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Date : 20230202


Dossier : T-138-20

Référence : 2023 CF 155

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 février 2023

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

ANDRIE LLC

demanderesse

et

BLUEWATER FERRY LIMITED, SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA, SIGNE GOTFREDSEN, THE INTERLAKE STEAMSHIP COMPANY,

BETTER WAY LOGISTICS LLC, ET VAN ENKEVORT TUG ET BARGE, INC.

défendeurs

ET ENTRE :

BETTER WAY LOGISTICS LLC

demanderesse

et

BLUEWATER FERRY LIMITED, SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA, SIGNE GOTFREDSEN, THE INTERLAKE STEAMSHIP COMPANY, ANDRIE LLC, et VAN ENKEVORT TUG AND BARGE, INC.

défendeurs

ET ENTRE :

BLUEWATER FERRY LIMITED

demanderesse reconventionnelle

et

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA, SIGNE GOTFREDSEN, THE INTERLAKE STEAMSHIP COMPANY, ANDRIE LLC,

BETTER WAY LOGISTICS LLC et VAN ENKEVORT TUG AND BARGE, INC.

 

défendeurs reconventionnels

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le matin du 11 janvier 2018, des installations appartenant à une société de traversiers ont été endommagées par de la glace qui descendait la rivière Sainte-Claire. Le matin même, un convoi de cinq navires, dirigé par un brise-glace, descendit la rivière Sainte-Claire et passa devant les installations de la société de traversiers.

[2] La présente affaire soulève deux questions. Tout d’abord, celle de savoir s’il y a suffisamment d’éléments de preuve pour conclure que le passage du convoi sur la rivière Sainte‑Claire a provoqué l’écoulement de glace en aval et a endommagé l’infrastructure d’une gare maritime, détenue et exploitée par Bluewater Ferry Limited [Bluewater]. Deuxièmement, celle de savoir, dans l’éventualité où un ou plusieurs des navires du convoi ont causé les dommages aux installations de Bluewater, si un ou plusieurs des navires sont responsables à l’égard des dommages subis par Bluewater.

[3] Les propriétaires des cinq navires [les armateurs] sollicitent, par voie de requête, un jugement sommaire au motif qu’il n’y a pas de véritable question à trancher. Les armateurs soutiennent que Bluewater n’est pas en mesure de démontrer qu’un ou plusieurs des navires ont causé les dommages à ses installations ou qu’il y a eu manquement à la norme de diligence à laquelle ils étaient tenus.

[4] Bluewater présente également une requête en jugement sommaire sur la question de la responsabilité au motif qu’il n’y a pas de véritable question à trancher. Bluewater soutient que la Cour dispose des éléments de preuve nécessaires pour prendre une décision juste et équitable sur le fond, à savoir conclure que (i) la cause probable des dommages est le passage du convoi, et que (ii) les armateurs sont responsables des dommages causés par leurs navires.

I. Résumé des faits

[5] La rivière Sainte-Claire relie l’extrémité sud du lac Huron à l’extrémité nord du lac Sainte-Claire. La rivière coule en direction du sud. Elle fait partie de la frontière internationale entre les États-Unis et le Canada, la frontière se situant à peu près au milieu de la rivière. L’État du Michigan se trouve sur la rive ouest de la rivière et la province de l’Ontario sur la rive est.

[6] La rivière Sainte-Claire est une artère majeure pour les navires commerciaux. Pendant les mois d’hiver, la rivière est sujette au gel, et c’est pourquoi la Garde côtière canadienne [la GCC] et la Garde côtière américaine [l’USCG] coordonnent des services de déglaçage dans la région et procèdent à des opérations de déglaçage. Selon les experts, ces services de déglaçage permettent de maintenir le trafic commercial sur la rivière, d’empêcher l’accumulation de glace, d’atténuer les conditions d’inondation, de gérer la couverture de glace et de maintenir une voie de navigation entretenue à travers la glace. Les brise-glace de la GCC et de l’USCG assistent les convois de navires commerciaux pour leur permettre de traverser la rivière. Dans les jours qui ont précédé l’incident, les convois étaient fréquents sur la rivière Sainte-Claire.

[7] Le matin du 11 janvier 2018, le brise-glace de la GCC, le Samuel Risley [GCC Risley] dirigeait un convoi de cinq navires depuis le lac Huron, en direction du sud, en descendant la rivière Sainte-Claire et en entrant dans le lac Sainte-Claire. La voie navigable est située du côté américain de la rivière Sainte-Claire.

[8] L’ordre du convoi était le suivant. Tout d’abord, le GCC Risley, propriété de la Couronne [le Canada]. Deuxièmement, un ensemble articulé composé d’un remorqueur nommé Joseph H. Thompson J.R. et d’un navire poussé non motorisé nommé Joseph H. Thompson [collectivement, le Joseph H. Thompson], appartenant à VanEnkevort Tug and Barge Inc. Troisièmement, le remorqueur Michigan, appartenant à Better Way Logistics LLC [Better Way]. Quatrièmement, le remorqueur Barbara Andrie, appartenant à Andrie LLC [Andrie]. Le remorqueur Barbara Andrie assistait le remorqueur Michigan. Cinquièmement, le Herbert C. Jackson, un vraquier appartenant à l’Interlake Steamship Company. À l’exception du GCC Risley, les navires du convoi battaient pavillon américain.

[9] Pendant la descente de la rivière Sainte-Claire, les navires sont restés en formation de convoi, le GCC Risley en tête. Les conditions de glace sur la voie établie ont varié au cours de la traversée. Dans certaines parties de la rivière, les bateaux naviguent en eau libre. Dans d’autres, il y avait du sarrasin, qui consiste en des débris d’autres formes de glace. Le sarrasin est une accumulation de glace flottante composée de fragments ne dépassant pas 2 mètres de diamètre [le sarrasin]. Il y avait également de la glace en crêpes, c.-à-d. des morceaux de glace principalement circulaires d’un diamètre allant jusqu’à 3 mètres et d’une épaisseur allant jusqu’à 10 centimètres [la glace en crêpes].

[10] En outre, il y avait de la glace fixe dans la rivière. La glace fixe désigne la glace qui reste attachée à la côte (c.-à-d. à la rive, à un haut-fond, à un mur de glace, à un front de glace ou à un iceberg échoué) [la glace fixe]. La glace fixe peut se former lorsque l’eau proche du rivage gèle ou lorsque la glace flottante gèle jusqu’au rivage. Dans le cas présent, le côté américain de la rivière était principalement constitué d’eau libre et de glace légère de type sarrasin. Sur la rive canadienne de la rivière, il y avait de la glace fixe qui, à certains endroits, allait jusqu’à la frontière internationale et la dépassait. À certains endroits, la glace fixe à l’est de la voie navigable s’étendait sur environ 2 500 à 3 000 pieds.

[11] Au cours de la traversée, le GCC Risley dirigeait les navires à travers des eaux libres et des concentrations plus légères de sarrasin et de glace en crêpe, qui descendaient la rivière en direction du côté américain. À un moment donné de la traversée, le GCC Risley a rencontré ce qui a été décrit comme une langue de glace, qui dépassait de la glace fixe. La langue de glace se composait de sarrasin et de glace en crêpes moyenne et mince recongelée, sans trace ni mouvement visible. Sa taille était estimée entre 100 et 200 mètres et elle se trouvait à environ 1 à 1,5 mille nautique au nord des installations de Bluewater. Le GCC Risley s’est frayé un chemin à travers la langue de glace afin d’éviter que les navires ne la contournent et de maintenir la voie navigable. La capitaine du GCC Risley décrit que la langue de glace n’était pas difficile à percer et à pousser. Comme il y avait de l’eau libre du côté américain de la rivière, la glace brisée qui en a résulté s’est écoulée vers le côté américain.

