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Date : 20221219


Dossier : IMM-8254-21

Référence : 2022 CF 1760

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 19 décembre 2022

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

ELIJAH NYAKEBE AYAYE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Elijah Ayaye, est un citoyen du Kenya. Il craint la milice Chinkororo qui, à ses dires, lui a exigé de l’argent en échange d’une protection et a proféré des menaces contre sa famille et lui. Le demandeur s’est alors enfui au Canada, où il a demandé l’asile.

[2] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté sa demande d’asile, la question déterminante ayant été la crédibilité. La Section d’appel des réfugiés [la SAR] a par la suite jugé que la SPR avait eu raison de conclure que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, et a, par conséquent, rejeté l’appel [la décision].

[3] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision, car il estime que la SAR a traité les éléments de preuve suivants de façon déraisonnable : (i) les déclarations faites par le demandeur au point d’entrée; (ii) la preuve par affidavit présentée par le demandeur à l’appui de sa demande; (iii) les omissions dans l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile [formulaire FDA] du demandeur.

[4] La principale question à trancher en l’espèce est de savoir si la décision était raisonnable. Nul ne conteste la présomption voulant que la norme applicable au contrôle de la décision par la Cour soit celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 17, 25. À mon avis, aucune des situations dans lesquelles la présomption peut être réfutée n’est présente en l’espèce.

[5] Pour qu’une décision soit à l’abri d’une intervention judiciaire, elle doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : arrêt Vavilov, précité, au para 99. Une décision peut être déraisonnable si le décideur s’est mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’a pas valablement tenu compte des questions clés ou des arguments principaux formulés par les parties, ou s’il a omis de s’y attaquer de façon significative : arrêt Vavilov, précité, aux para 126-127. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : arrêt Vavilov, précité, au para 100.

[6] Pour les motifs exposés ci‑dessous, je conclus que le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait. Je rejette donc la demande de contrôle judiciaire.

II. Analyse

A. Déclarations au point d’entrée

[7] Contrairement à ce qu’affirme le demandeur, je ne suis pas convaincue que les motifs de la SAR démontrent qu’une importance indue a été accordée aux déclarations qu’il a faites au point d’entrée. Comme je l’explique plus loin, le demandeur s’appuie à tort sur la décision Lubana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116 (CanLII) [Lubana].

[8] Lors de sa première entrevue au point d’entrée, le demandeur a affirmé qu’il craignait que les personnes qui lui avaient fourni des documents falsifiés ne viennent au Canada. Lorsqu’il lui a été demandé de clarifier ses propos, le demandeur a identifié par leur nom les personnes en question et a expliqué pourquoi il leur avait demandé de lui procurer un visa (elles amenaient des personnes au Canada à des fins de travail, car il n’y a pas d’emplois au Kenya). Il a ajouté que sa famille ne l’avait pas accompagné parce que ses enfants étaient à l’école et que, comme il avait utilisé l’argent de sa femme pour venir au Canada, il ne serait pas le bienvenu s’il retournait chez lui.

[9] Cependant, durant sa seconde entrevue, réalisée plus de deux mois plus tard, le demandeur a déclaré qu’il était venu au Canada parce que la milice Chinkororo le recherchait au Kenya, car il n’avait pas payé pour bénéficier de sa protection, et que sa famille se cachait. Son formulaire FDA comprend d’autres renseignements au sujet de sa crainte de la milice Chinkororo.

[10] Dans ces circonstances, après avoir examiné les déclarations faites par le demandeur au point d’entrée, le formulaire FDA ainsi qu’une évaluation psychologique, je conclus qu’il n’était pas déraisonnable de la part de la SAR de conclure que la SPR avait eu raison de tirer une conclusion défavorable des incohérences constatées. À mon avis, la SAR n’a pas examiné à la loupe des éléments qui ne sont pas pertinents ou qui sont accessoires à la demande d’asile du demandeur : décision Lubana, précitée, au para 11. La SAR s’est plutôt concentrée sur la question centrale portant sur les raisons du demandeur pour venir au Canada : Gaprindashvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 583 au para 24.

