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Date : 20230113


Dossier : T-1718-21

Référence : 2023 CF 57

Ottawa (Ontario), le 13 janvier 2023

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

JOCELYNE MURPHY ET

SHERRY RAFAI FAR

demanderesses

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une requête écrite présentée au titre des articles 51 et 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [Règles], qui porte en appel l’ordonnance et les motifs de la juge adjointe Mireille Tabib datés du 7 février 2022 [ordonnance] ayant tranché la requête présentée en l’espèce par le défendeur en radiation de la demande de contrôle judiciaire.

[2] Les demanderesses, Jocelyne Murphy et Sherry Rafai Far, sont des employées de l’administration fédérale, plus précisément de Justice Canada. Elles sont assujetties à la Politique sur la vaccination contre la COVID-19 applicable à l’administration publique centrale, y compris à la Gendarmerie royale du Canada [politique sur la vaccination], qui exige qu’elles soient entièrement vaccinées contre la COVID-19, à moins qu’une mesure d’accommodement soit justifiée, et qu’elles informent leur employeur de leur état vaccinal.

[3] Les demanderesses n’ont pas été vaccinées. Le 1er et le 2 novembre 2021 respectivement, elles ont reçu une lettre de leur gestionnaire les informant qu’elles étaient tenues de se conformer à la politique sur la vaccination au plus tard le 15 novembre 2021. Sinon, elles seraient mises en congé administratif non payé jusqu’à ce qu’elles s’y conforment.

[4] Le 12 novembre 2021, les demanderesses ont présenté la demande de contrôle judiciaire en l’espèce. Elles sollicitent : (i) une déclaration suivant laquelle la politique sur la vaccination est nulle ab initio; (ii) une ordonnance voulant qu’elles soient réintégrées dans leurs postes et ne subissent aucune interruption, y compris sur le plan du salaire et des avantages sociaux; (iii) des dommages-intérêts accordés sous le régime de l’article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, édictée comme l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.) 1982, c 11 [Charte].

[5] Le défendeur a présenté une requête en radiation de la demande de contrôle judiciaire pour cause de prématurité, les demanderesses n’ayant pas épuisé tous les recours de la procédure de règlement des griefs prévue à la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22 [Loi].

[6] Dans son ordonnance, la juge adjointe Tabib conclut que le mécanisme des griefs prévu à la Loi n’est pas clairement exclu. Partant, la demande de contrôle judiciaire était vouée à l’échec, car les demanderesses devaient se prévaloir de la procédure de règlement des griefs avant de pouvoir s’adresser à la Cour fédérale en contrôle judiciaire. En outre, selon la juge adjointe Tabib, les demanderesses n’ont pas démontré l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant leur exonération de l’obligation de se prévaloir de la procédure de règlement des griefs qui leur est ouverte. Par conséquent, la juge adjointe Tabib a radié la demande de contrôle judiciaire.

[7] Le 17 février 2022, Mme Murphy, l’une des deux demanderesses, a porté cette décision en appel. Selon elle, la juge adjointe Tabib a commis des erreurs de fait et de droit, tout particulièrement (i) dans sa caractérisation de la nature de la demande; (ii) en concluant que la procédure de règlement des griefs offrait un recours adéquat et efficace; (iii) en ne reconnaissant pas que les faits plaidés démontraient l’absence d’un véritable droit de grief; (iv) en refusant aux demanderesses l’autorisation de déposer d’autres éléments de preuve; (v) en inversant le fardeau de prouver que la procédure de règlement des griefs ne leur était pas ouverte; et (vi) en ne concluant pas à l’existence de circonstances exceptionnelles permettant aux demanderesses de poursuivre leur demande de contrôle judiciaire. Mme Murphy met également en doute l’impartialité de la juge adjointe Tabib.

[8] Pour les motifs énoncés ci-après, j’estime que Mme Murphy n’a pas réussi à me convaincre que la juge adjointe Tabib a radié à tort la demande de contrôle judiciaire des demanderesses. Par conséquent, l’appel de l’ordonnance est rejeté.

II. Questions

[9] La question cruciale que soulève le présent appel est de savoir si la juge ajointe Tabib a commis une erreur en accueillant la requête présentée par le défendeur qui sollicitait la radiation de la demande de contrôle judiciaire. Les questions que soulève l’appel peuvent être reformulées et sous-divisées de la manière suivante :

  1. La juge adjointe Tabib est-elle partiale?

  2. Les affidavits supplémentaires déposés par Mme Murphy sont-ils inadmissibles dans l’appel?

  3. La juge adjointe Tabib a-t-elle commis une erreur de droit?

  4. La juge adjointe Tabib a-t-elle commis une erreur dans sa caractérisation de la nature de la demande de contrôle judiciaire?

  5. La juge adjointe Tabib a-t-elle commis une erreur en concluant que les demanderesses pouvaient se prévaloir de la procédure de règlement des griefs et qu’elle était adéquate et efficace dans les circonstances?

  6. La juge adjointe Tabib a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu à l’absence de circonstances exceptionnelles justifiant la tenue du contrôle judiciaire?

III. Norme de contrôle

[10] Sauf en ce qui a trait aux deux premières questions, la norme de contrôle applicable à un appel intenté au titre de l’article 51 des Règles, qui concerne l’ordonnance discrétionnaire prononcée par un juge adjoint est celle qui est énoncée dans l’arrêt Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 [Hospira] aux paragraphes 64, 66 et 79. De telles ordonnances sont assujetties à la norme civile applicable aux appels (Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33) et « ne devraient être infirmées que lorsqu’elles sont erronées en droit, ou fondées sur une erreur manifeste et dominante quant aux faits » (Hospira au para 64). Les questions mixtes de faits et de droit sont assujetties à la norme de l’erreur manifeste et dominante tandis que les questions de droit et les questions mixtes dont il est possible d’isoler une question de droit sont assujetties à la norme de la décision correcte (Worldspan Marine Inc c Sargeant III, 2021 CAF 130 au para 48).

[11] Le juge adjoint qui exerce un pouvoir discrétionnaire applique des normes juridiques aux faits constatés. Pour l’application du cadre juridique énoncé dans l’arrêt Housen, l’exercice du pouvoir discrétionnaire relève des questions mixtes de fait et de droit (Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157 au para 72 [Mahjoub]). Pareilles questions mixtes de faits et de droit, dont l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, ne sont annulées qu’en présence d’une erreur manifeste et dominante à moins qu’il y ait erreur sur une question de droit ou règle de droit qu’il est possible d’isoler (Mahjoub au para 74). La Cour d’appel fédérale explique ce qu’il faut entendre par une question de droit qu’il est possible d’isoler dans l’exemple suivant dans l’arrêt Mahjoub :

[74] […] Donc, par exemple, si un tribunal d’appel peut discerner une erreur de droit ou de règle de droit sous-tendant l’exercice du pouvoir discrétionnaire du tribunal de première instance, il peut renverser l’exercice du pouvoir discrétionnaire aux motifs de cette erreur. En d’autres termes, il s’agit de savoir si le pouvoir discrétionnaire était « entaché ou vicié » d’une méconnaissance de la loi ou de la règle de droit : arrêt Housen, au paragraphe 35.

[12] La norme de l’erreur manifeste et dominante est une norme de contrôle appelant un degré élevé de retenue. Par erreur « manifeste », on entend une erreur évidente, et par erreur « dominante », une erreur qui touche directement à l’issue de l’affaire (Canada c South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165 au para 46 [South Yukon]). Lorsque l’on invoque une erreur manifeste et dominante, on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier (South Yukon au para 46; Mahjoub au para 61).

IV. La Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22

[13] Un aperçu du régime légal est utile. Le droit de déposer un grief est accordé aux employés qui sont syndiqués et à ceux qui ne le sont pas. Aux termes de l’article 208 de la Loi, un employé peut présenter un grief individuel en ce qui concerne tout sujet qui y est prévu :

Griefs individuels

Individual Grievances

Présentation

Presentation

Droit du fonctionnaire

Right of employee

208 (1) Sous réserve des paragraphes (2) à (7), le fonctionnaire a le droit de présenter un grief individuel lorsqu’il s’estime lésé :

208 (1) Subject to subsections (2) to (7), an employee is entitled to present an individual grievance if he or she feels aggrieved

a) par l’interprétation ou l’application à son égard :

(a) by the interpretation or application, in respect of the employee, of

(i) soit de toute disposition d’une loi ou d’un règlement, ou de toute directive ou de tout autre document de l’employeur concernant les conditions d’emploi,

(i) a provision of a statute or regulation, or of a direction or other instrument made or issued by the employer, that deals with terms and conditions of employment, or

(ii) soit de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale;

(ii) a provision of a collective agreement or an arbitral award; or

b) par suite de tout fait portant atteinte à ses conditions d’emploi.

(b) as a result of any occurrence or matter affecting his or her terms and conditions of employment.

Réserve

Limitation

(2) Le fonctionnaire ne peut présenter de grief individuel si un recours administratif de réparation lui est ouvert sous le régime d’une autre loi fédérale, à l’exception de la Loi canadienne sur les droits de la personne.

(2) An employee may not present an individual grievance in respect of which an administrative procedure for redress is provided under any Act of Parliament, other than the Canadian Human Rights Act.

Réserve

Limitation

(3) Par dérogation au paragraphe (2), le fonctionnaire ne peut présenter de grief individuel relativement au droit à la parité salariale pour l’exécution de fonctions équivalentes

(3) Despite subsection (2), an employee may not present an individual grievance in respect of the right to equal pay for work of equal value.

Réserve

Limitation

(4) Le fonctionnaire ne peut présenter de grief individuel portant sur l’interprétation ou l’application à son égard de toute disposition d’une convention collective ou d’une décision arbitrale qu’à condition d’avoir obtenu l’approbation de l’agent négociateur de l’unité de négociation à laquelle s’applique la convention collective ou la décision arbitrale et d’être représenté par cet agent.

(4) An employee may not present an individual grievance relating to the interpretation or application, in respect of the employee, of a provision of a collective agreement or an arbitral award unless the employee has the approval of and is represented by the bargaining agent for the bargaining unit to which the collective agreement or arbitral award applies.

