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Date : 20060712

Dossier : T-1599-99

Référence : 2006 CF 872

ENTRE :

FERME AVICOLE KIAMIKA INC.

demanderesse reconventionnelle

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse reconventionnelle

ET ENTRE :

Dossier : T-1374-00

FERME AVICOLE KIAMIKA INC.

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE

défenderesse

MOTIFS DES ORDONNANCES


LE JUGE HUGESSEN

[1]                La défenderesse, la Couronne, présente deux requêtes en radiation, selon la Règle 222(1)(a) des Règles des Cours fédérales (DORS/98-106), une requête dans T-1599-99 (visant la demande reconventionnelle) et l'autre dans T-1374-00. Ces deux requêtes ont été entendues conjointement à la même session et les présents motifs s'appliqueront aux deux dossiers ensemble.

FAITS

[2]                La demanderesse, Ferme Avicole Kiamika Inc. (Kiamika) exploite une entreprise de production d'oeufs de consommation.

[3]                Au début du mois de juin 1996, Agriculture Canada émet des ordonnances selon l'article 48 de la Loi sur la santé des animaux (1990, ch. 21), enjoignant Kiamika de détruire les poules qui se trouvent dans les poulaillers 1 et 2 et tous les oeufs produits pendant la période du 31 mai 1996 au 12 juin 1996.

[4]                La défenderesse met en quarantaine les installations de Kiamika. Le troupeau et les oeufs sont détruits.

[5]                En août 1996, la quarantaine est levée et Kiamika est autorisée à peupler ses poulaillers. Subséquemment, Kiamika décide d'interdire l'accès à ses installations temporairement aux inspecteurs d'Agriculture Canada ainsi qu'aux commerçants.

[6]                Le 17 septembre 1996, un inspecteur se présente au poste d'oeufs (poste de classement) de Kiamika et est refusé l'accès.

[7]                Suite à ce refus, l'agrément du poste de classement est suspendu par la Couronne et un très grand nombre d'oeufs est saisi et détruit ainsi que leurs emballages.

[8]                Conformément à l'article 51 de la Loi sur la santé des animaux, des indemnités sont versées.

[9]                Kiamika conteste devant l'Évaluateur, Madame le juge Tremblay-Lamer les indemnités versées à la suite des ordonnances de destruction. Le 7 juillet 1998, elle rejette leur demande. Sa décision n'a pas été portée plus loin.

[10]            En 1999, Kiamika intente par demande reconventionnelle la poursuite T-1599-99 selon la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif(LR, 1985, ch. C-50) pour tous les dommages et les pertes qu'elle estime avoir subi en raison des ordonnances de destruction de juin 1996 et d'autres fautes de la Couronne. (Le sort de la demande principale dans le dossier T-1599-99 n'est pas pertinent aux présents motifs).

[11]            Dans la première poursuite, Kiamika allègue que le fondement de sa réclamation repose spécifiquement sur la responsabilité des préposés de la défenderesse pour le défaut d'agir et le refus d'intervenir dès décembre 1995 alors que pour la première fois au Canada, une contamination à la salmonelle Entéritidis Type IV s'est manifestée dans un couvoir extrêmement important au Québec et ce, au niveau de la poule pondeuse.

[12]            Dans le dossier T-1374-00, la deuxième poursuite, Kiamika allègue cinq sources distinctes de la prétendue responsabilité de Sa Majesté :

1.          La faute des inspecteurs d'Agriculture Canada de vouloir inspecter le poste de classement alors que Kiamika leur avait donné un avis que tous ses établissements seraient fermés et inaccessibles temporairement;

2.         La décision illégale de suspendre l'agrément du poste de classement;

3.         La décision illégale de saisir les oeufs et les emballages;

4.         Les propos diffamatoires prononcés par une préposée de Sa Majesté lors d'une comparution devant la Cour du Québec le 29 juillet 1997; et

5.         La poursuite pénale abusive, subséquemment retirée devant la Cour du Québec.

I.           DOSSIER T-1599-99

[13]            En invoquant les arrêts récents de la Cour d'appel fédérale dans les affaires Grenier c. Canada, [2005] A.C.F. no 1778, 2005 CAF 348 et Tremblay c. Canada, [2006] A.C.F. no 354, 2006 CAF 90, la Couronne prétend que la Cour fédérale, dans une action prise en vertu de l'article 17 de la Loi sur les Cours fédérales n'a pas la compétence requise pour réviser une décision administrative prise par un office fédéral qui n'a pas été préalablement annulée par une Demande de contrôle judiciaire prise en vertu de l'article 18 de la même loi.

