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Date : 20230118


Dossier : IMM-5398-21

Référence : 2022 CF 1767

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

YUANBIAO YE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] Yuanbiao Ye [le demandeur] a d’abord demandé l’asile en 2018, mais la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté sa demande. La Cour a accueilli la demande de contrôle judiciaire du demandeur dans la décision Ye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 587, de sorte que la demande d’asile du demandeur a été renvoyée à la SPR pour nouvelle décision. Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la nouvelle décision rendue le 2 juillet 2021 et par laquelle la SPR a une nouvelle fois rejeté sa demande d’asile.

[2] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Contexte factuel

[3] Le demandeur est un citoyen de la Chine. Il affirme que lui et environ 35 autres propriétaires ont reçu le 20 avril 2012 un avis leur indiquant qu’ils devaient quitter leurs maisons au plus tard le 20 juillet 2012 parce que le gouvernement chinois voulait exproprier leurs propriétés. Environ 10 jours plus tard, les propriétaires ont reçu un avis d’indemnisation, mais ils ont estimé que l’indemnisation était insuffisante.

[4] Le demandeur et quatre autres représentants [les représentants] ont été choisis par les propriétaires pour discuter avec le gouvernement municipal de l’indemnisation insuffisante. Les représentants ont présenté des documents montrant la valeur de leurs propriétés, mais ils n’ont reçu aucune réponse.

[5] La démolition partielle des maisons a commencé le 18 juillet 2012, et certaines personnes qui ont tenté d’empêcher la démolition ont été battues. Le bureau chargé de la démolition a menacé de démolir les propriétés par la force.

[6] Le 19 juillet 2012, les propriétaires ont tenu une manifestation sans permis. Ce soir‑là, des représentants du Bureau de la sécurité publique [le BSP] se sont rendus au domicile du demandeur pour l’arrêter, mais il était absent. L’épouse du demandeur l’a informé que le BSP l’accusait d’avoir été à la tête de la manifestation. Il s’est enfui chez son cousin. Alors qu’il se cachait, le BSP a arrêté trois autres représentants.

[7] Le 20 juillet 2012, les agents chargés de la démolition et la police se sont présentés pour démolir les maisons. Le BSP a laissé à l’épouse du demandeur une convocation intimant à ce dernier de se présenter dans ses bureaux. Par la suite, le BSP a cherché le demandeur aux domiciles de membres de sa famille.

[8] Le demandeur a embauché un agent pour fuir la Chine. Le 5 octobre 2012, il s’est rendu aux États‑Unis depuis Hong Kong. Le 23 octobre 2012, il a traversé la frontière et est entré en Colombie‑Britannique sans se présenter aux douanes ni aux agents frontaliers. Il a ensuite pris l’avion pour Toronto. Cinq jours plus tard, le demandeur a présenté une demande d’asile au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2011, c 27 [la LIPR].

[9] En janvier 2013, le demandeur a appris que les trois représentants arrêtés avaient été condamnés à quatre ans d’emprisonnement.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[10] La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas établi au moyen d’éléments de preuve fiables et crédibles qu’il existait un lien avec un motif prévu dans la Convention, à savoir le motif des opinions politiques. Par conséquent, elle a évalué la demande d’asile du demandeur au titre du paragraphe 97(1) de la LIPR. Les questions déterminantes pour la SPR étaient celles de la crédibilité et de la crainte fondée de persécution.

[11] La SPR, qui s’est d’abord penchée sur la question de la crédibilité, a reconnu que les événements qui ont précédé et immédiatement suivi la manifestation se sont produits comme l’affirme le demandeur. Cependant, elle n’a pas cru que le BSP avait continué à se rendre au domicile du demandeur et à le rechercher.

[12] La SPR a pris note du témoignage du demandeur selon lequel la dernière visite du BSP à son domicile remontait à février 2021. L’absence de documents montrant que le BSP avait continué à s’intéresser au demandeur ou d’un affidavit de l’épouse de ce dernier attestant les visites du BSP a poussé la SPR à tirer une conclusion défavorable. Lorsque la SPR a demandé au demandeur pourquoi son épouse n’avait pas produit d’affidavit, il a répondu qu’il ne lui avait pas demandé de le faire. La SPR n’a pas cru que le BSP aurait continué de rechercher le demandeur pendant huit ans et n’aurait laissé aucun document à son épouse.

