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Date : 20230105


Dossier : T-1867-21

Référence : 2023 CF 7

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

JANSSEN INC.

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Janssen Inc. [Janssen] à l’égard de la décision [la décision], datée du 10 novembre 2021, par laquelle le ministre de la Santé [le ministre] a conclu que le vaporisateur nasal SPRAVATO (chlorhydrate d’eskétamine) [SPRAVATO] n’était pas une « drogue innovante » au sens du paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement sur les aliments et drogues, CRC, c 870 [le Règlement] et ne pouvait donc pas bénéficier de la protection des données.

II. Contexte

[2] La demanderesse, Janssen, est une fabricante et une vendeuse de produits pharmaceutiques au Canada. Un de ces produits est SPRAVATO.

[3] La demanderesse et ses sociétés affiliées ont mis au point SPRAVATO pour le traitement des troubles dépressifs majeurs [TDM]. SPRAVATO vise à répondre aux besoins des patients qui souffrent de TDM qui ont essayé au moins deux antidépresseurs différents de dose et de durée adéquate au cours de l’épisode dépressif actuel sans obtenir une amélioration adéquate de leurs symptômes ou qui subissent un épisode modéré à sévère de TDM, qui, selon le jugement clinique, nécessite des soins psychiatriques urgents.

[4] L’ingrédient médicinal de SPRAVATO est l’eskétamine, présente sous forme de chlorhydrate d’eskétamine. Le chlorhydrate d’eskétamine est un énantiomère du chlorhydrate de kétamine. Le ministre a déjà approuvé des drogues contenant le chlorhydrate de kétamine.

[5] Le ministre a approuvé la vente de SPRAVATO au Canada le 20 mai 2020. Avant cette approbation, le 25 avril 2019, le ministre avait conclu que SPRAVATO n’était pas une « drogue innovante » au sens du paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement. Janssen a demandé le contrôle judiciaire de cette décision. La Cour d’appel a confirmé la décision du ministre (Janssen Inc. c Canada (Procureur général), 2021 CAF 137 [SPRAVATO 2021]). La Cour d’appel a conclu que la décision du ministre était conforme à la jurisprudence selon laquelle les énantiomères de médicaments déjà approuvés n’étaient pas visés par la définition de « drogue innovante » prévue au paragraphe C.08.004.1(1) (Takeda Canada Inc. c Canada (Santé), 2013 CAF 13 aux para 121‑122 [Takeda]).

[6] Après la décision initiale du ministre, l’Accord Canada-États-Unis-Mexique [l’ACEUM] a remplacé, le 1er juillet 2020, l’Accord de libre-échange nord-américain [l’ALENA].

[7] Dans le litige porté devant notre Cour concernant la décision initiale du ministre, Janssen n’a pas demandé à la Cour d’interpréter le Règlement d’une manière compatible avec l’ACEUM. Janssen a toutefois tenté de présenter de nouveaux éléments de preuve pour faire valoir cet argument en appel, mais la Cour d’appel a refusé d’admettre ces éléments car une telle admission serait incompatible avec les principes directeurs régissant les appels des décisions portant sur une demande de contrôle judiciaire (SPRAVATO 2021, aux para 45‑58).

[8] En octobre 2020, Janssen a écrit au ministre pour lui demander de considérer SPRAVATO comme une « drogue innovante » et d’accorder la protection des données au médicament étant donné que le Canada avait mis en œuvre l’ACEUM et que, même si le libellé de la définition de « drogue innovante » figurant dans le Règlement n’a pas changé, le ministre devait désormais interpréter le Règlement d’une manière compatible avec l’ACEUM.

[9] Le 10 novembre 2021, le ministre a rejeté la demande de Janssen. Il a conclu qu’il n’était pas approprié que Janssen demande une nouvelle évaluation de l’admissibilité de SPRAVATO à la protection des données puisque l’article C.08.004.1 prévoit que cette admissibilité doit être déterminée au moment de l’approbation du médicament. Le ministre a ajouté que, même s’il était approprié de réévaluer la protection des données, SPRAVATO ne répondait toujours pas à la définition de « drogue innovante ».

[10] Janssen est d’avis que les décisions du ministre sont entachées d’un vice fatal. Elle soutient que le ministre était tenu de réexaminer la décision initiale selon laquelle SPRAVATO ne constituait pas une drogue innovante et que l’interprétation du Règlement par le ministre est incompatible avec les principes d’interprétation législative et est donc déraisonnable.

