mme Labrosse pourra présenter lors du troisième examen de sa demande de PCRE qui interviendra suite au présent jugement. Je m’arrête un instant pour souligner que, dans son document procédural concernant la détermination de l’admissibilité à la PCRE et à d’autres prestations canadiennes d’urgence pour ses agents (lequel document fait partie du dossier certifié du tribunal), l’ARC précise elle-même que, parmi les preuves acceptables de revenus d’un travail indépendant, figure une « liste des dépenses appuyant le résultat net de revenus » et « tout autre document justificatif ».

C. Les redressements appropriés

[36] La dernière question à traiter est la demande de Mme Labrosse visant à obtenir une ordonnance de la Cour forçant l’ARC à calculer le revenu net sans tenir compte des rajustements fiscaux. Mme Labrosse demande également à la Cour d’intervenir pour que l’ARC accepte le dépôt des Annexes 16, 17, 18 et 20.

[37] Je dois décliner ces demandes, car ce n’est pas le rôle d’une cour de justice, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, de rendre de telles ordonnances. En effet, rares sont les cas où une cour de révision peut contraindre un décideur administratif à opter pour une conclusion ou un processus précis. Le redressement habituel, lorsque la Cour ne peut maintenir une décision administrative, consiste à l’annuler et à la renvoyer au décideur pour qu’il procède à un nouvel examen. Le contrôle d’une décision en vertu de la norme de la décision raisonnable ne permet pas à la Cour de déterminer elle-même la décision qu’aurait dû ou pu rendre le décideur administratif (Vavilov au para 83; He au para 35).

[38] Dans Vavilov, la Cour suprême a souligné qu’une cour de révision possède une certaine discrétion et latitude quant à la réparation à accorder lorsqu’elle casse une décision déraisonnable d’un décideur administratif, la majorité y allant d’une mise en garde contre le « va-et-vient interminable de contrôles judiciaires et de nouveaux examens » (Vavilov aux para 140–142). Ainsi, il peut parfois être indiqué de refuser de renvoyer une affaire à un décideur administratif « lorsqu’il devient évident aux yeux de la cour, lors de son contrôle judiciaire, qu’un résultat donné est inévitable, si bien que le renvoi de l’affaire ne servirait à rien » (Vavilov au para 142; Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada‐Terre‐Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202 aux pp 228–230; Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 [Société canadienne des auteurs] aux para 99–100). Ceci peut aussi être le cas lorsque la correction de l’erreur n’aurait pas modifié le résultat existant et n’aurait aucune conséquence pratique, ou lorsqu’une seule conclusion est en fait possible (Mines Alerte Canada c Canada (Pêches et Océans), 2010 CSC 2 au para 52; Robbins c Canada (Procureur général), 2017 CAF 24 [Robbins] aux para 16–22). Cette discrétion d’accorder ou de ne pas accorder de réparation existe tant dans le contexte d’erreurs procédurales qu’en présence d’erreurs substantives (Société canadienne des auteurs au para 99).

[39] Toutefois, a précisé la Cour suprême, le pouvoir discrétionnaire des cours de révision en matière de réparation doit être exercé avec retenue, car le choix de la réparation doit notamment « être guidé par la raison d’être de l’application de [la norme de la décision raisonnable], y compris le fait pour la cour de révision de reconnaître que le législateur a confié le règlement de l’affaire à un décideur administratif, et non à une cour » (Vavilov au para 140). Ainsi, lorsque la décision contrôlée selon la norme de la décision raisonnable ne peut être confirmée, il conviendra, la plupart du temps, de renvoyer l’affaire au décideur administratif pour qu’il revoie la décision à la lumière des motifs donnés par la cour, et qu’il détermine alors s’il arrive au même résultat ou à un résultat différent (Vavilov au para 141; Société canadienne des auteurs au para 99; Robbins au para 17; Laramée c Bénard, 2022 CF 1653 aux para 46–52).

