Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230127


Dossiers : T-316-22

T-347-22

Référence : 2023 CF 118

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 janvier 2023

En présence de monsieur le juge Mosley

Dossier : T-316-22

ENTRE :

ASSOCIATION CANADIENNE DES LIBERTÉS CIVILES

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Dossier : T-347-22

ET ENTRE :

CANADIAN CONSTITUTION FOUNDATION

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DE L’ALBERTA

Intervenant

ORDONNANCE MODIFIÉE ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Il s’agit d’une requête conjointe présentée par écrit par les requérantes conformément à l’article 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles] en vue d’obtenir, en application de l’article 312 des Règles, une ordonnance autorisant l’Association canadienne des libertés civiles (ACLC) à déposer un affidavit complémentaire, à savoir l’affidavit de Cara Zweibel, en plus des affidavits visés à l’article 306 des Règles.

[2] Les 18 et 23 février 2022 respectivement, les requérantes ont déposé des avis de demande de contrôle judiciaire relativement à la Proclamation déclarant une urgence d’ordre public, DORS/2022‑20 [la Proclamation d’état d’urgence], faite en vertu du paragraphe 17(1) de la Loi sur les mesures d’urgence, LRC (1985), c 22 (4e supp) [la Loi], de même que relativement à deux règlements pris en vertu du paragraphe 19(1) de la Loi : le Règlement sur les mesures d’urgence, CP 2022‑107, DORS/2022‑21, et le Décret sur les mesures économiques d’urgence, CP 2022‑108, DORS/2022‑22.

[3] Deux autres demandes de contrôle judiciaire parallèles sont en cours : une demande présentée par Canadian Frontline Nurses et Kristen Nagle (« CFN ») le 18 février 2022 (T‑306‑22); et une demande présentée par Jeremiah Jost, Edward Cornell, Vincent Gircys et Harold Ristau (« Jost et coll ») le 23 février 2022 (T‑382‑22). Les quatre demandes de contrôle judiciaire sont gérées conjointement et seront entendues ensemble.

[4] Jost et coll. ont présenté une requête distincte pour déposer des documents complémentaires, point qui sera traité dans une autre ordonnance.

[5] Dans la présente requête, les demanderesses cherchent à déposer certains documents, transcriptions et résumés des témoignages produits dans le cadre des travaux de la Commission sur l’état d’urgence [la Commission], établie par le décret CP 2022‑392 le 25 avril 2022.

[6] Quatre des documents joints à l’affidavit de Cara Zweibel sont décrits comme se rapportant à la recommandation faite par la greffière du Conseil privé au premier ministre d’invoquer les pouvoirs de la Loi sur les mesures d’urgence. Ils sont les suivants :

  • Pièce A, courriel de Jeremy Adler daté du 14 février 2022, auquel est jointe une note de la greffière du Conseil privé à l’intention du premier ministre ayant comme objet : [traduction] « Invoquer la Loi sur les mesures d’urgence pour mettre fin aux manifestations et aux blocages à l’échelle nationale » (note relative à l’invocation);

  • Pièce B, note relative à l’invocation;

  • Pièce C, extrait du témoignage du premier ministre Justin Trudeau devant la Commission, dans lequel le premier ministre explique le rôle que la note relative à l’invocation a joué dans le processus décisionnel;

  • Pièce D, extrait du témoignage de la greffière devant la Commission, dans lequel la greffière apporte des précisions sur le contexte entourant la note relative à l’invocation.

[7] Trois des documents se rapportent à un plan des services de police dressé en février 2022 et à une évaluation par les forces de l’ordre des outils dont elles disposaient pour mettre un terme aux manifestations pendant cette période. Ils sont les suivants :

  • Pièce E, courriels échangés entre la commissaire de la GRC et le chef de cabinet du ministre de la Sécurité publique, datés des 13 et 14 février 2022, dans lesquels la commissaire explique qu’à son avis, tous les outils dont ils disposent pour mettre un terme aux manifestations n’ont pas été épuisés;

  • Pièce F, Plan intégré de mobilisation opérationnelle à l’égard du Convoi de la liberté à Ottawa, rédigé par la cellule de planification intégrée (GRC, PPO, Service de police de Toronto, Police régionale de York et Police régionale de Peel), daté du 13 février 2022 (plan des services de police);

  • Pièce G, extrait du témoignage de la commissaire de la GRC dans lequel elle explique qu’elle n’a été en mesure de présenter au Groupe d’intervention en cas d’incident (GII), le 13 février 2022, ni le plan des services de police ni son point de vue sur les outils dont ils disposaient.

[8] Dans leur réponse aux observations écrites du défendeur, les demanderesses affirment qu’elles ne chercheront plus à faire admettre en preuve la pièce F.

[9] Vous trouverez ci‑joint cinq documents qui se rapportent censément aux évaluations de la menace effectuées par le Service canadien du renseignement de sécurité (« SCRS ») :

  • Pièce H, extrait d’un résumé d’une entrevue menée auprès de quatre hauts fonctionnaires du SCRS et du Centre intégré d’évaluation du terrorisme (CIET);

  • Pièce I, extrait du résumé public de l’audience tenue à huis clos et ex parte par la Commission aux fins de l’interrogatoire de trois hauts fonctionnaires du SCRS et du CIET;

  • Pièce J, extrait du témoignage que la greffière du Conseil privé a donné devant la Commission et dans lequel elle confirme que l’évaluation de la menace du SCRS a été communiquée au GII, mais ne peut confirmer qu’elle a été transmise à l’ensemble du Cabinet;

  • Pièce K, extrait du témoignage de Robert Stuart, sous‑ministre de la Sécurité publique, devant la Commission;

  • Pièce L, courriel envoyé par Jody Thomas, conseillère à la sécurité nationale et au renseignement auprès du premier ministre, à Mike MacDonald (entre autres personnes), daté du 14 février 2022, dans lequel Mme Thomas demande à la greffière du Conseil privé (et non au SCRS) une autre évaluation de la menace des « blocages ».