[11] Janssen cherche à obtenir les mesures de réparation suivantes :

  1. Une ordonnance annulant la décision et obligeant le Bureau des présentations et de la propriété intellectuelle [le BPPI] de Santé Canada à accorder la protection des données à SPRAVATO en application de l’article C.08.004.1 du Règlement et à l’ajouter au Registre des drogues innovantes à compter du 1er juillet 2020.

  2. Un jugement déclaratoire portant que SPRAVATO constitue une « drogue innovante » et est admissible à la protection des données en application de l’article C.08.004.1 du Règlement à compter du 1er juillet 2020, la période de protection des données commençant le 20 mai 2020.

  3. Une injonction empêchant le ministre d’accepter toute présentation de drogue nouvelle, tout supplément à une présentation de drogue nouvelle, toute présentation abrégée de drogue nouvelle de tout fabricant qui présente une demande d’avis de conformité d’une drogue nouvelle fondée sur une comparaison directe ou indirecte entre la drogue nouvelle et SPRAVATO, jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue concernant la présente demande de contrôle judiciaire et tout appel de cette décision.

  4. Les dépens

III. Décision faisant l’objet du présent contrôle

[12] Comme on l’a vu, le ministre a refusé la demande de réexamen présentée par Janssen dans une décision datée du 10 novembre 2021. Les motifs du refus ont été communiqués par le BPPI.

[13] Le BPPI a énoncé deux motifs pour justifier le refus de la demande de Janssen. En premier lieu, le ministre a conclu qu’il n’était pas approprié de réévaluer l’admissibilité de SPRAVATO à la protection des données en raison de l’entrée en vigueur de l’ACEUM, car, selon le cadre réglementaire, l’admissibilité à la protection des données est déterminée au moment où le premier avis de conformité [AC] est délivré. En deuxième lieu, le ministre a conclu que, même si une réévaluation était appropriée, SPRAVATO ne répondait pas à la définition de « drogue innovante » prévue au paragraphe C.08.004.1(1).

[14] Le BPPI a d’abord examiné le cadre réglementaire prévoyant la protection des données pour les drogues innovantes au Canada, comme suit :

  1. Il a exposé le processus de délivrance d’un AC par le ministre. Les médicaments de marque entrent sur le marché canadien conformément à l’article C.08.002 du Règlement au moyen d’une présentation de drogue nouvelle [PDN], et les médicaments génériques entrent sur le marché conformément à l’article C.08.002.1 du Règlement par une comparaison avec le médicament de marque dans une présentation abrégée de drogue nouvelle [PADN].

  2. La nature de la protection des données accordée à une « drogue innovante » est définie au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement. En vertu de l’alinéa C.08.004.1(3)a) du Règlement, un fabricant qui demande la délivrance d’un AC sur la base d’une comparaison avec une « drogue innovante » ne peut déposer sa présentation de drogue avant l’expiration d’un délai de six ans suivant la date à laquelle l’AC a été délivré pour la « drogue innovante » [la période sans dépôt]. De même, en vertu de l’alinéa C.08.004.1(3)b) du Règlement, le ministre ne peut délivrer un AC pour une drogue de comparaison pendant un délai de huit ans suivant la date à laquelle l’AC a été délivré pour la « drogue innovante » [la période sans commercialisation]. Le paragraphe C.08.004.1(9) du Règlement prévoit que le ministre tient un registre des drogues innovantes.

  3. Les dispositions relatives à la protection des données servent à mettre en œuvre diverses dispositions des traités. Le paragraphe 30(3) de la Loi sur les aliments et drogues, LRC (1985), c F-27 [la Loi] permet au gouverneur en conseil de prendre des règlements pour la mise en œuvre des articles 20.48 et 20.49 de l’ACEUM ou du paragraphe 3 de l’article 39 de l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce [l’AADPI] figurant à l’annexe 1C de l’Accord instituant l’Organisation mondiale du commerce. Le paragraphe C.008.004.1(2) du Règlement prévoit expressément que les dispositions relatives à la protection des données ont pour objet de mettre en œuvre ces obligations internationales. Même si cela n’est pas expressément précisé dans le Règlement, elles mettent également en œuvre l’article 20.29 de l’Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne [l’AECG].