Réserve

Limitation

(5) Le fonctionnaire qui choisit, pour une question donnée, de se prévaloir de la procédure de plainte instituée par une ligne directrice de l’employeur ne peut présenter de grief individuel à l’égard de cette question sous le régime de la présente loi si la ligne directrice prévoit expressément cette impossibilité.

(5) An employee who, in respect of any matter, avails himself or herself of a complaint procedure established by a policy of the employer may not present an individual grievance in respect of that matter if the policy expressly provides that an employee who avails himself or herself of the complaint procedure is precluded from presenting an individual grievance under this Act.

Réserve

Limitation

(6) Le fonctionnaire ne peut présenter de grief individuel portant sur une mesure prise en vertu d’une instruction, d’une directive ou d’un règlement établis par le gouvernement du Canada, ou au nom de celui-ci, dans l’intérêt de la sécurité du pays ou de tout État allié ou associé au Canada.

(6) An employee may not present an individual grievance relating to any action taken under any instruction, direction or regulation given or made by or on behalf of the Government of Canada in the interest of the safety or security of Canada or any state allied or associated with Canada.

Force probante absolue du décret

Order to be conclusive proof

(7) Pour l’application du paragraphe (6), tout décret du gouverneur en conseil constitue une preuve concluante de ce qui y est énoncé au sujet des instructions, directives ou règlements établis par le gouvernement du Canada, ou au nom de celui-ci, dans l’intérêt de la sécurité du pays ou de tout État allié ou associé au Canada.

(7) For the purposes of subsection (6), an order made by the Governor in Council is conclusive proof of the matters stated in the order in relation to the giving or making of an instruction, a direction or a regulation by or on behalf of the Government of Canada in the interest of the safety or security of Canada or any state allied or associated with Canada.

[14] L’article 236 est décrit comme une « exclusion explicite » de la compétence des tribunaux (Wojdan c Canada (Procureur général), 2021 CF 1341 au para 21 [Wojdan]). Le droit de déposer un grief prévu à la Loi remplace les droits d’un employé à intenter une action dans les circonstances entourant le litige.

Absence de droit d’action

No Right of Action

Différend lié à l’emploi

Disputes relating to employment

236 (1) Le droit de recours du fonctionnaire par voie de grief relativement à tout différend lié à ses conditions d’emploi remplace ses droits d’action en justice relativement aux faits — actions ou omissions — à l’origine du différend.

236 (1) The right of an employee to seek redress by way of grievance for any dispute relating to his or her terms or conditions of employment is in lieu of any right of action that the employee may have in relation to any act or omission giving rise to the dispute.

Application

Application

(2) Le paragraphe (1) s’applique que le fonctionnaire se prévale ou non de son droit de présenter un grief et qu’il soit possible ou non de soumettre le grief à l’arbitrage.

(2) Subsection (1) applies whether or not the employee avails himself or herself of the right to present a grievance in any particular case and whether or not the grievance could be referred to adjudication.

Exception

Exception

(3) Le paragraphe (1) ne s’applique pas au fonctionnaire d’un organisme distinct qui n’a pas été désigné au titre du paragraphe 209(3) si le différend porte sur le licenciement du fonctionnaire pour toute raison autre qu’un manquement à la discipline ou une inconduite.

(3) Subsection (1) does not apply in respect of an employee of a separate agency that has not been designated under subsection 209(3) if the dispute relates to his or her termination of employment for any reason that does not relate to a breach of discipline or misconduct.

 

V. Analyse

A. La juge adjointe Tabib est-elle partiale?

[15] Une allégation de partialité vise les fondations mêmes de notre système de justice. Elle met en doute non seulement l’intégrité personnelle de la juge adjointe Tabib en l’espèce, mais l’intégrité de l’administration de la justice dans son ensemble (Coombs c Canada (Procureur général), 2014 CAF 222):

[14] En outre, les appelants s’en sont pris à plusieurs reprises à l’intégrité [de la juge adjointe], de la juge et de la Cour fédérale […]. Les allégations des appelants sont très graves, et elles ne doivent pas être prises à la légère. Une allégation de partialité met en effet en cause le fondement même du système judiciaire. Les allégations des appelants remettent en question non seulement l’intégrité personnelle du protonotaire et de la juge, mais aussi celle de l’administration de la justice tout entière.

[Références omises.]

[16] La Cour d’appel fédérale explique que les allégations de partialité, et tout particulièrement les allégations de partialité réelle plutôt que de crainte de partialité, sont graves et mettent en doute l’intégrité même du décideur dont la décision est en cause (Firsov v Canada (Attorney General), 2022 FCA 191 au para 57 [Firsov]).

[17] Le critère permettant de déterminer s’il y a partialité réelle ou crainte raisonnable de partialité de la part d’un décideur est bien établi. La Cour suprême dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, 1976 CanLII 2 (CSC), [1978] 1 RCS 369 [Committee for Justice and Liberty] l’explique aux pages 394 et 395 en ces termes :

[L]a crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. »

[. . .] Toutefois, les motifs de crainte doivent être sérieux et [non pas] celui d’« une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne ».

[18] Plus récemment, la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Firsov confirme le critère en ces termes :

[56] […] Il s’agit de savoir « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? » : Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c. Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25, par. 20, 21 et 26.

[19] Dans l’arrêt Cojocaru c British Columbia Women’s Hospital and Health Centre, 2013 CSC 30 [Cojocaru], la Cour suprême explique que la présomption d’impartialité judiciaire est forte et ne se réfute pas aisément :

[15] Les décisions judiciaires bénéficient d’une présomption d’intégrité et d’impartialité — le juge est présumé avoir honoré son serment en accomplissant sa tâche. Cette présomption découle du serment que prête le juge de rendre un verdict impartial entre les parties et contribue à la finalité des instances judiciaires.

[. . .]

[20] La norme à laquelle il faut satisfaire pour réfuter la présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires est exigeante. Cette présomption a une importance considérable, et le droit ne devrait pas imprudemment évoquer la possibilité de partialité du juge, dont l’autorité dépend de cette présomption.

[. . .]

[22] Le cadre d’analyse fondamental d’un recours fondé sur la prétention que le juge n’a pas rendu une décision de façon indépendante et impartiale peut se résumer comme suit. Il s’agit d’un recours de nature procédurale, qui porte principalement sur la question de savoir si le droit du plaideur à une instruction impartiale et indépendante des questions en litige a été violé. Il existe une présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires. Il s’agit d’une forte présomption, qui n’est pas facilement réfutable. Il incombe à la personne qui conteste le jugement de réfuter la présomption au moyen d’une preuve convaincante démontrant qu’une personne raisonnable informée de toutes les circonstances pertinentes conclurait que le juge ne s’est pas formé une opinion sur les questions en litige et ne les a pas tranchées de façon impartiale et indépendante.

[20] En l’espèce, il incombe à Mme Murphy, qui conteste l’ordonnance, de réfuter la présomption au moyen d’éléments de preuve convaincants démontrant qu’une personne raisonnable informée de toutes les circonstances pertinentes conclurait que la juge adjointe Tabib ne s’est pas formée une opinion sur les questions en litige et ne les a pas tranchées de façon impartiale et indépendante (Cojocaru au para 22).

[21] Mme Murphy prétend que le ton méprisant adopté par la juge adjointe Tabib pour décrire les arguments des demanderesses aux paragraphes 34 à 39 de l’ordonnance fait beaucoup douter de son impartialité. Le défendeur soutient que Mme Murphy n’a produit aucun élément de preuve permettant de mettre en doute l’impartialité de la juge adjointe Tabib. En réponse, Mme Murphy affirme qu’elle n’a pas « demandé formellement » la radiation de l’ordonnance pour cause de partialité; elle a signalé que la juge adjointe Tabib aurait dû savoir que ses commentaires manquaient d’impartialité, qu’elle avait adopté un ton méprisant et condescendant en dénaturant les arguments des demanderesses.

[22] Je conviens avec le défendeur que Mme Murphy n’a pas produit de preuve susceptible de satisfaire au critère exigeant auquel est subordonnée la réfutation de la présomption d’intégrité et d’impartialité judiciaires.

[23] En outre, le motif de crainte de partialité doit être sérieux et ne doit pas être celui d’une personne de nature scrupuleuse (Committee for Justice and Liberty à la p 395). À la lumière du libellé de l’ordonnance, j’estime que Mme Murphy ne m’a pas convaincue de la partialité de la juge adjointe Tabib. Certes, la juge adjointe Tabib a dit à propos des arguments des demanderesses sur l’inadmissibilité de leur grief au titre des paragraphes 208(4) et (6) de la Loi qu’ils étaient « d’un mérite douteux ». Il ressort de l’analyse qui suit que la juge adjointe Tabib n’était pas impressionnée par les arguments des demanderesses en la matière et qu’elle n’y ajoutait pas foi. Or, ce n’est pas une preuve de partialité.

[24] Dans les faits, Mme Murphy semble confondre les conclusions de la juge adjointe Tabib sur les arguments des demanderesses avec une conclusion sur les demanderesses en tant que personnes. Selon Mme Murphy, la juge adjointe Tabib « attaque » les demanderesses à la fin du paragraphe 36 de l’ordonnance. En fait, la juge adjointe Tabib mentionne et commente la « prétention des demanderesses quant à une quelconque contravention à la convention collective ». Rien n’indique que la juge adjointe Tabib attaquait personnellement Mmes Murphy et Rafai Far, et tout laisse penser qu’elle jugeait plutôt l’argument des demanderesses dépourvu de fondement.

[25] Le fait qu’un membre de la Cour ne partage pas l’avis d’un demandeur et en rejette les arguments ne constitue pas, en soi, une preuve de partialité. Il est évident que Mme Murphy n'est pas d'accord avec les conclusions de la juge adjointe Tabib, mais cela ne justifie pas une allégation de partialité. Il vaut la peine de rappeler l’enseignement de la Cour d’appel fédérale selon lequel les allégations de partialité sont très graves et ne doivent pas être prises à la légère, car elles mettent en cause le fondement même du système judiciaire (Coombs au para 14). Par conséquent, je ne suis pas convaincue que la juge adjointe Tabib a fait preuve de partialité.

