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Date : 20230201


Dossier : IMM-4984-21

Référence : 2023 CF 151

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er février 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE:

KHALED ZAED A. ALAJNF

KARIMA ALI A. OSMAEDA

ZAED KHALED ZAED ALAJNF

AMAR KHALED ZAED ALAJNF

MRWAN KHALED ZAED ALAJNF

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] En janvier 2014, le demandeur principal, Khaled Zaed A. Alajnf, est entré au Canada en provenance de la Libye (son pays de nationalité) au moyen d’un permis d’études. Il était accompagné de son épouse, Karima Ali A. Osmaeda (aussi citoyenne de la Libye), et de leurs trois enfants.

[2] En mars 2018, les demandeurs ont demandé l’asile au Canada. L’asile leur a été refusé par la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) en juin 2019. En novembre 2019, la Section d’appel des réfugiés de la CISR a rejeté l’appel interjeté par les demandeurs à l’encontre de la décision de la SPR.

[3] En septembre 2020, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente au Canada fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). Leur demande reposait sur leur établissement au Canada, sur les difficultés auxquelles ils seraient exposés en Libye en raison de la situation défavorable dans le pays et sur l’intérêt supérieur des enfants qui seraient touchés par la décision, à savoir les trois enfants nés (respectivement en décembre 2009, avril 2011 et juin 2013) en Libyeet les deux enfants nés (respectivement en mai 2015 et décembre 2019) au Canada.

[4] Parmi les considérations invoquées par les demandeurs, il y avait le fait que, depuis le 20 mars 2015, le Canada imposait un sursis administratif aux renvois (SAR) vers la Libye. Aux termes de l’alinéa 230(1)a) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (RIPR), le ministre « peut imposer un sursis aux mesures de renvoi vers un pays ou un lieu donné si la situation dans ce pays ou ce lieu expose l’ensemble de la population civile à un risque généralisé qui découle [...] de l’existence d’un conflit armé dans le pays ou le lieu ». Même si les demandeurs ne risquaient pas d’être renvoyés en Libye tant que le SAR était en vigueur (aucune des exceptions prévues au paragraphe 230(3) du RIPR ne s’appliquait à eux), ils ont néanmoins fait valoir que le SAR constituait une preuve convaincante montrant que le gouvernement du Canada avait reconnu l’état désastreux de la situation en Libye. Ils ont également présenté une preuve abondante montrant que la situation ne s’était pas améliorée depuis mars 2015; en fait, elle n’avait fait qu’empirer.

[5] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire avait initialement été rejetée par un agent principal dans une décision datée du 9 juillet 2021. Toutefois, comme les observations supplémentaires formulées au nom des demandeurs n’avaient pas été portées à l’attention de l’agent avant que cette décision soit rendue, l’agent a réexaminé l’affaire au vu des observations supplémentaires. Pour les motifs énoncés dans un addenda à la décision initiale, l’agent a de nouveau rejeté la demande le 13 juillet 2021.

[6] Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Leur argument principal est que l’évaluation faite par l’agent de la situation en Libye et des répercussions que celle-ci pourrait avoir sur eux est déraisonnable. Comme je l’explique dans les motifs qui suivent, je suis d’accord. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée pour nouvelle décision.

II. NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[7] Les parties conviennent, tout comme moi, que la norme de contrôle applicable à une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44). Le caractère approprié de cette norme a été confirmé par l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au paragraphe 10.

[8] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid). Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision n’a pas pour rôle d’apprécier ou d’évaluer à nouveau la preuve examinée par le décideur ni de modifier des conclusions factuelles en l’absence de circonstances exceptionnelles (voir Vavilov, au para 125).

[9] Cette restriction quant au rôle de la cour de révision est particulièrement importante en l’espèce. Les décisions rendues au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR sont de nature hautement discrétionnaire et, par conséquent, les décideurs se voient accorder un degré considérable de déférence (Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303 au para 4; Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 au para 15).

[10] Toutefois, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une simple formalité; ce type de contrôle demeure rigoureux (voir Vavilov, au para 13). Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, au para 126).