[10] Le défendeur s’oppose à la requête. Il convient à mon avis de noter que, dans le cadre de la présente requête, le défendeur s’est initialement opposé à divulguer davantage de renseignements que le strict minimum de documents se rapportant à la proclamation officielle de la Proclamation d’état d’urgence et à la prise des règlements connexes. Le défendeur s’est fondé également sur une application élargie du privilège du Cabinet pour refuser d’autres communications. Toutefois, beaucoup de choses ont changé depuis les dates de dépôt des quatre demandes et le défendeur a divulgué beaucoup plus de renseignements sur les éléments qui ont été pris en compte dans le processus décisionnel. Les demanderesses soutiennent que cela n’est pas encore suffisant pour que le contrôle judiciaire de la décision soit significatif.


 

II. Questions en litige

[11] La seule question à trancher est celle de savoir si les demanderesses devraient obtenir l’autorisation de déposer l’affidavit et les pièces supplémentaires de manière qu’ils fassent partie du dossier de leurs demandes de contrôle judiciaire.

III. Cadre juridique

[12] L’article 312 des Règles dispose qu’une partie peut, avec l’autorisation de la Cour, déposer des affidavits complémentaires en plus de ceux visés aux articles 306 et 307, ou déposer un dossier complémentaire.

[13] De manière générale, les demandes de contrôle judiciaire sont des procédures sommaires dont la décision ne devrait pas souffrir de retard injustifié, et le pouvoir discrétionnaire de la Cour de permettre le dépôt de documents additionnels devrait être exercé avec une grande circonspection : Mazhero c Canada (Conseil canadien des relations industrielles) 2002 CAF 295 [Mazhero].

[14] Pour qu’il soit fait droit à sa requête en autorisation en application de l’article 312 des Règles, la partie demanderesse doit d’abord convaincre la Cour que la preuve est admissible dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire et pertinente relativement à une question que la Cour est appelée à trancher : Forest Ethics Advocacy Association c Office national de l’énergie, 2014 CAF 88 au para 4 [Forest Ethics].

[15] Après avoir satisfait à ces exigences préliminaires, la partie demanderesse doit convaincre la Cour qu’il est dans l’intérêt de la justice d’exercer son pouvoir discrétionnaire et d’admettre la preuve. Les principes suivants qui s’appliquent pour déterminer s’il a été satisfait au critère ont été énoncés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Forest Ethics, aux para 5 et 6, citant Holy Alpha and Omega Church of Toronto c Canada (Procureur général), 2009 CAF 101, au para 2 [Holy Alpha] :

  • a)Est‑ce que la partie avait accès aux éléments de preuve dont elle demande l’admission au moment où elle a déposé ses affidavits en application de l’article 306 ou 308 des Règles, selon le cas, ou aurait‑elle pu y avoir accès en faisant preuve de diligence raisonnable?

b) Est‑ce que la preuve sera utile à la Cour, en ce sens qu’elle est pertinente quant à la question à trancher et que sa valeur probante est suffisante pour influer sur l’issue de l’affaire?

c) Est‑ce que l’admission des éléments de preuve entraînera un préjudice important ou grave pour l’autre partie?

[16] La portée du dossier de contrôle judiciaire se limite normalement aux documents dont disposait le décideur administratif et non à ceux qui ont été produits par la suite : Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128, aux para 85 à 87 [TWN]; Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency [Access Copyright], 2012 CAF 22, aux para 14 à 19; Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263, aux para 22 à 28 [Bernard].


 

IV. Analyse

A. Contexte

[17] J’ai exposé un contexte détaillé de la présente instance, tel qu’elle s’est déroulée en août 2022, dans la décision que j’ai rendue dans l’affaire Canadian Constitution Foundation c Procureur général du Canada 2022 CF 1233 [CCF 2022]. J’y décris les efforts déployés par les demanderesses pour obtenir la communication, conformément à l’article 317 des Règles, des documents dont le Cabinet disposait lorsque la décision d’invoquer la Loi, de proclamer l’état d’urgence et de prendre les instruments connexes a été prise, ainsi que la réaction limitée que ces efforts ont engendrée. Les demanderesses n’ont pas manqué de diligence dans leurs efforts pour obtenir les documents en cause.

[18] J’ai noté dans la décision CCF 2022 que certains documents avaient initialement été produits en réponse à la demande fondée sur l’article 317, dont des parties importantes ont été caviardées à titre de documents confidentiels du Conseil privé en application de l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC (1985) c C‑5 [la LPC] et, par la suite, au titre d’autres revendications de privilège. Des documents supplémentaires ont été divulgués en juillet 2022, avec caviardage, concernant les discussions du Cabinet qui ont mené à la décision. À la suite de ces communications, j’ai rejeté la requête de la CCF visant la production des documents destinés uniquement aux conseillers juridiques, dans une forme non caviardée. J’ai également refusé d’examiner la revendication du secret professionnel de l’avocat invoqué relativement à certains renseignements. Restaient donc une revendication du privilège de l’intérêt public suivant l’article 37 de la LPC, qui a depuis été résolue, et un certain nombre d’autres revendications fondées sur le risque de préjudice aux intérêts en matière de sécurité nationale, de défense nationale et de relations internationales au sens de l’article 38 de la LPC.