[13] En ce qui concerne la crainte fondée de persécution, la SPR a conclu que la preuve ne démontrait pas que le demandeur serait victime de persécution s’il était renvoyé en Chine. En ce qui concerne l’arrestation des trois autres représentants, la SPR a noté que le demandeur ne savait pas si les autorités les avaient libérés ou si quelqu’un avait reçu une indemnisation pour l’expropriation.

[14] La SPR a également conclu que les efforts antérieurs déployés par le demandeur pour venir en vacances au Canada avaient jeté un doute sur sa crainte de persécution. La SPR a finalement conclu que la preuve montrait qu’il était venu au Canada pour des [traduction] « raisons économiques ». La SPR a également jugé que le demandeur n’avait pas fourni de détails sur les personnes qui l’avaient aidé dans sa démarche.

[15] Enfin, la SPR a conclu que, même si le BSP avait continué à s’intéresser au demandeur, la preuve était insuffisante pour montrer qu’il serait victime de persécution. Elle a plutôt conclu que le demandeur serait exposé à des poursuites pour avoir contrevenu, en manifestant sans permis, à une loi d’application générale que « l’ensemble de la population se doit d’observer, et ce, sans distinction », et non parce qu’il a des opinions politiques en particulier (Zolfagharkhani c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 3 CF 540 aux para 10‑11, 1993 CanLII 2971 (CAF) [Zolfagharkhani]). La SPR a noté que la peine prévue pour une [traduction] « opposition illégale à une expropriation » est plus sévère en Chine qu’au Canada, mais que cela ne constituait pas en soi de la persécution.

[16] La SPR a conclu que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

IV. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[17] Selon mon examen des observations des parties, la seule question en litige consiste à savoir si la décision de la SPR est raisonnable. Il convient de formuler les sous‑questions ainsi :

  1. La SPR a‑t‑elle raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas démontré l’existence d’un lien avec la définition de réfugié au sens de la Convention?

  2. Les conclusions de la SPR quant à la crédibilité sont‑elles raisonnables?

[18] Le défendeur soutient que la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable et souligne que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] n’exige pas un contrôle empreint de plus de déférence que la jurisprudence antérieure. Le demandeur affirme qu’il faut appliquer à la fois la norme de la décision raisonnable et celle de la décision correcte.

[19] Je conviens avec le défendeur que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Aucune des exceptions à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce (Vavilov, aux para 16‑17). Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit tenir compte du « résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous‑jacent à celle‑ci afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée » (Vavilov, au para 15). Pour qu’une décision soit raisonnable, le décideur doit prendre en considération la preuve dont il dispose et les observations du demandeur (Vavilov, aux para 125‑128). Une décision sera jugée déraisonnable si elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier les conclusions de fait tirées par celui‑ci (Vavilov, au para 125).

V. Analyse

A. La SPR a‑t‑elle raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas démontré l’existence d’un lien avec la définition de réfugié au sens de la Convention?

1) Thèse du demandeur

[20] La SPR a déraisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas établi l’existence d’un lien avec un motif prévu dans la Convention. Elle a renvoyé à la décision Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 148 [Huang] et a simplement conclu, sans faire d’analyse, que le demandeur n’avait pas établi l’existence d’un lien. La SPR n’a pas non plus cherché à savoir si la loi d’application générale revêtait, « ou bien en soi ou pour une autre raison, un caractère de persécution » (Zolfagharkhani, à la p 552).

[21] De plus, la conclusion de la SPR selon laquelle toute poursuite pour une infraction à une loi d’application générale n’équivaudrait pas à de la persécution est difficilement conciliable avec la preuve. Par exemple, la SPR aurait dû tenir compte du document 2.1, un rapport du département d’État des États‑Unis figurant au point 2.1 du cartable national de documentation [le document 2.1], qui indique qu’il existe de [traduction] « sérieuses restrictions » à la liberté d’expression des revendicateurs, y compris des [traduction] « attaques physiques » et des restrictions à leur droit de se réunir. Le document 2.1 précise également que des revendicateurs sont incarcérés pour de [traduction] « courtes périodes » dans des [traduction] « prisons interlopes ».

