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Date : 20221230


Dossier : T-1366-18

Référence : 2022 CF 1805

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 décembre 2022

En présence de madame la juge Elliott

ACTION SIMPLIFIÉE

ENTRE :

MICHAEL MULLINS

demandeur

et

SA MAJESTÉ LE ROI

DU CHEF DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le 23 novembre 2016, le demandeur, un détenu du système pénitentiaire fédéral, a fait l’objet d’un transfèrement non sollicité de l’Établissement de Bath (Bath) à l’Établissement de Warkworth (Warkworth) par le personnel du Service correctionnel du Canada (SCC)

[2] À son arrivée à Warkworth, le demandeur dit avoir été informé par le personnel du SCC qu’une boîte contenant ses dossiers du SCC et une autre contenant des renseignements personnels de nature délicate, y compris les noms des membres de sa famille, ses renseignements dentaires et ses documents de libération conditionnelle, ainsi que ses renseignements sur la gestion de cas, avaient été perdus pendant le transport entre les deux établissements correctionnels.

[3] Les parties conviennent qu’une boîte contenant les dossiers du demandeur a été égarée par le personnel du SCC à un moment donné lors du processus de transfèrement. Il est également convenu que la boîte contenait ce qui suit : trois volumes de dossiers de gestion de cas, un volume de dossiers de gestion des peines, un volume de dossiers disciplinaires et de dissociation et un volume de documents de services de santé.

[4] Les employés du SCC à Bath et à Warkworth ont cherché les documents, en vain.

[5] Dans la mesure du possible, le SCC a recréé les documents du demandeur en procédant à l’extraction de données du Système de gestion des délinquants.

[6] À la connaissance de la Cour, les dossiers manquants n’ont pas encore été retrouvés.

[7] Le demandeur allègue que le SCC avait envers lui une obligation de diligence dans les circonstances. Il réclame des dommages-intérêts de 30 000 $ à titre d’indemnisation pour la perte ou la destruction négligente ou délibérée de ses effets personnels et pour l’infliction intentionnelle concomitante d’un trouble émotionnel.

[8] En outre, le demandeur réclame des dommages-intérêts punitifs de 20 000 $, des intérêts avant et après jugement conformément à la Loi sur les Cours fédérales, ainsi que les dépens.

[9] Le défendeur déclare qu’il n’avait aucune obligation de diligence envers le demandeur, car il n’existe aucune preuve d’un préjudice indemnisable et qu’il existe d’autres mesures de redressement et instances adéquates conçues pour répondre expressément à ce type de situation. Il existe des politiques relatives à la perte et à la divulgation de renseignements personnels. Toute perte d’information déclenche une enquête conformément aux Lignes directrices sur les atteintes à la vie privée (Lignes directrices) et un grief peut être déposé si un détenu estime qu’il a été traité d’une manière qui n’est pas conforme à la législation, y compris la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P-21 à l’article 29, ou à une politique telle que les Lignes directrices.

[10] La présente affaire a fait l’objet d’une action simplifiée conformément aux articles 292 à 299 des Règles des Cours fédérales [les Règles]. Les éléments de preuve ont été reçus sous forme d’affidavit, et un contre-interrogatoire ainsi que des éléments de preuve en réponse ont suivi conformément aux Règles.

II. La gestion de l’instance

[11] La présente affaire a fait l’objet d’une gestion de l’instance, laquelle a été assurée par la juge adjointe Molgat. Selon le mémoire relatif à la conférence préparatoire, le défendeur était d’avis qu’il n’avait aucune obligation de diligence envers le demandeur, car ce dernier disposait de mesures de redressement administratives qui, dans les circonstances, annulent l’existence d’une obligation de diligence à son égard.

[12] Le défendeur admet qu’il est responsable du fait d’autrui pour les délits commis par ses préposés dans le cadre de leur emploi, que les employés du SCC sont des préposés de la Couronne, que le demandeur a fait l’objet d’un transfèrement non sollicité de Bath à Warkworth le 23 novembre 2016 et qu’une boîte de documents du demandeur, contenant des renseignements personnels de nature délicate, y compris des documents médicaux, a été égarée lors du transfèrement du demandeur à Warkworth et qu’elle n’a pas été retrouvée malgré une enquête et des recherches diligentes.