[19] En ce qui concerne les revendications fondées sur l’article 38 de la LPC, le procureur général du Canada a présenté des demandes auprès du greffe des instances désignées de la Cour afin de protéger les renseignements caviardés. Une preuve par affidavit classifiée a été déposée à l’appui. Une audience a été tenue avec l’aide d’un amicus curiae et une ordonnance rendue le 9 janvier 2023 a confirmé certaines des revendications et approuvé des substitutions ou des résumés d’autres textes caviardés dans les documents du Cabinet divulgués.

[20] Les phases factuelle et politique des travaux de la Commission se sont déroulées entre le 13 octobre 2022 et le 2 décembre 2022. Dans le cadre de son mandat, la Commission a demandé des documents se trouvant en la possession ou sous le contrôle de toute partie à ses travaux, y compris le gouvernement du Canada [le gouvernement ou le GC].

[21] Aux fins des travaux de la Commission, le gouvernement a renoncé au privilège du Cabinet rattaché à certains documents. Par conséquent, plusieurs documents qui ont été pris en considération dans le processus du Cabinet ont été fournis à la Commission au cours des audiences et ont ensuite été rendus publics pour la première fois. S’en est donc suivi le décaviardage de certains passages caviardés sous réserve des revendications fondées sur l’article 38 de la LPC dans les documents divulgués aux parties dans le cadre de la présente instance avant l’audition de ces demandes.

[22] Les parties requérantes soutiennent, et je suis d’accord avec elles, qu’aucun des éléments de preuve qu’elles cherchent à présenter dans la présente requête ne leur était accessible lorsqu’elles ont institué les demandes de contrôle judiciaire sous‑jacentes. De plus, à la suite de la signification et du dépôt de leurs demandes, à l’exception des documents officiels soumis pour signature par le gouverneur général, la preuve des délibérations du Cabinet qui ont mené à la décision d’invoquer la Loi n’a pas été divulguée malgré les demandes répétées faites au cours de la présente instance. De l’avis des demanderesses, auquel je souscris, les extraits choisis de la preuve produite devant la Commission sont essentiels à une résolution juste et opportune des demandes de contrôle judiciaire sous‑jacentes. Ainsi, dans son examen de ces demandes, la Cour jouira d’un portrait complet et exact des éléments qui ont éclairé la décision d’invoquer la Loi. La preuve, comme le soutiennent les demanderesses, porte directement sur la question de savoir si les seuils législatifs applicables ont été respectés.

[23] Les demanderesses répartissent en trois catégories les éléments de preuve produits devant la Commission qu’elles souhaitent produire : les recommandations formulées par la greffière du Conseil privé au premier ministre, le plan des services de police et l’évaluation par les services de police des outils dont ils disposaient, ainsi que les évaluations de la menace accessibles ou demandées.

B. Première exigence préliminaire : la preuve est recevable

[24] Les requérantes soutiennent que la preuve est admissible soit parce qu’elle a été produite devant le décideur, soit parce qu’elle relève de l’une des exceptions reconnues dans l’arrêt Access Copyright, dont deux sont pertinentes, selon elles :

  • Des informations générales qui sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire. On doit s’assurer que l’affidavit ne va pas plus loin en fournissant des éléments de preuve se rapportant au fond de la question déjà tranchée par le décideur;

  • Faire ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le tribunal administratif lorsqu’il a tiré une conclusion déterminée.

(Access Copyright au para 20)

[25] En ce qui concerne la première catégorie de pièces jointes à l’affidavit, les recommandations de la greffière du Conseil privé au premier ministre, les parties requérantes soutiennent que le Cabinet disposait manifestement de la preuve, car les pièces A et B ont été remises au premier ministre. Les pièces C et D, les témoignages du premier ministre et de la greffière du Conseil privé, soutiennent‑elles, fournissent des renseignements et un contexte pertinents en expliquant quel rôle la pièce B a joué dans le processus décisionnel.

[26] La pièce A a peu de valeur probante, si ce n’est qu’elle démontre que la note relative à l’invocation, la pièce B, a été envoyée au cabinet du premier ministre. La pièce B est un document clé, car elle présente un résumé de la situation ainsi que le critère auquel il doit être satisfait sous le régime de la Loi sur les mesures d’urgence et une recommandation. La pièce C, un extrait du témoignage du premier ministre devant la Commission, établit qu’il a lu la note et fournit son explication quant au rôle qu’elle a joué dans le processus décisionnel. De même, les extraits des témoignages de la greffière du Conseil privé et de la sous‑greffière à la pièce D ajoutent des précisions concernant la note relative à l’invocation. À mon avis, tous ces éléments sont admissibles au titre de l’exception relative aux renseignements généraux et sont pertinents quant aux demandes de contrôle judiciaire.

[27] En ce qui concerne le plan des services de police et l’évaluation par les services de l’ordre, pièce F, les demanderesses ont admis que les documents n’avaient pas été remis au Cabinet même s’ils avaient été préparés en réponse à une demande d’un ministre du Cabinet avant la tenue d’une réunion du Cabinet sur cette question. Il n’y a à mon avis aucune raison de les admettre en preuve.

[28] La pièce G, le témoignage de la commissaire de la GRC, relève de l’exception relative à la « preuve d’absence de preuve », car la commissaire a confirmé qu’elle n’avait pas été en mesure de faire part de son point de vue au GII ou au Cabinet.