B. Les autres affidavits déposés par Mme Murphy dans l’appel de l’ordonnance étaient-ils admissibles?

[26] En l’espèce, la question de la preuve supplémentaire comporte deux éléments. Premièrement, Mme Murphy affirme que la juge adjointe Tabib a manqué à l’équité procédurale en faisant fi de la demande présentée par les demanderesses qui voulaient déposer d’autres éléments de preuve et en refusant à ces dernières l’autorisation de répondre à l’affidavit du défendeur en réponse. Deuxièmement, Mme Murphy a présenté de nouveaux éléments de preuve au soutien de son appel sous la forme de deux affidavits assortis de documentation.

[27] Le premier élément concerne le déroulement de l’audience devant la juge adjointe Tabib. Mentionnons que la requête en radiation a été déposée par le défendeur le 26 novembre 2021. La réponse des demanderesses a été déposée le 10 décembre 2021, et la réponse du requérant, le 17 décembre 2021. Cette dernière comportait un affidavit assorti des griefs déposés par les demanderesses le 6 décembre 2021. L’affaire a été entendue le 17 janvier 2022. À l’audience, la juge adjointe Tabib a entendu les observations des deux parties pour déterminer si la Cour devait autoriser le dépôt de l’affidavit du défendeur présenté en réponse. Elle a conclu à la pertinence de l’affidavit à l’égard des questions dont la Cour était saisie et a signalé l’absence de préjudice pour les demanderesses. Partant, elle a accueilli la demande du défendeur qui souhaitait faire verser l’affidavit au dossier.

[28] Dans ses observations au soutien de l’appel de l’ordonnance, Mme Murphy affirme qu’à l’audience, la juge adjointe Tabib, après avoir autorisé le défendeur à déposer son affidavit, n’a pas répondu à la demande présentée par les demanderesses en vue de déposer de nouveaux éléments de preuve dont elles ne disposaient pas à la date de dépôt de la réponse et leur a refusé l’autorisation de répondre à la preuve du défendeur (réplique de Mme Murphy au para 13). Mme Murphy ne précise pas à quel moment de l’audience la demande a été présentée et n’a pas fourni la transcription de l’audience.

[29] Selon Mme Murphy, en n’autorisant pas les demanderesses à déposer de nouveaux éléments de preuve, la juge adjointe Tabib a commis un manquement flagrant à l’équité procédurale « sur un enjeu majeur du dossier » (réplique de Mme Murphy au para 14). Mme Murphy affirme qu’elle ne conteste pas la décision de la juge adjointe sur l’admissibilité de la preuve produite par le défendeur. Toutefois, selon elle, l’équité procédurale commandait à la juge adjointe d’autoriser les demanderesses à déposer leur preuve (réplique de Mme Murphy aux paras 15 et 16).

[30] Après avoir écouté au complet l’enregistrement de l’audience présidée par la juge adjointe Tabib, il y a un désaccord entre ce que Mme Murphy prétend avoir eu lieu à l'audience et ce qui s'est réellement passé. Au moment où la requête informelle du défendeur sur l’affidavit était débattue, les arguments soulevés par les demanderesses étaient centrés sur les raisons pour lesquelles la Cour devait refuser le dépôt de l'affidavit. Tout particulièrement, les demanderesses soutiennent que : (i) la requête en radiation présentée par le défendeur est prématurée; (ii) les griefs sont des documents confidentiels; (iii) permettre le versement des griefs au dossier risque de déformer ce dernier, de causer de la confusion à la Cour et de miner leur thèse, qui concerne seulement la légalité de la politique sur la vaccination. Au cours des débats sur l’affidavit du défendeur, les demanderesses n’ont pas présenté de demande informelle pour obtenir l’autorisation de déposer de nouveaux éléments de preuve.

[31] Plus tard à l’audience, au cours des débats sur l’argument des demanderesses au sujet de l’existence d’une procédure de règlement des griefs adéquate et efficace, la juge adjointe Tabib questionne Mme Murphy sur la pertinence de la décision ayant tranché le grief au troisième palier présenté par Bernard Desgagné, un employé de Services publics et Approvisionnement Canada, annexée à l’affidavit de M. Desgagné. La juge adjointe demande la pertinence de cette décision et si les demanderesses soutiennent qu’elle lie la Cour ou si la Cour doit présumer que tous les décideurs se comporteraient de la même manière que l’auteur de cette décision en ce qui a trait au paragraphe 208(6) de la Loi.

[32] Mme Murphy cherche à démontrer, au moyen de la décision visant M. Desgagné, que le défendeur invoque le paragraphe 208(6) de la Loi pour exclure des griefs. En réponse aux questions de la juge adjointe Tabib, Mme Murphy affirme que, si les demanderesses avaient été autorisées à déposer de nouveaux éléments de preuve, elles auraient démontré que cette disposition sert à écarter les griefs. Elle se dit frustrée, car elle a au moins douze autres décisions démontrant l’inefficacité de la procédure de règlement des griefs qui n’ont pas été versées au dossier. Selon elle, les demanderesses avaient envisagé la possibilité de demander l’autorisation de déposer ces documents, mais avaient décidé de n’en rien faire, de crainte de retarder l’audience. Mme Murphy affirme avoir hésité à déposer d’autres éléments de preuve, car il aurait fallu plus de temps pour le dépôt de la réponse, ce qui aurait retardé l’audience. Elle voulait produire cette preuve qui démontre que, dans les faits, cette disposition évacue le processus de grief.

[33] Mme Murphy mentionne ensuite que, si la Cour n’a pas d’objection, elle serait disposée à déposer d’autres éléments de preuve. Toutefois, à ce moment, la juge adjointe pose à nouveau la question initiale, à savoir si les autres décisions sur les griefs lient la Cour ou si la Cour doit les suivre. La juge adjointe indique que, même si le dossier comportait 100 décisions sur des griefs comme celle qui a été versée au dossier, cette dernière fait néanmoins référence à un palier de grief additionnel. La juge adjointe s’enquiert de l’existence d’un contrôle judiciaire, sentence arbitrale, jugement d’un membre de la Cour ou toute autre jurisprudence qui lie la Cour. Elle demande alors aux demanderesses d’expliquer leur thèse en droit sur l’effet de la décision dans le dossier et du paragraphe 208(6) de la Loi. Les débats changent alors de sujet.

[34] À mon avis, la prétention de Mme Murphy selon laquelle l’équité procédurale n’a pas été respectée n’est pas fondée. La juge adjointe Tabib n’a pas non plus commis d’erreur en refusant aux demanderesses l’autorisation de présenter d’autres éléments de preuve. Il ne ressort pas des échanges que les demanderesses ont présenté une demande claire et nette en ce sens à l’audience. Si Mme Murphy a soulevé l’existence d’autres décisions sur des griefs à l’appui de sa thèse, elle n’a, à mon avis, présenté expressément aucune requête informelle en vue de déposer d’autres éléments de preuve à aucun moment.

[35] En outre, la décision des demanderesses de ne pas présenter d’autres éléments de preuve avant l’audience était délibérée. Mme Murphy a affirmé à plus d’une reprise qu’elles en avaient décidé ainsi pour éviter de retarder la tenue de l’audience. Il s’agissait là d’un choix procédural de leur part. Ainsi, Mme Murphy ne saurait alléguer un manquement à l’équité procédurale de la part de la juge adjointe Tabib. En effet, les demanderesses avaient décidé d’avance de ne pas chercher à déposer d’autres éléments de preuve et ont exprimé leur frustration à l’audience, car la juge adjointe Tabib n’en était pas saisie.

[36] Quant au deuxième élément, soit la preuve supplémentaire que Mme Murphy cherche à produire en l’espèce. Cette preuve est composée de deux affidavits assortis de documentation.

[37] Avant d’aborder la teneur des éléments de preuve supplémentaire, il convient de mentionner que les deux affidavits figuraient dans le dossier de requête de Mme Murphy et que, suivant les observations présentées, il semble que l’on ait présumé qu’ils avaient été déposés au dossier en bonne et due forme. Le mémoire ne comporte aucune demande informelle visant à faire admettre les deux nouveaux affidavits. Cette preuve est mentionnée à plusieurs reprises dans le mémoire sans aucune indication qu’elle est nouvelle (para 10(l), 52 et 66 du mémoire des faits et du droit). En outre, Mme Murphy renvoie à cette nouvelle preuve et soutient que les faits qui y sont énoncés doivent être tenus pour avérés (para 10(l) du mémoire des faits et du droit). La justification avancée au soutien de l’ajout de la preuve supplémentaire à la présente étape semble être: (i) si le défendeur n’avait pas présenté de requête en radiation pour cause de prématurité, la preuve supplémentaire aurait été incluse dans la réponse des demanderesses à la requête; (ii) la juge adjointe Tabib a accepté l’affidavit du défendeur et les demanderesses souhaitent fournir des éléments de preuve en réponse (para 59 à 63). Quoi qu’il en soit, Mme Murphy affirme, sans plus, que les critères énoncés dans l’arrêt Canada c General Electric Capital Canada Inc, 2010 CAF 290 sont satisfaits.

[38] Dans sa réponse, le défendeur affirme que les deux affidavits n’ont pas été présentés à la Cour dans les règles. Ce n’est que dans sa réponse que Mme Murphy traite la question de savoir si les deux affidavits devraient être admis dans l’appel.

[39] La Cour est saisie d’une requête en appel écrite. Le défendeur a le droit de connaître tous les arguments pertinents sur lesquels la thèse de Mme Murphy repose et d’y répondre, car il n’y a pas d’autre occasion de présenter des observations. Mme Murphy était tenue de présenter ses meilleurs arguments. Quant à la réponse de Mme Murphy, la juge Anne L. Mactavish explique dans l’affaire Deegan c Canada (Procureur général), 2019 CF 960, les principes applicables aux réponses en ces termes :

[121] Le droit est bien fixé : ce n’est pas dans une réponse qu’il convient de soulever de nouveaux arguments. L’objet d’une réponse est de donner suite à des questions soulevées par la partie adverse, et non de soulever de nouveaux moyens ou éléments de preuve qui auraient dû être soulevés en première instance. Une réponse appropriée se limite aux questions que la partie n’a pas eu la possibilité de discuter ou qui n’auraient raisonnablement pas pu être prévues.