[13] Le défendeur soutient que, même si l’existence d’une obligation de diligence peut être établie, il n’y a pas de preuve que le demandeur a subi un préjudice indemnisable.

[14] Les parties ont entamé des discussions en vue d’un règlement, sans succès.

III. Objection préliminaire

[15] Le défendeur, dans ses observations finales présentées après l’audience, s’oppose à ce que le demandeur fasse, dans ses propres observations finales, une réclamation en dommages-intérêts au titre d’une cause d’action qu’il n’avait pas invoquée dans sa demande. Le demandeur a renvoyé à l’arrêt Jones v Tsige 2012 ONCA 32 pour soutenir qu’une atteinte à la vie privée constitue en soi un délit civil pouvant donner lieu à une action. Dans l’arrêt Jones v Tsige, la Cour d’appel de l’Ontario a établi le délit d’[traduction] « intrusion dans l’intimité ».

[16] Le défendeur souligne que, lors de la conférence préparatoire, les parties ont convenu que les questions à trancher au cours du procès étaient celles énumérées dans son mémoire relatif à la conférence préparatoire. Le délit d’intrusion dans l’intimité n’a pas été inclus à titre de question. Il serait injuste pour le défendeur, d’un point de vue procédural, que la Cour autorise une nouvelle cause d’action après la fin du procès, étant donné qu’avant le début du procès, les parties s’étaient mises d’accord sur les questions en litige.

[17] Pour les raisons mentionnées ci-dessus, j’estime que le demandeur ne peut pas, à ce stade, soulever cette nouvelle question.

[18] En outre, comme nous le verrons plus loin, le demandeur n’a pas apporté la preuve que l’un des documents manquants a été utilisé ou mis sur Internet. Par conséquent, il n’y a pas de preuve pour étayer l’argument du « délit d’intrusion dans l’intimité » si je l’avais autorisé.

IV. Questions en litige

[19] Le défendeur admet que la boîte a été égarée et déclare qu’il y a cinq questions à trancher :

  1. Le défendeur est-il responsable par négligence de la perte des documents?

  2. Le défendeur avait-il une obligation de diligence envers le demandeur dans les circonstances de l’espèce?

  3. Le demandeur a-t-il subi un préjudice ou une perte?

  4. Le défendeur a-t-il intentionnellement infligé un trouble émotionnel au demandeur?

  5. Le défendeur a-t-il violé les droits que confère la Loi sur la protection des renseignements personnels au demandeur?

  6. Le demandeur a-t-il subi un préjudice indemnisable suivant les règles de droit en matière délictuelle (soit par négligence, soit par l’infliction intentionnelle d’un trouble émotionnel), de sorte qu’il a droit à des dommages-intérêts?

  7. Le demandeur a-t-il droit à des dommages-intérêts punitifs?

[20] Le demandeur présente une liste de questions similaire, bien que plus détaillée.

[21] Les deux parties s’accordent sur le fait que les questions comprennent celle de savoir si les préposés du défendeur ont manqué à leur obligation d’agir de façon diligente envers le demandeur et de protéger ses documents.

[22] Le demandeur affirme que les manquements incluent le fait de ne pas avoir transporté les documents en toute sécurité et de ne pas avoir enquêté raisonnablement sur la perte des documents afin de pouvoir en récupérer le plus grand nombre possible et de reconnaître leur importance en ce qui concerne l’incidence sur la vie privée du demandeur et le préjudice causé par leur perte.

[23] Le demandeur soutient également que son droit à la vie privée a été violé lorsque ses documents ont été divulgués sans son consentement, ce qui représente un manquement à l’obligation de diligence des préposés et un préjudice prévisible et réel pour le demandeur.