[11] De plus, il ne s’agit pas d’une affaire où le demandeur a détruit ses documents de voyage ou menti à leur sujet à son arrivée sur les instructions d’un agent : décision Lubana, précitée, au para 11. En l’espèce, le demandeur a admis avoir voyagé avec de faux documents.

[12] Je ne suis pas non plus convaincue, contrairement à ce que soutient le demandeur, que la décision dénote un manque de sensibilité de la part de la SAR dans l’évaluation des déclarations qu’il a faites au point d’entrée : Gabila c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 574 [Gabila] au para 34. À mon avis, le fait que la SAR ait jugé que les déclarations faites lors des deux entrevues divergeaient, puisqu’elles comprenaient des explications fort différentes quant aux raisons du demandeur pour venir au Canada, ne démontre pas, en soi, un manque de sensibilité.

[13] Je conclus que la SAR, après avoir tenu compte de l’évaluation psychologique et reconnu qu’il était possible que le demandeur ait souffert de dépression et d’anxiété au moment de son arrivée au Canada, a expliqué en termes clairs et non équivoques le soin dont a fait preuve l’agent au point d’entrée en s’assurant que le demandeur comprenait à la fois l’interprète et les questions qui lui étaient posées, notamment en posant des questions complémentaires dans les cas où le demandeur n’avait pas répondu directement à la question initiale.

[14] Dans les circonstances de l’espèce, j’estime qu’il n’était pas déraisonnable de la part de la SAR de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que les incohérences entre les déclarations du demandeur ne découlaient pas de l’état psychologique de ce dernier. Contrairement à l’affaire Gabila, le demandeur en l’espèce n’a pas expliqué en détail les incohérences relevées entre ses déclarations au point d’entrée, son formulaire FDA et son témoignage; il a plutôt déclaré qu’il ne se comprenait pas lui-même. En outre, bien que le demandeur ait signalé à la SPR qu’il éprouvait des problèmes médicaux pendant l’audience, il lui a précisé qu’il se sentait suffisamment bien pour témoigner. Il ne s’agissait pas d’une situation, à l’instar de l’affaire Lubana, où le demandeur a fondu en larmes pendant son témoignage.

[15] Je suis d’avis que la décision permet aisément à la Cour de comprendre le raisonnement ayant mené la SAR à tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité du demandeur et que ces conclusions ont un fondement rationnel : Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1379 au para 34.

B. La preuve par affidavit à l’appui de la demande

[16] Je ne suis pas convaincue que l’appréciation par la SAR de la preuve par affidavit présentée par le demandeur à l’appui de sa demande — notamment des affidavits de sa femme, de voisins, d’amis de la famille et d’un aîné du clan dont fait partie le demandeur — était, dans son ensemble, déraisonnable.

[17] En présentant sa conclusion selon laquelle les affidavits n’étaient pas conformes aux exigences de préparation et de réception d’affidavits au Kenya, la SAR a souligné un article écrit par un avocat dans lequel il est expliqué que les affidavits sont habituellement rédigés par des avocats et « doivent » être attestés par une personne autre que l’avocat qui les a rédigés. La SAR s’est également appuyée sur un second article, qui porte sur les responsabilités des commissaires à l’assermentation, notamment la rédaction des affidavits. Selon la SAR, ces articles ne sont pas contradictoires étant donné que rien n’indique que le commissaire à l’assermentation rédigeant l’affidavit est la même personne que celui qui l’atteste, lequel peut être un commissaire à l’assermentation différent. La SAR a ajouté que le second article n’indique nulle part qu’il existe des exceptions quant à l’obligation, qui se dégage des termes impératifs utilisés dans le premier article, que le rédacteur de l’affidavit et le commissaire soient deux personnes différentes.

[18] À mon avis, l’importance accordée par la SAR au second article en ce qui a trait aux responsabilités des commissaires et à l’absence d’exceptions constitue une erreur, car la SAR se concentre sur ce qui n’est pas mentionné dans l’article plutôt que sur ce qui l’est. De plus, le défendeur a reconnu, lors de l’audience tenue dans le cadre du contrôle judiciaire, que l’évaluation par la SAR de la question de savoir si la preuve par affidavit présentée à l’appui de la demande avait été attestée en bonne et due forme ne suffisait pas à elle seule pour écarter la preuve.