[15] Le BPPI a conclu qu’il était inapproprié d’examiner la question de savoir si SPRAVATO constituait une « drogue innovante » au sens du paragraphe C.08.004.9(1) à un moment donné après la délivrance de l’AC. Le BPPI souligne que les dispositions du Règlement relatives à la protection des données prévoient que la période de protection commence le jour où le ministre délivre un AC à un innovateur. Cela assure stabilité et prévisibilité sur le marché pharmaceutique canadien pour les innovateurs et les fabricants de médicaments génériques.

[16] De plus, le BPPI a fait observer que les obligations internationales du Canada en vertu de l’ACEUM et de l’AECG énoncent seulement que le Canada est tenu d’assurer la protection des données à compter de la date de l’approbation de la commercialisation du nouveau produit pharmaceutique.

[17] Le BPPI a conclu que Janssen ne pouvait pas obtenir un examen relativement à la protection des données de son médicament. Janssen a déposé la PDN pour SPRAVATO le 10 décembre 2018 et a reçu l’AC le 20 mai 2020. L’ACEUM est venu remplacer l’ALENA le 1er juillet 2020 et l’ACEUM n’était donc pas en vigueur au moment où un AC a été délivré à l’égard de SPRAVATO. Étant donné qu’il avait déjà examiné l’admissibilité de SPRAVATO dans sa décision du 25 avril 2019 et déterminé que ce médicament n’était pas admissible, le BPPI n’avait aucune raison de réexaminer cette décision.

[18] Le BPPI a conclu en outre que, s’il était approprié de réévaluer l’admissibilité de SPRAVATO à la protection des données en vertu de l’ACEUM, SPRAVATO serait toujours inadmissible à la protection des données en vertu du Règlement.

[19] Le BPPI a fait observer que, même si le contexte des obligations internationales du Canada est utile et important, c’est le Règlement qui est en fin de compte le mécanisme qui les incorpore dans le droit canadien.

[20] Après avoir examiné le libellé de l’article 20.49 de l’ACEUM, du paragraphe 3 de l’article 39 de l’AADPI et du paragraphe 1 de l’article 20.29 de l’AECG, le BPPI a conclu que la définition de « drogue innovante » au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement était conforme à ces traités.

[21] Le BPPI a fait observer qu’aucun changement important n’avait été apporté au Règlement à la lumière de l’ACEUM. L’Accord Canada-États-Unis-Mexique – Énoncé des mesures de mise en œuvre du Canada [l’Énoncé des mesures de mise en œuvre], qui énonce l’interprétation de l’ACEUM faite par le Canada, prévoit expressément qu’aucun changement ne sera nécessaire au régime canadien de protection des données d’essais ou autres données non divulguées. De plus, le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation, DORS/SOR/2020-74, Partie II de la Gazette du Canada, vol 154, no 9 [le REIR], qui accompagnait les modifications apportées au Règlement, n’indiquait pas qu’il était nécessaire de modifier les dispositions relatives à la protection des données, sauf pour remplacer les renvois à l’ALENA par des renvois à l’ACEUM. Le REIR indique que le Canada a considéré que ses obligations relatives à la protection des données en vertu de l’ACEUM étaient semblables à celles en vertu de l’ALENA.

[22] Selon le BPPI, cela signifiait que le Règlement tel qu’il existait lorsque l’ALENA était en vigueur était conforme à l’ACEUM et que l’interprétation de la définition de « drogue innovante » au paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement n’avait pas changé.

[23] Par conséquent, le BPPI a confirmé que sa conclusion du 25 avril 2019, selon laquelle l’ingrédient médicinal de SPRAVATO, le chlorhydrate d’eskétamine, est un énantiomère du chlorhydrate de kétamine, était toujours valide et permet de régler la demande de Janssen.

IV. Questions en litige

  1. La demanderesse a-t-elle irrégulièrement présenté de nouveaux éléments de preuve dans le cadre du contrôle judiciaire?

  2. La décision était-elle raisonnable?

  • (1)Le ministre a-t-il commis une erreur lorsqu’il a conclu que SPRAVATO ne constitue pas une « drogue innovante » au sens du paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement?