[22] Enfin, la décision est déraisonnable parce qu’elle va à l’encontre de la définition d’« opinion politique », à savoir « toute opinion sur une question dans laquelle l’appareil étatique, gouvernemental et politique peut être engagé » (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 à la p 746, 1993 CanLII 105 (CSC), citant Guy S. Goodwin‑Gill, The Refugee in International Law (Oxford : Clarendon Press, 1983) à la p 31; Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 619 au para 34 [Zhou]). Bien que les lois d’application générale ne revêtent habituellement pas un caractère de persécution, la persécution en l’espèce réside dans le fait que l’État a mis fin à la manifestation. Protester contre une loi, même une loi d’application générale, est l’expression d’une opinion politique, et c’est cette opinion politique qui a valu au demandeur d’être persécuté.

2) Thèse du défendeur

[23] La SPR a raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas démontré l’existence d’un lien avec un motif prévu dans la Convention ni qu’il risquait d’être persécuté parce qu’il avait contrevenu à une loi d’application générale. Elle a examiné tous les éléments de preuve et a raisonnablement conclu que, si le BSP était toujours à la recherche du demandeur, c’était parce que celui‑ci avait contrevenu à une loi d’application générale. Pour établir qu’il est exposé à un risque de persécution, le demandeur d’asile doit démontrer que les poursuites intentées pour une infraction à une loi d’application générale sont liées à un motif prévu dans la Convention. Le demandeur d’asile doit également démontrer qu’il est exposé à plus qu’une simple possibilité de persécution, ce que le demandeur en l’espèce n’a pas fait (Zolfagharkhani, à la p 552).

[24] Les conclusions de la SPR sont conformes à la jurisprudence de la Cour (Huang, aux para 40‑41; Ni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 948 aux para 24‑27 [Ni]; Yan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 781 aux para 13, 21‑23 [Yan]; Jiang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 486 aux para 11‑16 [Jiang]; You c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 100 aux para 19‑25 [You]).

3) Conclusion

[25] Pour avoir qualité de réfugié au sens de la Convention, le demandeur d’asile doit établir qu’il craint d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques (LIPR, art 96; Rizkallah c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 412 (CAF) à la p 1).

[26] Je ne souscris pas à l’opinion du demandeur selon laquelle la SPR n’a pas analysé la question de savoir s’il avait établi l’existence d’un lien avec un motif prévu à la Convention. Bien que l’analyse de la SPR sur cette question soit faite en deux étapes distinctes dans la décision, celle‑ci est raisonnable lorsqu’elle est interprétée de façon globale (Vavilov, au para 97).

[27] La SPR a d’abord examiné la question de l’existence du lien sous la rubrique [traduction] « LIEN ». Elle a cité les paragraphes 41 à 44 de la décision Huang, dans laquelle la juge en chef adjointe Gagné a écrit ce qui suit :

Toutefois, je remarque que, dans Ni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 948, la juge Elizabeth Walker a jugé raisonnable la conclusion de la SPR selon laquelle la participation à une manifestation afin de réclamer une juste indemnisation n’équivalait pas à de la persécution au sens de la Convention. De plus, scander des slogans antigouvernementaux ne signifie pas nécessairement qu’il existe un lien avec un motif prévu dans la Convention (Yan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 781, paragraphe 22).

Même si j’admettais que les demandeurs sont recherchés, ils n’ont pas établi qu’ils seraient persécutés; ils ont seulement établi qu’ils seraient poursuivis pour avoir contrevenu à une loi d’application générale. M. Huang a déclaré qu’il ne voulait pas retourner en Chine parce qu’il serait arrêté et mis en prison, pas qu’il serait personnellement exposé à une menace à sa vie, au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque de torture.

Bien qu’il soit vrai que les demandeurs ont expressément invoqué une preuve objective sur les conditions dans le pays documentant certains cas de mauvais traitement envers des personnes ayant manifesté contre l’expropriation de terres, la SPR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve qui indiquent que les demandeurs eux‑mêmes seraient exposés à un traitement équivalent à de la persécution.