[12] Le reste du temps, après la rencontre avec la langue de glace, le GCC Risley a continué à se frayer un chemin à travers un léger sarrasin et, à certains endroits, a navigué en eau libre. Le convoi est resté du côté américain de la rivière.

[13] Bluewater possédait et exploitait des traversiers pour passagers qui empruntaient la rivière Sainte-Claire entre Marine City (Michigan) et Sombra (Ontario). Deux traversiers assuraient la liaison, sauf lors de la saison de déglaçage pendant laquelle un seul traversier assurait la liaison. Bluewater possédait deux gares maritimes, l’une sur la rive canadienne de la rivière Sainte-Claire et l’autre sur la rive américaine.

[14] La gare maritime canadienne de Bluewater était située à Sombra, en Ontario, sur une île. L’île disposait d’une route d’accès à deux voies qui la reliait à la rive de la rivière à Sombra. La route d’accès mesurait environ 260 pieds de long et était renforcée par des tuyaux en acier et des poutres en I. La route d’accès a également été dotée d’une série de piliers placés en amont pour la protéger des dommages causés par la glace. Cette route d’accès était désignée par le nom de [traduction] « pont-jetée » [le pont-jetée].

[15] Le matin du 11 janvier 2018, des fragments de glace se sont écoulés en aval le long de la partie canadienne du rivage, touchant et endommageant le pont-jetée. La déferlante de glace s’est frappée contre le pont-jetée, endommageant ainsi la route d’accès, la structure de soutien, les piliers métalliques, les glissières de sécurité et les poteaux électriques fixés au pont-jetée. Des plaques de glace sont passées sous et sur le pont-jetée. Bien que l’on ne s’entende pas sur le moment exact où la déferlante de glace s’est frappée sur le pont-jetée, on estime qu’elle a eu lieu vers 8 h du matin ou peu de temps après. Selon des témoins oculaires, la période pendant laquelle les plaques de glace ont déferlé contre pont-jetée a duré entre 10 et 20 minutes.

[16] À la suite de l’incident, une partie du pont-jetée s’est effondrée, le rendant inutilisable. Bluewater affirme que les dommages matériels et les pertes qui en découlent s’élèvent à 6 000 000 $.

[17] Le passage du convoi sur la rivière Sainte-Claire, et en particulier devant Marine City et Sombra, a généralement coïncidé avec l’incident survenu aux installations de Bluewater. D’après les données du système d’identification automatique, le GCC Risley est passé devant les installations de Bluewater vers 8 h 18. Les quatre autres navires ont suivi le GCC Risley à des distances variables, le convoi s’étendant sur plusieurs milles nautiques. Les distances entre les navires étaient généralement comprises entre 1,5 et 2 milles nautiques, bien qu’à un certain moment, à proximité du phare de Marine City, le Joseph H. Thompson se trouvait à environ 1 mille nautique en amont du GCC Risley. Le Herbert C. Jackson, dernier navire du convoi, est passé devant les installations de Bluewater plus d’une demi-heure après le GCC Risley, vers 8 h 52.

[18] À l’endroit de la rivière Sainte-Claire où le convoi est passé devant installations de Bluewater, les navires suivaient la voie navigable du côté américain de la rivière. La distance entre le rivage de Sombra et la frontière internationale dans la rivière est d’environ 1 700 pieds. Une étendue de glace fixe (c.-à-d. un champ de glace) se trouvait entre la voie navigable et les installations de Bluewater, qui s’étendaient au-delà de la frontière internationale, du côté américain de la rivière.

[19] Bluewater allègue que le passage du GCC Risley et des navires qui l’accompagnaient a fait flotter d’épaisses plaques de glace en aval, le long de la rive canadienne, ce qui a causé des dommages au pont-jetée.

II. Les instances judiciaires

[20] À la suite de cet incident, Bluewater a introduit une instance devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario à l’encontre, entre autres, des armateurs. À la suite de l’introduction de l’instance en Ontario, Better Way a introduit l’instance en limitation de responsabilité devant la Cour fédérale sous le numéro de dossier de la Cour T-1713-19. Plusieurs mois plus tard, Andrie a entamé la présente procédure en limitation de responsabilité devant la Cour fédérale sous le numéro de dossier de la Cour T-138-20. Better Way et Andrie affirment respectivement être en droit de limiter leur responsabilité à 500 000 $.

[21] Dans une ordonnance datée du 29 janvier 2021, le juge adjoint Alto a ordonné que l’instance en limitation de responsabilité introduite par Better Way (T-1713-19) soit consolidée avec la présente instance, pour que les deux instances soient tranchées conjointement.

[22] Dans le cadre de l’instance en limitation de responsabilité, Bluewater a présenté une demande reconventionnelle en dommages-intérêts d’un montant de 6 000 000 $ et a allégué que les armateurs étaient conjointement et solidairement responsables des dommages causés. Bluewater a allégué que les armateurs avaient envers elle une obligation de diligence consistant à naviguer dans la voie navigable de manière sûre, prudente, attentive et de manière à éviter de causer des dommages raisonnablement prévisibles aux installations côtières compte tenu de l’état des glaces le 11 janvier 2018. En ce qui concerne les services de déglaçage, Bluewater a allégué que le Canada avait envers elle une obligation de diligence consistant à exécuter ces services d’une manière sûre, prudente et attentive. Bluewater a allégué, entre autres, que la vitesse des navires était excessive, compte tenu de l’état des glaces sur la rivière Sainte-Claire à l’époque des faits.

[23] Les armateurs ont déposé des défenses contre la demande reconventionnelle présentée par Bluewater, ainsi que des demandes entre défendeurs de contribution et d’indemnisation, dans l’éventualité où ils seraient déclarés responsables à l’égard de Bluewater. Après la clôture des plaidoiries, des affidavits de documents ont été échangés et des interrogatoires préalables ont été menés.

[24] À la suite de la signification du rapport d’expertise de Bluewater, les armateurs ont fait part de leur intention de présenter une requête en jugement sommaire. Un calendrier a été convenu, au titre duquel les armateurs ont présenté un rapport d’expertise conjoint sur la question de la responsabilité. Les parties ont également présenté des déclarations sous serment à l’appui et ont procédé à des contre-interrogatoires sur un certain nombre de ces déclarations.

[25] Le 2 décembre 2022, toutes les parties ont signifié et déposé leurs dossiers de requête. Les armateurs ont déposé un dossier de requête conjoint.

[26] Comme indiqué ci-dessus, les armateurs ont présenté une requête en jugement sommaire, au motif qu’il n’y a pas de véritable question à trancher. Les armateurs allèguent que Bluewater n’est pas en mesure de démontrer qu’un ou plusieurs des navires ont causé les dommages aux installations de Bluewater ou que les armateurs ont contrevenu à la norme de diligence à laquelle ils étaient tenus.

[27] Les armateurs soutiennent que les experts s’accordent sur le fait que (i) il n’y a pas d’élément de preuve dans le dossier qui indique la cause des dommages au pont-jetée, et (ii) les armateurs n’auraient pu prendre aucune mesure pour empêcher les dommages de se produire. En outre, les armateurs font valoir que les expertises démontrent qu’il n’y a pas eu d’actes apparents de mauvaise navigation ou de navigation imprudente pendant le passage du convoi.