  • (2)Le ministre a-t-il commis une erreur lorsqu’il a conclu que le moment pertinent pour déterminer l’admissibilité à la protection des données était le moment où l’AC a été délivré à l’égard de SPRAVATO?

V. Norme de contrôle

[24] La norme de contrôle applicable à l’interprétation du Règlement par le ministre est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 115 [Vavilov]).

VI. Analyse

A. La demanderesse a-t-elle irrégulièrement présenté de nouveaux éléments de preuve dans le cadre du contrôle judiciaire?

[25] Janssen a présenté trois affidavits dont les souscripteurs proviennent de pays étrangers, qui décrivent le processus par lequel SPRAVATO a été approuvé et s’est vu accorder la protection des données dans ces pays [les affidavits relatifs aux pays étrangers] :

  1. Affidavit de Jadwiga Martynowicz (États-Unis);

  2. Affidavit de Sarah Forest (Union européenne);

  3. Affidavit de Natalie Kingston (Australie).

[26] Les affidavits relatifs aux pays étrangers fournissent des éléments de preuve concernant le caractère innovant de SPRAVATO et présentent les procédures et les lois étrangères qui accordent la protection des données à SPRAVATO.

[27] Le BPPI ne disposait pas de ces éléments de preuve lorsqu’il a rendu la décision.

[28] En l’absence de certaines exceptions limitées, une cour de révision qui effectue un contrôle judiciaire est liée par le même dossier que celui dont disposait le décideur (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 20).

[29] Les affidavits relatifs aux pays étrangers ne correspondent à aucune des exceptions applicables et la Cour n’en tiendra pas compte. Ils ne servent pas à mettre en évidence des vices de procédure et ils vont au-delà de la simple fourniture de renseignements généraux. Ils portent plutôt sur les procédures décisionnelles d’organismes étrangers de réglementation de la santé.

[30] Rien dans les affidavits relatifs aux pays étrangers n’aidera la Cour à évaluer le caractère raisonnable de la décision du BPPI à la lumière du dossier dont le BPPI disposait.

B. La décision était-elle raisonnable?

(1) Le ministre a-t-il commis une erreur lorsqu’il a conclu que SPRAVATO ne constitue pas une « drogue innovante » au sens du paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement?

[31] Le paragraphe 30(3) de la Loi permet au gouverneur en conseil de prendre des règlements pour mettre en œuvre les obligations internationales du Canada en vertu des articles 20.48 et 20.49 de l’ACEUM et du paragraphe 3 de l’article 39 de l’AADPI.

[32] Le paragraphe C.08.004.1(1) du Règlement définit une « drogue innovante » aux fins de protection des données :

[33] Le paragraphe C.08.004.1(2) du Règlement confirme que l’article C.08.004.1 a pour objet de mettre en œuvre les articles 20.48 et 20.49 de l’ACEUM et le paragraphe 3 de l’article 39 de l’AADPI. De plus, même si cet objet n’est pas expressément énoncé, le Règlement sert également à mettre en œuvre l’article 20.29 de l’AECG.

[34] Selon l’article 20.48 de l’ACEUM, le Canada accepte d’assurer la protection des données à l’égard d’un « nouveau produit pharmaceutique ». L’article 20.49 de l’ACEUM définit un « nouveau produit pharmaceutique » comme suit :

[35] Avant l’ACEUM, la Loi et le Règlement mettaient en œuvre le paragraphe 5 de l’article 1711 de l’ALENA. Le paragraphe 1 de l’article 20.29 de l’AECG, le paragraphe 5 de l’article 1711 de l’ALENA et le paragraphe 3 de l’article 39 de l’AADPI utilisent chacun un libellé qui renvoie plutôt à la protection des données pour les produits pharmaceutiques qui « comportent des entités chimiques nouvelles ».

[36] Selon Janssen, le changement de libellé, aux termes duquel on passe de l’octroi d’une protection des données aux drogues qui « comportent des entités chimiques nouvelles » à l’octroi d’une protection aux drogues qui « ne contien[nen]t pas d’entité chimique faisant l’objet d’une approbation antérieure », a modifié de manière importante la signification de la « drogue innovante » visée au paragraphe C.08.004.1(1) de manière à ce qu’elle comprenne les énantiomères de drogues faisant l’objet d’une approbation antérieure.