[24] Une autre question soulevée par le demandeur, identique à celle du défendeur, mais formulée différemment, est celle du montant des dommages-intérêts compte tenu des violations alléguées et de la question de savoir si les préposés ont manqué à leurs obligations d’une manière qui ouvrent la porte à une conclusion selon laquelle ils sont tenus de verser des dommages-intérêts au demandeur.

[25] La question de savoir si le défendeur est responsable du fait d’autrui pour le préjudice causé par le comportement fautif de ses préposés s’apparente à la question ci-dessus.

[26] J’ai conclu, comme il est indiqué ci-dessous, que le demandeur n’a pas réussi à prouver, selon la prépondérance des probabilités, que le défendeur est responsable envers lui par négligence de l’un ou l’autre des éléments de préjudice invoqués. Par conséquent, l’action contre le défendeur sera rejetée : Clements c Clements, 2012 CSC 32 au para 8.

V. Allégations et éléments de preuve

[27] Si les parties s’accordent sur le fait que la boîte de documents a été égarée, les détails entourant la perte de la boîte et ses conséquences restent des litiges factuels à trancher.

[28] Le demandeur a formulé les quatre allégations suivantes. Chaque allégation est suivie de la preuve en réponse par laquelle le défendeur réfute chacune d’entre elles, puis de mon évaluation de la question de savoir si l’allégation du demandeur a été prouvée selon la prépondérance des probabilités.

  1. La boîte de documents contenant les renseignements personnels du demandeur a été placée sur le pare-chocs arrière ou le conteneur du véhicule de transport.

[29] Dans ses réponses écrites au défendeur, le demandeur a déclaré avoir vu pour la première fois la boîte tomber du pare-chocs du véhicule de transport quelques minutes après le début du trajet. Il a déclaré avoir frappé sur le véhicule pour attirer l’attention des agents des services correctionnels.

A. Agent correctionnel DaSilveira

[30] L’affidavit de l’agent correctionnel DaSilveira, qui était l’un des agents accompagnateurs dans le fourgon, indique que la pratique habituelle pendant les transfèrements est de garder les documents à l’avant avec les agents accompagnateurs. Il se souvient d’avoir été rappelé à Bath, après son départ, pour récupérer la boîte. Il a déclaré qu’il ne se souvenait pas que la boîte de documents se soit envolée de l’arrière du véhicule ou que le plaignant ait frappé sur le véhicule pendant l’accompagnement.

[31] Lors du procès, l’agent DaSilveira a déclaré qu’il n’y avait pas d’espace extérieur sur le pare-chocs pour stocker du matériel. Lorsque les agents correctionnels sont retournés à Bath pour récupérer la boîte, le superviseur l’a apportée et l’agent DaSilveira l’a déposée dans le fourgon par les portes latérales. Il a également déclaré que lorsque le fourgon est arrivé à Warkworth, la boîte a été placée sur le sol, à droite, dans l’unité d’admission et de libération.

B. Agent correctionnel Hennessy

[32] Selon l’affidavit de Ryan Hennessy, l’autre agent correctionnel qui accompagnait le demandeur à Warkworth, un fourgon a été utilisé pour accompagner le demandeur. Il y avait une cellule à l’arrière et un espace ouvert à l’avant avec deux sièges pour les agents accompagnateurs et toute boîte qui était transportée avec un détenu. Il s’est souvenu avoir dû retourner à Bath, deux minutes après son départ, pour récupérer la boîte de dossiers parce qu’elle avait été oubliée. D’après ses souvenirs, et conformément à la pratique habituelle, la boîte de dossiers a été conservée auprès des agents correctionnels dans l’espace ouvert du fourgon pendant le trajet jusqu’à Warkworth.

[33] M. Hennessy déclare également qu’il y a un certain nombre de virages serrés entre la porte avant de la prison et l’autoroute et qu’il serait peu probable qu’une boîte placée sur un pare-chocs y soit restée suffisamment longtemps jusqu’à l’entrée de l’autoroute. Lui non plus ne se souvient pas que le demandeur ait frappé sur le véhicule pendant le trajet.