[28] Bluewater a présenté une requête en jugement sommaire sur la question de la responsabilité, au motif qu’il n’y a pas de véritable question à trancher. Bluewater soutient que la Cour dispose des éléments de preuve nécessaires pour prendre une décision juste et équitable sur le fond, à savoir conclure que (i) la cause probable du dommage est le passage du convoi, et que (ii) les armateurs sont responsables des dommages causés par leurs navires.

[29] Bluewater allègue que la vitesse excessive des navires a provoqué le déplacement de la glace du côté canadien de la rivière, ce qui a endommagé le pont-jetée. Bluewater soutient que cette vitesse excessive donne lieu à une responsabilité (i) pour négligence en common law, et (ii) pour avoir enfreint le Règlement sur les abordages, CRC, c 1416, cette infraction étant à l’origine du déplacement de la glace, et donc des dommages. Bluewater plaide que les armateurs sont conjointement et solidairement responsables des dommages compte tenu des éléments suivants : (i) l’article 17 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, LC 2001, c 6; (ii) le convoi étant une unité unique; ou (iii) les principes de la responsabilité conjointe et solidaire en common law.

III. Les questions en litige

[30] La requête en jugement sommaire des armateurs et la requête incidente en jugement sommaire de Bluewater soulèvent les questions suivantes :

  1. Le jugement sommaire constitue-il un moyen approprié de traiter la présente affaire?

  2. Le passage d’un ou de plusieurs navires du convoi a-t-il, selon la prépondérance des probabilités, provoqué l’écoulement de la glace en aval du côté canadien de la rivière Sainte-Claire et endommagé le pont-jetée?

  3. Dans l’affirmative, un ou plusieurs armateurs sont-ils responsables envers Bluewater?

IV. Analyse

A. Le jugement sommaire constitue-il un moyen approprié de traiter la présente affaire?

[31] L’objectif du jugement sommaire est de permettre à la Cour de régler sommairement des affaires qui ne devraient pas faire l’objet d’un procès, parce qu’il n’y a pas de véritable question à trancher, ce qui permet de conserver les ressources judiciaires et d’améliorer l’accès à la justice (Milano Pizza Ltd c 6034799 Canada Inc, 2018 CF 1112 au para 25 [Milano Pizza]; Canmar Foods Ltd c TA Foods Ltd, 2021 CAF 7 au para 23 [Canmar Foods]; Manitoba c Canada, 2015 CAF 57 au para 15 à 17; Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7 au para 34 [Hryniak]); Gemak Trust c Jempak Corporation, 2022 CAF 141 au para 62 [Gemak]).

[32] Selon la Cour suprême, les règles relatives au jugement sommaire doivent être interprétées de manière large afin de promouvoir un règlement abordable, expéditif et juste des demandes en matière civile (Hryniak, au para 5; Canmar Foods, au para 23).

[33] Le paragraphe 215(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles] énonce que la Cour rend un jugement sommaire si elle « est convaincue qu’il n’existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense ».

[34] La Cour d’appel fédérale a souligné que, bien que « ce critère [quant à une requête en jugement sommaire] ne semble pas être formulé de manière définitive ou absolue », elle le décrit comme n’étant pas d’établir si une partie ne peut pas obtenir gain de cause au procès, mais plutôt si le succès de l’affaire est tellement douteux qu’elle ne mérite pas d’être examinée par la Cour à un procès ultérieur (Canmar Foods au para 24; voir également Gemak au para 66).

[35] La Cour d’appel fédérale, invoquant la décision de la Cour suprême dans l’arrêt Hryniak, a également souligné qu’il n’y a pas de véritable question à trancher si la demande n’a pas de fondement juridique ou, comme c’est le cas en l’espèce, si le juge dispose des éléments de preuve nécessaires pour trancher le litige de manière juste et équitable (Gemak, au para 64).

[36] Dans l’arrêt Hryniak, la Cour suprême a indiqué qu’il n’y a pas de véritable question à trancher lorsqu’une requête en jugement sommaire peut aboutir à une décision juste et équitable sur le fond suivant « un processus qui permet au juge de tirer les conclusions de fait nécessaires, d’appliquer les règles de droit à ces faits et si elle constitue, par rapport au procès, un moyen proportionné, plus expéditif et moins onéreux d’arriver à un résultat juste » (au para 4; voir également les para 49, 50 et 66).

[37] Il est reconnu que le jugement sommaire n’est pas aussi exhaustif qu’un procès; cependant, l’accent doit être mis sur la question de savoir si le juge peut tirer les conclusions de fait nécessaires et appliquer les principes juridiques pertinents de manière à résoudre le litige (Hryniak, au para 50; Yodjeu Ntemde c Canada, 2018 CF 410 au para 57).

[38] Il incombe à la partie qui demande un jugement sommaire d’établir l’absence d’une véritable question à trancher. L’article 214 des Règles exige toutefois que la partie répondant à la requête en jugement sommaire expose des faits précis et produise des éléments de preuve démontrant l’existence d’une véritable question à trancher. Bien que la charge de la preuve incombe à la partie requérante, les deux parties doivent présenter leurs meilleurs arguments (Canmar Foods, au para 27; Milano Pizza, au para 34). En d’autres termes, les parties à une requête en jugement sommaire sont tenues de présenter leurs meilleurs arguments, quelle que soit la charge de la preuve.

[39] Étant donné que les parties sont tenues de présenter leurs meilleurs arguments, la Cour est en droit de supposer que, si l’affaire devait faire l’objet d’un procès, aucun élément de preuve supplémentaire ne serait présenté (Rude Native Inc c Tyrone T Resto Lounge, 2010 CF 1278 au para 16; Kaska Dena Council c Canada, 2018 CF 218 au para 23).

[40] Il existe toutefois des limites au type de questions qui peuvent être traitées au moyen d’un jugement sommaire. Il peut y avoir des cas où, compte tenu de la nature des questions et des éléments de preuve requis, le juge n’est pas en mesure de tirer les conclusions de fait nécessaires dans le cadre d’une requête en jugement sommaire (Hryniak, au para 51).

[41] En outre, la jurisprudence indique clairement que les questions de crédibilité ne doivent pas être tranchées dans le cadre d’une requête en jugement sommaire (Gemak, au para 68). Lorsqu’il existe d’importants différends factuels qui ne peuvent être résolus sans que la Cour se prononce sur des questions de crédibilité et sans qu’elle tire des conclusions à partir d’éléments de preuve contradictoires, il sera préférable de tenir un procès pour régler le différend (TPG Technology Consulting Ltd c Canada, 2013 CAF 183 au para 3 [TPG Technology]). En règle générale, le juge qui entend et observe le témoignage principal et le contre‑interrogatoire des témoins est mieux à même d’apprécier leur crédibilité et de tirer des inférences que le juge qui doit uniquement se fonder sur des affidavits et des éléments de preuve documentaires (TPG Technology, au para 3; Gemak, au para 68).

[42] Une question de crédibilité se pose lorsque, par exemple, le témoignage d’un profane ou d’un expert n’est pas cru ou n’est pas pris en compte lorsqu’une conclusion opposée à ce témoignage est tirée, ou lorsque le juge doit choisir le témoignage d’un témoin plutôt que celui d’un autre (Suntec Environmental Inc c Trojan Technologies Inc, 2004 CAF 140 aux para 23-28; Canada c Bezan Cattle Corporation, 2021 CF 397 au para 47).

[43] La Cour d’appel fédérale a été très claire : les affaires doivent être faire l’objet d’un procès lorsqu’il y a de sérieuses questions concernant la crédibilité des témoins (Gemak, au para 71). Cela dit, ce ne sont pas tous les éléments de preuve contradictoires qui soulèvent des questions de crédibilité et empêchent de traiter une question par voie de jugement sommaire (Rallysport Direct LLC c 2424508 Ontario Ltd, 2019 CF 1524 au para 42; Gemak, au para 72). Il incombe à la Cour de se « “pencher de près” sur le fond de l’affaire » afin de juger si des questions de crédibilité doivent être résolues (Milano Pizza, au para 39; Gemak, au para 72).