[37] Habituellement, lorsqu’il évalue si un produit pharmaceutique est une « drogue innovante », le ministre procède à une enquête en deux étapes. En premier lieu, il détermine si l’ingrédient médicinal a fait l’objet d’une approbation antérieure. Dans la négative, il détermine si la drogue constitue une variante d’un ingrédient médicinal déjà approuvé tel un changement de sel, d’ester, d’énantiomère, de solvate ou de polymorphe.

[38] Selon Janssen, cette deuxième étape est inutile et ne constitue pas une interprétation appropriée du Règlement depuis l’entrée en vigueur de l’ACEUM. Janssen souligne que le Canada a mis en œuvre l’ACEUM en adoptant la Loi de mise en œuvre de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique, LC 2020, c 1 [la Loi de mise en œuvre de l’ACEUM] et que l’article 3 de cette loi exige que la législation fédérale soit interprétée de manière compatible avec l’ACEUM. De plus, les modifications apportées au paragraphe C.08.004.1(2) du Règlement indiquent clairement que les dispositions relatives à la protection des données ont pour objet de mettre en œuvre les articles 20.48 et 20.49 de l’ACEUM. Janssen soutient, sur le fondement de ces dispositions, que le Règlement doit être interprété de manière à se concilier en tout point avec l’ACEUM.

[39] Comme point de départ, rappelons que le Canada continue de posséder un système dualiste au chapitre des traités. Cela signifie qu’un traité n’est exécutoire en droit canadien que si le législateur donne effet aux dispositions du traité par l’entremise d’une loi canadienne (Kazemi (Succession) c République islamique d’Iran, 2014 CSC 62 au para 149; Capital Cities Communications Incc c Le Conseil de la Radio-Télévision canadienne (1977), [1978] 2 RCS 141 au para 173 [Capital Cities]). Même si, en matière d’interprétation, les lois sont présumées respecter les obligations internationales du Canada, cette présomption ne peut pas déroger au libellé clair et exprès de la loi (R c Hape, 2007 CSC 26 au para 53; Capital Cities, au para 173; Natco Pharma (Canada) Inc c Canada (Santé), 2020 CF 788 au para 52).

[40] Dans l’arrêt récent Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c Entertainment Software Association, 2022 CSC 30 [Entertainment Software], la Cour suprême a répété et clarifié ces principes. Elle a fait observer que les traités sont utiles pour une enquête contextuelle appropriée d’une loi (Entertainment Software, aux para 44‑46) :

[44] Un traité devrait être examiné pour interpréter les lois qui visent à le mettre en œuvre en tout ou en partie. Le traité est pertinent à l’étape du contexte en matière d’interprétation législative.

[45] Point n’est besoin de relever une ambiguïté dans le texte d’une loi avant d’examiner le traité. Suivant la méthode moderne d’interprétation des lois, il faut interpréter le texte d’une loi dans son « contexte global ». Le contexte de la loi comprend toute obligation juridique internationale pertinente.

[46] Si une loi met en œuvre un traité sans réserve, l’interprétation de la loi doit se concilier en tout point avec les obligations que ce traité impose au Canada. Si la loi est moins explicite quant à la mesure dans laquelle elle donne effet à un traité, le poids accordé aux obligations découlant du traité dépendra des circonstances de l’affaire, notamment du texte de la loi et de la spécificité du traité. Si le texte le permet, la loi devrait être interprétée de manière à respecter les obligations du Canada découlant du traité, conformément à la présomption de conformité.

[Renvois omis.]

[41] Janssen soutient que l’ACEUM a été mis en œuvre « sans réserve » et que, par conséquent, l’interprétation du Règlement doit se concilier en tout point avec cet accord.

[42] Lorsqu’elle mentionne la nécessité de se concilier en tout point lorsque le traité est mis en œuvre « sans réserve », la Cour suprême cite l’arrêt Bureau de l’avocat des enfants c Balev, 2018 CSC 16, où la loi ontarienne a mis en œuvre un traité au moyen des dispositions suivantes (Loi portant réforme du droit de l’enfance, LRO 1990, c C.12) :

Définition

46 (1) La définition qui suit s’applique au présent article, « convention » S’entend de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, dont le texte suit en annexe. LRO 1990, chap. C.12, par. 46 (1).

Convention en vigueur

(2) La convention est en vigueur en Ontario et ses dispositions ont force de loi à partir du 1er décembre 1983, sauf dispositions contraires du paragraphe (3). LRO 1990, chap. C.12, par. 46 (2).

