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Date : 20230203


Dossier : IMM-8018-21

Référence : 2023 CF 162

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 février 2023

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

NADIA SAED ABDULLE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La présente affaire soulève une question relative à l’identité. La demanderesse est-elle la personne qu’elle prétend être, ou une autre personne qui est arrivée au Canada munie d’un visa d’étudiant à peu près en même temps? La Section d’appel des réfugiés [la SAR] n’était pas convaincue de l’identité de la demanderesse et, lors de l’appel interjeté par le ministre défendeur, elle a annulé la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] avait conclu que la demanderesse était une réfugiée au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

[2] L’affaire soulève des questions relatives aux technologies de reconnaissance faciale ainsi qu’à l’obligation du tribunal d’exiger la communication des méthodes employées pour obtenir la preuve photographique utilisée afin de contester l’allégation de la demanderesse concernant son identité, le cas échéant. En fin de compte, cependant, je conclus que la présente affaire n’est pas de nature à résoudre ces questions.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

II. Contexte

A. Les allégations de la demanderesse

[4] La demanderesse allègue qu’elle est Nadia Saed Abdulle, une citoyenne somalienne née à Mogadiscio en décembre 1999 et appartenant au clan minoritaire Sheikhal.

[5] Elle affirme que deux inconnus se sont approchés d’elle en mai 2018 alors qu’elle vendait du thé au marché avec sa sœur. Un des hommes lui a dit qu’il voulait l’épouser, mais elle l’a rejeté. Il l’a ensuite accusée de séduire et d’attirer les hommes.

[6] La demanderesse affirme que, peu de temps après, en juin 2018, elle rentrait chez elle à pied avec sa sœur et le mari de cette dernière lorsqu’une voiture s’est arrêtée à côté d’eux. Elle a reconnu les hommes du marché. Ils ont menacé la demanderesse et ont tiré sur son beau-frère. La demanderesse et sa sœur ont fui dans des directions différentes.

[7] La demanderesse est allée se cacher chez un ami de la famille. Sa sœur ayant disparu, la demanderesse et sa famille ont fui à Mogadiscio. Le corps de sa sœur a été retrouvé le lendemain. La demanderesse et sa famille ont décidé de quitter le pays.

[8] La demanderesse a allégué qu’elle avait quitté Mogadiscio le 20 juin 2018 munie d’un passeport suédois au nom de « Huda » (ou une variante orthographique de ce nom), et qu’elle est arrivée à Toronto via Istanbul le 21 juin 2018. Elle a affirmé qu’elle était accompagnée d’une passeuse nommée Sadiyo, qui s’est fait passer pour sa mère. Le reste de sa famille est parti pour le Kenya.

B. La décision de la SPR

[9] La SPR a conclu que la demanderesse était une réfugiée au sens de la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR du fait de son appartenance à un groupe social en tant que femme ciblée par Al-Chabaab pour subir un mariage forcé. La SPR a conclu que la demanderesse serait exposée à une possibilité sérieuse de persécution si elle retournait en Somalie.

[10] La SPR a souligné qu’il n’est pas inhabituel pour un ressortissant somalien de ne pas avoir de pièce d’identité principale, puisque ce pays est sans gouvernement fonctionnel depuis 1991. Par conséquent, elle n’a pas tiré de conclusion défavorable du fait que la demanderesse n’avait aucune pièce d’identité.

[11] La SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse avait établi son identité personnelle et nationale en se fondant sur son témoignage, le témoignage d’un témoin d’appui, ainsi que les affidavits de sa mère et de son oncle maternel.

[12] La SPR a aussi conclu que la demanderesse était un témoin crédible, qui a répondu de manière précise et spontanée aux questions qui lui étaient posées, qu’elle n’a pas tenté d’embellir sa demande, et que son témoignage ne renfermait pas d’incohérence ou d’omission importante. Elle a témoigné avec aisance dans une langue somalienne, et a présenté divers détails sur la vie en Somalie, lesquels étaient conformes à la preuve objective sur le pays qui était consignée dans le cartable national de documentation.

[13] La SPR a conclu que la demanderesse avait établi son appartenance au clan Sheikhal et le fait qu’elle était une musulmane soufie parce qu’elle avait fourni un certain nombre de détails sur ses pratiques, croyances et traditions religieuses.

[14] La SPR a conclu que la demanderesse avait établi la véracité de ses allégations compte tenu de son témoignage détaillé au sujet de sa vie quotidienne en Somalie et de son travail au marché avec sa sœur.

[15] La SPR a accordé du poids au témoignage d’un témoin, qui a affirmé qu’il connaissait la demanderesse en Somalie, tout en soulignant que ce témoignage à lui seul n’était pas suffisant pour établir son identité. Elle a aussi conclu que les affidavits et la lettre des Services communautaires Midaynta, qui avaient été présentés, étaient conformes au témoignage de la demanderesse, et leur a accordé du poids pour cette raison.

[16] Par conséquent, la SPR a conclu que la demanderesse avait établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle avait reçu une demande en mariage non désirée, qu’on l’avait menacée de mariage forcé, que son beau-frère avait été tué comme elle l’avait affirmé, et qu’elle risquait sérieusement d’être persécutée en Somalie.