[44] Je note que les armateurs invoquent le paragraphe 216(6) des Règles et la jurisprudence connexe à l’appui d’un certain nombre d’affirmations. Il convient de mentionner que l’article 216 des Règles régit les requêtes en procès sommaire, par opposition aux requêtes en jugement sommaire. Le procès sommaire sous le régime de l’article 216 des Règles et le jugement sommaire sous le régime des articles 214 et 215 des Règles ne sont pas identiques. Lorsqu’il existe une véritable question de fait ou de droit litigieuse nécessitant un procès, les juges peuvent tenir un procès sommaire conformément aux dispositions de l’article 216 des Règles. Dans ces cas, les juges disposent de pouvoirs accrus pour trancher des questions de fait litigieuses (Gemak, au para 65).

[45] Les éléments à prendre en considération pour juger si un procès sommaire est approprié diffèrent de celles relatives à un jugement sommaire. En ce qui concerne les procès sommaires, ces éléments comprennent le montant en question; la complexité de l’affaire; l’urgence de son règlement; tout préjudice que sont susceptibles de causer les lenteurs d’un procès complet; le coût d’un procès complet en comparaison du montant en question; la question de savoir si la crédibilité est un enjeu fondamental, et le déroulement de l’instance (Premium Sports Broadcasting Inc c 9005-5906 Québec Inc (Resto-bar Mirabel), 2017 CF 590 au para 54). Ainsi, bien qu’un certain nombre de principes généraux s’appliquent à la fois à une requête en jugement sommaire et à une requête en procès sommaire, il convient de faire preuve de prudence lorsque l’on cherche à invoquer la jurisprudence en matière de procès sommaire dans le cadre d’une requête en jugement sommaire.

[46] En l’espèce, Bluewater ainsi que les armateurs demandent un jugement sommaire et soutiennent que la présente affaire s’y prête bien.

[47] Les armateurs font valoir que les parties ont présenté leurs meilleurs éléments de preuve et qu’elles sont d’accord sur les questions critiques en litige, à savoir la faute et le lien de causalité. Les armateurs plaident que la Cour dispose de suffisamment d’éléments de preuve pour statuer équitablement sur le litige.

[48] Bluewater soutient que tous les faits nécessaires pour trancher la question de la responsabilité en l’espèce ont été présentés à la Cour et sont pour l’essentiel non contestés. Bluewater plaide qu’un procès complet, avec des témoignages, n’est pas nécessaire.

[49] J’ai conscience des instructions de la Cour d’appel fédérale selon lesquelles le tribunal saisi d’une requête en jugement sommaire ne doit pas se prononcer sur les questions de crédibilité (Gemak, au para 68). Bluewater et les armateurs diffèrent dans leur description de certaines parties de la preuve d’expert. Bluewater a notamment critiqué certaines déclarations de l’expert mandaté par les armateurs au sujet de la vitesse des navires. Au cours de l’audience, j’ai interrogé les parties sur la question de la crédibilité des deux experts. Les deux parties ont affirmé que la crédibilité n’était pas en cause dans la présente instance.

[50] Néanmoins, il revient à la Cour de se « pencher de près » sur le fond de l’affaire et de décider s’il existe des questions de crédibilité à résoudre (Gemak, au para 72). Après avoir examiné les déclarations sous serment des deux experts, les déclarations sous serment des témoins non professionnels et les transcriptions des contre-interrogatoires qui ont eu lieu, je conclus que la crédibilité n’est pas une question déterminante. Comme nous le verrons plus en détail ci-dessous, il ne m’est pas demandé de me prononcer sur la crédibilité d’un témoin par rapport à un autre, crédibilité sur laquelle je m’appuierais pour trancher l’affaire. Bien que la question de la prise en compte par un expert de la vitesse des navires ait été soulevée, je suis d’accord avec l’avocat de Bluewater pour dire qu’en fin de compte, les déclarations de l’expert n’empêchent pas la Cour de procéder par voie de jugement sommaire. En outre, la présente affaire ne dépend pas de mon incrédulité à l’égard de l’un ou l’autre des témoins. En tant que tel, le litige peut être résolu sans avoir à trancher les questions de crédibilité et à tirer les conclusions qui s’imposent (Gemak, au para 68; TPG Technology, au para 3).

[51] Je reviens maintenant à la question plus générale de l’existence d’une véritable question à trancher. Les parties ont plaidé qu’il n’y a pas besoin de trancher les questions de crédibilité, et je suis d’accord avec elles. Les parties conviennent qu’il n’y a pas de véritable question qui nécessiterait un procès. Compte tenu du dossier présenté à la Cour et des observations des parties, je conclus qu’il serait inutile d’utiliser le temps et les ressources des parties, ainsi que ceux de la Cour, pour renvoyer la présente affaire pour instruction. Étant donné que Bluewater et les armateurs doivent présenter leurs meilleurs arguments, et compte tenu du contenu de leurs dossiers de requête respectifs, la Cour dispose, à mon avis, des éléments de preuve nécessaires pour trancher le litige de manière juste et équitable. La preuve au dossier me permet de tirer les conclusions de fait requises et d’appliquer le droit aux faits. Par conséquent, je conclus que l’affaire peut faire l’objet d’un jugement sommaire.

B. Le passage d’un ou de plusieurs navires du convoi a-t-il, selon la prépondérance des probabilités, provoqué l’écoulement de la glace en aval et endommagé le pont-jetée?

[52] Les armateurs plaident que le dossier de Bluewater repose sur un faux lien de causalité, du fait qu’elle présume que le passage du convoi est la seule explication raisonnable du délogement de la glace le long de la rive canadienne de la rivière. Les armateurs soutiennent qu’il n’y a aucune certitude quant au moment exact auquel les dommages pont-jetée se sont produits et aucune indication quant à l’endroit auquel le délogement de la glace s’est produit.

[53] Bien que les armateurs reconnaissent que les dommages au pont-jetée ont été causés le matin même du passage du convoi, ils font valoir que les deux experts ont convenu qu’ils ne pouvaient pas déterminer la cause probable du délogement de la glace et des dommages qui en ont découlé. Les armateurs soutiennent que l’expert mandaté par Bluewater, le capitaine John McCann [le capitaine McCann], a pu cerner un certain nombre de facteurs susceptibles d’avoir déplacé ou délogé la glace fixe sur le rivage canadien, mais que les conclusions du capitaine McCann sont que ces facteurs ne représentent que des possibilités.

[54] Les armateurs font valoir que les opinions du capitaine McCann sont formulées de manière hypothétique et conditionnelle et ne renferment aucune conclusion définitive. Les armateurs soulignent un certain nombre de passages du rapport du capitaine McCann, notamment son opinion selon laquelle [traduction] « il est possible, compte tenu de l’activité fréquente des convois pendant plusieurs jours, qu’il y ait un certain affaiblissement de la glace fixe associé à une augmentation du niveau des eaux, à des températures plus chaudes et à la fonte de la glace ». Le capitaine McCann déclare que [traduction] « si la glace a effectivement été délogée ou affaiblie le long de la rive, la masse et l’hydrodynamique combinées d’un convoi de cinq navires ainsi que d’autres facteurs environnementaux ont pu influencer le mouvement de la glace le long de la rive, selon mon opinion professionnelle ». Le capitaine McCann confirme que [traduction] « à mon avis, compte tenu du fait qu’il y avait un mouvement de glace à Sombra le 11 janvier 2018, on ne peut pas exclure que l’escorte du brise-glace ait pu contribuer à cet incident ». Le capitaine McCann indique que le convoi [traduction] « pourrait avoir été [un] facteur contribuant » au mouvement de la glace, et [traduction] « d’autres facteurs pourraient avoir été de nature environnementale », à savoir des températures plus élevées provoquant la fonte de la surface et l’élévation du niveau de l’eau.