[11] Il incombe aux demandeurs de démontrer le caractère déraisonnable de la décision de l’agent. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

III. ANALYSE

[12] Lorsque le paragraphe 25(1) de la LIPR est invoqué, le décideur doit déterminer s’il y a lieu de faire exception à l’application usuelle de la loi (voir Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 aux para 16-22). Lorsque le cas s’y prête, le pouvoir discrétionnaire d’accorder une exception offre la souplesse voulue pour atténuer les effets découlant d’une application rigide de la loi (Kanthasamy, au para 19). Ce pouvoir doit être exercé en tenant compte de la raison d’être équitable de la disposition (Kanthasamy, au para 31). Ainsi, les décideurs doivent comprendre que les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter [toute personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne – dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi » (Kanthasamy, au para 13, souscrivant à l’approche formulée dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Main-d’œuvre et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 351). Les décideurs doivent donc interpréter et appliquer le paragraphe 25(1) de manière à pouvoir « répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui [le] sous‑tendent » (Kanthasamy, au para 33). En même temps, il n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle (Kanthasamy, au para 23).

[13] Comme la juge Abella l’a fait remarquer au nom de la majorité dans l’arrêt Kanthasamy, « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire suivant le par. 25(1) » (au para 23). Ce qui justifie une dispense dépend des faits et du contexte de l’affaire (Kanthasamy, au para 25).

[14] L’existence d’un SAR à l’égard d’un pays donné peut s’avérer une preuve convaincante que l’obligation de retourner dans ce pays entraînerait probablement des difficultés importantes. Après tout, un SAR ne sera imposé que si le ministre est convaincu que la situation dans ce pays « expose l’ensemble de la population civile à un risque généralisé » qui découle d’un conflit armé, d’un désastre environnemental qui entraîne la perturbation importante et temporaire des conditions de vie, ou d’une circonstance temporaire et généralisée (voir le RIPR, art 230(1)). Les conditions générales dans un pays (y compris celles qui appuient l’imposition d’un SAR) peuvent constituer le fondement probatoire nécessaire pour conforter une inférence raisonnable relativement aux difficultés auxquelles un demandeur particulier serait exposé à son retour (Kanthasamy, au para 56, mentionnant et citant avec approbation Aboubacar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 714 au para 12). Par conséquent, un moratoire sur les renvois « constitue un facteur pertinent dans le contexte de la situation dans le pays et de l’évaluation des difficultés » (Milad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1409 au para 36).

[15] Parallèlement, l’existence d’un SAR peut compliquer une demande de dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. En effet, à quelques exceptions près, le Canada n’exigera pas des ressortissants d’un pays visé par un SAR qu’ils quittent le Canada. Par conséquent, on pourrait croire que les difficultés éventuelles dans le pays de nationalité sont largement hypothétiques. À quelques exceptions près, même une personne dont le renvoi du Canada a été ordonné ne sera pas tenue de quitter le pays tant que le SAR sera en vigueur (même si sa demande de dispense pour des considérations d’ordre humanitaire est rejetée).

[16] Cependant, une mesure de renvoi n’est pas la seule raison pour laquelle une personne peut être tenue de quitter le Canada. Une autre raison est l’exigence générale selon laquelle une demande de résidence permanente au Canada doit être présentée depuis l’étranger (voir la LIPR, art 11(1)). Du fait de cette exigence, de façon générale, une personne qui est déjà au Canada et qui souhaite y présenter une demande de résidence permanente devra quitter le pays et vraisemblablement retourner dans son pays de nationalité pour présenter cette demande. La Cour a conclu que, dans les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire visant à obtenir une dispense de cette exigence en raison de la situation dans le pays de nationalité, le décideur commet une erreur susceptible de contrôle s’il ne tient pas compte de la situation dans le pays ou s’il réduit le poids qu’il convient de lui accorder simplement parce qu’un SAR ou une suspension temporaire des renvois est en vigueur à l’égard de ce pays. Voir Rubayi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 74 [Rubayi]; Bawazir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 623; Camacho Valera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1087 [Camacho Valera]; Moore c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1662; Omar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1201; Malave Turmero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 402; Elbeibas c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2022 CF 468; Younan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 484; Al-Abayechi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 873; et Ibrahim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1194.

[17] Le décideur en l’espèce n’a pas commis cette erreur. L’agent semble avoir examiné attentivement la situation en Libye. Il a reconnu qu’elle était difficile. Il n’a pas estimé que la situation n’était pas pertinente ou qu’elle ne méritait que peu de poids en raison de l’existence d’un SAR visant la Libye. Il a plutôt conclu que la preuve sur la situation dans le pays présentée par les demandeurs n’était pas suffisamment convaincante pour justifier l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire parce que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’ils vivraient eux-mêmes des difficultés en Libye. Je conviens avec les demandeurs que cette conclusion est déraisonnable.

[18] À l’appui de leur demande de dispense pour des considérations d’ordre humanitaire, entre autres choses, les demandeurs ont présenté une preuve abondante pour établir ce qui suit :

  • Une révolution, inspirée par le printemps arabe, a éclaté en Libye en février 2011. Cette révolution a conduit au renversement du colonel Mouammar Kadhafi et de son gouvernement en octobre 2011.