[29] La pièce H, un extrait du résumé d’une entrevue menée auprès de quatre hauts fonctionnaires du SCRS et du CIET, est la preuve que le directeur du SCRS a présenté l’ébauche de l’évaluation de la menace du SCRS au GII le 13 février 2022. La pièce I confirme le témoignage du directeur selon lequel le SCRS n’a à aucun moment jugé que les manifestations qui se déroulaient à Ottawa et ailleurs représentaient une menace envers la sécurité du Canada au sens de l’article 2 de la Loi canadienne sur le renseignement de sécurité, LRC (1985), c C‑23 [la Loi sur le SCRS]. Toutefois, dans son témoignage reproduit à la pièce J, la greffière du Conseil privé n’a pu confirmer que l’évaluation écrite de la menace du SCRS avait été fournie à l’ensemble du Cabinet. Tous ces éléments de preuve sont, à mon avis, admissibles et pertinents.

[30] La pièce K, un extrait du témoignage du sous‑ministre de la Sécurité publique, révèle qu’il savait personnellement que le SCRS n’avait relevé aucune « menace envers la sécurité du Canada » au sens de l’article 2 de la Loi sur le SCRS, et que le Cabinet n’avait pas demandé au SCRS d’exprimer son opinion sur la question de savoir s’il était satisfait à ce critère. Cette preuve est admissible et pertinente parce qu’elle fournit un contexte et fait la preuve de l’absence de preuve.

[31] La pièce L, courriel que Jody Thomas, conseillère à la sécurité nationale et au renseignement auprès du premier ministre, a envoyé aux fonctionnaires du BCP pour demander à la greffière (et non au SCRS) une autre évaluation de la menace que présentaient les « blocages », fournit-elle aussi un contexte général et la preuve de l’absence de preuve, car cette autre évaluation n’a pas été produite.

[32] Le défendeur soutient que le décideur en l’espèce est le gouverneur en conseil (GC) et non un ministre ou un groupe de ministres, et que le Cabinet ne peut être considéré comme un office fédéral au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Il affirme que le gouverneur en conseil a tenu une réunion les 14 et 15 février 2022 et a pris les décrets qui font l’objet des demandes séparément du Cabinet, dont les membres se sont réunis le 13 février 2022. Il ajoute que, même si d’autres intervenants ont joué un rôle dans la résolution de la question générale de savoir s’il fallait invoquer la Loi (comme le Groupe d’intervention en cas d’incident [GII], le Cabinet, le premier ministre, la greffière du Conseil privé, etc.), aucun de ces intervenants gouvernementaux n’était le décideur aux fins du contrôle judiciaire au sens de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Le décideur ne disposait d’aucune des pièces jointes à l’affidavit de Zweibel, surtout pas celles qui sont des transcriptions ou des résumés des témoignages donnés devant la Commission, c’est‑à‑dire les pièces C, D, G, J, K et I.

[33] En ce qui concerne les pièces A, B et L, le défendeur soutient que la Cour ne peut présumer que des documents préparés à des fins d’examen et d’utilisation par un seul ministre ont été présentés ou examinés par le groupe de ministres. De plus, ces trois pièces n’ont pas été présentées au Cabinet, car elles ont été envoyées par courriel le lendemain de la réunion du Cabinet.

[34] Dans la décision CCF 2022, j’ai affirmé que même si la thèse du défendeur concernant le décideur était juste sur le plan constitutionnel, elle ne tient pas compte du fait que le Cabinet était le décideur responsable de la Proclamation de l’état d’urgence et des règlements pris par la suite. À mon avis, la tentative du défendeur d’établir une distinction entre le Cabinet et le gouverneur en conseil est dissociée de la convention constitutionnelle et du fonctionnement dans la pratique du pouvoir exécutif. Les décisions du gouverneur en conseil sont toujours prises de facto par le Cabinet et non par le gouverneur en conseil lui‑même. Conclure autrement empêcherait effectivement toute cour d’examiner les documents sur lesquels le Cabinet s’est fondé pour prendre ses décisions, quelles que soient les circonstances, même lorsque leur caractère confidentiel au sens de l’article 39 de la LPC n’a jamais été invoqué.

[35] Je note que, dans l’arrêt TWN, au paragraphe 19, la Cour d’appel fédérale avait jugé que les termes « Cabinet » et « gouverneur en conseil » étaient interchangeables dans son analyse de l’effet de l’article 39 de la LPC :

S’intègrent à sa requête des questions portant sur l’article 39 de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C‑5, une disposition qui autorise le Canada à attester que certains renseignements examinés par le gouverneur en conseil, communément appelé le Cabinet, sont confidentiels.

[Non souligné dans l’original.]

[36] Et comme l’a déclaré le regretté professeur Peter Hogg :

[traduction]

« [l]es lois modernes […] accordent toujours des pouvoirs au gouverneur général en conseil […] lorsqu’elles ont l’intention d’accorder des pouvoirs au Cabinet […] en sachant pertinemment que les conventions de gouvernement responsable transféreront le pouvoir effectif entre les mains du ministère élu, comme il se doit » : Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, 5e éd. (Toronto: Thomson Reuters Canada, 2021), par. 1:14, Convention and law [Hogg]. Ainsi, « [l]orsque la Constitution ou une loi exige qu’une décision soit prise par le “gouverneur général en conseil” […] [l]e Cabinet (ou un comité du Cabinet auquel des affaires courantes du Conseil privé ont été déléguées) prendra la décision et enverra un “décret” ou un “procès‑verbal” de la décision au gouverneur général pour signature (qui, par convention, est automatiquement donnée). Hogg, par. 9:5, The Cabinet and the Privy Council.