[55] Les armateurs soulignent en outre que, lors de son contre-interrogatoire, le capitaine McCann n’a pas pu confirmer si les actions d’un ou de plusieurs navires ont causé le déplacement du champ de glace qui a endommagé le pont-jetée ou y ont contribué. Le capitaine McCann a déclaré qu’en l’absence de données sur l’influence hydrodynamique des navires, il ne pouvait pas répondre par l’affirmative à la question de savoir si le convoi avait eu une incidence sur le mouvement de la glace.

[56] Les armateurs s’appuient sur l’expert qu’ils ont mandaté, le capitaine Christopher Hearn [le capitaine Hearn], qui a conclu que la preuve disponible [traduction] « ne permet pas de déterminer clairement la cause de l’écoulement de glace qui a endommagé le pont-jetée de Bluewater ». Le capitaine Hearn a déclaré qu’il était d’accord avec le capitaine McCann en ce qui concerne [traduction] « la possibilité que la circulation fréquente des convois, combinée à des températures plus chaudes et à des niveaux d’eau élevés, ait pu affaiblir certaines zones de la glace fixe sur [sic] s’étendant à partir de la rive canadienne ». Le capitaine Hearn a toutefois précisé qu’il [traduction] « n’y avait pas d’élément de preuve évident que le passage du brise-glace et des navires du convoi avait provoqué un écoulement de glace qui a endommagé le pont-jetée de Bluewater ».

[57] Les armateurs invoquent en outre les déclarations sous serment des capitaines et des membres d’équipage des navires en question, selon lesquelles rien d’inhabituel ne s’était produit pendant le passage du convoi. Les armateurs font remarquer que Bluewater s’appuie sur les déclarations sous serment de deux résidents de Sombra qui ont entendu de fortes fissures dans la glace et des bruits de raclement, et qui ont vu la glace heurter le pont-jetée. Les armateurs soulignent cependant que le capitaine McCann, lors de son interrogatoire, a confirmé que, lorsque les navires ont passé la maison d’un des témoins et le pont-jetée, il n’y avait plus de glace à briser sur la voie du côté américain de la rivière. Par conséquent, le capitaine McCann a confirmé que le bruit inhabituel entendu par les deux témoins de Sombra n’était pas la rupture de la glace par le convoi du côté américain de la rivière, mais plutôt le bruit de l’impact de la glace sur le pont-jetée du côté canadien.

[58] Les armateurs soutiennent donc que, puisque les experts conviennent qu’il n’y a pas d’élément de preuve de la cause concernant la cause des dommages et qu’aucun d’entre eux n’est en mesure de déterminer une cause probable, la demande de Bluewater doit être rejetée sur ce fondement. Les armateurs soutiennent en outre que les témoignages des deux parties ne permettent pas de déterminer la cause de l’écoulement de glace qui a endommagé le pont-jetée.

[59] Passons maintenant aux observations de Bluewater. Cette dernière plaide que le capitaine McCann a défini quatre causes possibles de l’écoulement de glace dans le pont-jetée : (i) des températures ambiantes plus élevées; (ii) des niveaux d’eau plus élevés; (iii) la perte ou l’affaiblissement de la fixation de la glace fixe sur la rive canadienne de la rivière, et (iv) la vitesse des navires, et en particulier le sillage de surface et la perturbation hydrodynamique sous la glace fixe qui en ont résulté.

[60] Bluewater soutient qu’à aucun moment le capitaine Hearn ne remet en question les opinions pertinentes du capitaine McCann quant aux causes potentielles du mouvement de la glace du côté canadien, et qu’il ne fournit aucune autre cause potentielle. Bluewater fait valoir que l’identification des causes possibles et la formulation d’opinions sur les faits qui influencent la possibilité relative de ces causes relèvent des tâches d’un témoin expert, tâches dont, selon Bluewater, le capitaine Hearn ne s’est pas acquitté. Par conséquent, il n’y a pas de différend pertinent entre les témoins experts quant à l’opinion du capitaine McCann sur la question du lien de causalité.

[61] Bluewater soutient que le capitaine Hearn a placé la barre trop haut en ce qui concerne les causes possibles. Il n’est pas nécessaire de [traduction] « déterminer clairement la cause de l’écoulement de la glace », mais il faut examiner quelles auraient pu être la ou les causes et lesquelles étaient [traduction] « plus probables qu’improbables ». Bluewater soutient que le capitaine McCann a fourni toutes les possibilités quant à la cause du mouvement de la glace, et qu’il appartient à la Cour de choisir parmi les possibilités fournies.

[62] Bluewater invoque le passage suivant de l’arrêt Fontaine c Colombie-Britannique (Official Administrator), [1998] 1 RCS 424 au para 27, dans lequel la Cour suprême indique comment le juge des faits doit traiter la preuve circonstancielle :

[…] Il est plus logique que le juge des faits traite de cette preuve [circonstancielle] en la soupesant en fonction de la preuve directe, s’il en est, pour décider si le demandeur a établi, selon la prépondérance des probabilités, une preuve prima facie de la négligence du défendeur. Une fois que le demandeur a fait cela, le défendeur doit produire une preuve réfutant celle du demandeur, sans quoi ce dernier aura nécessairement gain de cause.

[63] Bluewater fait valoir qu’en l’espèce, selon la preuve circonstancielle, le convoi a provoqué l’écoulement de la glace. Les dommages causés au pont-jetée se sont produits au moment où le convoi se trouvait dans la zone et les vitesses auxquelles le convoi naviguait sont une cause possible du délogement de la glace. Bluewater souligne que deux résidents de Sombra ont vu le pont-jetée être endommagé par des plaques de glace flottant en aval. Bluewater fait valoir que les éléments de preuve établissent que les dommages ont été causés à première vue par le passage du convoi et qu’il incombe aux armateurs de présenter des éléments de preuve pour les réfuter.

[64] Bluewater fait valoir que le fait que les membres de l’équipage des navires n’aient rien remarqué d’inhabituel ne signifie pas qu’il n’y a pas eu d’incident. À titre d’exemple, Bluewater note que le second du Herbert C. Jackson a déclaré qu’il n’avait rien remarqué d’inhabituel ou d’alarmant et que le sillage du navire n’était ni inhabituel ni excessif. Le Herbert C. Jackson était le dernier navire du convoi et a dépassé les installations de Bluewater à 8 h 52, environ 30 minutes après les dommages causés par la glace. Bluewater note que le second n’a pas remarqué les dommages importants causés au pont-jetée, car ce n’est pas là que son attention s’était portée. Bluewater soutient donc que l’attention du convoi n’était pas portée sur le mouvement de la glace le long de la rive canadienne.

[65] Bluewater fait valoir que le fait qu’il n’y ait pas d’éléments de preuve directs à sa disposition ne signifie pas qu’elle n’a pas de réclamation valable. Au contraire, les éléments de preuve indirects, selon Bluewater, sont suffisants pour établir la cause du mouvement de la glace selon la prépondérance des probabilités.