J’estime que cette conclusion est raisonnable. Autrement dit, rien ne prouve que les personnes qui s’opposent à l’expropriation de terres reçoivent systématiquement un traitement équivalant à de la persécution, de sorte que la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs ne seront pas persécutés doit être considérée comme déraisonnable. Je tiens aussi à ajouter que le gouvernement avait déjà exproprié les terres des demandeurs et qu’il n’aurait qu’un intérêt limité pour le demandeur principal, intérêt qui se résumerait, le cas échéant, à le poursuivre pour avoir participé à un rassemblement illégal. Enfin, ce n’est pas parce que la peine prévue pour une opposition illégale à une expropriation est plus sévère en Chine qu’au Canada qu’elle équivaut à de la persécution.

[Non souligné dans l’original.]

[28] En l’espèce, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas réussi à démontrer que des opinions politiques lui étaient imputées et que, par conséquent, il n’avait pas établi l’existence d’un lien. Toutefois, la SPR n’a pas arrêté son analyse là. Vers la fin de la décision, la SPR a analysé la nature de la manifestation et a noté que les manifestants tenaient des banderoles et scandaient des slogans, que le BSP a dit aux manifestants de partir parce que la manifestation était illégale, et que les manifestants sont partis pacifiquement sans qu’il y ait d’arrestations. La SPR a conclu que le BSP avait poursuivi le demandeur parce qu’il avait contrevenu à une loi d’application générale et que la raison d’être de la manifestation était une indemnisation insuffisante et non des opinions politiques. Je conclus que l’interprétation conjointe de ces différents points d’analyse montre que la SPR a raisonnablement examiné les éléments de preuve pour trancher la question de savoir si le demandeur avait établi l’existence d’un lien avec un motif prévu dans la Convention. Par conséquent, les motifs de la SPR sont suffisamment justifiés, transparents et intelligibles.

[29] Je ne souscris pas non plus à l’opinion du demandeur selon laquelle la SPR n’a pas cherché à savoir si la loi d’application générale revêtait en soi un caractère de persécution. La Cour a déjà conclu que la loi d’expropriation chinoise est présumée neutre et valide (Ni, au para 26, citant Jiang, au para 14). Il incombe au demandeur, et non à la SPR, de démontrer qu’une loi d’application générale revêt, « ou bien en soi ou pour une autre raison, un caractère de persécution » (Zolfagharkhani, à la p 552). Le demandeur n’a formulé devant la SPR aucune observation selon laquelle la loi en question revêt en soi un caractère de persécution.

[30] Le demandeur renvoie à la décision Zhou pour appuyer sa thèse selon laquelle le fait de manifester contre des expropriations constitue une opinion politique. Au paragraphe 34 de la décision Zhou, le juge O’Keefe a déclaré ce qui suit :

Enfin, je souligne que la conclusion de la Commission selon laquelle la position du demandeur concernant l’expropriation de sa maison n’était pas politique. Cependant, je dois souligner que la manifestation portait sur quelque chose de plus que la valeur de la maison du demandeur. Si l’on tire la conclusion que le demandeur est crédible, il ressort clairement de son FRP qu’un grand nombre de personnes ont participé à la manifestation, qu’elles criaient des slogans tels que [traduction] « le gouvernement est injuste ». Pour moi, un tel comportement ressemble à une protestation contre le gouvernement.

[31] Dans l’affaire Yan, la demanderesse a aussi renvoyé à la décision Zhou pour étayer la même thèse (Yan, au para 12). La juge McVeigh a rejeté l’argument de Mme Yan, notant que « [l]a décision rendue dans l’affaire Zhou n’appuie pas la proposition qu’un lien est toujours établi lorsque certains propos sont tenus au cours d’une manifestation » (Yan, au para 22).

[32] Je conviens que « chaque affaire dépend des faits qui lui sont propres » (Yan, au para 22). En l’espèce, la SPR a tenu compte de la nature et des circonstances de la manifestation. L’approche de la SPR est compatible avec la jurisprudence de la Cour. Par exemple, le juge Phelan a noté ce qui suit aux paragraphes 20 et 21 de la décision You :

Le véritable différend avait trait à une question d’argent, et non à un motif prévu à la Convention. Le demandeur ne pouvait maquiller le différend financier en un différend politique, simplement parce que le différend en question se rapportait à une décision gouvernementale.