[14]            Les dommages réclamés par Kiamika résultent exclusivement et directement de la destruction des poules et des oeufs en exécution des ordonnances d'Agriculture Canada; ces ordonnances n'ont jamais été annulées par l'autorité compétente et demeurent valides.

[15]            Je signale en passant qu'en réalité l'argument soulève plutôt une question de procédure que de compétence. La Cour est pleinement investie du pouvoir exclusif de réviser les décisions administratives des offices fédéraux selon l'article 18 de la Loi sur les Cours fédérales (L.R.C. (1985), ch. F-7).

[16]            Mais, le même texte attributif de juridiction exige également la procédure qui doit être suivie en précisant, à l'article 18(1), quel recours peut être obtenu sur Demande de contrôle judiciaire.

[17]            Le point n'est pas sans importance, car, s'il s'agissait d'une question de juridiction, la Cour ne pourrait jamais y apporter un remède alors que, s'il s'agit d'une simple question de procédure, la Cour pourrait, dans une situation appropriée, corriger les défauts dans la procédure.

[18]            Toutefois, le point est purement théorique dans le présent dossier parce que Kiamika n'a pas demandé de corriger ni de modifier l'action telle qu'intentée.

[19]            Par conséquent, il me paraît incontestable qu'à la lumière des arrêts Grenier et Tremblay, précités, Kiamika ne pouvait pas réclamer par une action ordinaire les dommages résultant de l'exécution des ordonnances de destruction des poules et des oeufs sans avoir au préalable fait une Demande de contrôle judiciaire et obtenu l'annulation de ces mêmes ordonnances. La Couronne est donc en droit de réclamer la radiation de l'action.

[20]            Ensuite, la Couronne plaide que l'immunité prévue à l'article 50 de la Loi sur la santé des animaux et à l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif empêche l'action de Kiamika.

[21]            L'article 50 de la Loi sur la santé des animaux se lit comme suit :

50. Sa Majesté n'est pas tenue des pertes, dommages ou frais - loyers ou droits - entraînés par l'exécution des obligations découlant de la présente loi ou des règlements, notamment celle de fournir des terrains, locaux, laboratoires ou autres installations et d'en assurer l'entretien au titre de l'article 31.


[22]            L'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif indique que :

9. Ni l'État ni ses préposés ne sont susceptibles de poursuites pour toute perte - notamment décès, blessure ou dommage - ouvrant droit au paiement d'une pension ou indemnité sur le Trésor ou sur des fonds gérés par un organisme mandataire de l'État.


[23]            Dans un arrêt récent, Begg c. Canada, [2005] A.C.F. no 1819, 2005 FCA 362, la Cour d'appel fédérale a interprété ces textes à la lumière d'une abondante jurisprudence antérieure de manière à écarter le recours d'un justiciable dont le troupeau avait été détruit en vertu des ordonnances émises sous l'empire de la Loi sur la santé des animaux et qui avait reçu une indemnité en vertu de cette loi.

[24]            L'arrêt est particulièrement pertinent, car les appelants dans Begg, tout comme Kiamika, avaient plaidé que leur réclamation était basée non seulement sur la prétendue illégalité de l'ordonnance de destruction, mais principalement sur une prétendue négligence antérieure des préposés de Sa Majesté.

[25]            Voici comment la Cour d'appel fédérale, au nom du juge Nadon dispose de cet argument:

[27]            Devant le juge de première instance, et devant nous dans cet appel, les appelants affirmaient que l'article 9 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État ne fait pas obstacle à l'action qu'ils ont introduite en invoquant une négligence. Plus précisément, ils disent que l'article 9 ne fait obstacle qu'aux actions introduites contre des mandataires ou préposés de l'État qui agissaient dans l'exercice de leurs fonctions habituelles. Les fonctions habituelles englobées dans l'article 9 seraient par exemple le fait de constater la présence de la tuberculose dans un troupeau et, le cas échéant, le fait de détruire les animaux s'ils sont effectivement atteints. Toutefois, les appelants disent que l'article 9 ne s'applique pas aux cas où la négligence reprochée consiste dans le fait de ne pas avoir pris tous les moyens raisonnables pour empêcher au départ l'introduction de la tuberculose au Canada, ainsi que dans le fait de ne pas avoir pris tous les moyens raisonnables pour éradiquer la maladie dès qu'elle a été découverte.