[66] S’appuyant sur le rapport du capitaine McCann, Bluewater plaide que, sur les quatre causes possibles du déplacement de la glace fixe le long de la rive canadienne définie, la vitesse des navires est la seule cause probable du déplacement de la glace qui a endommagé le pont-jetée. Bluewater soutient que les trois autres causes possibles cernées par le capitaine McCann peuvent être écartées.

[67] En ce qui concerne les niveaux d’eau plus élevés, le capitaine McCann a indiqué que des niveaux d’eau plus élevés avaient été enregistrés, ce qui, lorsqu’on le rajoute à d’autres facteurs, a pu contribuer à la situation. Bluewater fait valoir que la capitaine Gotfredsen, qui était responsable du GCC Risley, a déclaré lors de son interrogatoire préalable que les niveaux d’eau étaient [traduction] « praticables » le jour de l’incident et qu’ils étaient à leur point le plus bas depuis deux semaines. Ils sont repartis à la hausse le lendemain de l’incident. Bluewater soutient donc qu’il n’existe aucun élément de preuve permettant à la Cour de conclure qu’un niveau d’eau plus élevé a probablement contribué au mouvement de la glace le jour de l’incident.

[68] En ce qui concerne les températures plus élevées, le capitaine McCann a recensé les températures plus élevées et la fonte de la glace comme étant des facteurs possibles de l’affaiblissement de la glace le long de la rive. Les rapports météorologiques et de glace du GCC Risley indiquent que la température était de 5 degrés Celsius à 20 h le 10 janvier et de 8,5 degrés Celsius à 8 h le 11 janvier. Bluewater soutient que les températures plus élevées n’ont pas été en fin de compte un facteur contributif, parce que la capitaine du GCC Risley a décrit la glace fixe comme ayant de l’eau de fonte en surface, mais étant volumineuse et lourde. En outre, Bluewater fait valoir que la congélation a dû avoir lieu pendant la nuit pour que la langue de glace se soit formée. Par conséquent, Bluewater est d’avis que les températures au-dessus du point de congélation n’ont pas suffi à affaiblir la glace fixe du côté canadien de la rivière.

[69] En ce qui concerne l’affaiblissement de la glace fixe, le capitaine McCann a déclaré qu’il était possible qu’en raison de l’activité fréquente des convois pendant plusieurs jours, il y ait un certain affaiblissement de la glace fixe. Bluewater souligne que la capitaine du GCC Risley a déclaré qu’elle n’avait pas observé d’affaiblissement de la glace fixe, mais reconnaît également qu’elle ne pouvait pas voir les détails de la glace fixe du côté canadien. Bluewater affirme qu’il n’y avait aucune raison pour que quelqu’un de Bluewater inspecte la rive canadienne avant l’incident. Par conséquent, Bluewater fait valoir qu’aucune preuve d’un affaiblissement de la glace fixe ayant entraîné son délogement n’a été présentée à la Cour.

[70] En conséquence, Bluewater plaide que la vitesse des navires, avec le sillage et les perturbations hydrodynamiques qui en résultent sous la glace fixe, est la seule cause probable de la rupture de la glace fixe près de la rive canadienne. Bluewater souligne que, lors du passage du GCC Risley sur la rivière, le navire a navigué à une vitesse supérieure à 12 nœuds pendant environ 17 minutes entre 7 h 47 et 8 h 04 le matin de l’incident. Le GCC Risley a ensuite ralenti sa vitesse, peu après s’être frayé un chemin à travers la langue de glace et à environ 1 mille nautique en amont des installations de Bluewater. Bluewater souligne également que la vitesse du Joseph H. Thompson était de 10,9 nœuds dans la région de la langue de glace.

[71] Bluewater note que le capitaine McCann a déclaré que le GCC Risley, lorsqu’il navigue à des vitesses plus élevées de 10 à 12 nœuds, peut fissurer la glace à l’extérieur du navire par son sillage, bien que le sillage extérieur puisse être quelque peu atténué par la glace faisant obstruction, mais pas nécessairement éliminé.

[72] Bluewater s’appuie sur un rapport spécial du United States Army Corps of Engineers (Corps des ingénieurs de l’armée des États-Unis) daté de mai 1983 et intitulé « Effect of vessel size on shoreline and shore structure damage along the Great Lakes connecting channels » [le rapport spécial de 1983]. Bluewater fait remarquer qu’il est conclu dans ce rapport que le facteur le plus important dans le potentiel de dommages liés aux navires est la vitesse des navires. Bluewater met en évidence les conclusions du rapport spécial de 1983 selon lesquelles l’augmentation de la vitesse d’un navire entraîne la création de vagues de surface induites par le navire. Le rapport indique en outre que, dans les conditions de glace hivernales, le passage des navires peut provoquer des fissures dans la glace à proximité du rivage. Bluewater soutient que le rapport spécial de 1983 appuie la déclaration du capitaine McCann selon laquelle l’hydrodynamique peut avoir une influence sur le mouvement de la glace.

[73] Par conséquent, Bluewater plaide qu’il est plus probable qu’improbable que les vitesses du GCC Risley et du Joseph H. Thompson, à environ 1 à 1,5 mille marin en amont du pont-jetée, ont provoqué le délogement de la glace fixe qui a entraîné l’écoulement de morceaux de glace en aval sur le côté canadien de la rivière, ce qui a finalement causé les dommages au pont-jetée.

[74] En réponse aux observations de Bluewater, les armateurs soutiennent que Bluewater s’éloigne largement du contenu du rapport du capitaine McCann et fait des déclarations que le capitaine McCann n’était pas disposé à faire lui-même. Les armateurs relèvent que, si le capitaine McCann a déclaré qu’à des vitesses plus élevées, le GCC Risley peut fissurer la glace assez loin à l’extérieur du navire, il n’est pas allé plus loin et n’a pas déclaré catégoriquement que la vitesse constituait en fait une cause. Il a plutôt évoqué un affaiblissement possible de la glace en raison d’un certain nombre de facteurs et n’a jamais déclaré que la vitesse du GCC Risley était dangereuse ou trop élevée compte tenu des conditions. Le capitaine McCann n’a pas non plus déclaré qu’il n’aurait pas navigué à la même vitesse que la capitaine du GCC Risley ce jour-là.

[75] En ce qui concerne le rapport spécial de 1983, les armateurs soutiennent que le capitaine McCann l’a simplement cité pour affirmer que l’hydrodynamique peut être influencée par les conditions de la rive, et qu’il ne l’a pas analysé ni pris en compte de manière détaillée dans son rapport. À ce titre, les armateurs soutiennent qu’il n’appartient pas à la Cour d’aller au-delà du rapport du capitaine McCann et de se plonger dans les graphiques et les données scientifiques contenues dans le rapport spécial de 1983, alors que l’expert ne l’a pas fait.

[76] Les armateurs plaident qu’en fait, il n’y a aucun élément de preuve appuyant la thèse selon laquelle il est plus probable qu’improbable que la vitesse soit la cause des dommages causés au pont-jetée. Les armateurs soulignent qu’au cours du contre-interrogatoire, le capitaine McCann a confirmé qu’il n’y avait rien d’inhabituel en ce qui concerne [traduction] « le mouvement des navires » et que la nature des dommages ne donnait pas à penser que [traduction] « mouvement des navires y avait contribué ». Je remarque que les armateurs interprètent le terme « mouvement » comme incluant la vitesse, alors que Bluewater soutient que ce terme, dans le contexte de la série de questions, ne concernait pas la vitesse.