[34] Lors du procès, M. Hennessy a témoigné qu’il avait conduit le fourgon jusqu’à Bath, qu’il s’était arrêté devant l’entrée principale et que quelqu’un avait sorti la boîte. Celle-ci a été placée dans le fourgon par la porte latérale. En ce qui concerne la question de savoir si l’un des fourgons disposait d’une plate-forme pour transporter des documents, M. Hennessy a déclaré qu’il y avait une marche pour aider un détenu à monter dans le fourgon. Il a également déclaré qu’un détenu ne frapperait pas pour attirer l’attention des agents; en général, le détenu s’exprime, et l’agent lui répond.

C. Colleen Van de Valk

[35] Selon l’affidavit de Colleen Van de Valk, elle occupait le poste de chef des Services administratifs à Bath de 2009 à 2020. Son travail consistait à superviser les dossiers, les plaintes et les griefs des délinquants, y compris le mouvement des dossiers des délinquants à l’arrivée et au départ. Actuellement, elle est chef d’équipe à l’administration centrale dans l’unité de la recherche des contacts.

[36] Mme Van deValk a attesté avoir été informée le 23 novembre 2016 que le demandeur faisait l’objet d’un transfèrement à Warkworth. Son personnel a rassemblé les dossiers et les a emballés pour le transport.

[37] L’affidavit de Mme Van deValk est accompagné d’une copie de la note d’envoi et reçu qui résume les dossiers transférés. Selon son témoignage, la note d’envoi et reçu se trouve dans la boîte contenant les dossiers.

[38] Lorsque Mme Van de Valk a remarqué que les dossiers n’avaient pas été récupérés dans les délais habituels, elle s’est adressée au bureau du gestionnaire correctionnel. Elle a été informée que les agents étaient déjà partis. Le personnel a alors appelé les agents pour qu’ils reviennent chercher les dossiers.

[39] Mme Van de Valk atteste avoir été informée que le bureau du gestionnaire correctionnel avait remis les dossiers aux agents accompagnateurs, qui étaient ensuite repartis.

[40] Mme Van de Valk atteste également que, dans le cours normal des affaires, la note d’envoi et reçu est renvoyée à Bath par l’établissement de réception dans les 72 heures suivant le transfèrement. Elle affirme que dans le cas présent, la note d’envoi et reçu n’a pas été renvoyée.

D. Sandra Newman

[41] Sandra Newman était la chef des Services administratifs de Warkworth, où elle supervisait les dossiers, les plaintes et les griefs des délinquants. Elle a appris pour la première fois la disparition des dossiers du demandeur le 23 décembre 2016, lorsqu’un employé du service des dossiers l’a informée que des documents étaient manquants.

[42] Mme Newman a affirmé dans son affidavit que le demandeur n’avait pas déposé de grief concernant la perte de ses documents. Elle a entrepris de rechercher les documents avec l’aide du personnel de Warkworth, mais les dossiers n’ont pas été retrouvés.

[43] L’unité d’admission et de libération de Warkworth a confirmé qu’il n’y avait pas de boîtes non traitées dans le bureau. Mme Newman s’est entretenue avec des gens aux entrepôts qui ont confirmé avoir reçu deux boîtes d’effets, qui ne comprenaient pas de documents, et qui ont été envoyées à l’unité d’admission et de libération le 16 décembre 2016.

E. Le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de prouver que la boîte est tombée du pare-chocs ou de la plate-forme arrière du fourgon.

[44] Le demandeur n’a présenté aucune preuve concrète à l’appui de son allégation selon laquelle il a vu la boîte tomber sur l’autoroute et qu’elle se trouvait à l’origine sur le pare-chocs du fourgon.

[45] J’accepte la preuve des témoins du défendeur : ces derniers ont démontré pourquoi une boîte n’aurait pas été placée à l’extérieur du fourgon et, si elle l’avait été, pourquoi elle serait tombée bien avant d’atteindre l’autoroute où le demandeur a prétendu l’avoir vue.