[40] Certes, la plaidoirie est peu étoffée, mais j’estime néanmoins que Mme Murphy a soulevé les arguments de manière suffisante dans sa réponse pour que la Cour en tienne compte. Je résume les éléments de preuve supplémentaires et examine les observations des parties ci-après.

[41] Le premier affidavit a été souscrit par Mme Murphy le 16 février 2022 [affidavit Murphy]. Y est jointe la correspondance entre Mme Murphy et le ministère de la Justice qui a refusé la demande de cette dernière qui souhaitait passer outre aux deux premiers paliers de grief pour présenter un grief au troisième palier. La correspondance révèle la frustration de Mme Murphy à l’égard de cette décision, dont elle dit prise de mauvaise foi en vue de retarder le processus Les échanges ont duré un mois à partir du 9 décembre 2021. L’affidavit Murphy est également assorti des deux décisions sur les griefs présentés par Mme Murphy, à savoir la décision prise au premier palier le 23 décembre 2021 et la décision prise au deuxième palier le 28 janvier 2022. Suivant les deux décisions, le grief est rejeté au motif que Mme Murphy ne s’était pas conformée à la politique sur la vaccination.

[42] Le second affidavit a été souscrit par Bernard Desgagné le 16 février 2022 et est assorti d’une série de décisions sur des griefs [affidavit Desgagné]. Un affidavit souscrit par M. Desgagné a également été déposé dans la réponse initiale à la requête du défendeur. Il est assorti de la décision sur le grief au troisième palier dont font état les échanges entre la juge adjointe et Mme Murphy décrits plus haut. L’affidavit Desgagné comporte une annexe A où figurent dix décisions. Elles sont énumérées ci-après, et la liste précise : (i) le ministère ou organisme dont relèvent le décideur et l’employé et (ii) le palier et la date de la décision ainsi que la décision initiale, dans le cas où elle est mentionnée :

  • Services publics et Approvisionnement Canada – 3e palier, 23 novembre 2021; 4e palier, 24 décembre 2022;

  • Défense nationale – 3e palier, 26 novembre 2021;

  • Agence du revenu du Canada – 2e palier, 10 janvier 2022;

  • Santé Canada – 3e palier, 25 janvier 2022;

  • Services publics et Approvisionnement Canada – 3e palier, 23 novembre 2021; 4e palier, 23 décembre 2021;

  • Services publics et Approvisionnement Canada – 2e palier, 21 décembre 2021; dernier palier le 18 janvier 2022;

  • Services publics et Approvisionnement Canada – 3e palier, 25 novembre 2021; 4e palier, 23 décembre 2021;

  • Services publics et Approvisionnement Canada – 3e palier, 12 janvier 2022;

  • Services publics et Approvisionnement Canada – 3e palier, 10 décembre 2021; 4e palier, 24 décembre 2021;

  • Service Canada – dernier palier, 7 janvier 2022.

[43] L’annexe B de l’affidavit Desgagné porte sur le renvoi à l’arbitrage d’un grief présenté par un employé de l’Agence du revenu du Canada. La décision au 2e palier concernant cet employé, datant du 10 janvier 2022, est comprise à l’annexe A. La lettre soulève entre autres le fait que l’employé n’a pas présenté de grief au dernier palier et que le grief ne porte pas sur une mesure disciplinaire, de telle sorte que, selon Services publics et Approvisionnement Canada, le renvoi à l’arbitrage était prématuré.

[44] La présentation de nouveaux éléments de preuve dans l’appel interjeté d’une ordonnance rendue par un juge adjoint ne constitue pas la règle, il s’agit de l’exception. Comme le confirme la juge Catherine M. Kane dans l’affaire Fondation David Suzuki c Canada (Santé), 2018 CF 379 [David Suzuki], l’appel de l’ordonnance d’un juge adjoint est tranché à la lumière des éléments dont disposait ce dernier; de nouveaux éléments ne sont admis que dans des circonstances exceptionnelles (au para 36; voir aussi Onischuk c Canada (Agence du revenu), 2021 CF 486 au para 13).

[45] De nouveaux éléments de preuve peuvent être admis à titre exceptionnel dans les cas où : (1) ils n’auraient pas pu être produits avant; (2) leur admission est dans l’intérêt de la justice; (3) ils aideront la Cour; (4) leur admission ne portera pas sérieusement préjudice à la partie adverse (David Suzuki au para 37; Dermaspark Products Inc c Prestige MD Clinic, 2022 CF 1550 au para 17 [Dermaspark]; Master Tech Inc c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 681 au para 14). Les éléments aideront la Cour dans les cas où ils peuvent influer sur l’issue ou avoir une incidence sur le fond de l’appel (David Suzuki au para 38; Dermaspark au para 17).

[46] Le défendeur, sur le fondement de l’affaire David Suzuki, affirme que les deux affidavits ne satisfont pas au critère d’admissibilité. Quant à l’affidavit Desgagné, le défendeur soutient que les décisions qui y sont annexées n’aident pas la Cour, n’ont pas d’incidence sur l’issue de l’appel et constituent du ouï-dire. Selon le défendeur, le fait que d’autres fonctionnaires ont déposé des griefs n’a aucune incidence sur la conclusion de la juge adjointe suivant laquelle les demanderesses disposent d’une procédure de grief adéquate et efficace. En outre, les décideurs ne sont pas liés par les décisions d’autres décideurs, examinent des questions différentes et aucune décision sur un grief au dernier palier prise au sein du ministère de la Justice n’a été présentée.

[47] En ce qui concerne l’affidavit Murphy, le défendeur affirme qu’il n’aide pas la Cour, que son admission n’est pas dans l’intérêt de la justice et qu’il n’a aucune incidence sur l’issue de l’appel. Selon le défendeur, les documents qui y sont annexés concernant le grief de Mme Murphy confirment le fait que les délais et les procédures prévus à la convention collective sont respectés et que ces recours ne sont pas épuisés.

[48] Dans sa réponse, Mme Murphy affirme que tous les documents annexés aux deux affidavits à l’exception d’un seul datent d’après le dépôt de sa réponse à la requête en radiation du 10 décembre 2021. Selon elle, toutes les décisions concernent des griefs déposés à l’encontre de la politique sur la vaccination; partant, elles ne comportent aucune surprise ou ne portent aucun préjudice. Selon Mme Murphy, elles sont on ne peut plus pertinentes, pour les raisons suivantes : (i) la Cour a jugé antérieurement que le grief présenté par les demanderesses était pertinent; (ii) le caractère efficace et utile du processus s’évalue à la lumière des décisions qui en résultent; (iii) les décisions démontrent que le processus n’est guère efficace, car les plaignants sont renvoyés à leur député ou sont informés que les paragraphes 208(4) et (6) de la Loi ou une autre disposition équivalente font obstacle à leur grief.

[49] Mme Murphy soutient que les décisions ne constituent pas du ouï-dire et qu’elle n’a d’autre choix que de déposer les décisions concernant autrui, car l’employeur ralentit volontairement le déroulement de l’instance et agit de mauvaise foi en la contraignant à se prévaloir de paliers inadéquats de la procédure de grief.

[50] Mme Murphy ajoute que l’admission des nouveaux éléments de preuve est dans l’intérêt de la justice, car la juge adjointe Tabib a manqué à l’équité procédurale en refusant aux demanderesses l’autorisation de les déposer. Cet argument est examiné dans la première partie de la présente rubrique.

[51] À la lumière des nouveaux éléments de preuve et des observations des parties, je suis d’avis que ces éléments de preuve ne satisfont pas aux circonstances énoncées plus haut permettant l’admission à titre exceptionnel de nouveaux éléments (David Suzuki au para 37).

[52] Quant au moment où les éléments de preuve auraient pu être disponibles, ils n’auraient pu l’être en grande partie à la date où les demanderesses ont déposé leur réponse à la requête en radiation, le 10 décembre 2021. Certes, certaines décisions auraient pu être présentées à l’audience du 17 janvier 2022, mais je suis d’avis qu’une partie de ces éléments matériels n’auraient pu l’être à cette date. Or, l’argument de Mme Murphy à cet égard pâtit quelque peu de sa prétention répétée à plusieurs reprises à l’audience selon laquelle les demanderesses avaient décidé stratégiquement de ne pas produire cette preuve, à savoir plus de 12 décisions, par crainte de retarder la tenue de l’audience.

[53] En outre, j’ajoute foi à l’argument de Mme Murphy suivant lequel l’admission des nouveaux éléments de preuve ne causerait aucun préjudice au défendeur.

[54] La question problématique est celle de savoir si la preuve supplémentaire aidera la Cour, en ce sens qu’elle est susceptible d’avoir une incidence sur le fond de l’appel.

[55] Mme Murphy affirme que les décisions démontrent que la seule solution, peu importe le palier de la procédure de grief, consiste à communiquer avec son député et que les paragraphes 208(4) et (6) de la Loi, ou les dispositions équivalentes, font obstacle aux griefs. Je ne suis pas d’accord. Parmi les 12 décisions, dont deux concernent Mme Murphy, seules cinq renvoient aux dispositions équivalentes aux paragraphes 208(4) et (6) de la Loi, et quatre d’entre elles émanent du même décideur, à savoir Lucie Seguin de Services publics et Approvisionnement Canada.

[56] En ce qui concerne le renvoi à un député, dans le cas de M. Desgagné, le décideur affirme ne pas être en mesure de répondre aux questions de M. Desgagné sur le fondement de la politique sur la vaccination imposée. Il suggère à ce dernier de consulter son député fédéral et son syndicat pour obtenir les renseignements qu’il souhaite. Il ne ressort pas des décisions concernant M. Desgagné quelles questions ce dernier avait soulevées.