[43] De plus, dans l’arrêt Pushpanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 RCS 982 au para 51, ce qui était en litige était l’interprétation des dispositions visant les réfugiés au sens de la Convention de l’ancienne Loi sur l’immigration, LRC 1985, c I-2, qui a intégré expressément les articles de la Convention relative au statut des réfugiés.

[44] Or, en l’espèce, il n’y a aucune adoption sans réserve de l’ACEUM. L’article 3 de la Loi de mise en œuvre de l’ACEUM comporte une disposition générale qui précise que tout texte législatif fédéral doit être interprété d’une manière compatible avec l’ACEUM, mais le Règlement comporte des dispositions particulières qui mettent en œuvre les dispositions de l’ACEUM relatives à la protection des données et ces dispositions ne font aucune référence au traité [traduction] « tel quel » et n’intègrent pas non plus son libellé « sans réserve ».

[45] Ce qui régit en dernier ressort le Canada, c’est la législation canadienne, et non les accords internationaux, et le contexte fourni par un traité ne peut être utilisé pour soutenir une interprétation qui n’est pas autorisée par le texte de la loi (Entertainment Software, aux para 47‑48) :

[47] La présomption de conformité est un outil d’interprétation d’une loi. Or, il demeure qu’il faut toujours respecter l’intention du législateur. La séparation des pouvoirs requiert que les tribunaux donnent effet à une loi qui exprime l’intention du législateur de ne pas respecter une obligation découlant d’un traité. La négociation, la signature et la ratification des traités sont des actes de l’exécutif. Une fois ratifiés, les traités ne font pas automatiquement partie du droit interne; ils sont plutôt mis en œuvre au moyen de dispositions législatives internes.

[48] Par conséquent, bien qu’un traité puisse être fort pertinent pour l’interprétation des lois, il ne peut supplanter l’intention claire du législateur. La cour doit interpréter ce que le législateur (tant au fédéral qu’au provincial) a édicté et non subordonner cet exercice à ce dont l’organe exécutif fédéral a convenu à l’international. La loi interne prévaut toujours, car « [o]n ne saurait utiliser le droit international pour étayer une interprétation à laquelle fait obstacle le texte de la loi ».

[Renvois omis.]

[46] En l’espèce, même si l’ACEUM et la Loi de mise en œuvre de l’ACEUM fournissent un contexte important, ce sont les dispositions relatives à la protection des données prévues à l’article C.08.004.1 du Règlement, en vertu duquel le législateur a choisi de mettre en œuvre les articles 20.48 et 20.49 de l’ACEUM, qui prévalent en dernier ressort.

[47] J’estime que le BPPI a interprété de manière raisonnable le texte de la définition de « drogue innovante » figurant au paragraphe C.08.004.1(1) et l’a appliqué à SPRAVATO. Le BPPI a fait remarquer à juste titre que, même si le contexte fourni par l’ACEUM est important, c’est le Règlement mis en œuvre par le gouverneur en conseil qui est en fin de compte applicable.

[48] La définition de « drogue innovante » exclut expressément les énantiomères d’ingrédients médicinaux déjà approuvés (voir l’arrêt Takeda, aux para 121‑122). En l’espèce, personne ne conteste le fait que l’ingrédient médicinal dans SPRAVATO, le chlorhydrate d’eskétamine, est un énantiomère du chlorhydrate de kétamine et que le ministre a déjà approuvé des drogues contenant le chlorhydrate de kétamine. Par conséquent, il était raisonnable de la part du ministre de conclure que SPRAVATO ne constitue pas une « drogue innovante » au sens du Règlement.

[49] De plus, le BPPI a raisonnablement tenu compte d’éléments contextuels additionnels et de l’objet des dispositions relatives à la protection des données et a conclu que la définition de « drogue innovante » prévue au paragraphe C.08.004.1(1) est conforme à l’ACEUM. Dans ses motifs, le BPPI examine de manière approfondie et intelligible le contexte de l’ensemble des obligations internationales du Canada, le processus par lequel l’ACEUM a été incorporé dans le droit canadien et la marge de manœuvre dont dispose le gouverneur en conseil en vertu de l’ACEUM pour mettre en œuvre ses dispositions d’une manière compatible avec le droit canadien.