[46] Le défendeur soutient qu’il est peu probable que le demandeur se soit endormi, comme il a dit l’avoir fait, s’il avait vu la boîte tomber de l’arrière du fourgon et qu’il avait essayé d’attirer l’attention des agents. Le fait que le demandeur n’ait pas déposé de plainte à son arrivée à Warkworth ou demandé aux agents de retourner chercher la boîte réfute également sa déclaration selon laquelle il a vu la boîte tomber sur l’autoroute.

[47] Les témoignages des agents accompagnateurs DaSilveira et Hennessy étaient cohérents, clairs et convaincants. Je reconnais que la boîte de documents ne se trouvait pas sur un pare-chocs ou une plate-forme du fourgon.

[48] Je conclus que la boîte se trouvait à l’intérieur du fourgon, avec les agents accompagnateurs.

[49] Le défendeur affirme qu’il n’existe aucune preuve que, à quelque moment que ce soit avant le début de la présente instance, le demandeur a prétendu que la boîte était tombée sur la route. Cette affirmation est confirmée par les témoins du défendeur qui ont déclaré, en contre-interrogatoire, qu’ils n’avaient pas connaissance des allégations formulées par le demandeur en ce sens avant de lire la déclaration.

[50] Compte tenu de la preuve mentionnée ci-dessus, en particulier celle des agents accompagnateurs et de l’agente de libération conditionnelle Frederick (décrits dans la section suivante), je ne suis pas en mesure de conclure que le demandeur a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que la boîte a été placée sur le pare-chocs ou la plate-forme arrière du fourgon ou qu’elle a été perdue pendant le transport vers Warkworth.

  1. Au paragraphe 12 de son propre affidavit, le demandeur déclare que divers membres du personnel de Warkworth, y compris l’agente de libération conditionnelle Michelle Frederick, l’ont informé que la boîte avait été placée par le personnel de Bath sur le pare-chocs arrière ou le conteneur du véhicule et que la boîte était tombée du fourgon et qu’aucune tentative n’avait été faite pour la récupérer.

[51] Selon l’affidavit de Michelle Frederick, cette dernière n’a pas informé le demandeur que la boîte avait été placée sur le pare-chocs arrière ou le conteneur et que celle-ci était tombée, car elle n’a pas été mêlée au transfèrement du demandeur, à la manipulation et au placement des documents, et aux efforts déployés pour les récupérer.

[52] Le demandeur n’a pas été en mesure de réfuter ce témoignage.

  1. Le demandeur n’a jamais reçu la lettre de Larry Ringler.

[53] Comme l’exige le protocole du SCC, Larry Ringler, directeur de l’Établissement de Warkworth, a écrit une lettre au demandeur dans laquelle il résumait la nature des renseignements personnels qui avaient été égarés et l’informait qu’il pouvait déposer une plainte auprès du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada.

[54] La lettre, qui se trouve dans les documents, n’est pas datée. On ne sait pas pourquoi le demandeur n’a pas reçu la lettre, mais il ne fait aucun doute qu’elle a été écrite.

  1. La famille du demandeur a reçu des appels téléphoniques de personnes anonymes menaçant de publier des renseignements de nature délicate le concernant sur Internet. Par conséquent, sa famille a dû changer de numéro de téléphone et le demandeur a même changé de nom.

[55] Le défendeur souligne qu’il n’existe aucune preuve indiquant que les renseignements personnels du demandeur ont été consultés par un tiers, mis en ligne ou rendus par ailleurs publics.

[56] Alors qu’il répondait aux questions qui lui avaient été posées lors de son interrogatoire par écrit, il a été demandé au demandeur sur quels éléments de preuve il comptait s’appuyer pour étayer l’allégation selon laquelle sa famille avait reçu des appels téléphoniques d’une personne anonyme menaçant de publier des renseignements personnels de nature délicate le concernant sur Internet.