[77] Les armateurs soulignent en outre que la capitaine du GCC Risley a déclaré que le sillage n’était pas excessif lorsque le navire filait à plus de 12 nœuds, compte tenu du fait que le courant en aval se situait entre 1,5 et 1,7 nœud. La traversée de la langue de glace et de la piste de glace à une telle vitesse faisait en sorte que tout sillage était rapidement absorbé par la glace dans la voie et dans la bordure extérieure du champ de glace sur le côté canadien de la rivière. La capitaine a déclaré qu’au moment où le navire se trouvait à 1 mille marin au nord des installations de Bluewater, elle avait ralenti sa vitesse à 0 – 10,2 nœuds et qu’il n’y avait pas de sillage à ces vitesses.

[78] Les armateurs font valoir que les deux experts ont confirmé que les navires naviguaient d’une façon respectant les principes de bonne navigation et qu’aucun d’entre eux n’a déclaré que la vitesse était inappropriée ou dangereuse compte tenu des conditions. Si l’un des experts avait estimé que la vitesse était excessive, il l’aurait dit et n’aurait pas confirmé que les principes de bonne navigation avaient été respectés. Les armateurs font valoir que les équipages des navires ont déclaré que le sillage était minime et/ou qu’il ne sortait pas de l’ordinaire. Les armateurs estiment donc qu’il n’y a pas de lien de causalité entre le passage du convoi et les dommages causés au pont-jetée.

[79] Après avoir examiné les observations écrites et orales des parties, ainsi que les dossiers de requête dont je dispose, je ne peux pas conclure, selon la prépondérance des probabilités, qu’un ou plusieurs navires ont provoqué le détachement de morceaux de glace qui se sont écoulés en aval le long de la rive canadienne, endommageant ainsi le pont-jetée.

[80] Les parties conviennent que le pont-jetée a été endommagé par des morceaux de glace flottant en aval le matin du 11 janvier 2018. La difficulté pour Bluewater, en l’espèce, est que, bien qu’il y ait des éléments de preuve que le passage du convoi sur le côté américain de la rivière coïncidait généralement avec les dommages causés par la glace au pont-jetée, il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant qu’un ou plusieurs navires ont causé le délogement de la glace du côté opposé du champ de glace par rapport au convoi, qui a ensuite flotté en aval le long de la rive canadienne.

[81] On peut comprendre la réaction de Bluewater selon laquelle l’activité sur la rivière, à savoir le passage des navires, doit être liée au délogement de la glace le long de la rive canadienne. C’est d’ailleurs l’impression qu’a eue l’un des deux habitants de Sombra qui a constaté le passage des navires sur la rive américaine de la rivière et qui a vu le pont-jetée être heurté par des plaques de glace flottant en aval.

[82] La difficulté pour Bluewater, cependant, réside dans le fait que les deux experts n’ont pas réussi à définir une cause probable du délogement de la glace sur la base de leur expertise et des documents qui leur avaient été fournis. Les rapports d’experts en l’espèce portent un coup fatal à la demande de Bluewater.

[83] Le capitaine Hearn, l’expert mandaté par les armateurs, a conclu que les éléments de preuve disponibles ne lui permettaient pas de définir la cause de l’écoulement de glace qui avait endommagé le pont-jetée. Le capitaine Hearn a convenu avec le capitaine McCann qu’il était possible que l’activité fréquente des convois pendant plusieurs jours, combinée à des températures plus chaudes et à des niveaux d’eau plus élevés, ait pu affaiblir certaines zones de la glace fixe s’étendant à partir de la rive canadienne. Néanmoins, le capitaine Hearn était d’avis que, même si c’était le cas, il n’y avait pas une preuve sans équivoque que c’était le passage du GCC Risley et du convoi qui avait causé la coulée de glace ayant endommagé le pont-jetée.

[84] Le capitaine Hearn a également estimé que, à l’exception de la langue de glace en amont du pont-jetée, les navires naviguaient soit en eau libre, soit à travers un léger sarrasin, soit dans un chenal entretenu rempli de sarrasin. Les navires naviguaient dans les limites de vitesse de la rivière Sainte-Claire lorsqu’ils ont approché et dépassé le pont-jetée. Le capitaine Hearn est d’avis que, même si la glace fixe était molle et fracturée du côté canadien de la rivière, compte tenu de la distance des navires par rapport à la rive canadienne et de l’étendue de la couverture de glace, tout changement de cap ou mouvement des navires du côté américain aurait écrasé ou brisé la glace plutôt que de [traduction] « déplacer entièrement d’énormes blocs de glace au point qu’ils sont venus frapper le pont-jetée ».

[85] Le capitaine McCann, l’expert mandaté par Bluewater, a conclu qu’étant donné qu’il y avait effectivement un mouvement de glace le 11 janvier 2018, [traduction] « on ne peut pas exclure que l’escorte du brise-glace ait pu contribuer à cet incident ». Le capitaine McCann a évoqué plusieurs possibilités, à savoir l’activité fréquente des convois pendant plusieurs jours et les facteurs environnementaux, et a exprimé l’opinion selon laquelle [traduction] « [s]i effectivement la glace a été délogée ou affaiblie le long de la rive, la masse et l’hydrodynamique combinées d’un convoi de cinq navires ainsi que d’autres facteurs environnementaux pourraient avoir influencé le mouvement de la glace le long de la rive ». [Non souligné dans l’original.]

[86] En tenant compte des deux rapports d’experts, ainsi que des autres éléments de preuve dont je dispose, je conclus que les éléments de preuve sont insuffisants pour conclure, selon la prépondérance des probabilités, que le convoi a provoqué le délogement de morceaux de glace qui ont flotté en aval et endommagé le pont-jetée et/ou qu’il a provoqué le mouvement de la glace qui a endommagé le pont-jetée. S’il existe une corrélation générale entre le moment du passage du convoi et les dommages causés au pont-jetée, il ne faut pas confondre corrélation et lien de causalité.

[87] Malgré les arguments convaincants de l’avocat de Bluewater, les éléments de preuve circonstancielle présentés par Bluewater et l’avis du capitaine McCann selon lequel on ne peut exclure que le passage du convoi ait pu contribuer aux dommages causés au pont-jetée sont tout simplement insuffisants pour permettre à Bluewater de démontrer l’existence d’un lien de causalité entre le convoi et les dommages.

[88] Bien que le capitaine McCann ait évoqué plusieurs facteurs contributifs possibles (niveaux d’eau plus élevés, températures plus chaudes, affaiblissement de la glace fixe et passage du convoi), c’est l’avocat de Bluewater qui a dû en fin de compte expliquer pourquoi trois des quatre facteurs n’étaient en fait pas possibles en l’espèce. Bluewater a eu accès aux mêmes renseignements et éléments de preuve que le capitaine McCann, mais alors que Bluewater a cherché à éliminer les autres facteurs possibles, le capitaine McCann ne l’a pas fait.

[89] Au contraire, sur la base des documents qui lui ont été fournis, le capitaine McCann a désigné ces facteurs comme étant des facteurs contributifs possibles et n’a pas jugé bon de les éliminer. Je note que les documents fournis au capitaine McCann étaient nombreux et comprenaient les affidavits de documents des parties, les transcriptions des interrogatoires préalables, les déclarations des témoins, les vidéos, les rapports sur les conditions météorologiques et l’état des glaces, les rapports d’autres navires, ainsi que d’autres documents. Le capitaine Hearn a reçu des documents tout aussi complets. En ce sens, je suis d’accord avec l’avocat des armateurs pour dire que Bluewater va bien au-delà des limites de la preuve d’expert et fait des déclarations que les experts eux-mêmes n’étaient pas prêts à faire sur la base des documents qui leur avaient été présentés.