[50] La Cour d’appel a conclu que le paragraphe 30(3) de la Loi confère au gouverneur en conseil une vaste marge de manœuvre pour mettre en œuvre les dispositions des traités (Apotex Inc c Canada (Santé), 2010 CAF 334 au para 85). De plus, le Canada a la latitude, en vertu du paragraphe 2 de l’article 20.5 de l’ACEUM lui-même, pour « déterminer la méthode appropriée pour mettre en œuvre les dispositions du […] chapitre [Droits de propriété intellectuelle] dans le cadre de son propre système et de ses pratiques juridiques ».

[51] L’Énoncé des mesures de mise en œuvre et le REIR (résumé de l’étude d’impact de la réglementation) comportent des renseignements sur l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire par le Canada et le gouverneur en conseil et peuvent fournir des explications motivées des décisions du gouverneur en conseil : Portnov c Canada (Procureur général), 2021 CAF 171 aux para 33‑34). L’Énoncé des mesures de mise en œuvre « présente l’interprétation du Canada quant aux droits et aux obligations des Parties aux termes de l’ACEUM ». Selon l’interprétation du Canada, l’article 20.48 « ne rend pas nécessaire de modifier le régime canadien de protection des données d’essai ou des autres données […] ». Le REIR précise que les « modifications sont nécessaires pour respecter l’engagement du Canada dans le cadre de l’ACEUM » et indique que la protection des données en vertu de l’ACEUM est « similaire à l’article 1711 de l’ALENA ».

[52] Le BPPI a examiné une grande partie de ce contexte et a raisonnablement conclu que le Canada était libre de mettre en œuvre les dispositions de l’ACEUM relatives à la protection des données comme il l’a fait dans le cadre du Règlement. Le BPPI souligne que, selon l’article 20.49 de l’ACEUM, un « nouveau produit pharmaceutique » désigne « un produit pharmaceutique qui ne contient pas d’entité chimique faisant l’objet d’une approbation antérieure »; toutefois, l’expression « entité chimique » n’est pas définie dans les traités. Par conséquent, le Canada était libre d’interpréter « entité chimique » de manière à exclure les variations structurelles, comme les énantiomères, de drogues approuvées précédemment.

[53] La décision du BPPI était transparente, intelligible et raisonnable et a été rendue conformément aux principes d’interprétation législative, le BPPI ayant tenu compte du texte, du contexte et de l’objet des dispositions relatives à la protection des données du Règlement.

[54] Je suis également d’accord avec le défendeur pour dire que, puisque les dispositions du Règlement relatives à la protection des données n’ont pas changé de manière importante depuis l’arrêt Takeda, l’argument de Janssen n’est pas, en fin de compte, que l’interprétation du paragraphe C.08.004.1(1) par le BPPI est déraisonnable, mais plutôt que la législation du gouverneur en conseil est inadéquate. Je souscris aux commentaires du juge Zinn tirés de la contestation par Janssen de l’admissibilité de SPRAVATO à la protection des données en vertu de l’ALENA (Janssen c Procureur général du Canada, 2020 CF 904 [SPRAVATO 2020 1re inst]). Même s’il s’avérait que la législation canadienne est incompatible avec l’ACEUM, la voie de recours appropriée consiste en une modification du Règlement par le gouverneur en conseil et une ordonnance de la Cour (SPRAVATO 2020 1re inst., aux para 27‑28; voir aussi l’arrêt Takeda, au para 131).

(2) Le ministre a-t-il commis une erreur lorsqu’il a conclu que le moment pertinent pour déterminer l’admissibilité à la protection des données était le moment où l’AC a été délivré à l’égard de SPRAVATO?

[55] Janssen soutient que la décision du ministre selon laquelle il n’était pas nécessaire de réexaminer la demande de réévaluation de Janssen était déraisonnable. Selon Janssen, les motifs du BPPI reposent sur une interprétation erronée et absurde selon laquelle Janssen demandait la protection des données à compter de la date d’entrée en vigueur de l’ACEUM, soit le 1er juillet 2020, et non à compter de la date de délivrance de l’AC de SPRAVATO, le 20 mai 2020, conformément à ce qui est précisé dans le Règlement. Janssen fait valoir qu’elle n’a jamais fait une telle demande.