Compte tenu de la nature du différend et des activités de protestation, il n’était pas déraisonnable de conclure à l’absence de lien avec l’un des motifs prévus à la Convention.

[Non souligné dans l’original.]

[33] Dans la décision Yan, la juge McVeigh a également examiné la nature et les circonstances de la manifestation. Mme Yan a témoigné avoir crié « [l]e gouvernement est corrompu, l’indemnisation est injuste, on détruit nos maisons, respectez les droits de la personne […] [et] que la police agressait les gens ». La juge McVeigh a également examiné le témoignage de Mme Yan au sujet de l’importance de sa maison et de l’insuffisance de l’indemnisation et a conclu que la SPR avait raisonnablement conclu que la manifestation portait principalement sur l’indemnisation (Yan, aux para 16‑21).

[34] En l’espèce, le demandeur n’a présenté aucune observation au sujet de slogans en particulier scandés pendant la manifestation. La transcription de la SPR indique que le demandeur n’a décrit que les thèmes généraux des slogans scandés. La SPR a tenu compte des réponses du demandeur et a raisonnablement qualifié la manifestation de manifestation visant à protester contre des indemnisations injustes plutôt que de manifestation visant à exprimer des opinions politiques antigouvernementales. En l’absence de tout élément au dossier démontrant le contraire, la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’a pas réussi à établir l’existence d’un lien avec un motif prévu dans la Convention est raisonnable.

[35] Enfin, le demandeur soutient que la SPR n’a pas tenu compte du document 2.1. À mon avis, cette observation est infondée. La SPR renvoie expressément au document 2.1 et reconnaît les restrictions auxquelles les revendicateurs sont confrontés au paragraphe 49 de sa décision :

[traduction]

Le tribunal reconnaît que les manifestations non autorisées sont limitées en Chine et que des détentions administratives, comme celles que craint le demandeur d’asile, peuvent être imposées pour dissuader la tenue de telles activités. À cet égard, le tribunal fait toutefois remarquer que ce n’est pas parce que la peine prévue pour une opposition illégale à une expropriation est plus sévère en Chine qu’au Canada qu’elle équivaut à de la persécution.

[36] À mon avis, le demandeur sollicite simplement de la Cour qu’elle apprécie de nouveau la preuve à cet égard, ce qui n’est pas le rôle du contrôle judiciaire (Vavilov, au para 125). Cet aspect de la décision de la SPR est également raisonnable.

B. Les conclusions de la SPR quant à la crédibilité sont‑elles raisonnables?

1) Thèse du demandeur

[37] La SPR a commis une erreur lorsqu’elle a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité au motif que le BSP n’avait laissé aucun document à l’épouse du demandeur (Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1124 aux para 39‑44). Contrairement à l’affaire Huang, l’absence de documents en l’espèce est clairement déterminante pour les conclusions défavorables de la SPR quant à la crédibilité (Huang, aux para 28‑31).

[38] La SPR a également commis une erreur lorsqu’elle a exigé du demandeur qu’il fournisse des éléments de preuve corroborants produits par son épouse (Mora Zapata c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 329 aux para 7‑8). L’exigence de la preuve corroborante va à l’encontre de la présomption de vérité énoncée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Maldonado c Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 CF 302, 1979 CanLII 4098 (CAF) [Maldonado]. De plus, il n’incombe pas aux demandeurs d’asile de solliciter le témoignage écrit ou oral de personnes qui se trouvent dans le pays où ils craignent d’être persécutés. Pareille démarche exposerait le demandeur et son épouse à un risque, ce qui serait contraire à l’intention du sous‑alinéa 166b)(i) de la LIPR. Les éléments de preuve présentés à la SPR indiquent que le gouvernement chinois intercepte fréquemment des communications privées.

2) Thèse du défendeur

[39] Les conclusions défavorables tirées par la SPR quant à la crédibilité étaient raisonnables. La SPR peut tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur s’il ne produit pas d’éléments de preuve corroborants (Cekim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 177 au para 14; Muchirahondo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 546 au para 18).