[40] Puisque la norme de la décision raisonnable loge à l’enseigne de la déférence et du respect de la légitimité et de la compétence des décideurs administratifs dans leur domaine d’expertise, la discrétion des cours de révision de ne pas retourner une décision déraisonnable au décideur administratif pour réexamen doit donc s’exercer soigneusement, avec prudence et parcimonie, et se limiter aux rares cas où le contexte ne peut qu’inéluctablement mener à un seul résultat et où l’issue ne laisse aucun doute. Ces situations font plutôt figure d’exceptions (Quele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 108 aux para 32–34; Dugarte de Lopez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 707 [Dugarte de Lopez] aux para 29–35).

[41] J’estime qu’il ne s’agit pas ici d’une situation d’exception où, après avoir conclu au caractère déraisonnable de la Décision, je devrais exercer mon pouvoir discrétionnaire pour dicter à l’ARC comment elle devrait traiter la nouvelle preuve de Mme Labrosse et interpréter le concept de revenu net dans le contexte de la PCRE. L’administration de la PCRE relève de l’expertise de l’ARC. Il n’appartient pas à la Cour d’indiquer à cette dernière comment doit s’opérer le calcul du revenu net ni de l’obliger à accepter certains documents dans le cadre de son évaluation. De tels remèdes ne sont pas appropriés dans le cadre d’un contrôle judiciaire en vertu de la norme de la décision raisonnable, qui demande aux cours de révision de faire preuve de déférence et de respect envers la compétence des décideurs administratifs dans leur domaine d’expertise (Dugarte de Lopez au para 32).

[42] C’est à l’ARC, et non à la Cour, qu’il incombera de faire ces déterminations, à la lumière, bien sûr, des présents motifs, de la preuve qui sera devant elle et du langage utilisé par le législateur au paragraphe 3(2) de la LPCRE. Je ne peux pas usurper l’autorité décisionnelle que le législateur a confiée au décideur administratif sur la question. Il convient cependant de noter qu’en procédant comme elle l’a fait dans la Décision, l’ARC a privé Mme Labrosse d’une véritable possibilité de réexamen de sa demande de PCRE. Le renvoi de la Décision à l’ARC pour un nouvel examen vise précisément à rétablir cette possibilité (Dugarte de Lopez au para 35).

IV. Conclusion

[43] Pour les raisons qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire de la Décision de l’ARC est accueillie en partie. Aux termes de la norme de la décision raisonnable, les motifs de la Décision devaient démontrer que les conclusions de l’ARC étaient fondées sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiées au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur administratif est assujetti. Ce n’est pas le cas en l’espèce. Cependant, les ordonnances spécifiques demandées par Mme Labrosse ne peuvent pas être accordées. La Décision est plutôt annulée et la demande de PCRE de Mme Labrosse est retournée à l’ARC pour qu’un agent différent procède à un nouvel examen de l’admissibilité de Mme Labrosse à la PCRE, à la lumière des présents motifs.

[44] Compte tenu de ces conclusions, il n’est pas nécessaire de traiter des autres points en litige soulevés par la présente demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT au dossier T-618-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie.
  2. La décision rendue le 23 février 2022 déclarant la demanderesse inadmissible à la Prestation canadienne de la relance économique est annulée.
  3. La demande de deuxième examen de la demanderesse est retournée à l’ARC pour qu’un nouvel agent de validation la reconsidère sur la base des présents motifs, en tenant notamment compte des nouveaux documents que la demanderesse pourra présenter sur le calcul de son revenu net.
  4. Aucuns dépens ne sont accordés.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-618-22

INTITULÉ :

LOUISE LABROSSE c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 décembre 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 22 décembre 2022

COMPARUTIONS :

Mme Louise Labrosse

Pour lA demandeRESSE

POUR SON PROPRE COMPTE

Me Anna Kirk

Pour lE défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour lE défendeUr

 

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