[57] La réponse du demandeur a été [traduction] « [les membres de ma famille] me l’ont dit ». Bien que le demandeur ait initialement indiqué que sa fille était un témoin potentiel, car elle avait reçu les appels de menaces, aucun membre de la famille n’a produit de preuve au procès ou par voie d’affidavit.

[58] En outre, aucune preuve à l’appui des allégations de trouble mental et émotionnel du demandeur n’a été fournie au procès ou par voie d’affidavit.

[59] Étant donné l’absence de ces éléments de preuve importants, le demandeur n’a pas réussi à établir que sa famille avait reçu des appels téléphoniques de menace ou que des renseignements de nature délicate le concernant ont été publiés sur Internet.

[60] Je suis persuadée que le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau de prouver son allégation selon laquelle sa famille a reçu des appels téléphoniques de menace.

VI. La réclamation en dommages-intérêts du demandeur

[61] Le mémoire modifié relatif à la conférence préparatoire du défendeur souligne qu’il n’existe aucune preuve indiquant que les renseignements personnels du demandeur ont été consultés par un tiers, mis en ligne ou autrement rendus publics.

[62] C’est d’ailleurs ce que j’ai conclu en fonction des éléments de preuve qui m’ont été soumis au cours du procès.

[63] Comme il est indiqué précédemment, le demandeur avait indiqué que des éléments de preuve seraient fournis par sa fille, mais aucune preuve de ce type n’a été reçue dans le cadre du présent procès.

[64] Aucun élément de preuve à l’appui des allégations de troubles mentaux et émotionnels du demandeur n’a été fourni. L’onglet 15 du recueil conjoint de documents est intitulé [traduction] « Dossiers médicaux ». Il y a un message correspondant du demandeur indiquant ceci : [traduction] « Ceux-ci suivront, car je n’ai pas été en mesure de les copier à partir d’un format Titan, »

[65] Aucun dossier médical n’a été soumis par le demandeur lors du procès.

A. La crédibilité du demandeur

[66] Pour les motifs suivants, je conclus que le demandeur n’était pas un témoin crédible.

[67] Le défendeur souligne qu’il existe de nombreuses contradictions et incohérences entre le témoignage du demandeur et la déclaration.

[68] Par exemple, le demandeur affirme qu’on ne lui a jamais fourni d’explication sur la perte des documents, mais il affirme également que Mme Frederick et d’autres membres non nommés du personnel de Warkworth lui ont dit qu’ils étaient tombés du fourgon et que personne n’était allé les récupérer.

[69] Le demandeur affirme qu’il a effectivement vu la boîte tomber sur la route et, pourtant, il prétend avoir eu besoin du personnel de Warkworth pour lui fournir cette explication. En contre-interrogatoire, le demandeur a déclaré que Mme Frederick lui avait dit que, [traduction] « selon ce qu’on leur avait dit, c’est ce qui s’était passé ». Cependant, si le demandeur avait vu la boîte tomber du fourgon, il n’est pas logique que Mme Frederick ou quelqu’un d’autre à Warkworth ait eu à lui dire [traduction] « ce qui s’était passé ».

[70] Lors du procès, le demandeur a changé son récit. Il a déclaré à deux reprises que les agents avaient laissé la boîte sur le pare-chocs, qu’il leur avait dit qu’ils avaient oublié quelque chose, qu’il n’avait pas été pris au sérieux et qu’il s’était ensuite endormi. Le défendeur fait remarquer que le demandeur n’a pas mentionné avoir vu les documents tomber du fourgon avant qu’on ne le lui demande expressément.

[71] D’autres éléments de preuve au dossier contredisent la preuve du demandeur sur divers points.

[72] Bien que le demandeur allègue que le SCC n’ait pas mené d’enquête, la documentation et les témoignages des témoins du défendeur montrent que de multiples recherches ont été effectuées par de nombreux membres du personnel, tant à Bath qu’à Warkworth.

[73] Le demandeur a témoigné au sujet d’une conversation avec Mme Frederick qui, selon cette dernière, n’a pas eu lieu.

