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Date : 20230124


Dossier : T‑288‑20

Référence : 2023 CF 111

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 janvier 2023

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

DENNIS PEARCE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Dennis Pearce, est un détenu de l’établissement de Bath (« Bath »), un pénitencier fédéral dirigé par le Service correctionnel du Canada (le « SCC »). Il demande le contrôle judiciaire de la réponse à son grief final (la décision) datée du 31 janvier 2020, rendue par le conseiller spécial du commissaire (le « conseiller spécial ») du SCC.

[2] La décision est le point culminant du cheminement de la plainte du demandeur dans le processus de règlement des plaintes et des griefs des délinquants du SCC, qui comprenait la présentation de la plainte du demandeur, la présentation de son grief initial et, enfin, la présentation de son grief final.

[3] La décision constitue la réponse au grief final du demandeur.

II. Contexte factuel

[4] La plainte a été déposée en novembre 2017, après que le demandeur eut appris que le personnel administratif de Bath avait ouvert une lettre que lui avait adressée l’Ordre des infirmières et infirmiers de l’Ontario (l’«OIIO »).

[5] L’enveloppe ouverte a ensuite été envoyée à l’unité des soins de santé de Bath, où une infirmière employée à Bath, qui faisait l’objet d’une plainte auprès de l’OIIO, aurait vu le contenu de la lettre.

[6] Dans son grief final, le demandeur a soulevé les préoccupations suivantes devant le commissaire :

  1. Selon le paragraphe 89(1) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92‑620 [le « RSCMLC »], la lettre de l’OIIO n’aurait pas dû être ouverte, car elle portait sur une plainte en cours contre une infirmière de l’unité des soins de santé de Bath.

  2. L’administration centrale devrait prendre des mesures correctives en mettant en place de nouveaux protocoles pour prévenir d’autres incidents du genre. Le demandeur demande expressément que le SCC envisage d’ajouter l’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario et l’OIIO à la liste des correspondants privilégiés figurant à l’annexe A de la Directive du commissaire (la DC) 085 et à l’annexe du paragraphe 94(2) du RSCMLC, car il s’agit d’organismes chargés de recevoir des plaintes [traduction] « au même titre que l’envoi d’une plainte à l’enquêteur correctionnel du Canada ».

III. Décision contestée

[7] Le conseiller spécial a accueilli en partie le grief du demandeur. Il n’a relevé aucune erreur dans le fait d’avoir ouvert l’enveloppe de la lettre provenant de l’OIIO, car il ne s’agissait pas d’un correspondant privilégié :

[traduction]
En ce qui concerne le traitement de votre lettre, il est important de mentionner que le personnel n’est pas autorisé à ouvrir une enveloppe contenant de la correspondance privilégiée sans l’autorisation du [directeur de l’établissement], au titre des paragraphes 11 et 12 de la DC 085. Comme il a été mentionné aux paliers précédents, l’OIIO ne figure pas à titre de correspondant privilégié à l’annexe A de la DC 085 et, par conséquent, le personnel était autorisé à ouvrir la lettre de l’OIIO afin d’en examiner le contenu, puis d’inspecter l’enveloppe, en application de l’alinéa 5a) de la DC 085. Par conséquent, cette partie de votre grief est rejetée.

[8] Toutefois, le conseiller spécial a également reconnu qu’il était inapproprié d’acheminer la lettre à l’unité des soins de santé après l’avoir associée à tort à un rendez‑vous médical. Par conséquent, le conseiller spécial a conclu que le personnel n’aurait pas dû lire la lettre de l’OIIO dans le but de fixer un rendez‑vous médical.

[9] La décision énonce clairement que, au titre du paragraphe 8 de la DC 085, le personnel est autorisé à vérifier le contenu de la correspondance, mais qu’il ne doit pas en lire le contenu :

8. Habituellement, on ne doit pas lire les lettres reçues ou envoyées par les détenus. Cependant, sous réserve du paragraphe 94(1) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, le directeur ou la personne désignée peut, par écrit, autoriser un agent à lire la correspondance lorsqu’il a des motifs raisonnables de croire :

a. que la correspondance entre le détenu et le membre de la collectivité contient ou contiendra un élément de preuve d’un acte qui risque de compromettre la sécurité de l’établissement ou de quiconque;

b. que l’interception de la correspondance entre le détenu et le membre de la collectivité est la solution la moins restrictive dans les circonstances.

[10] De plus, la décision confirme que l’OIIO n’est pas responsable de la prise de rendez‑vous médicaux et qu’il n’y a aucune raison pour que le personnel de Bath lise ou intercepte de la correspondance adressée à un délinquant à cette fin. Par conséquent, il a été établi que la façon dont on a traité la lettre de l’OIIO adressée au demandeur n’était pas conforme au RSCMLC ni aux DC 085 et 568‑10.

[11] En réponse à la demande du demandeur d’ajouter des éléments à la liste existante de correspondants privilégiés, le conseiller spécial a déclaré que de telles demandes liées à une politique devraient être soulevées devant le Comité des détenus et non dans le cadre du processus de grief :

[traduction]
En ce qui concerne votre préoccupation à l’égard des correspondants désignés comme privilégiés et figurant à l’annexe A de la DC 085, veuillez noter que le processus de plainte et de grief n’est pas le mécanisme qui convient pour soulever des préoccupations à l’égard d’une politique du SCC. On encourage plutôt les délinquants qui ont des préoccupations au sujet d’une politique à les transmettre par écrit au Comité des détenus, qui peut suivre les procédures appropriées et faire valoir ces préoccupations.