3) Conclusion

[40] Après avoir examiné l’ensemble du dossier, j’estime que les conclusions de la SPR quant à la crédibilité sont raisonnables.

[41] Il incombe toujours aux demandeurs d’asile de prouver le bien‑fondé de leurs allégations. Je reconnais que le fait de recueillir des éléments de preuve auprès de personnes qui se trouvent dans le pays où ils craignent d’être persécutés peut mettre en danger le demandeur d’asile et les témoins, mais le demandeur en l’espèce n’a jamais avancé cette justification devant la SPR. Au contraire, lorsque la SPR a demandé au demandeur pourquoi il n’avait pas produit un affidavit souscrit par son épouse, il a simplement déclaré qu’il avait estimé que cela n’était pas nécessaire.

[42] Je ne souscris pas non plus à l’opinion du demandeur selon laquelle la présente affaire est différente de l’affaire Huang. Dans la décision Huang, la juge en chef adjointe Gagné a examiné les différents points de vue de la Cour sur la question de savoir si un décideur peut tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité si un demandeur omet de produire une citation à comparaître délivrée par le BSP (aux para 28‑31).

[43] En l’espèce, le fait que le demandeur n’a pas produit une citation à comparaître ne constituait pas une conclusion déterminante quant à la crédibilité (Huang, au para 30; Sun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1255 au para 13; Deng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 176 au para 14). Au contraire, la SPR a tiré de multiples conclusions défavorables en se fondant sur le comportement du demandeur, les efforts qu’il a déployés par le passé pour venir au Canada et son défaut de produire un affidavit souscrit par son épouse.

[44] Au paragraphe 44 de la décision, la SPR a pris en compte la demande de visa canadien que le demandeur avait présentée [traduction] « avant que ses problèmes commencent le 19 juillet 2012 » et qui avait été rejetée. Plus important encore, la SPR a relevé des incohérences quant à la raison pour laquelle le demandeur avait initialement présenté une demande de visa et a noté que le demandeur n’avait pas été franc au sujet des personnes qui l’avaient aidé dans ce processus. À mon avis, la SPR a raisonnablement tiré des conclusions défavorables en matière de crédibilité si l’on interprète la décision à la lumière du dossier (Vavilov, aux para 91‑98). La transcription de la SPR illustre les incohérences que le commissaire de la SPR a relevées :

[traduction]

Commissaire : D’accord, donc, lorsque vous avez déposé votre demande de visa pour venir au Canada, avez‑vous obtenu de l’aide?

[…]

Interprète : Oui, oui. C’est quelqu’un qui m’a aidé à la remplir.

Commissaire : Qui vous aidera.

Interprète : C’était il y a longtemps, je ne m’en souviens pas.

Commissaire : Avez‑vous versé de l’argent à la personne pour qu’elle vous aide?

Interprète : À l’époque, nous devions peut‑être embaucher quelqu’un pour nous aider avec cette demande, mais c’était il y a longtemps. Je ne m’en souviens pas vraiment.

Commissaire : Vous ne vous souvenez pas avoir payé quoi que ce soit.

Interprète : Nous devrions simplement payer les frais de visa.

Commissaire : D’accord. Vous avez payé les frais de visa. Mais avez‑vous payé quelque chose à la personne qui vous a aidé? Si vous vous en souvenez, si vous ne vous en souvenez pas? Ce n’est pas grave.

Interprète : Je ne me souviens pas.

[…]

Commissaire : Pourquoi avez‑vous demandé un visa? Pourquoi vouliez‑vous venir au Canada?

Interprète : À l’époque, nous voulions venir sur place pour voir comment allaient les affaires.

Commissaire : Désolé, vous vouliez venir pour les affaires et ...?

Interprète : Oui, pour vérifier. Pour les affaires principalement.

Commissaire : Donc, après l’audience, et aussi dans le document papier que vous avez [déposé], vous avez dit que vous veniez pour faire du tourisme. Il n’était pas mentionné que vous veniez aussi pour affaires.

Interprète : Je ne m’en souviens pas, mais je pense que cela devait être pour affaires, juste pour voir comment allaient les choses.