[28]            Le juge de première instance a estimé que la distinction que les appelants cherchaient à établir n'était pas une distinction valide. Je partage son avis.

...

[32]            Comme le juge Campbell, il m'est impossible de voir comment l'on pourrait prétendre que le fondement factuel de l'indemnité payée diffère du fondement factuel de l'action introduite. À mon avis, le fondement factuel reste le même. Que la destruction des animaux des appelants résulte de la négligence de fonctionnaires qui n'ont pas empêché l'entrée de la tuberculose au Canada ou qu'elle résulte d'une autre négligence, cela est à mon humble avis hors de propos. Il demeure que l'indemnité reçue et la réparation demandée par les appelants dans leur action résultent du même événement, la destruction de leur troupeau.

[26]            Kiamika, ayant reçu l'indemnité prévue par la Loi sur la santé des animaux, son action en recouvrement des dommages découlant de la destruction des poules et des oeufs n'est pas recevable et doit être rayée.

[27]            Enfin, la Couronne plaide que la poursuite T-1599-99 constitue un abus de procédure.

[28]            Dans une action intentée devant la Cour supérieure du Québec, Kiamika a poursuivi le fournisseur de ses poussins, la Coopérative Fédérée du Québec (Coop). À son tour, celle-ci a poursuivi la Couronne fédérale en garantie.

[29]            Une des allégations contre le fournisseur et par ricochet contre la Couronne, était le défaut d'avoir informé et averti Kiamika de la présence de la salmonelle.

[30]            Au terme d'un long et fastidieux procès, le juge Vézina (maintenant à la Cour d'appel du Québec) a jugé ce qui suit:

IV

L'obligation d'informer de la Coop ou le test de décembre 95.

[157]     Test non divulgué en janvier 1996.

[158]     Les Fermes reprochent à la Coop d'avoir manqué à son devoir d'information à leur égard en ne leur révélant pas un test positif à la SE de décembre 1995 à son couvoir d'Arthabaska. Qu'en est-il ?

[159]     Les poussins contaminés sont vendus à Kiamika à la mi-novembre 1995. Le mois suivant, le couvoir procède aux 16 prélèvements obligatoires aux six semaines. Le 22 janvier, les résultats du labo sont reçus. Il y en a un positif à la SE, celui de l'éclosoir no 16 où les oeufs incubés provenaient de deux troupeaux reproducteurs, du troupeau Houde, propriété de la Coop, et de celui d'Hutchinson. Aussitôt Agriculture Canada applique le protocole prévu en pareil cas.

[160]     La docteure Dufour, qui suit l'affaire pour la Coop, et le responsable du dossier chez Agriculture Canada, M. Jean Dion, en viennent tous deux à la conclusion, au début de février, qu'il n'y a pas lieu d'aller plus loin : « Le dossier est clos » .


[31]            Le juge Vézina entreprend alors une étude détaillée de toute la preuve entendue sur le sujet,

pour en terminer que:

[200]     En conclusion, la décision de la Coop de ne pas ébruiter en janvier 1996 le test positif de décembre 95 ne constitue pas une faute. Au mois d'avril, la présence de SE chez Kiamika est connue et l'information n'aurait rien changé; peu importe la source de la contamination, les mesures à prendre et l'urgence d'agir étaient les mêmes.


[32]            La conclusion du juge Vézina sur ce point n'a pas été contestée en appel par Kiamika.

[33]            Mais, si la Coop n'a pas commis une faute en ne pas informant Kiamika et si elle a agi de concert en tout temps avec Agriculture Canada, comment la Couronne pourrait- elle être tenu responsable de cette même "faute"?

[34]            Quelle fin utile serait alors servie par la tenue d'un second procès dans le présent dossier? Les deux parties se sont opposées sur les mêmes questions de fait devant le juge Vézina, et même si elles ont joué des rôles différents, et le jugement Vézina n'a pas, à strictement parler, l'autorité de la chose jugée entre elles, il a répondu de façon définitive et finale à toutes les questions que Kiamika veut maintenant soulever à nouveau.

[35]            Si un juge de la Cour fédérale venait à une conclusion différente de celle de son collègue du Québec, les deux cours se trouveraient en contradiction, une situation manifestement contraire aux meilleurs intérêts de la justice.

[36]            Par contre, si les deux juges étaient en accord, la seule conséquence ne serait guère préférable puisque tant les parties que la Cour auraient gaspillé leur temps et leur argent pour rien.