[57] Signalons qu’aucune des décisions concernant Mme Murphy ne mentionne le paragraphe 208(6) de la Loi ni ne la renvoie à son député. Dans son cas, les décisions sont brèves, et le décideur conclut à l’application de la politique sur la vaccination et au non-respect par Mme Murphy de cette politique. Son grief et les mesures de réparation qu’elle sollicitait ont été rejetés.

[58] L’accent doit être mis sur la question à savoir si la preuve supplémentaire a une incidence sur l’analyse de la Cour servant à déterminer si la juge adjointe a commis une erreur en concluant à l’existence d’une procédure de grief adéquate et efficace dont les demanderesses pouvaient se prévaloir et à l’inexistence des circonstances exceptionnelles justifiant de permettre le contrôle judiciaire. À mon avis, à la lumière de la preuve supplémentaire, les réserves exprimées par la juge adjointe Tabib sur l’incidence ou non des griefs déposés par d’autres fonctionnaires sur la présente instance demeurent. La juge adjointe a conclu que la décision à l’égard du grief au troisième palier concernant M. Desgagné ne démontre pas que la procédure de règlement des griefs est clairement exclue (ordonnance aux para 38 et 39). Je ne crois pas que les autres décisions démontrent que la juge adjointe Tabib a commis une erreur manifeste et dominante à cet égard.

[59] En fait, les décisions démontrent que la procédure de règlement des griefs suit son cours et fonctionne. En outre, leur pertinence est tout au plus accessoire, car elles émanent de divers ministères et organismes, diffèrent quant aux faits et au raisonnement (à l’exception de celles qui proviennent de Services publics et Approvisionnement Canada), sont issues de divers paliers de la procédure de grief, du deuxième au quatrième, et ne proviennent pas du ministère de la Justice, sauf les deux décisions concernant Mme Murphy. Ces dernières n’ont pas d’incidence sur l’issue du présent appel, car elles n’aident pas Mme Murphy à démontrer que la juge adjointe a commis une erreur manifeste et dominante en concluant que les demanderesses pouvaient se prévaloir de la procédure de règlement des griefs.

[60] De surcroît, à mon avis, la preuve supplémentaire, tout particulièrement les deux décisions concernant Mme Murphy, n’a pas pour effet de modifier suffisamment les faits dont la juge adjointe Tabib était saisie. Cette dernière était convaincue que les demanderesses pouvaient se prévaloir de la procédure de règlement des griefs sous le régime de l’article 208 de la Loi, et la preuve supplémentaire en cause le démontre. Un nouvel élément de preuve qui n’ajoute rien de nouveau au dossier ne satisfait pas au critère justifiant son admission (David Suzuki au para 52).

[61] Je fais mien le sentiment exprimé ainsi par la juge adjointe Tabib dans l’ordonnance :

[27] En appliquant le test voulant que la Cour puisse exercer sa compétence inhérente ou sa discrétion résiduelle dans les cas où il n’existe pas de recours administratif adéquat ou efficace, il ne faut pas confondre la capacité pour le recours de résoudre le différend de façon adéquate et, s’il y a un droit, d’offrir un redressement efficace, et une garantie pour le fonctionnaire d’obtenir la résolution ou la réparation qu’il recherche. Le différend peut être résolu de façon adéquate par la détermination qu’il n’est pas sujet à contestation et que la réparation recherchée ne peut en conséquence être accordée.

[62] Toutes les décisions soulevées rejettent les griefs des fonctionnaires, et ce pour divers motifs. Selon Mme Murphy, cet état de fait démontre que la procédure de règlement des griefs n’est pas efficace. Elle affirme que le droit et la preuve révèlent prima facie que la procédure de règlement d’un grief individuel n’existe pas dans les faits. Je ne suis pas d’accord. Certes, l’issue des griefs aux premiers paliers est décevante pour les plaignants et contraire à celle qu’ils souhaitaient obtenir, mais elle ne signifie pas en soi qu’il n’existe pas de procédure de règlement des griefs utile.

[63] Abordons ensuite l’intérêt de la justice. Outre ses arguments quant au déroulement de l’audience, Mme Murphy affirme qu’il est dans l’intérêt de la justice d’admettre la preuve, car elle démontre que l’employeur agit de mauvaise foi et retarde les choses en la contraignant à avoir recours à des paliers inadéquats de la procédure de règlement des griefs. Il ressort des échanges que Mme Murphy croit qu’elle n’est pas tenue de présenter un grief aux paliers 1 et 2 avant de se prévaloir du 3e palier. L’employeur ne partageait pas son avis et ne lui a pas permis de sauter les étapes.

[64] Une allégation de mauvaise foi est grave. À mon avis, la correspondance présentée ne révèle pas de mauvaise foi. Il ressort des échanges que Mme Murphy éprouve de la frustration, estime la décision inacceptable et a clairement exprimé son opinion selon laquelle l’employeur agit de mauvaise foi. La position de l’employeur en réponse aux échanges avec Mme Murphy est la même à l’égard de tous les employés du ministère de la Justice ayant déposé un grief au sujet de la politique sur la vaccination, c’est-à-dire entendre le grief à chaque palier de la procédure. Mentionnons également que la correspondance présentée exclut certaines réponses de l’employeur qui figurent dans la chaîne de courriels. Par conséquent, je ne suis pas convaincue que l’intérêt de la justice commande l’admission de cette preuve dans l’appel. En outre, je ne crois pas que la preuve aurait une quelconque incidence sur l’issue de l’appel.

[65] Enfin, la preuve supplémentaire ne satisfait pas au critère d’admissibilité. Compte tenu de tous les facteurs, je ne suis pas d’avis qu’il s’agit d’une des situations exceptionnelles permettant l’admission de nouveaux éléments de preuve à l’étape de l’appel. Si certains facteurs militent en faveur de Mme Murphy, à savoir la disponibilité de la preuve et l’absence de préjudice pour le défendeur, j’estime au bout du compte que les éléments de preuve en cause ne sont pas utiles à la Cour. Ils ne seraient pas déterminants à l’égard d’une question soulevée dans l’appel et n’auraient pas d’incidence sur l’issue de l’appel (David Suzuki au para 38).

C. La juge adjointe Tabib a-t-elle commis une erreur de droit?

[66] Mme Murphy affirme que la juge adjointe Tabib a commis une erreur de droit. Commençons par voir si elle a bien identifié les règles de droit et la jurisprudence applicables.

[67] À mon avis, la juge adjointe Tabib a correctement déterminé : (i) les dispositions pertinentes de la Loi; (ii) la jurisprudence applicable sur le pouvoir habilitant la Cour à radier un avis de demande; et (iii) la jurisprudence applicable sur la tenue d’une instance avant que tous les autres recours administratifs, notamment les griefs, soient épuisés.

[68] Aux paragraphes 29 et suivants de son mémoire des faits et du droit, Mme Murphy affirme que la juge adjointe a commis une erreur de droit dans son analyse des paragraphes 208(1) à (6) et de l’article 236. Selon elle, la jurisprudence invoquée par la juge adjointe Tabib ne s’applique pas, mais elle ne propose aucune autre décision à son avis applicable. Cependant, elle semble citer un passage général au soutien de la thèse suivant laquelle il doit toujours y avoir une tribune où exercer ses droits au besoin. Il s’agirait du paragraphe 99 de la décision Payette c Canada (Revenu national), 2022 CF 74 [Payette]. Or, ce jugement compte seulement 27 paragraphes, la citation n’y figure pas et une recherche générale des mots employés dans la citation n’a pas permis de trouver le jugement d’où elle est tirée. Quoi qu’il en soit, je ne suis pas convaincue que la juge adjointe a fait erreur en déterminant la jurisprudence applicable.

[69] À mon avis, dans l’ensemble, les arguments soulevés par Mme Murphy se prêtent à la norme de l’erreur manifeste et dominante. Les conclusions de la juge adjointe Tabib répondent à l’argument des demanderesses suivant lequel elles devraient être autorisées à demander l’aide de la Cour, car les paragraphes 208(4) et (6) de la Loi font obstacle à leur grief. Effectivement, les arguments présentés par Mme Murphy dans l’appel à cet égard présupposent que les demanderesses sont dépourvues de recours dans les faits en raison de ces deux dispositions. Cependant, la juge adjointe Tabib a conclu que ce n’était pas le cas. Par conséquent, ces conclusions sont examinées ci-après sous la rubrique V. E.

[70] Vu les arguments de Mme Murphy, il faut tenir compte à la présente rubrique de deux principes juridiques. Premièrement, il faut examiner la question de la pertinence potentielle des paragraphes 208(4) et (6) dans la demande de contrôle judiciaire déposée avant la fin de la procédure de règlement des griefs prévue par la Loi. Dans son ordonnance, la juge adjointe Tabib examine la jurisprudence portant sur l’importance de la protection de l’intégrité et de l’efficacité de la procédure de règlement des griefs prévue à la Loi. Elle s’exprime ainsi :

[24] Le gouvernement a mis sur pied un mécanisme de grief exhaustif visant à résoudre les différends liés aux conditions d’emploi de plus d’un quart de millions de fonctionnaires à son emploi (Vaughan para 1). La jurisprudence reconnaît la nécessité de respecter l’intégrité et l’efficacité de ces recours en refusant d’entendre des contestations relevant des relations de travail tant que ce mécanisme n’est pas épuisé, et encore, seulement dans le cadre limité du contrôle judiciaire (Vaughan, para 2). Ce principe, établi dans Vaughan, a été affirmé et codifié en 2003 par l’introduction de l’article 236 de la Loi. Cet article déclare expressément que (sauf l’exception définie au paragraphe 236(3) qui n’est pas pertinent l’instance), les droits de grief d’un fonctionnaire prévu par la Loi relativement à tout différend lié à ses conditions d’emploi remplacent tous les droits d’action en justice qu’il aurait autrement eus à l’égard de ces circonstances, qu’il se soit ou non prévalu de ses droits et qu’il soit possible ou non de soumettre le grief à l’arbitrage. Selon l’arrêt Bron, cette clause privative expresse prive les tribunaux de leur compétence résiduelle d’entendre les différends liés aux conditions de travail des fonctionnaires régis par la Loi (Bron, aux paras 28 à 33; voir aussi : Alliance de la fonction publique du Canada c Canada (Procureur général) 2020 CF 481, para 64 et 65 (AFPC 2020)). Ce n’est que lorsqu’il y a une lacune dans le régime prévu par la loi, ou une circonstance qui n’a pas été prévue par la législation, que la Cour peut exercer sa compétence inhérente (Bron, para 32, Fraternité des préposés à l’entretien des voies – Fédération du réseau Canadien Pacifique c Canadien Pacifique Ltée, [1996] 2 RCS 495, paras 8 et 10).