[90] En outre, au cours de son contre-interrogatoire, le capitaine McCann a confirmé que s’il ne pouvait pas dire [traduction] qu’« il n’y a pas de corrélation » entre le convoi et les dommages causés au pont-jetée, il a également confirmé qu’à ce stade, il ne pouvait pas réellement démontrer qu’il y avait une corrélation. Le capitaine McCann a également confirmé qu’il ne savait pas la réponse à la question de savoir si les actions d’un ou de plusieurs des cinq navires, seules ou combinées, avaient causé le mouvement ou le déplacement de la glace, ou y avaient contribué, occasionnant ainsi les dommages au pont-jetée. Interrogé à nouveau sur ce point, le capitaine McCann a confirmé que, compte tenu des renseignements dont il disposait, il ne pouvait pas [traduction] « dire si [le convoi] avait eu ou non une incidence sur le mouvement de la glace ». En effet, le capitaine McCann ne disposait pas de suffisamment de renseignements pour confirmer si le convoi avait causé le mouvement de la glace ou y avait contribué.

[91] Comme mentionné précédemment, Bluewater plaide qu’il est plus probable qu’improbable que la vitesse du convoi, et en particulier du GCC Risley et du Joseph H. Thompson, à environ 1 à 1,5 mille nautique en amont du pont-jetée, a déclenché le délogement de la glace. La question de la vitesse, en ce qui concerne le lien de causalité et le défaut d’agir de façon compétente et diligente et/ou une action contraire à la loi, a occupé une place prépondérante dans les observations écrites et lors de l’audience.

[92] En ce qui concerne le lien de causalité, je conclus que la preuve ne suffit pas à démontrer que la vitesse du convoi, en amont du pont-jetée, a causé le déplacement de la glace qui a finalement endommagé le pont-jetée ou y a contribué. Le capitaine McCann était parfaitement informé de la vitesse du convoi et connaissait bien l’incidence que des vitesses plus élevées pouvaient avoir sur le déplacement de l’eau et de la glace dans les voies interlacustres des Grands Lacs. Le capitaine McCann était l’ancien capitaine du GCC Risley et l’ancien directeur des programmes maritimes pour la région Centre et Arctique de la GCC. Néanmoins, le capitaine McCann n’a pas pu confirmer si le convoi, y compris la vitesse des navires qui le composent, avait eu une incidence sur le mouvement de la glace. En outre, je suis d’accord avec les armateurs pour dire que si le capitaine McCann avait jugé que la vitesse du GCC Risley était excessive, dangereuse ou inappropriée compte tenu des conditions et des renseignements qui lui avaient été fournis, il l’aurait dit, étant donné qu’il avait pour mandat de juger, entre autres, s’il y avait eu un manquement aux bonnes pratiques maritimes de la part d’un ou de plusieurs des cinq navires.

[93] Par conséquent, en ce qui concerne la cause possible des dommages, la preuve d’expert démontre au mieux qu’il existe un certain nombre de facteurs qui peuvent avoir contribué au mouvement de la glace le matin du 11 janvier 2018. Si l’on ne peut pas exclure que le passage du convoi ait pu causer le délogement et le déplacement de la glace ou y contribuer, on ne peut pas non plus exclure que les facteurs environnementaux et les convois antérieurs aient pu en être la cause ou y contribuer.

[94] Comme l’a mentionné mon collègue le juge Denis Gascon, le droit de la preuve fonctionne comme un système binaire dans lequel seules deux possibilités existent – soit un fait s’est produit, soit il ne s’est pas produit (Lv c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 935 au para 41 [Lv]). La partie qui a la charge de la preuve doit s’assurer qu’il y a suffisamment d’éléments de preuve pour convaincre la Cour de l’existence d’un fait selon la prépondérance des probabilités. Pour convaincre la Cour de l’existence d’un fait selon la prépondérance des probabilités, « la preuve doit toujours être claire et convaincante » (F.H. c McDougall, 2008 CSC 53 au para 46; Lv au para 41).

[95] Les éléments de preuve, pris dans leur ensemble, sont insuffisants pour me permettre de conclure que le passage d’un ou de plusieurs navires a causé le délogement des morceaux de glace du côté canadien de la rivière et endommagé le pont-jetée. Bluewater n’est donc pas en mesure de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les armateurs ont causé les dommages au pont-jetée.

[96] Ayant tranché en faveur des armateurs en ce qui concerne le lien de causalité, il n’est pas nécessaire d’examiner la question de savoir si un ou plusieurs armateurs sont responsables à l’égard de Bluewater.

V. Conclusion

[97] Compte tenu des éléments de preuve dont je dispose, je suis convaincue qu’il n’y a pas de véritable question à trancher quant à la cause du délogement de la glace qui s’est écoulée en aval du côté canadien de la rivière Sainte-Claire. Les éléments de preuve au dossier m’amènent à conclure, selon la prépondérance des probabilités, que le passage du convoi le 11 janvier 2018 n’a pas causé le délogement des morceaux de glace et, en fin de compte, l’endommagement du pont-jetée. En conséquence, la requête en jugement sommaire des armateurs est accueillie et la requête incidente en jugement sommaire de Bluewater est rejetée.

[98] Il n’y a pas de raison, en l’espèce, de s’écarter de la pratique habituelle d’attribuer les dépens aux parties ayant obtenu gain de cause. Si les parties ne parviennent pas à se mettre d’accord sur les frais afférents liés aux présentes requêtes et des procédures sous-jacentes, elles peuvent présenter des observations écrites dans un délai de 30 jours à compter de la publication des présents motifs. Ces conclusions ne doivent pas dépasser cinq (5) pages, bien qu’elles puissent être accompagnées d’un mémoire de frais en annexe, et doivent permettre à la Cour de fixer les frais conformément au paragraphe 400(4) des Règles.


JUGEMENT dans le dossier T-138-20

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

  1. La requête en jugement sommaire des défendeurs reconventionnels est par les présentes accueillie;

  2. La requête en jugement sommaire de la demanderesse reconventionnelle est par les présentes rejetée;

  3. L’instance en limitation de responsabilité introduite sous les numéros de dossier T-1713-19 et T-138-20 est rejetée;

  4. Si les parties ne parviennent pas à se mettre d’accord sur les dépens, elles peuvent présenter des observations à ce sujet, conformément aux motifs indiqués.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-138-20

INTITULÉ :

ANDRIE LLC c BLUEWATER FERRY LIMITED ET AL.

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 DÉCEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

LE 2 FÉVRIER 2023

COMPARUTIONS :

Gordon Hearn

Conal Calvert

Pour la demanderesse et les défenderesses reconventionnelles

ANDRIE LLC ET VAN ENKEVORT TUG AND BARGE, INC.

Robin Squires

Sarah Sweet

Pour la demanderesse et défenderesse reconventionnelle

BETTER WAY LOGISTICS LLC

Simon Ledsham

Pour la défenderesse et défenderesse reconventionnelle

THE INTERLAKE STEAMSHIP COMPANY

A. William Moreira

Pour la défenderesse et demanderesse reconventionnelle

BLUE WATER FERRY LIMITED

Karen Watt

Pour sa Majesté le Roi

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gardiner Roberts LLP

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse et les défenderesses reconventionnelles

ANDRIE LLC ET VAN ENKEVORT TUG AND BARGE, INC.

Borden Ladner Gervais s.r.l.

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse et défenderesse reconventionnelle

BETTER WAY LOGISTICS LLC

Stikeman Elliott S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

Pour la défenderesse et DEMANDERESSE reconventionnelle

THE INTERLAKE STEAMSHIP COMPANY

Stewart McKelvey

Halifax (Nouvelle-Écosse)

Pour la défenderesse et demanderesse reconventionnelle

BLUE WATER FERRY LIMITED

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour sa Majesté le Roi

 

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