Commissaire : Pour voir comment allaient les choses. Vous voulez dire pour vérifier les occasions d’affaires au Canada?

Interprète : Oui. Pour voir s’il y avait des occasions d’affaires? Ouais, pour le marché des entreprises, par exemple.

Commissaire : Et pour quel type d’affaires avez‑vous fait des vérifications ou aviez‑vous l’intention de faire des vérifications?

Interprète : Parce que notre entreprise est impliquée dans les affaires, par exemple pour le Wi‑Fi ou les haut‑parleurs pour les équipements sonores. Je voulais juste vérifier s’il y avait des occasions dans ce domaine.

Commissaire : S’agissait‑il d’un voyage financé par l’entreprise? C’est votre entreprise qui voulait vous envoyer?

Interprète : Oui, c’est l’entreprise qui voulait m’envoyer.

Commissaire : Monsieur, je sais que vous m’avez dit que vous ne vous en souveniez pas, mais il n’y a aucune mention de tout cela dans votre témoignage précédent ou dans la documentation.

[Non souligné dans l’original.]

[45] À la lumière de l’extrait de la transcription de l’audience ci‑dessus, je conclus que la SPR a raisonnablement tiré une conclusion défavorable en raison des incohérences dans le témoignage et le comportement du demandeur. À cet égard, je note que les conclusions relatives à la crédibilité relèvent de l’essentiel de l’expertise de la SPR (Giron c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 481, au para 1). Je fais également remarquer qu’il faut faire preuve de déférence envers les décideurs administratifs, notamment en raison de « la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance » (Vavilov, au para 125).

[46] Dans la décision He c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 825 [He], le juge McHaffie a examiné le lien entre la présomption de vérité et les éléments de preuve corroborants. Il a noté qu’il « faut présumer qu’un demandeur d’asile dit la vérité lorsqu’il témoigne sous serment et [que], par conséquent, il n’est pas tenu de présenter une preuve corroborante sauf s’il y a des raisons de mettre en doute son témoignage » (He, au para 20; Luo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 823 aux para 18‑22; Maldonado, à la p 305; He c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 2 aux para 22‑25). La SPR a correctement énoncé cette règle au paragraphe 39 de sa décision.

[47] Je note également que la présente affaire est semblable aux affaires Yan, Su c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 666 [Su], Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1362 [Liu], et Jia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 444 [Jia]. Dans ces affaires, la Cour a conclu qu’il était raisonnable de s’attendre à un mandat ou à des citations à comparaître puisque les demandeurs d’asile ont déclaré que le BSP les poursuivait sans relâche (Yan, aux para 37‑38; Su, au para 16; Liu, au para 56; Jia, aux para 37‑38). En l’espèce, le demandeur a témoigné qu’il a été poursuivi par le BSP pendant huit ans. Comme l’a souligné la SPR au paragraphe 40 de sa décision :

[traduction]

Le tribunal estime qu’il n’est pas crédible, selon la prépondérance des probabilités, que le BSP ait continué à se rendre au domicile du demandeur d’asile et aux domiciles de ses proches à de nombreuses reprises, comme il est allégué, pendant plus de huit ans, sans laisser de documents à son épouse. Cette conclusion mine la crédibilité du demandeur d’asile lorsqu’il allègue que le BSP a continué de le rechercher pour l’arrêter ou qu’il serait persécuté à son retour en Chine.

[48] Compte tenu des décisions rendues par la Cour dans les affaires Yan, Su, Liu et Jia, il était raisonnablement loisible à la SPR de tirer pareille conclusion. Compte tenu des différentes conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité et de la jurisprudence susmentionnée, la SPR n’a pas commis d’erreur en tirant une conclusion défavorable en raison de l’absence d’éléments de preuve corroborants.

VI. Conclusion

[49] À mon avis, la décision de la SPR est intelligible, justifiée et transparente. La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

[50] Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5398‑21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« Paul Favel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5398-21

INTITULÉ :

YUANBIAO YE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 JUIN 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

LE 18 JANVIER 2023

COMPARUTIONS :

Wennie Lee

Pour le demandeur

 

Margherita Braccio

David DeMelo

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee & Company

Immigration Advocacy,

Counsel and Litigation

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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