[Non souligné dans l’original.]

[37] En l’espèce, les demanderesses soutiennent que la pièce D, les témoignages de la greffière et de la sous‑greffière devant la Commission, est particulièrement importante pour démontrer que le décideur de facto, le Cabinet, a délégué le pouvoir de prendre la décision finale au premier ministre. La note relative à l’invocation, la pièce B, a été envoyée directement au premier ministre (comme le montre la pièce A), à qui le Cabinet a délégué le pouvoir décisionnel. Je n’accepte pas l’argument du défendeur selon lequel la note n’a pas été présentée au décideur ou qu’elle devrait être écartée parce qu’elle n’a été remise qu’[traduction] « aux fins d’examen et d’utilisation par [un] seul ministre ». Comme l’affirment les demanderesses, le premier ministre était le ministre clé, président du Cabinet, et a consulté les premiers ministres, représentant les gouverneurs en conseil des provinces, conformément à l’article 25 de la Loi, avant que la proclamation officielle ne soit soumise et signée. À mon avis, la note relative à l’invocation est essentielle pour comprendre le processus décisionnel.

[38] La pièce E a été envoyée en réponse à une demande de renseignements du ministre de la Sécurité publique; par conséquent, les parties requérantes soutiennent, et je suis d’accord avec elles, qu’il est raisonnable d’en déduire qu’elle avait été remise au ministre qui a ensuite présenté des observations clés au Cabinet.

[39] Les transcriptions et les résumés des témoignages (pièces C, D, G, H, I, J et K) n’ont manifestement pas été présentés au décideur. Toutefois, comme l’affirment les demanderesses, ils fournissent le contexte nécessaire. Les pièces C et D portent sur l’élaboration et l’utilisation de la note relative à l’invocation (pièce B), tandis que la pièce G explique comment et pourquoi le décideur n’a pas tenu compte du plan des services de police. De plus, les pièces H, I, J et K renvoient à l’information dont disposait le GII, le comité du Cabinet qui a joué un rôle majeur dans le processus, et sont admissibles pour cette raison.

[40] Le défendeur soutient que le fait d’admettre en preuve les souvenirs d’événements racontés par le premier ministre, la greffière et d’autres témoins, des mois après la prise des décrets, est contraire à l’objet d’un contrôle judiciaire, qui vise à examiner le caractère raisonnable d’une décision au moment où elle a été prise. Toutefois, comme le soulignent les demanderesses, le défendeur a eu l’occasion de contester l’exactitude de l’un ou l’autre des témoignages présentés à la Commission ou de corriger toute erreur au besoin, et il n’en a rien fait. Je suis d’accord avec les demanderesses pour dire que toute divergence entre les souvenirs racontés sous serment par les témoins et ce qui s’est réellement passé, que le défendeur pourrait vouloir soulever, a une incidence sur le poids à leur donner et elle ne constitue pas un obstacle à leur admissibilité.

[41] Le défendeur soutient que la preuve fait davantage que fournir [traduction] « des renseignements généraux pour aider à comprendre les questions pertinentes relativement au contrôle judiciaire ». Dans l’arrêt Bernard, au paragraphe 23, le juge Stratas a dit de l’exception des renseignements généraux qu’elle s’accorde entièrement avec la logique de la règle générale. Les renseignements généraux, a‑t‑il déclaré, ne représentent pas de nouveaux renseignements sur le fond; ils se bornent à résumer la preuve dont était saisi le décideur du fond. L’exception facilite à « la Cour la tâche consistant à contrôler une décision administrative [...] en relevant, récapitulant et mettant en évidence les éléments de preuve les plus utiles dans cette tâche » (Bernard, au para 23). À mon avis, ce principe s’applique à la preuve en question.

[42] Le défendeur soutient que la preuve ne relève pas de la deuxième exception reconnue qui permet de nouveaux éléments de preuve faisant ressortir l’absence totale de preuve devant le décideur, car à son avis cette exception couvre les rares situations où une conclusion clé n’est [traduction] « étayée par aucune preuve », et non les situations où il y a des éléments de preuve, mais où une partie souhaite qu’il y en ait davantage. Les demanderesses soutiennent qu’il s’agit d’une interprétation trop étroite, car il est possible de démontrer qu’une décision est déraisonnable parce qu’elle a été prise sans preuve suffisante. La pièce L est admissible, soutiennent‑elles, parce qu’elle fait ressortir le fait que le décideur a tiré des conclusions sans une preuve suffisante, puisque le SCRS avait conclu qu’il n’y avait pas de menace envers la sécurité du Canada au sens de l’article 2 de la Loi sur le SCRS (comme le montrent les pièces H, I et K). La pièce L est la preuve qu’aucune autre évaluation de la menace n’a été à quelque moment que ce soit préparée.

[43] Dans l’arrêt Bernard, au paragraphe 24, le juge Stratas a dit de la deuxième exception qu’elle permet à une partie de dire à la cour de révision non pas ce qui figure au dossier, mais plutôt ce qui n’y figure pas. La preuve peut donc étayer une conclusion selon laquelle la décision est déraisonnable. En l’espèce, la preuve révèle ce que le Cabinet n’a pas pris en compte pour rendre sa décision.

[44] La note relative à l’invocation, divulguée à la Commission et caviardée compte tenu de l’article 39 de la LPC et du secret professionnel de l’avocat, mentionne qu’[traduction] « [u]ne évaluation plus détaillée des menaces est fournie sous pli séparé ». Les demanderesses soutiennent que la preuve établira que cela n’a jamais été fait. Je suis d’accord pour dire que la preuve est admissible à cette fin.