[74] Mme Frederick était certaine de ne pas avoir dit au demandeur que sa boîte de documents était tombée du fourgon. Elle se souvient plutôt d’avoir dit au demandeur qu’elle ne prenait pas part aux recherches et qu’elle n’avait pas d’autres renseignements à lui fournir. Elle a déclaré qu’elle lui avait conseillé de demander des renseignements aux personnes qui prenaient part aux recherches.

[75] Le témoignage de Mme Frederick est étayé par sa réponse du 21 février 2017 à la requête de détenu formulée le 9 février 2017 par le demandeur, en vue de savoir si [traduction] « la boîte de dossiers avait été retrouvée ».

[76] La réponse de Mme Frederick était qu’à sa connaissance, les dossiers n’avaient pas été retrouvés et qu’il devait s’adresser au coordonnateur des opérations correctionnelles, car la question ne relevait pas de son rôle d’agente de libération conditionnelle.

[77] Le demandeur affirme que le SCC n’a pas enquêté sur la perte de ses documents, mais il admet également que Warkworth, qui fait partie du SCC, a effectué une recherche en vue de les trouver.

[78] Il existe des éléments de preuve portant que des recherches approfondies ont eu lieu.

[79] En sa qualité de chef des Services administratifs de Warkworth, Sandra Newman a décrit dans son affidavit les mesures qui ont été prises pour rechercher les documents manquants du demandeur.

[80] Mme Newman a attesté qu’une recherche dans la salle des dossiers a été effectuée sans que les documents ne soient trouvés. Les bureaux à la porte principale et du poste principal de sécurité ainsi que tous les bureaux situés à proximité du bureau des gestionnaires correctionnels ont été fouillés, de même que tous les véhicules de transport.

[81] Afin de coordonner les recherches effectuées à Warkworth avec celles à Bath, Mme Newman a communiqué ses efforts de recherche et le résultat de celle-ci à Colleen Van de Valk, son homologue à Bath.

[82] Mme Newman a déclaré que le demandeur n’avait pas déposé de grief auprès de son bureau concernant la perte de ses documents.

VII. Le délit civil de négligence

[83] Alors qu’il existe une obligation de diligence reconnue liée à la santé et à la sécurité des détenus, l’obligation de diligence liée à la protection des documents personnels lors d’un transfèrement interpénitentiaire est une nouvelle revendication. L’application du critère établi dans les arrêts Anns et Cooper aux faits de l’espèce échoue à la première étape de l’établissement d’une obligation de diligence, car il n’y avait pas de prévisibilité raisonnable du préjudice.

[84] Le personnel du SCC, à savoir les agents correctionnels DaSilveira et Hennessey, n’aurait pas pu raisonnablement envisager que le demandeur subisse un préjudice personnel sous la forme d’un traumatisme grave ou d’une maladie en raison de la perte de documents en grande partie administratifs et relatifs à la santé.

[85] Bien que la Cour ne connaisse pas le contenu des documents en question, le demandeur déclare que les documents comprenaient des dossiers du SCC contenant les noms des membres de sa famille, des documents relatifs à la libération conditionnelle, des renseignements dentaires et des renseignements relatifs à la gestion des cas et [traduction] « [p]lus précisément, les documents comprenaient des éléments tels que des évaluations par le SCC de décisions qui prenaient en compte mes crimes et leurs circonstances, leurs effets sur les victimes, qui étaient décrites, et les risques que je représente pour la sécurité publique ».

[86] Il est prouvé que les détails concernant les crimes du demandeur sont accessibles au public sur Internet. Par conséquent, il me semble que l’inquiétude du demandeur concernant le harcèlement et les dommages physiques qu’il a subis était antérieure à la perte de ses documents.