[71] La juge adjointe Tabib signale ensuite le fait que le législateur a jugé bon d’imposer certaines limites à l’égard des droits prévus aux paragraphes 208(2) à (7) de la Loi. Selon elle, ces limites forment une partie intégrante de la procédure de règlement des griefs. Elle conclut que l’interprétation de ces limites et leur application à un grief en particulier ressort exclusivement du décideur des griefs :

[25] […] L’interprétation de ces limites et la détermination à savoir si elles doivent recevoir application dans les circonstances particulières d’un grief sont du ressort exclusif de l’autorité des griefs. Lorsqu’un différend est manifestement lié à ses conditions d’emploi, le fonctionnaire a l’obligation de se tourner vers la procédure de grief pour en déterminer. Il serait insensé et illogique de le soustraire à cette obligation au motif que cette même procédure prévoit délibérément certaines limites qui pourraient rendre le grief irrecevable.

[72] Ainsi, la juge adjointe conclut que les demanderesses ne peuvent exciper de la possibilité que les paragraphes 208(4) et (6) s’appliquent à leur grief pour contourner la procédure de règlement des griefs prévue à la Loi et saisir la Cour directement (ordonnance aux para 26 à 29). Selon elle, la possibilité de déposer un grief en vertu du paragraphe 208(1) de la Loi n’est pas mise en doute; l’incertitude quant à l’admissibilité du grief, en raison des exceptions, n’offre pas un accès privilégié aux tribunaux judiciaires qui permet de saisir ces derniers des questions que leur a retirées expressément le législateur (ordonnance aux para 26 et 28).

[73] Je suis d’accord avec la juge adjointe Tabib. L’existence de limites à l’article 208 de la Loi susceptibles de s’appliquer à un grief donné ne rend pas la procédure de règlement des griefs inadéquate ou inefficace de telle sorte que la Cour devrait exercer son pouvoir inhérent et se prononcer sur une demande de contrôle judiciaire avant l’issue de la procédure prévue par la Loi. Le décideur des griefs doit d’abord déterminer la mesure dans laquelle les limites prévues à l’article 208 s’appliquent au grief en question, le cas échéant.

[74] En règle générale, si un plaignant est insatisfait de l’issue de son grief au dernier palier de la procédure, il peut en demander le contrôle judiciaire à la Cour (Moodie c Canada (Défense nationale), 2010 CAF 6 aux para 3 et 10). Il est de jurisprudence constante qu’il doit d’abord épuiser tous les recours administratifs possibles avant de saisir les tribunaux d’une demande de contrôle judiciaire (Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61 au para 30 [CB Powell]). Le juge Stratas l’indique expressément : « à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours » (CB Powell au para 31). Les limites prévues aux paragraphes 208(2) à (6) de la Loi ne constituent pas des circonstances exceptionnelles; elles font partie intégrante du régime administratif général établi par la Loi.

[75] Mme Murphy cherche à établir que l’application possible des limites énoncées à l’article 208 de la Loi a pour effet d’annuler le droit au grief. Selon elle, si l’une des limites s’applique, ce droit n’existe pas, et la possibilité de faire appel aux tribunaux demeure, et ce malgré l’article 236 de la Loi. Cette thèse pose problème pour trois raisons. Premièrement, comme il est mentionné plus haut, il n’appartient pas à la Cour de déterminer en premier lieu la mesure dans laquelle les limites s’appliquent à un grief donné – ce rôle est conféré au décideur des griefs. Deuxièmement, cette thèse est contraire au principe général bien établi voulant que la possibilité de déposer un grief fasse obstacle au contrôle judiciaire (CB Powell aux para 30 à 33; McCarthy c Canada (Procureur général), 2020 CF 930 aux para 40 à 43 et la jurisprudence qui y est mentionnée [McCarthy]). Troisièmement, cette thèse est contraire au libellé de l’article 236 de la Loi et à l’interprétation qu’en ont donnée les tribunaux (Bron v Canada (Attorney General), 2010 ONCA 71 aux para 14 et 15; McCarthy au para 31; Gupta c Canada (Procureur général), 2021 CAF 202 au para 7 [Gupta]; Wojdan aux para 18 et 21).

[76] Mme Murphy affirme que la jurisprudence citée par la juge adjointe Tabib, qui inclut la plupart des décisions mentionnées dans les présents motifs, ne porte pas sur les limites prévues aux paragraphes 208(2) à (6) de la Loi. À mon avis, ce n’est pas suffisant pour justifier que l’on s’écarte du principe établi selon lequel une clause privative dans la Loi traduit l’intention du législateur de faire en sorte que les conflits en milieu de travail soient réglés d’abord au moyen de la procédure de grief (Gupta au para 13). Même s’il s’agissait d’une requête en injonction interlocutoire, les remarques du juge Simon Fothergill dans l’affaire Wojdan me sont utiles. Ainsi, si la Cour acceptait la demande de contrôle judiciaire de Mme Murphy avant que le décideur des griefs de cette dernière ait eu l’occasion de se prononcer, y compris toute question sur l’admissibilité :

[31] […] cela aurait pour effet de miner le processus de règlements des griefs mis en place par le législateur. La Cour empêcherait les arbitres de s’acquitter de leur fonction principale lorsqu’ils sont saisis de questions se rapportant à l’application de la Politique sur la vaccination et à la mesure dans laquelle il est possible de prétendre qu’elle porte atteinte aux [. . .] droits des employés, et pour rendre une décision à savoir si cette atteinte pourrait être justifiée pour des motifs de santé publique, et, dans la négative, si les demandeurs sont en droit de réclamer une indemnité pécuniaire ou d’une autre nature. Une intervention judiciaire prématurée ne servirait pas les principes fondamentaux des relations de travail, mais contribuerait plutôt à les miner.

[77] Pour conclure la première question, rappelons que la possibilité que les limites prévues aux paragraphes 208(2) à (6) rendent inadmissible un grief donné ne signifie pas que la procédure de règlement des griefs est inadéquate ou inefficace au point où il serait justifié d’autoriser un demandeur à solliciter un contrôle judiciaire avant d’avoir suivi la procédure de règlement des griefs légale jusqu’au bout.

[78] La deuxième question est celle de savoir à qui il incombe de démontrer l’impossibilité manifeste de se prévaloir de la procédure de règlement des griefs. Comme il est mentionné plus haut, la juge adjointe Tabib conclut que l’application des limites prévues aux paragraphes 208(2) à (6) de la Loi à un grief donné ressort exclusivement au décideur des griefs. Toutefois, au cas où elle ait tort, la juge Tabib examine également la possibilité que les paragraphes 208(4) ou (6) emportent l’inadmissibilité du grief. Même si je suis d’avis que la possibilité que les limites prévues aux paragraphes 208(2) à (6) s’appliquent à un grief donné ne rend pas la procédure de règlement des griefs inadéquate ou inefficace au point où un recours judiciaire serait permis malgré la doctrine relative à l’épuisement des autres recours, j’examine néanmoins les arguments de Mme Murphy au sujet du fardeau de preuve.

[79] Selon Mme Murphy, la juge adjointe Tabib a inversé à tort le fardeau de preuve dans son analyse des paragraphes 208(4) et (6) de la Loi et de leur application possible aux griefs des demanderesses. Suivant la juge adjointe, dès lors que le défendeur a démontré que les demanderesses sont des employées tombant sous le coup de la procédure de règlement des griefs prévue sous le régime de l’article 208 de la Loi, il incombe aux demanderesses de démontrer que les paragraphes 208(4) et (6) font manifestement obstacle à leur exercice de ce recours (ordonnance aux para 29 et 31 à 33). Mme Murphy affirme que la juge adjointe a commis ainsi une erreur de droit et qu’il incombe au défendeur de démontrer que les demanderesses ont la possibilité de poursuivre leur grief en dépit de l’application des paragraphes 208(4) et (6). Elle n’invoque aucune jurisprudence au soutien de sa thèse suivant laquelle ce recours ne leur est pas ouvert.

[80] Mme Murphy ne m’a pas convaincue que la juge adjointe Tabib a fait erreur dans sa conclusion selon laquelle il appartient aux demanderesses de démontrer que les paragraphes 208(4) ou (6) de la Loi font manifestement obstacle à leur grief. Je conviens avec la juge adjointe Tabib que, dès lors que le défendeur a démontré que les demanderesses étaient des employées tombant sous le coup de la procédure de règlement des griefs prévue à l’article 208 de la Loi, il incombe ensuite aux demanderesses de démontrer pourquoi, dans les circonstances, cette procédure ne leur est pas ouverte. À l’instar de la juge adjointe Tabib, j’adopte la conclusion tirée par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Lebrasseur c Canada, 2007 CAF 330, au paragraphe 19, suivant laquelle le fardeau incombe au demandeur d’établir les faits qui justifieraient l’exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire résiduel malgré l’existence de la procédure légale de règlement des griefs.

[81] Récemment, dans l’affaire Hudson c Canada, 2022 CF 694, le juge Fothergill, saisi d’une requête en radiation et d’une requête en autorisation d’un recours collectif, conclut qu’il incombe au demandeur de démontrer que, comme les mécanismes de recours internes sont compromis, la Cour a compétence :

[93] Les actes de procédure et les éléments de preuve des demanderesses n’établissent pas que les mécanismes de recours internes dont peuvent se prévaloir les employées du SCC sont, dans toutes les circonstances, dans tous les lieux de travail et à tout moment, « corrompus » et incapables de fournir un redressement efficace. Comme l’a conclu la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Lebrasseur, il incombe au demandeur de démontrer que l’intégrité des mécanismes de recours internes est compromise au vu de la preuve présentée dans le cadre d’une affaire en particulier (au para 19). Compte tenu des éléments de preuve limités présentés à l’appui de la requête en autorisation, il n’est tout simplement pas possible que ce critère soit respecté pour toutes les membres des groupes définis au sens large.