[56] De plus, Janssen soutient que le BPPI confond de manière déraisonnable deux aspects distincts du régime de protection des données :

  1. le moment de l’évaluation de l’admissibilité à la protection des données;

  2. la date à laquelle la protection des données commence.

[57] En vertu du Règlement, la protection des données commence à la date de délivrance d’un AC. Toutefois, le moment auquel l’admissibilité à la protection des données est déterminée n’est pas clair; Janssen soutient que même si la pratique administrative habituelle du ministre était qu’il évalue l’admissibilité à la protection des données avant de délivrer un AC, le Règlement ne prévoit aucune exigence quant au moment où cette admissibilité peut être déterminée. Janssen renvoie au texte du paragraphe C.08.004.1(3), qui prévoit la période sans dépôt et la période sans commercialisation :

[58] Selon Janssen, le ministre est tenu d’évaluer l’admissibilité à la protection des données chaque fois qu’un AC est demandé à l’égard d’une drogue générique sur la base d’une comparaison avec une drogue approuvée existante.

[59] Je conclus que le BPPI a raisonnablement interprété la demande de Janssen et n’a pas ajouté par interprétation au Règlement une exigence que l’évaluation de l’admissibilité à la protection des données soit faite avant la délivrance d’un AC. Lus dans leur ensemble, les motifs du BPPI n’étayent pas la thèse selon laquelle, dans chaque cas, le ministre doit uniquement évaluer l’admissibilité à la protection des données avant de délivrer un AC; les motifs du BPPI appuient plutôt la thèse selon laquelle l’état du droit applicable en ce qui concerne l’évaluation de l’admissibilité à la protection des données est celui qui existait au moment de la délivrance de l’AC. Le BPPI indique la date de début de la période sans dépôt de six ans et de la période sans commercialisation de huit ans, dont chacune commence le jour où un AC est délivré. Ce libellé est compatible avec l’ACEUM, qui prévoit la protection des données « à compter de la date de l’approbation de la commercialisation du nouveau produit pharmaceutique ».

[60] Il ne fait aucun doute que SPRAVATO n’était pas une « drogue innovante » au moment de la délivrance de l’AC qui s’y rapporte (voir l’arrêt SPRAVATO 2021). Si le BPPI réévaluait SPRAVATO et parvenait à une conclusion contraire, il y aurait une anomalie réglementaire en ce sens que SPRAVATO aurait droit à la protection des données à partir d’une date et pendant une partie d’une période où il ne s’agissait manifestement pas d’une « drogue innovante » en vertu des lois canadiennes. Une telle interprétation est incompatible avec une interprétation téléologique et contextuelle du Règlement.

[61] Le BPPI a raisonnablement conclu qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la demande de réévaluation de Janssen, puisqu’il avait déjà évalué la protection des données à la date de délivrance de l’AC dans sa décision du 25 avril 2019 (confirmée dans l’arrêt SPRAVATO 2021).

[62] La confusion au sujet des dates de la demande de réparation de Janssen – la question de savoir si Janssen a demandé les mesure de réparation à compter du 1er juillet 2020 ou du 20 mai 2020 – découle des observations que Janssen a présentées au BPPI. Dans ces observations, Janssen demande une réparation [traduction] « à compter du 1er juillet 2020 ». Dans son avis de demande présenté à la Cour, Janssen a recours à une formulation plus claire : elle demande une réparation [traduction] « à compter du 1er juillet 2020, la période de protection des données commençant le 20 mai 2020 ». La Cour doit évaluer les motifs du BPPI à la lumière du dossier dont il disposait et, compte tenu de ce dossier, la cour conclut que le BPPI a raisonnablement interprété la demande de réparation de Janssen (Vavilov, au para 94).

[63] Le BPPI a répondu adéquatement à la demande de Janssen et a raisonnablement interprété le Règlement.

VII. Conclusion

[64] La demande est rejetée.


JUGEMENT dans le dossier T-1867-21

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Les dépens sont accordés aux défendeurs, dont le montant a été convenu entre les parties.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-1867-21

 

INTITULÉ :

JANSSEN INC c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 14 décembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

Le 5 janvier 2023

 

COMPARUTIONS :

Andrew Skodyn

Melanie Baird

Eleanor Wilson

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Stewart Phillips

Victor Paolone

 

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Blake, Cassels & Graydon, s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour les défendeurs

 

 

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