  • À l’été 2014, une guerre civile a éclaté en Libye. Cette guerre se poursuit toujours.

  • Le conflit a touché la plupart des régions du pays, y compris toutes ses villes importantes.

  • L’autorité centrale et les institutions étatiques se sont effondrées. La primauté du droit n’existe plus du tout. Le pays est dominé par des milices rivales bien armées, et l’anarchie y règne.

  • Les conflits entre groupes rivaux ont fait un grand nombre de victimes civiles, entraîné le déplacement de centaines de milliers de civils et détruit des infrastructures essentielles.

  • Il y a une pénurie de produits de première nécessité tels que la nourriture, l’eau et le carburant.

  • Le pays connaît d’importants bouleversements économiques, et le taux de chômage est élevé. La corruption est endémique.

  • Depuis le début de la guerre civile, la criminalité a considérablement augmenté dans tout le pays. Comme il a déjà été professeur d’université et qu’il a vécu à l’étranger, M. Alanjf risquerait d’être victime de vol qualifié, d’enlèvement ou d’extorsion. Son épouse et ses enfants risqueraient également d’être victimes de crimes graves.

[19] Sur le fondement de cette preuve, les demandeurs ont soutenu qu’ils vivraient des difficultés considérables s’ils étaient tenus de retourner en Libye et que cela justifiait l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Dans le même ordre d’idées, ils ont aussi soutenu qu’il ne serait pas dans l’intérêt supérieur des enfants d’exiger qu’ils quittent le Canada pour aller en Libye.

[20] L’agent a reconnu que le SAR visant la Libye était toujours en vigueur. Il a aussi reconnu que [traduction] « la Libye [vivait] une insécurité persistante, un conflit armé prolongé et une situation politique imprévisible » et que les conditions dans ce pays « demeur[aient] difficiles ». Cependant, il n’était pas convaincu que l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire était justifié, principalement en raison de l’absence d’éléments de preuve concernant des difficultés personnelles.

[21] Cette conclusion est reprise à plusieurs endroits dans les motifs de la décision initiale, notamment dans le passage qui suit (non souligné dans l’original) :

[traduction]

Je reconnais que la Libye est toujours en proie à des troubles politiques et qu’elle connaît une instabilité politico-militaire, mais j’estime qu’il y a peu d’éléments de preuve qui démontrent que le demandeur et sa famille risqueraient sérieusement de subir les difficultés mentionnées précédemment s’ils devaient retourner dans ce pays. Premièrement, je remarque que cette situation n’est pas nouvelle puisque la première guerre civile en Libye, aussi appelée la révolution libyenne, a eu lieu en 2011. La demande et les observations indiquent que, de 2011 à janvier 2014, avant que le demandeur et sa famille ne quittent la Libye, le demandeur travaillait comme enseignant dans une faculté en Libye. Le demandeur ne mentionne pas que sa famille et lui ont vécu des difficultés ou des mauvais traitements pendant qu’ils vivaient en Libye et il n’indique pas non plus qu’ils vivaient dans la pauvreté. De plus, il fournit peu d’explications quant aux raisons pour lesquelles il ne serait plus en mesure de subvenir financièrement aux besoins de sa famille s’ils devaient retourner en Libye.

[...]

De plus, le demandeur ne laisse pas entendre que des personnes dans une situation semblable à celle de sa famille et lui, comme les membres de leurs familles, leurs amis ou leurs anciens collègues qui se trouvent actuellement en Libye, vivent l’une ou l’autre des difficultés mentionnées précédemment. On ne connaît pas leurs circonstances ou leur situation, et peu de détails sont fournis aux fins d’examen. Je comprends que la Libye est loin d’être parfaite. Cependant, je conclus que le demandeur fournit peu d’éléments de preuve indiquant que sa famille et lui ont été ou seront, personnellement ou directement, touchés par l’une des conditions générales dans le pays mentionnées précédemment. Un tel argument n’est pas convaincant en l’absence d’éléments de preuve ayant une valeur probante suffisante pour étayer le fait que les conditions générales dans le pays toucheront personnellement ou directement le demandeur et sa famille.

Dans l’ensemble, je conclus que les documents et les éléments de preuve présentés par le demandeur ne suffisent pas à établir la possibilité sérieuse que sa famille et lui soient menacés ou persécutés par les milices ou d’autres agresseurs ou qu’ils soient personnellement et directement touchés par les conditions générales en Libye décrites précédemment s’ils devaient retourner dans ce pays. Par conséquent, j’accorde peu de poids à ce facteur dans la présente décision.