(Voir aussi Wodjan au para 22.)

[82] Mme Murphy affirme que la question de la possibilité de se prévaloir de la procédure de règlement des griefs est à tout le moins discutable et aurait dû être examinée sur le fond au lieu d’être rejetée à cette étape. Je ne suis pas d’accord puisqu’il incombait aux demanderesses de démontrer la compétence de la Cour, ce dont la juge adjointe Tabib a conclu qu’elles n’y sont pas parvenues. Conséquemment, l’acte de procédure doit être radié – elles n’ont pas une deuxième chance de plaider cette question à une audience sur le fond.

[83] En outre, cette question est étroitement liée à la prétention de Mme Murphy selon laquelle la juge adjointe Tabib a commis une erreur en ne tenant pas pour avérée la preuve des demanderesses. Tout particulièrement, Mme Murphy affirme que la Cour aurait dû présumer vrais leurs affidavits et les éléments de preuve attestant du caractère inadéquat et inefficace de la procédure de règlement des griefs découlant de l’application des limites prévues aux paragraphes 208(4) et (6).

[84] Le défendeur affirme que ce sont les faits énoncés dans l’avis de demande qui doivent être tenus pour avérés, et non le dossier de réponse en entier et les observations orales des demanderesses.

[85] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que ce sont les faits énoncés dans l’avis de demande qui doivent être présumés vrais. La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250, affirme que les affidavits ne sont généralement pas admissibles au soutien d’une requête en radiation et explique la situation du point de vue d’un demandeur :

[52] […] Dans le cas du demandeur qui répond à une requête en radiation de la demande, il faut partir du principe que dans pareille requête, les faits allégués dans l’avis de demande sont tenus pour avérés : Chrysler Canada Inc. c. Canada, 2008 CF 727, au paragraphe 20, confirmé en appel, 2008 CF 1049. Cela élimine la nécessité de faire état des faits au moyen d’un affidavit. De plus, le demandeur doit présenter un énoncé « complet » des motifs dans son avis de demande. La Cour ainsi que les parties opposées peuvent à bon droit supposer que l’avis de demande renferme tout ce qui est essentiel pour octroyer la réparation demandée. L’avis de demande ne peut être complété ou renforcé par un affidavit.

[Non souligné dans l’original.]

[86] Certes, dans le cas d’une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire, les faits énoncés par le demandeur dans l’avis de demande doivent être tenus pour avérés (Prairies Tubulars (2015) Inc c Canada (Agence des services frontaliers), 2018 CF 991 au para 26 et la jurisprudence qui y est mentionnée). Cette présomption ne s’applique pas aux arguments soulevés ou à la preuve produite par le demandeur en réponse à la requête en radiation de l’avis de demande. Toute autre conclusion serait contraire à l’arrêt JP Morgan de la Cour d’appel fédérale et aurait pour effet de vouer à l’échec de telles requêtes en radiation, ce qui minerait le pouvoir de la Cour de restreindre le mauvais usage ou l’abus des procédures judiciaires (JP Morgan au para 48).

[87] Mme Murphy affirme qu’il n’appartient pas aux demanderesses de prévoir dans leur avis de demande toutes les requêtes que le défendeur est susceptible de présenter. Par conséquent, dès la signification de la requête en radiation du défendeur, la question de la procédure de règlement des griefs est devenue pertinente, et elles ont répondu. Elle soutient que la juge adjointe Tabib a commis une erreur, car elle n’a pas tenu la réponse des demanderesses et leur preuve pour avérées.

[88] L’argument de Mme Murphy ne me convainc pas. Il incombait aux demanderesses d’énoncer tous les motifs dans l’avis de demande, et la Cour était en droit de s’attendre à ce que l’avis comprenne tout ce qui est essentiel à l’octroi de la mesure de réparation sollicitée (JP Morgan au para 52). Les renseignements que comporte l’avis de demande sont tenus pour avérés. Dans son ordonnance, la juge adjointe Tabib tient compte des arguments et de la preuve des demanderesses présentés en réponse à la requête en radiation. Cependant, elle n’était pas tenue de les tenir pour avérés. Par conséquent, j’estime que la juge adjointe Tabib n’a pas commis d’erreur susceptible de révision comme le prétend Mme Murphy.

D. La juge adjointe Tabib a-t-elle commis une erreur dans sa caractérisation de la nature de la demande de contrôle judiciaire?

[89] La politique sur la vaccination a été adoptée par le Conseil du Trésor du Canada le 6 octobre 2021. Les demanderesses ont ensuite communiqué avec leur gestionnaire respectif, qui les avaient informées des directives à suivre et des délais applicables à cet égard. Les demanderesses ne se sont pas conformées à la politique. Les 1 et 2 novembre 2021, les demanderesses ont reçu de leur gestionnaire respectif une lettre les informant qu’elles avaient jusqu’au 15 novembre 2021 pour se conformer à la politique sur la vaccination, à défaut de quoi elles seraient mises en congé administratif non payé jusqu’à ce qu’elles obtempèrent.

[90] Le 12 novembre 2021, les demanderesses ont déposé la présente demande de contrôle judiciaire. Le 15 novembre 2021, elles ont été mises en congé administratif. Le 6 décembre 2021, elles ont déposé un grief conformément à la procédure prévue à leur convention collective. Selon la juge adjointe Tabib, le grief visait essentiellement les mêmes réparations que la demande de contrôle judiciaire, à l’exception de la déclaration générale sollicitée, suivant laquelle la politique sur la vaccination est illégale.

[91] En ce qui a trait à l’avis de demande, la juge adjointe Tabib mentionne qu’elle est appelée à déterminer la nature et la portée du recours administratif en question pour évaluer la véritable nature de la demande dont elle est saisie. Elle évalue les circonstances, la nature de la décision contestée et les réparations demandées. Elle fait remarquer que les demanderesses, dans leur avis de demande, souhaitent faire déclarer la politique sur la vaccination nulle ab initio et obtenir les réparations qu’emporte pareille déclaration, dont le rétablissement rétroactif de leurs droits, notamment le salaire et les avantages sociaux, et des dommages-intérêts au titre de la Charte. La juge adjointe tire la conclusion suivante :

[18] Ainsi, l’essence de la demande est la légalité de la PVO, mais dans le contexte de son application aux demanderesses, résultant en leur mise en congé sans solde. La demande porte donc sur l’interprétation et l’application de la PVO à l’égard des demanderesses, par suite de leur mise en congé sans solde.

[92] Ainsi, la juge adjointe poursuit son analyse et conclut que, la politique sur la vaccination étant une directive ou un document de l’employeur des demanderesses qui concerne les conditions d’emploi de ces dernières, la demande tombe carrément sous le coup du paragraphe 208(1) de la Loi et permet aux demanderesses de déposer un grief.

[93] Mme Murphy soutient que la juge adjointe Tabib a mal apprécié le caractère essentiel de la demande. Elle affirme qu’il s’agit d’une demande de jugement déclaratoire, car elles sollicitent une déclaration suivant laquelle la politique sur la vaccination est invalide. Elle invoque à cet égard l’arrêt Moresby Explorers Ltd c Canada (Procureur général), 2007 CAF 273 pour appuyer la thèse selon laquelle « une politique illégale peut être contestée en tout temps; le demandeur n’a pas à attendre que la politique ait été appliquée à son cas particulier » (au para 24). Selon elle, il ressort de l’avis de demande que la principale réparation sollicitée consiste en une déclaration quant à la légalité de la politique sur la vaccination. Les demanderesses ont présenté leur demande de contrôle judiciaire avant d’être mises en congé administratif. Mme Murphy affirme qu’elle a expliqué à la juge adjointe Tabib à l’audience que les autres réparations sollicitées, à savoir leur rétablissement en poste, étaient accessoires à la déclaration d’invalidité. Elle a même offert d’abandonner une partie de ses prétentions pour sauvegarder celle-ci. Mme Murphy soutient que cette erreur de la part de la juge adjointe Tabib a vicié le reste de son analyse de la requête en radiation.

[94] Selon le défendeur, la juge adjointe a conclu à bon droit que la demande concernait essentiellement une politique affectant les conditions d’emploi des demanderesses et dont l’application a abouti à la mise en congé administratif non payé de ces dernières. À son avis, la juge adjointe a tenu compte des circonstances, de la nature de la décision contestée et des réparations sollicitées, ce qui démontre qu’elle avait une appréciation réaliste du caractère essentiel de la demande conforme à la jurisprudence (JP Morgan aux para 49 et 50).

[95] Le défendeur affirme que le fait que les demanderesses n’avaient pas encore été mises en congé administratif n’est d’aucune utilité à l’appel de Mme Murphy et démontre en fait que les demanderesses contestent la politique en raison de son application dans leur cas. Il signale que la politique sur la vaccination est entrée en vigueur le 6 octobre 2021, mais que les demanderesses ont attendu le dernier jour ouvrable avant leur mise en congé administratif, soit le 12 novembre 2021, pour déposer leur demande de contrôle judiciaire. Elles avaient été informées les 1er et 2 novembre 2021 officiellement que la politique sur la vaccination s’appliquerait à elles. Leur demande visait des réparations concernant leur lien d’emploi. Par conséquent, selon le défendeur, la demande concerne principalement le lien d’emploi des demanderesses.

[96] Dans sa réponse, Mme Murphy soutient que le défendeur soulève des conjectures et cherche à prêter des intentions aux demanderesses sur le fondement de la date de dépôt de leur demande. Elle affirme au contraire qu’elles se sont montrées raisonnables en attendant la dernière minute avant de déposer leur demande de contrôle judiciaire dans l’espoir que le gouvernement fédéral révoque la politique sur la vaccination comme le gouvernement du Québec avait révoqué sa décision sur la vaccination des travailleurs de la santé dans la province.