[19] Il convient toutefois de noter que la moindre lacune ou insuffisance relevée dans une décision ne la rend pas déraisonnable dans son ensemble : Metallo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 575 au para 26, citant l’arrêt Vavilov, précité, au para 100. Je conviens avec le défendeur que, malgré l’erreur commise par la SAR en ce qui a trait à la question de savoir si les affidavits avaient été attestés en bonne et due forme, la SAR a évalué le contenu des affidavits et trouvé d’autres motifs justifiant le rejet des éléments de preuve présentés, notamment des incohérences, une fausse carte d’identité et l’absence de date d’assermentation pour l’un des affidavits.

[20] À mon sens, la situation de l’espèce est différente de celle de l’affaire Paxi c Canada (Citoyenneté et Immigration Canada), 2016 CF 905 [Paxi], sur laquelle le demandeur cherchait à s’appuyer, et les orientations qui y sont données ne s’appliquent donc pas. Dans l’affaire Paxi, le tribunal avait accordé peu d’importance à une lettre d’appui parce que cette lettre n’était pas notariée : décision Paxi, précitée, au para 51. Le juge Russell a toutefois signalé que la lettre présentait d’autres marques d’authenticité puisqu’elle avait été écrite sur papier à en-tête de l’église et était datée et signée : décision Paxi, précitée, au para 52. En l’espèce, la SAR n’a pas écarté la preuve par affidavit pour le simple motif que les affidavits n’avaient pas été assermentés ou notariés. En effet, la preuve a été examinée, mais aucun poids ne lui a été accordé pour d’autres motifs liés à son authenticité : Mathieu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 249 au para 29.

[21] Je conclus donc que les motifs pour lesquels la SAR n’a accordé aucun poids aux affidavits n’étaient pas, dans l’ensemble, déraisonnables.

C. Omissions dans le formulaire FDA

[22] Je suis d’avis que le traitement par la SAR des deux omissions dans le formulaire FDA du demandeur n’était pas déraisonnable.

[23] Contrairement à ce qu’a affirmé le demandeur lors de son témoignage, il n’était pas précisé dans son formulaire FDA que sa femme avait été abordée par la milice Chinkororo entre avril et septembre 2019 ni que son ami l’avait averti que la milice la recherchait encore durant cette période. La SAR a conclu qu’il ne s’agissait pas de détails secondaires et que l’exposé circonstancié du formulaire FDA, que le demandeur avait rédigé avec l’aide d’un avocat et dont il avait confirmé sous serment la véracité et l’exhaustivité, constitue une déclaration factuelle faite sous serment des raisons pour lesquelles le demandeur a besoin de l’asile au Canada. La SAR n’était pas satisfaite de l’explication du demandeur selon laquelle son état persistant de choc et de confusion l’avait empêché de se souvenir de ces évènements, puisqu’il avait disposé d’amplement de temps pour revoir et modifier son formulaire FDA avant l’audience.

[24] Je juge que la conclusion de la SAR et le raisonnement sous-jacent voulant que le demandeur ait cherché à embellir sa demande étaient justifiés dans les circonstances. Je ne suis pas d’accord avec le demandeur quand il affirme qu’il est fautif d’attaquer la crédibilité en raison des omissions dans le formulaire FDA compte tenu de la présomption de véracité établie dans l’arrêt Maldonado, en particulier lorsqu’il existe d’autres doutes quant à la crédibilité : Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1979 CanLII 4098 (CAF).

III. Conclusion

[25] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques propres au contexte auxquelles la SAR était assujettie : arrêt Vavilov, précité, au para 90. Je rejette donc la demande de contrôle judiciaire du demandeur.

[26] Ni l’une ni l’autre des parties n’ont proposé de question de portée générale à certifier, et je suis d’avis que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8254-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8254-21

 

INTITULÉ :

ELIJAH NYAKEBE AYAYE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 DÉCEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FUHRER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 DÉCEMBRE 2022

 

COMPARUTIONS :

Justin Heller

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Christopher Ezrin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jacqueline Lewis

Lewis & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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