[45] Le défendeur soutient que la preuve proposée par les parties requérantes a été [traduction] « choisie de façon sélective » pour appuyer leurs arguments sur le fond. Il était loisible au défendeur de présenter le dossier complet au décideur ou de présenter des dossiers en réponse fondés sur la preuve présentée à la Commission s’il estimait que les demanderesses sélectionnaient seulement les documents qui appuyaient le mieux leurs arguments. Il a choisi de ne pas le faire.

C. Deuxième exigence préliminaire : la preuve est pertinente

[46] Les requérantes soutiennent que la preuve produite devant la Commission est pertinente relativement aux questions clés dont notre Cour est saisie, comme la question de savoir si le Cabinet avait des motifs raisonnables de déclarer un état d’urgence en vertu de l’article 17 de la Loi.

[47] Elles soutiennent que la preuve relative aux recommandations faites par la greffière au premier ministre est pertinente quant à la question de savoir si la décision prise en vertu de l’article 17 de la Loi était raisonnable, car elle met en lumière les éléments que le premier ministre a pris en considération pour prendre cette décision. De plus, la preuve qui se rapporte au plan des services de police est pertinente pour déterminer s’il aurait été possible « de faire face adéquatement [à la situation] sous le régime des lois du Canada », comme l’exige l’article 3 de la Loi. Enfin, la preuve relative à l’évaluation de la menace est pertinente quant à la question de savoir s’il existait une « menace envers la sécurité du Canada » au sens de l’article 2 de la Loi sur le SCRS.

[48] Le défendeur n’a présenté aucune observation sur cette question.

D. L’intérêt de la justice

[49] Les requérantes soutiennent qu’elles n’auraient pas pu obtenir les documents en faisant preuve de diligence raisonnable, faisant valoir que les documents étaient en la possession ou sous le pouvoir ou le contrôle exclusifs du défendeur et qu’ils n’ont pas été divulgués au cours de la présente instance. Les parties requérantes disent n’avoir pris connaissance de l’existence de certains des documents pris en considération dans le processus décisionnel que lorsque le gouvernement les a présentés à la Commission ou lorsque les témoins ont été interrogés.

[50] Les demanderesses soutiennent que, pour être suffisamment probants, les éléments de preuve doivent uniquement être susceptibles d’influer sur le résultat ou d’être de secours à la Cour pour prendre une décision sur la demande : Holy Alpha, au paragraphe 11. En l’espèce, les parties requérantes soutiennent que la Commission n’est pas seulement pertinente et probante, mais qu’elle est essentielle pour dresser un portrait complet et juste des renseignements qui ont amené le décideur à invoquer la Loi. Elles soutiennent que, sans cette preuve, la Cour sera privée de renseignements qui, selon les témoignages donnés sous serment par des ministres, des hauts dirigeants de la fonction publique ainsi que des policiers et des agents de renseignement de haut rang, ont été fournis au Cabinet.

[51] En ce qui concerne la première catégorie (recommandations faites par la greffière au premier ministre), les parties requérantes soutiennent que les documents seront [traduction] « sans aucun doute » d’un secours à la Cour. Dans la pièce B, la note relative à l’invocation, la greffière a fourni au premier ministre des conseils sur l’exercice des pouvoirs de la Loi et les raisons pour lesquelles il devrait exercer ces pouvoirs. Dans la pièce C, le premier ministre lui‑même a témoigné qu’il s’était appuyé sur cette note, confirmant qu’elle lui avait été « essentielle ». Dans la pièce D, la greffière a témoigné de l’importance de la note en question. Les requérantes soutiennent donc que les pièces B et C fournissent les renseignements généraux et le contexte nécessaires concernant la pièce B.

[52] Le point de vue de la commissaire de la GRC selon lequel la police [traduction] « n’avait pas encore épuisé tous les outils dont elle disposait » a été envoyé par courriel (pièce E) au chef de cabinet du ministre de la Sécurité publique en réponse à une demande du ministre. J’admets qu’il est raisonnable de conclure que les renseignements ont été fournis au ministre, et par son entremise, au Cabinet dans le cadre du processus décisionnel. Je suis également d’accord avec les demanderesses pour dire que le témoignage de la commissaire, dans la pièce G, aidera la Cour à comprendre quels renseignements provenant des services de police ont été présentés au décideur.

[53] En ce qui concerne la troisième catégorie, la preuve sur l’évaluation de la menace, les parties requérantes soutiennent que les pièces H, I, J et K montrent que le directeur du SCRS a fait part au Cabinet de son point de vue selon lequel le seuil de l’article 2 de la Loi sur le SCRS n’avait pas été atteint. Comme il a déjà été mentionné, la pièce L est la preuve qu’une évaluation a été demandée et qu’au bout du compte, elle n’a pas été préparée.

[54] Le défendeur soutient que, par souci de courtoisie judiciaire, la Cour devrait s’en remettre à la compétence de la Commission et éviter de prendre une décision sur des éléments de preuve partiels provenant d’un dossier de preuve volumineux dont elle n’a pas été saisie, afin d’éviter le risque de tirer des conclusions de fait relatives à cette sélection d’éléments de preuve qui entrent en conflit avec celles de la Commission. Le défendeur soutient que ce risque est manifeste, car la Cour ne sait pas si la Commission acceptera ou rejettera la preuve que les parties requérantes cherchent à présenter dans le cadre de la présente instance. Le défendeur soutient que les demanderesses [traduction] « tentent de créer une instance parallèle dans laquelle elles demandent à la Cour de rendre une décision dans une optique juridique et probatoire différente, mais fondée sur des éléments de preuve sélectionnés avec soin ».