[97] Je ne suis pas convaincue que la juge adjointe Tabib a commis une erreur manifeste et dominante dans sa caractérisation du caractère essentiel de la demande. Mme Murphy, dans l’appel, voudrait que la question de la légalité de la politique sur la vaccination soit complètement distincte du contexte entourant le dépôt de la demande devant la Cour ainsi que des réparations sollicitées concernant leurs conditions d’emploi.

[98] La Cour d’appel fédérale enseigne que, pour bien appliquer les règles de droit, il faut déterminer la véritable nature du litige plutôt que se fier à la caractérisation que fait le demandeur du préjudice allégué (Moodie c Canada (Défense nationale), 2010 CAF 6 au para 7). Le juge doit aller au-delà des mots employés, des faits énoncés et des réparations demandés pour veiller à ce que l’instance « ne constitue pas une tentative déguisée visant à obtenir devant la Cour fédérale un résultat qui ne peut par ailleurs pas être obtenu de cette cour » (Canada c Roitman, 2006 CAF 266 au para 16 [Roitman]). De même, le demandeur ne saurait présenter l’instance de manière artificielle pour contourner l’application d’une loi (Vaughan c Canada, 2005 CSC 11 au para 11; Roitman au para 16). Comme le confirme récemment le juge Patrick Gleeson, un plaignant ne saurait éviter la procédure prescrite par la Loi au moyen d’un énoncé étudié de sa cause si le litige soulève une question qui tombe sous le coup de cette procédure (Burlacu v Canada (Attorney General), 2022 FC 1177 au para 10).

[99] À la lumière du dossier dont elle était saisie, la juge adjointe Tabib pouvait conclure que la demande concerne essentiellement un litige concernant une politique qui a une incidence sur les conditions d’emploi des demanderesses. À mon avis, la juge adjointe n’a commis aucune erreur manifeste et dominante en tirant cette conclusion.

E. La juge adjointe Tabib a-t-elle commis une erreur en concluant que les demanderesses pouvaient se prévaloir du processus de recours et que ce dernier était adéquat et efficace dans les circonstances?

[100] Certains des arguments soulevés par Mme Murphy à cet égard sont examinés dans les rubriques précédentes.

[101] En bref, Mme Murphy soutient que les arguments du défendeur dans l’appel se résument à une seule prétention, à savoir que toutes les questions relatives aux conditions d’emploi doivent être soumises à la procédure de recours administratifs jusqu’à ce que ceux-ci soient épuisés. Elle invoque l’arrêt CB Powell pour affirmer que seuls les recours administratifs qui sont « ouverts » et « efficaces » doivent d’abord être épuisés (au para 31). Elle soutient que la preuve démontre à sa face même que la procédure de règlement des griefs n’existe pas en fait dans le cas des demanderesses par application des paragraphes 208(4) et (6) de la Loi. Selon elle, il s’agit du point crucial du présent litige. En outre, elle soutient que l’obligation de se prévaloir de tous les paliers de grief, ce qui risque de retarder l’instance devant la Cour fédérale de plusieurs années, est contraire à l’esprit de l’arrêt CB Powell de la Cour d’appel fédérale, en ce sens que la procédure ne serait pas efficace.

[102] Le défendeur affirme que Mme Murphy ne soulève pas d’erreur susceptible de révision. Il soutient qu’au contraire la juge adjointe Tabib a fondé sa décision sur la jurisprudence établie et a conclu à bon droit que la procédure de règlement des griefs était ouverte aux demanderesses, selon la nature essentielle de leur prétention, de sorte qu’elles doivent épuiser ces recours avant d’intenter une instance devant la Cour.

[103] Au vu du dossier dont elle était saisie, la juge adjointe Tabib conclut que le défendeur l’a convaincue que les demanderesses sont des employées à qui une procédure de règlement des griefs adéquate et efficace est ouverte sous le régime du paragraphe 208(1) de la Loi. Je ne suis pas convaincue que la conclusion de la juge adjointe Tabib est entachée d’une erreur manifeste et dominante, comme le prétend Mme Murphy. Cette dernière soutient que la procédure de règlement des griefs n’existe pas dans les faits dans le cas des demanderesses, mais elle ne m’a pas convaincue que la juge adjointe Tabib a commis une erreur en tirant la conclusion inverse à la lumière du dossier.

[104] Une bonne partie de l’argument de Mme Murphy dans l’appel est fondée sur l’incidence possible des paragraphes 208(4) et (6) de la Loi sur les griefs des demanderesses et invoque « la preuve » en général, sans aucune référence précise dans la plupart des cas. Je tire aux rubriques V.B. et V.C. plus haut les conclusions suivantes : (i) les éléments de preuve supplémentaire ne sont pas admissibles dans l’appel; (ii) il incombe aux décideurs des griefs de déterminer si les limites prévues aux paragraphes 208(2) à (6) de la Loi s’appliquent aux griefs individuels, et auquel cas dans quelle mesure. Ainsi, je ne peux croire que l’argument avancé par Mme Murphy dans l’appel peut être couronné de succès.

[105] Certes, j’examine la question du fardeau de preuve soulevée par Mme Murphy, principalement à l’égard de ses arguments concernant les paragraphes 208(4) et (6) de la Loi. Or, vu mes conclusions, point n’est besoin d’examiner l’application possible des paragraphes 208(4) ou (6) à la situation de Mme Murphy. À mon avis, procéder à un tel examen serait risquer de s’approprier du rôle principal du décideur des griefs, lequel consiste à se prononcer sur les questions dans l’instruction des griefs des demanderesses.

F. La juge adjointe Tabib a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu à l’absence de circonstances exceptionnelles justifiant la tenue du contrôle judiciaire?

[106] La doctrine de l’épuisement des recours administratifs prévoit certaines exceptions. Toutefois, les circonstances justifiant d’écarter cette doctrine sont très limitées étant donné que le seuil d’exceptionnalité est élevé (CB Powell au para 33; Nosistel c Canada (Procureur général), 2018 CF 618 au para 53).

[107] La juge adjointe Tabib, sur le fondement de l’arrêt CB Powell de la Cour d’appel fédérale, conclut que Mme Murphy n’a pas démontré l’existence de circonstances exceptionnelles qui justifieraient la levée de l’obligation de poursuivre la procédure de règlement des griefs. La juge adjointe examine les questions de l’urgence et du préjudice irréparable et arrive à la conclusion qu’elles ne démontrent pas l’existence de circonstances exceptionnelles. Elle fait remarquer que des arguments semblables, fondés sur l’urgence et le préjudice irréparable, ont été rejetés récemment à l’issue de requêtes en injonction interlocutoire à l’égard de politiques sur la vaccination obligatoire dans les affaires Wojdan et Lavergne-Poitras c Canada (Procureur général), 2021 CF 1232.

[108] Selon Mme Murphy, la juge adjointe Tabib a fait erreur dans l’analyse de ses observations sur les circonstances exceptionnelles, tout particulièrement en ce qui a trait à la prépondérance des inconvénients, dont il est question au paragraphe 42 de l’arrêt Strickland c Canada (Procureur général), 2015 CSC 37 [Strickland]. Mme Murphy soutient également que la juge adjointe a importé dans son analyse le critère applicable à l’injonction, et ce à mauvais droit.

[109] Selon le défendeur, la juge adjointe savait pertinemment que le critère énoncé au paragraphe 42 de l’arrêt Strickland concerne l’existe d’un autre recours, et non l’existence de circonstances exceptionnelles. Selon lui, la juge adjointe n’a pas appliqué le critère applicable à l’injonction. Elle cherchait à savoir si les facteurs soulevés par les demanderesses avaient quelque chose d’exceptionnel. Le défendeur signale que les demanderesses soulèvent : (i) l’urgence étant donné le nombre de fonctionnaires visés; (ii) l’incidence irréversible sur leur intégrité physique; et (iii) le préjudice financier, moral et psychologique.

[110] Je ne suis pas convaincue que la juge adjointe Tabib a fait erreur dans son analyse des arguments des demanderesses fondés sur l’existence de circonstances exceptionnelles. Je suis d’avis que son analyse tient compte des facteurs soulevés par les demanderesses, dont ceux pouvant être décrits comme l’urgence et le préjudice irréparable. En outre, je ne suis pas convaincue que la juge adjointe Tabib n’a pas bien compris ou appliqué le paragraphe 42 de l’arrêt Strickland de la Cour suprême.

[111] Au bout du compte, la juge adjointe Tabib n’ajoute pas foi aux prétentions des demanderesses quant à l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant l’audition de la demande par la Cour. Mme Murphy ne m’a pas convaincue que la juge adjointe Tabib a commis une erreur susceptible de révision en tirant cette conclusion.

VI. Conclusion

[112] Pour les motifs qui précèdent, la requête sollicitant l’appel de l’ordonnance et des motifs de la juge adjointe Tabib en date du 7 février 2022 est rejetée.

[113] Le défendeur demande l’adjudication des dépens. Vu les faits en l’espèce et le pouvoir discrétionnaire en la matière qui m’est conféré par l’article 400 des Règles, des dépens de 750 $ sont accordés au défendeur. Comme Mme Murphy a présenté la requête visant l’appel, les dépens sont à sa charge, et non à celle de Mme Rafai Far.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER T-1718-21

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête est rejetée.

  2. Des dépens de 750 $ sont accordés au défendeur.

« Vanessa Rochester »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

t-1718-21

INTITULÉ :

JOCELYNE MURPHY ET AL c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

REQUÊTE ÉCRITE EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO) EN VERTU DE L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

Jugement et motifs :

la juge ROCHESTER

DATE :

le 13 janvier 2023

OBSERVATIONS ÉCRITES

Jocelyne Murphy

pour la demanderesse

(EN SON PROPRE NOM)

Gregory Tzemenakis

Pierre Marc Champagne

Alexandre Toso

Sarah Chênevert-Beaudoin

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Me Jocelyne Murphy

Beauharnois (Québec)

pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

pour le défendeur

 

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