[...]

Si je reconnais le désir du demandeur et de son épouse d’offrir à leurs enfants un environnement sûr et les meilleures possibilités d’éducation, j’estime que leurs affirmations selon lesquelles leurs enfants seront exposés à des risques d’enlèvement, d’extorsion, de viol et de meurtre en Libye sont de nature générale et ne sont pas étayées par la preuve. Les observations contiennent peu d’éléments de preuve démontrant que leurs enfants seraient exposés à de tels risques à leur retour en Libye. Je trouve que peu de renseignements sont présentés pour décrire des expériences précises ou des cas d’autres enfants vivant une situation semblable à la leur qui auraient été victimes de crimes et de mauvais traitements du genre en Libye.

[...]

Bien que je reconnaisse que la situation actuelle en Libye demeure défavorable, je conclus que le demandeur et sa famille n’ont pas présenté une preuve suffisante pour démontrer qu’ils seraient personnellement et directement touchés par la situation en Libye s’ils devaient y retourner. Compte tenu des antécédents d’études et d’emploi du demandeur en Libye, de la présence de nombreux membres de la famille dans le pays et de la capacité de sa famille à s’adapter avec succès à de nouveaux environnements, je ne vois pas pourquoi le demandeur et sa famille ne pourraient pas atteindre, en Libye, un degré d’établissement semblable à celui qu’ils avaient avant leur départ du pays.

[22] À mon avis, ces passages démontrent que l’agent a complètement négligé d’examiner la question de savoir si la preuve sur la situation défavorable en Libye (qu’il avait admise) pouvait étayer une inférence raisonnable selon laquelle les demandeurs vivraient des difficultés importantes s’ils devaient retourner en Libye (voir Kanthasamy, au para 56; voir aussi Polinovskaia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 696 au para 29; et Bindra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 119 aux para 17-23).

[23] Le SAR visant la Libye fait écho à la conclusion du ministre selon laquelle, en raison de la situation défavorable qui touche l’ensemble de la population civile dans ce pays, le fait d’obliger certaines personnes à y retourner est généralement inacceptable au regard des normes canadiennes. Cela s’explique vraisemblablement par les difficultés importantes que ces personnes seraient susceptibles de vivre étant donné que la situation défavorable touche l’ensemble de la population civile (dont elles feraient partie si elles devaient retourner en Libye). Dans de telles circonstances, il pourrait sembler évident que la situation générale dans le pays touchera vraisemblablement les demandeurs, ce qui établirait le lien nécessaire entre la situation générale et la situation personnelle. En effet, comme l’a déterminé le ministre, cette situation touche « l’ensemble de la population civile ». Si les demandeurs devaient retourner en Libye, ils feraient partie de cette population. Compte tenu de l’existence d’un SAR visant la Libye et de la raison de sa mise en place, le lien entre la situation générale et la situation personnelle que les demandeurs ont exhorté l’agent à établir semble particulièrement convaincant. À tout le moins, pour que la décision soit raisonnable, l’agent aurait dû expliquer de façon raisonnable les raisons pour lesquelles il n’avait pas établi ce lien. En l’absence d’une telle explication s’attaquant de manière significative aux questions et aux arguments principaux soulevés par les demandeurs ainsi qu’à la preuve sur laquelle ils s’appuyaient (y compris le SAR), la conclusion de l’agent selon laquelle la preuve relative à la situation dans le pays n’avait que [traduction] « peu de poids » est déraisonnable (voir Vavilov, au para 128).

[24] Dans le même ordre d’idées, une cour de révision « doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, [...] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » (Vavilov, au para 102, guillemets internes et renvoi omis). En l’espèce, à plusieurs moments importants de la décision, l’agent a estimé que, puisque les demandeurs étaient arrivés à mener des vies réussies en Libye par le passé, ils pourraient le faire de nouveau à l’avenir. Par exemple, comme je l’ai fait remarquer plus haut, l’agent [traduction] « ne [voyait] pas pourquoi le demandeur et sa famille ne pourraient pas atteindre, en Libye, un degré d’établissement semblable à celui qu’ils avaient avant leur départ du pays ». L’agent ne semble pas avoir considéré l’éclatement de la guerre civile en Libye et l’effondrement continu du pays depuis le départ des demandeurs comme des raisons pour lesquelles ceux-ci ne pourraient pas retrouver, là-bas, leurs vies d’avant. De façon plus générale, la pertinence de la façon dont les demandeurs vivaient avant la révolution et la guerre civile est pour le moins discutable, compte tenu de tout ce qui s’est passé depuis. L’agent ne répond pas du tout à cette question. Cela crée une lacune fondamentale dans son raisonnement (voir Vavilov, au para 96).