[55] Les parties requérantes soutiennent qu’accueillir la requête n’aurait pas d’incidence sur le processus de la Commission, car cette dernière et la Cour ont des mandats différents qui demeureront distincts si les nouveaux éléments de preuve sont présentés. Si, certes, les mandats se chevauchent dans une certaine mesure, celui de la Commission consiste notamment à examiner la situation politique qui était à l’origine des manifestations et à formuler des recommandations sur la bonne politique à adopter à l’avenir, tandis que celui de la Cour consiste à déterminer si la décision d’invoquer les pouvoirs de la Loi était raisonnable et conforme au droit et si les règlements en cause étaient conformes à la Charte. De plus, les requérantes soutiennent que la Loi elle‑même a été conçue de manière à permettre et la tenue d’une enquête publique et le contrôle judiciaire. La courtoisie judiciaire ne peut relever la Cour de son devoir judiciaire, estiment‑elles. Les résultats de la Commission et les processus de la Cour sont différents, car seule notre Cour est en mesure de prononcer un jugement déclaratoire.

[56] À mon avis, la Cour n’a pas à craindre que cela ait une incidence sur le mandat de la Commission. Elle a le devoir d’entendre les demandes de contrôle judiciaire et de statuer sur celles‑ci. Son mandat consiste à déterminer si la décision d’invoquer les pouvoirs de la Loi sur les mesures d’urgence et la prise des règlements connexes étaient conformes au droit. Il chevauche dans une certaine mesure celui de la Commission, mais celui de la Cour est plus étroit même s’il peut permettre à cette dernière de rendre des jugements déclaratoires ou d’ordonner d’autres formes de mesures de redressement qu’il n’est loisible à la Commission d’accorder.

[57] L’historique législatif de la Loi sur les mesures d’urgence, auquel font référence les demanderesses, révèle sans l’ombre d’un doute que, lorsque la loi a été adoptée, le Parlement envisageait la possibilité d’un contrôle judiciaire du caractère raisonnable de la décision d’invoquer les pouvoirs qu’elle prévoit. L’objectif était de s’assurer que les Canadiens aient la capacité de contester la décision devant les tribunaux. La Cour ne peut pas se soustraire à cette responsabilité parce que la Commission s’est vu confier un mandat et des pouvoirs plus vastes sous le régime de la Loi sur les enquêtes, que la Cour ne possède pas.

[58] La Commission a entendu de nombreux témoins pendant 30 jours et a reçu plus de 60 000 documents dans le cadre de son processus d’enquête, et tous ces éléments de preuve sont encore devant la Commission pour examen. Elle doit remettre son rapport au Parlement au plus tard le 20 février 2023. L’audition subséquente des demandes de contrôle judiciaire n’aura aucune incidence sur ce processus, et la Cour est convaincue que le défendeur prendra soin de préciser dans ses arguments écrits et oraux sur le bien‑fondé des demandes les limites des conclusions de fait que la Cour peut tirer sur le fondement des éléments de preuve et de celles qu’elle ne peut pas tirer.

[59] Le défendeur invoque le sous‑alinéa 30(10)a)(i) de la LPC et soutient qu’il rend inadmissible toute pièce commerciale établie au cours d’une investigation ou d’une enquête. Le paragraphe 30(1) dispose que lorsqu’une preuve orale concernant une chose serait admissible dans une procédure judiciaire, une pièce établie dans le cours ordinaire des affaires et qui contient des renseignements sur cette chose est admissible en preuve. Le sous‑alinéa 30(10)a)(i) limite la portée de cette exception aux principes généraux d’admissibilité lorsque la pièce en question est une pièce établie au cours d’une investigation ou d’une enquête. Les demanderesses ne cherchent pas à faire admettre la preuve à titre de pièce commerciale, mais plutôt au motif qu’elle relève de l’exception fondée sur des principes à la règle du ouï‑dire comme étant à la fois nécessaire et fiable. De plus, la portée du sous‑alinéa 30(10)a)(i) est assujettie à l’alinéa 30(11)b), dont voici le libellé :

(11) Les dispositions du présent article sont réputées s’ajouter et ne pas déroger :

a) [...]

b) à tout principe de droit existant en vertu duquel une pièce est admissible en preuve ou une chose peut être prouvée.

[60] À mon avis, la limite à l’exception relative aux pièces commerciales ne s’applique pas en l’espèce et la preuve est à la fois nécessaire et fiable.

E. Préjudice au défendeur

[61] Les requérantes soutiennent que la preuve présentée à la Commission ne causera aucun préjudice au défendeur, car les documents sont tous des documents que le procureur général avait en sa possession ou sous son contrôle, ou des documents qu’il aurait pu consulter et fournir à la Cour en faisant preuve d’une diligence minimale. De plus, les transcriptions et les résumés des témoignages sont devenus accessibles au procureur général en même temps qu’ils l’ont été aux parties requérantes, et les témoins en question étaient tous des personnes auxquelles le défendeur avait accès et qu’il pouvait contre‑interroger pendant les travaux de la Commission. Le défendeur n’a présenté aucune observation sur cette question. Je suis convaincu qu’il ne subira aucun préjudice indu du fait de l’admission de cette preuve supplémentaire.