[12] Le conseiller spécial a conclu que le traitement de la lettre envoyée par l’OIIO à Bath contrevenait au RSCMLC, ainsi qu’aux DC 085 et 568‑10. Par conséquent, le grief du demandeur a été accueilli en partie.

[13] La décision se termine ainsi :

[traduction]
Le directeur de l’établissement de Bath s’assurera que la correspondance provenant de l’Ordre des infirmières n’est transmise à personne d’autre que le délinquant, conformément à la Directive du commissaire 085, Correspondance et communications téléphoniques.

IV. Norme de contrôle

[14] Les deux parties soutiennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Je suis du même avis.

[15] La norme de contrôle applicable aux questions mixtes de fait et de droit qui se dégagent du processus de règlement des griefs des délinquants du SCC est celle de la décision raisonnable : Creelman c Canada (Procureur général)), 2020 CF 936 (Creelman) au para 22, citant Skinner c Canada (Procureur général), 2016 CF 57 au para 21.

[16] Dans le cadre d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 85.

[17] Le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise. À moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : Vavilov, au para 125.

V. Analyse

[18] La question dont la Cour est saisie consiste à savoir si la décision du conseiller spécial est raisonnable.

[19] Le demandeur soutient que le conseiller spécial a commis une erreur de droit en concluant que l’OIIO n’est pas un correspondant privilégié.

[20] Plus précisément, le demandeur soutient que l’OIIO devrait être considéré comme un des « protecteurs du citoyen des provinces », lesquels figurent parmi les correspondants privilégiés énumérés à l’annexe A de la Directive du commissaire 085 et à l’annexe du paragraphe 94(2) du RSCMLC. La raison de cette observation était que l’OIIO fonctionne comme un organisme de réglementation professionnel habilité par la Loi de 1991 sur les infirmières et infirmiers, qui est une loi provinciale.

[21] De plus, le demandeur soutient que le fait de ne pas tenir compte de son argument concernant la [traduction] « légitimité de l’exclusion de l’OIIO de la liste existante » constitue une erreur de droit allant à l’encontre de l’intention non équivoque du législateur dans le cadre de l’adoption de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20, et des Directives du commissaire.

[22] Le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour le conseiller spécial de conclure que le personnel du SCC était autorisé à ouvrir la lettre de l’OIIO afin d’inspecter le contenu de l’enveloppe, en application de l’alinéa 5a) de la DC 085.

[23] En ce qui concerne l’argument du demandeur selon lequel l’OIIO aurait dû être considéré comme un « protecteur du citoyen des provinces », le défendeur fait remarquer que c’est la première fois que cet argument est soulevé devant la Cour. Cet argument ne figurait pas dans la plainte du demandeur ni dans les observations de son grief final.

[24] Les arguments du demandeur reposaient sur sa préoccupation d’avoir constaté que l’OIIO ne figurait pas à l’annexe, et il a demandé qu’il y soit ajouté. Le défendeur soutient qu’on ne peut pas reprocher au conseiller spécial d’avoir omis d’aborder un argument d’interprétation qui n’avait pas été soulevé et qui contredisait les observations du demandeur concernant son grief final.

[25] Je suis d’accord avec le défendeur. Il est bien établi que le contrôle judiciaire doit être instruit selon la preuve dont le décideur initial disposait : Henri c Canada (Procureur général), 2016 CAF 38 au para 39, citant l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 19. Il s’ensuit que les éléments de preuve qui n’ont pas été soumis au conseiller spécial et qui portent sur le fond de l’affaire ne sont pas recevables dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire devant la Cour : Creelman, au para 17.

[26] Je conclus également qu’il est évident que, s’il avait voulu inclure l’OIIO à titre de correspondant privilégié, le législateur aurait facilement pu le faire en ajoutant l’OIIO à l’annexe A de la Directive du commissaire 085 et à l’annexe du paragraphe 94(2) du RSCMLC.

VI. Conclusion

[27] En l’espèce, le demandeur n’a pas seulement omis d’inclure l’interprétation liée à un des protecteurs du citoyen des provinces dans son grief final, où elle aurait pu être soulevée, mais sa demande d’ajouter l’OIIO implique qu’il a reconnu que la DC 085, et le RSCMLC dans son libellé actuel, ne mentionnent pas l’OIIO.

[28] Le demandeur ne peut pas maintenant soutenir que le conseiller spécial a commis une erreur en concluant que l’OIIO n’est pas un correspondant privilégié. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[29] La demande de réparation du demandeur est refusée.

[30] Le défendeur a demandé des dépens sans en préciser le montant. Toutefois, étant donné que le conseiller spécial a accueilli en partie la plainte du demandeur et que le demandeur s’est représenté lui‑même dans toutes les affaires précédant le présent contrôle judiciaire, et qu’il est toujours incarcéré, dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, je refuse d’adjuger des dépens au défendeur.

[31] La demande est rejetée pour les motifs exposés ci‑dessus.


JUGEMENT dans le dossier T‑288‑20

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑288‑20

 

INTITULÉ :

DENNIS PEARCE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 MARS 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 JANVIER 2023

 

COMPARUTIONS :

Natasha Beitman Brener

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Marshall Jeske

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Templeman LLP

Avocats

Kingston (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa, Ontario

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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