[25] En résumé, la situation dans le pays peut être ou ne pas être suffisamment impérieuse dans un cas donné pour justifier une dispense, même si cette situation est à ce point critique que le Canada a imposé un moratoire sur les renvois (Rubayi, au para 24; Camacho Valera, au para 26). La décision ultime quant à la question de savoir si l’octroi d’une dispense est justifié dans une affaire donnée est une décision globale et toutes les considérations pertinentes doivent être soupesées cumulativement (Kanthasamy, au para 28). Néanmoins, les demandeurs se sont largement appuyés sur la situation défavorable en Libye dans leur demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble est miné par l’appréciation déraisonnable faite par l’agent de ce facteur important (voir Vavilov, au para 100).

[26] Bien que ce soit une raison suffisante pour exiger que la décision soit annulée et que l’affaire soit réexaminée, il y a un autre élément de l’analyse de l’agent sur lequel je dois me pencher. L’agent a aussi conclu que l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire n’était pas justifié parce que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’aucune autre façon d’obtenir la résidence permanente ne s’offrirait à eux à l’avenir. Je conviens avec les demandeurs que cette conclusion est déraisonnable.

[27] L’agent a écrit ce qui suit :

[traduction]

Je note que le demandeur et sa famille ont pris la décision d’abandonner leur vie en Libye afin de venir étudier, travailler et vivre au Canada. Le demandeur a demandé et obtenu les documents de résidence temporaire nécessaires pour sa famille et lui à leur arrivée au Canada et, de ce fait, il devait savoir que leur statut au pays ne serait pas permanent. Je sais que le demandeur et son épouse disposent tous deux de permis de travail valides qui doivent expirer le 30 décembre 2021. Je conclus qu’ils pourront, par la suite, demander des permis subséquents afin de prolonger le séjour temporaire de leur famille au Canada pendant que le SAR visant la Libye est en vigueur. Les observations contiennent peu d’éléments de preuve indiquant que le demandeur et sa famille sont incapables de le faire ou ne sont pas admissibles.

[28] L’agent a repris ces conclusions dans l’addenda à la décision initiale, puis il a ajouté ce qui suit :

[traduction]

De plus, je conclus que le demandeur peut présenter une demande de résidence permanente au titre de la catégorie « immigration économique » ou présenter une deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire pour sa famille et lui plus près de la date d’expiration de leurs permis de travail actuels qui expliquerait en quoi ils ne satisfont à aucune autre des catégories d’immigration et qui fournirait une preuve probante montrant qu’il est plus probable qu’improbable qu’ils soient directement touchés par la situation défavorable en Libye.

[29] Cette analyse est viciée pour au moins deux raisons. Premièrement, elle soulève la question suivante : En quoi le fait de dire que les demandeurs peuvent continuer à vivre au Canada temporairement répond à la demande de dispense qu’ils ont présentée dans le but de s’établir au Canada de façon permanente? La deuxième raison est qu’elle est fondée sur des considérations hypothétiques. Les demandeurs présentent une demande de dispense pour des considérations d’ordre humanitaire maintenant parce qu’ils n’ont pas d’autre moyen d’obtenir la résidence permanente à l’heure actuelle. Il est tout à fait hypothétique de la part de l’agent de penser qu’une dispense n’est pas justifiée maintenant parce qu’une autre possibilité pourrait s’offrir aux demandeurs à l’avenir, ou parce que les demandeurs pourraient être en mesure de présenter une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire plus convaincante ultérieurement. Dans la décision Alkarrami c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1165, le juge Fothergill a déclaré ce qui suit : « La personne qui sollicite une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire est en droit de voir sa demande examinée sur la base des circonstances actuelles et non de celles qui pourraient exister dans un futur indéfini. Il était déraisonnable que l’agent refuse une dispense équitable sur le fondement d’une série d’éventualités qui pourraient ou non se matérialiser. » Ces affirmations s’appliquent avec la même force en l’espèce.

IV. CONCLUSION

[30] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. La décision de l’agent principal de rejeter la demande de dispense fondée sur le paragraphe 25(1) de la LIPR est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

[31] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4984-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent principal de rejeter la demande de dispense fondée sur le paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4984-21

 

INTITULÉ :

KHALED ZAED A ALAJNF ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 mai 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 1er février 2023

 

COMPARUTIONS :

Astrid Mrkich

Pour les demandeurs

Pavel Filatov

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mrkich Law

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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