V. Conclusion

[62] Ainsi que je l’ai déjà mentionné, les demandes de contrôle judiciaire sont des procédures sommaires dont la décision ne devrait pas souffrir de retard injustifié. Les présentes affaires auront été en cours depuis plus d’un an lorsque les audiences sur le fond auront lieu. Le pouvoir discrétionnaire de la Cour de permettre le dépôt de documents supplémentaires devrait être exercé avec beaucoup de circonspection. Les demandes sous‑jacentes portent sur des questions d’importance publique concernant la première décision d’invoquer une loi qui accorde au gouvernement des pouvoirs extraordinaires pour faire face à un état d’urgence. L’ajout au dossier d’éléments de preuve admissibles et pertinents aiderait la Cour à comprendre comment cette décision a été prise et si elle était légale. Le poids à accorder à ces éléments de preuve reste à voir. Le fait que les témoignages ont été entendus par la Commission des mois après les événements en question peut sans aucun doute avoir une incidence sur le poids à leur donner à moins qu’ils soient étayés par une preuve documentaire contemporaine.

[63] Au début de la présente instance, seule une quantité très limitée de renseignements choisis de façon sélective par le gouvernement a été communiquée en réponse à la réponse donnée par les demanderesses en application de l’article 317 des Règles. Une revendication générale du privilège du Cabinet a été imposée aux éléments et aux documents qui ont mené à la décision d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence et à la prise des règlements connexes. Les 39 revendications de privilège sous le régime de la LPC ont été quelque peu assouplies en juillet 2022 et des renseignements supplémentaires ont été rendus publics lorsque les travaux de la Commission ont commencé.

[64] Les documents du Cabinet communiqués aux demanderesses continuent de faire l’objet d’un caviardage important en vertu de l’article 39 de la LPC et, dans une moindre mesure, d’un caviardage en vertu de l’article 38 de la LPC et d’une revendication du secret professionnel de l’avocat. Bien entendu, la Cour n’était pas au courant des décisions d’invoquer l’article 39 de la LPC ou le secret professionnel de l’avocat, mais elle a eu l’occasion d’examiner les revendications fondées sur l’article 38 de la LPC et de se prononcer sur celles‑ci. J’ai ainsi été convaincu que les revendications étaient pour la plupart bien fondées, sous réserve de plusieurs substitutions de mots ou de résumés, ce que j’ai autorisé. Je n’ai aucune raison de remettre en question le caviardage effectué en vertu de l’article 39 de la LPC ou sur le fondement du secret professionnel de l’avocat. Mais il en découle que d’importantes parties des documents du Cabinet divulgués aux demanderesses continuent d’être caviardées.

[65] La preuve que les demanderesses cherchent à présenter dans le cadre de la présente requête a été [traduction] « choisie de façon sélective », pour reprendre les mots du défendeur, non pas pour étoffer le dossier, mais pour clarifier celui‑ci en ce qui concerne les éléments que le Cabinet a pris en compte ou non avant d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence. À mon avis, cette preuve est admissible et pertinente et servira l’intérêt de la justice.

[66] Comme le soutiennent les demanderesses, le défendeur a d’abord soutenu que le dossier devrait se limiter aux observations officielles faites par le ministre de la Sécurité publique à l’intention du gouverneur en conseil aux fins de l’émission de la Proclamation de l’état d’urgence et de la prise des règlements. Par la suite, certains des éléments pris en compte dans le processus décisionnel du Cabinet ont été divulgués en juillet 2022, mais d’autres renseignements sur les éléments que le Cabinet a pris en compte ont été produits devant la Commission. Les éléments de preuve que je considère comme étant admissibles et pertinents aideront la Cour à trancher les demandes de contrôle judiciaire.

VI. Dépens

[67] Les parties n’ont pas demandé de dépens, et aucuns dépens ne seront adjugés.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. Les demanderesses obtiennent l’autorisation de déposer l’affidavit de Cara Zweibel et les pièces jointes, à l’exception de la pièce « F ».

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc

 


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossiers :

T-316-22 ET T-347-22

 

DOSSIER :

T-316-22

 

INTITULÉ :

ASSOCIATION CANADIENNE DES LIBERTÉS CIVILES c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

ET DOSSIER :

T-347-22

 

INTITULÉ :

CANADIAN CONSTITUTION FOUNDATION c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE L’ALBERTA

 

DATE DE L’AUDIENCE :

SUR OBSERVATIONS ÉCRITES SEULEMENT

 

ORDONNANCE MODIFIÉE ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 JANVIER 2023

 

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

EWA KRAJEWSKA

BRANDON CHUNG

SUJIT CHOUDHRY

 

JANANI SHANMUGANATHAN

 

POUR LA DEMANDERESSE

ASSOCIATION CANADIENNE DES LIBERTÉS CIVILES

POUR LA DEMANDERESSE

CANADIAN CONSTITUTION FOUNDATION

POUR LA DEMANDERESSE

CANADIAN CONSTITUTION FOUNDATION

JOHN PROVART

NICHOLAS DODOSON

 

POUR LE DÉFENDEUR

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

HENEIN HUTCHINSON LLP

TORONTO (ONTARIO)

HAKI CHAMBERS

TORONTO (ONTARIO)

 

POUR LA DEMANDERESSE

ASSOCIATION CANADIENNE DES LIBERTÉS CIVILES

POUR LA DEMANDERESSE

CANADIAN CONSTITUTION FOUNDATION

GODDARD & SHANMUGANATHAN

TORONTO (ONTARIO)

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

MINISTÈRE DE LA JUSTICE CANADA

TORONTO (ONTARIO)

 

POUR LA DEMANDERESSE

CANADIAN CONSTITUTION FOUNDATION

POUR LE DÉFENDEUR

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.