[87] Je note également que Tim Hamilton, le directeur adjoint des Opérations de l’Établissement de Bath, qui a effectué l’évaluation des risques d’atteinte à la vie privée, a jugé que cet incident présentait un faible risque d’atteinte à la vie privée pour les raisons suivantes :

[TRADUCTION]

J’ai jugé qu’il s’agissait d’une atteinte à la vie privée à faible risque, car je ne croyais pas que les documents se trouvaient dans la communauté. J’ai plutôt conclu qu’ils avaient été perdus dans l’un des établissements. J’ai également pris en considération le fait que a) vous pouvez taper le nom du demandeur sur Google et trouver les mêmes renseignements concernant son infraction que ceux qui auraient été inclus dans les documents manquants, et b) la majorité des dossiers pourraient exister sous forme électronique.

[88] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’une personne se trouvant dans la position des agents responsables du transfèrement du demandeur ne pouvait pas raisonnablement prévoir que le demandeur subirait un préjudice psychologique découlant de la perte des documents personnels en question. Comme il n’y a pas d’obligation de diligence envers M. Mullins dans de telles circonstances, la composante principale de la responsabilité pour négligence n’est pas remplie et la réclamation du demandeur est rejetée.

VIII. Le délit d’infliction intentionnelle de trouble émotionnel

[89] Le demandeur doit prouver les trois éléments suivants du délit d’infliction intentionnelle de trouble émotionnel :

  1. une conduite flagrante ou outrageante;

  2. qui vise à produire un préjudice;

  3. qui mène à une maladie visible et prouvable.

[90] Le demandeur n’a apporté aucune preuve du préjudice qu’il avait subi ou de la nature du comportement du défendeur qui l’avait causé pour étayer l’existence de ce délai. Il a formulé des allégations générales et vagues de peur et de troubles émotionnels non précisés à la suite de la perte de ses documents. Il n’a fourni aucune preuve médicale ou autre d’une maladie ou d’un traumatisme lié à la perte de la boîte de documents.

[91] En l’absence de preuve d’un traumatisme ou d’une maladie équivalant à un préjudice indemnisable, le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau de la preuve qui lui incombait relativement à ce délit.

IX. Il n’y a pas eu de violation de la Loi sur la protection des renseignements personnels

[92] L’examen de la question de savoir s’il y a eu violation de la Loi sur la protection des renseignements personnels doit être effectué par le commissaire à la protection de la vie privée dans le cadre de ses pouvoirs que lui accorde la Loi d’enquêter sur les plaintes et de faire des recommandations à l’organe directeur.

[93] Le commissaire à la protection de la vie privée ne peut enquêter que si une plainte est déposée.

[94] Le demandeur n’a pas déposé de plainte.

[95] Même si une plainte avait été déposée et qu’une violation avait été constatée, le demandeur ne peut se voir accorder la réparation qu’il réclame, car une violation de la Loi sur la protection des renseignements personnels n’est pas une cause d’action indépendante reconnue et il n’existe pas de redressement civil pour la divulgation non autorisée de renseignements personnels en violation de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

[96] Même si de tels redressements civils existaient, le demandeur ne pourrait pas s’en prévaloir, car il n’existe aucune preuve selon laquelle ses renseignements personnels ont été divulgués.

[97] Dans la mesure où la conduite du personnel du SCC constituerait une violation de la Loi sur la protection des renseignements personnels, toute cause d’action, comme dans le cas de toute autre violation générale d’une obligation prévue par une loi, serait quand même subsumée sous le droit de la responsabilité pour négligence : Kim c Canada, 2017 CF 848 au para 32.

X. Conclusion

[98] Comme il est indiqué ci-dessus, le demandeur n’a pas réussi à prouver le bien-fondé de sa cause selon la prépondérance des probabilités.

[99] Par conséquent, l’action du demandeur est rejetée, avec dépens.

 


JUGEMENT dans le dossier T-1366-18

LA COUR STATUE :

  1. La présente action est rejetée, avec dépens.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1366-18

 

INTITULÉ :

MICHAEL MULLINS c SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 FÉVRIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 DÉCEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Todd Sloan

 

Pour le demandeur

 

Alexandra Pullano

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

J. Todd Sloan

Avocat

Kanata (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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