[37]            Je reprends ici les paroles de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Toronto (ville de) c. Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.), section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77, 2003 CSC 63, de Madame le juge Arbour quant à la discussion de l'abus de procédure au paragraphe 51 :

La doctrine de l'abus de procédure s'articule autour de l'intégrité du processus juridictionnel et non autour des motivations ou de la qualité des parties. Il convient de faire trois observations préliminaires à cet égard. Premièrement, on ne peut présumer que la remise en cause produira un résultat plus exact que l'instance originale. Deuxièmement, si l'instance subséquente donne lieu à une conclusion similaire, la remise en cause aura été un gaspillage de ressources judiciaires et une source de dépenses inutiles pour les parties sans compter les difficultés supplémentaires qu'elle aura pu occasionner à certains témoins. Troisièmement, si le résultat de la seconde instance diffère de la conclusion formulée à l'égard de la même question dans la première, l'incohérence, en soi, ébranlera la crédibilité de tout le processus judiciaire et en affaiblira ainsi l'autorité, la crédibilité et la vocation à l'irrévocabilité.


[38]            J'en conclus que le recours de Kiamika dans les circonstances est un abus de procédure et doit être écarté pour ce motif aussi.

II.        DOSSIER T-1374-00

[39]            Dans la deuxième requête en radiation, la Couronne s'oppose aux trois premiers moyens de Kiamika pour essentiellement les mêmes motifs qu'elle invoque dans sa requête en radiation de la première action (voir paragraphe 14).

[40]            Dans chaque cas, la prétendue décision illégale d'Agriculture Canada n'a pas été préalablement attaquée par une Demande de contrôle judiciaire et doit, pour autant, être présumée légale. Kiamika plaide qu'une demande de contrôle judiciaire aurait été inutile parce que les décisions en cause étaient déjà exécutées et le dommage fait. L'argument ne convint pas: il n'y a aucune règle de droit qui permet qu'une décision administrative qui a déjà été mise en application puisse être contestée par des moyens différents s'appliquant à toute autre décision de la même nature.

[41]            Pour les motifs expliqués ci-dessus, je suis d'accord avec la Couronne. Les allégations de la déclaration à l'appui des trois premières causes d'action seront rayées.

[42]            Pour ce qui est de la quatrième cause d'action, la prétendue diffamation prononcée le 29 juillet 1997, la période de prescription édictée à l'article 2929 du Code Civil du Québec est d'un an.

[43]            L'article 2929 se lit comme suit :

L'action fondée sur une atteinte à la réputation se prescrit par un an, à compter du jour où la connaissance en fut acquise par la personne diffamée.


[44]            Puisque l'action a été déposée au greffe de la Cour fédérale le 26 juillet 2000, la diffamation comme cause d'action est évidemment prescrite, irrecevable et doit être écartée.

[45]            Finalement, Kiamika n'allègue aucun fait à l'appui de sa cinquième prétendue cause d'action permettant d'écarter l'immunité relative dont jouit toute personne instituant une poursuite pénale au nom de l'état (voir les arrêts Nelles v. Yukon Territory, [1996] Y.J. No. 7 et Proulx c. Québec (Procureur général), [2001] 3 R.C.S. 9, 2001 CSC 66).

[46]            En l'absence de telles allégations, l'action est nécessairement vouée à l'échec et doit être écartée à ce stade des procédures.

[47]            Abstraction faite des allégations ayant trait exclusivement aux cinq causes d'action énumérées ci-dessus, les autres allégations de la déclaration ne font que dresser la toile de fond et ne permettent aucunement de conclure à une condamnation en faveur de la demanderesse. Les autres allégations doivent aussi être rayées.

CONCLUSION

[48]            Je viens à la conclusion que les deux requêtes de la Couronne devront être maintenues et les deux actions de Kiamika rejetées avec dépens.

« James K. Hugessen »

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 12 juillet 2006


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIERS :                                       T-1599-99 et T-1374-00

INTITULÉ :                                        FERME AVICOLE KIAMIKA INC. et

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                Le 28 juin 2006

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE HUGESSEN

DATE DES MOTIFS :                       Le 12 juillet 2006

COMPARUTIONS:

Me Marc-André Simard

POUR LA DEMANDERESSE

Me Raymond Piché et

Me Nadia Hudon

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Me Marc-André Simard

Mont-Laurier (Québec)

POUR LA DEMANDERESSE

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du canada

Montréal (Québec)

POUR LA DÉFENDERESSE

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