C. La décision faisant l’objet du contrôle

[17] Le ministre a interjeté appel de la décision de la SPR au motif qu’une personne ressemblant à la demanderesse avait été détectée dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC) d’IRCC. Dans les présents motifs, cette personne sera désignée sous les initiales « KA ». Le ministre a demandé la tenue d’une audience en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR. La SAR a conclu que la preuve soulevait une question sérieuse en ce qui concerne la crédibilité de la demanderesse, laquelle était au cœur de la décision relative à la demande d’asile.

[18] KA, née en 1997 et de nationalité kenyane, a présenté une demande de permis d’études, qui a été approuvée en mai 2018. Une personne est entrée au Canada munie de ce permis à l’aéroport Pearson le 19 juin 2018, deux jours avant que la demanderesse ne présente sa demande. Le ministre s’est fondé sur une comparaison visuelle des deux photos pour faire valoir qu’il s’agit en fait d’une seule et même personne : la demanderesse.

[19] La question déterminante dans le cadre de l’appel était celle de l’identité. La SAR a conclu que la demanderesse n’avait pas établi son identité personnelle ni son identité somalienne.

[20] La SAR a fait remarquer que la demanderesse n’avait présenté aucune pièce d’identité principale pour établir son identité lors de l’audience devant la SPR. Elle a admis que cette situation n’était pas inhabituelle pour les demandeurs d’asile somaliens, puisque le pays est sans gouvernement fonctionnel depuis 1991.

[21] À l’audience devant la SAR, la demanderesse a admis qu’elle et son témoin d’appui n’avaient pas dit la vérité dans leur témoignage devant la SPR et qu’elles ne se connaissaient pas en Somalie. La SAR a souligné que la lettre des Services communautaires Midaynta était également fondée sur ce faux témoignage du témoin. Elle a fait remarquer que ni l’un ni l’autre des affidavits de la mère ou de l’oncle maternel de la demanderesse n’était accompagné d’une preuve quant à l’identité de leur auteur, bien que l’affidavit de la mère était joint à celui d’un notaire kenyan qui avait affirmé qu’une autre personne, titulaire d’un passeport somalien, avait confirmé l’identité de la mère.

[22] La SPR avait conclu que l’affidavit de l’oncle maternel n’était pas déterminant, notamment parce qu’il s’agissait d’une copie. En appel, le ministre a relevé une incohérence dans l’affidavit de l’oncle, qui faisait référence au frère de la demanderesse, alors que celle-ci n’a pas indiqué avoir de frère dans les documents qu’elle a présentés lors du traitement initial de sa demande d’asile.

[23] Avant l’audience devant la SAR, la demanderesse a présenté en preuve le passeport somalien d’un oncle paternel ainsi que le passeport norvégien de sa tante maternelle afin de prouver son identité en faisant valoir que, conformément à la tradition somalienne, leurs deuxièmes prénoms ainsi que leurs noms de famille étaient les mêmes que ceux de ses parents. La SAR a conclu qu’aucun des deux documents n’établissait l’identité personnelle ou nationale de la demanderesse, notamment en l’absence d’un élément de preuve corroborant les relations présumées.

[24] La SAR a conclu que les nouveaux documents présentés par la demanderesse n’étaient pas suffisants pour établir son identité à la lumière des fausses déclarations faites à la SPR et des nouveaux éléments de preuve présentés par le ministre. Ces éléments de preuve comprenaient les photos présentées dans le cadre de la demande de permis d’étudiant de KA ainsi que l’image figurant sur la page de données biographiques de son passeport kenyan.

[25] En appel, la demanderesse a fait valoir que le rapprochement entre ses photographies et celles de l’autre personne a probablement été rendu possible grâce à un logiciel de reconnaissance faciale, car [traduction] « il est difficile d’imaginer comment les autorités pourraient passer manuellement au crible les photographies jointes aux plus d’un million de demandes reçues chaque année sans avoir recours à cette technologie très controversée ». Elle a présenté une preuve selon laquelle le logiciel Clearview AI fait l’objet d’une enquête du Commissariat à la protection de la vie privée parce qu’il enfreint potentiellement la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P-21.

[26] La demanderesse était représentée par un avocat tout au long des procédures, mais il ne s’agissait pas de son avocate actuelle. Aucune requête n’a été présentée à la SAR afin d’ordonner la communication, par le ministre, d’une preuve relative aux méthodes employées afin de trier les dossiers des personnes à qui des visas avaient été accordés pour entrer au Canada à l’époque, dans le but de trouver les photos utilisées pour contester l’identité de la demanderesse.

[27] Le défendeur a nié avoir eu recours au logiciel Clearview AI. Dans ses observations présentées en appel, le défendeur a écrit que des [traduction] « techniques d’enquête traditionnelles » avaient été utilisées pour repérer et comparer les deux comptes dans le SMGC. La SAR a accepté cette explication et a conclu que rien ne prouvait que le logiciel Clearview AI ait été utilisé pour comparer les photos. La nature de ces [traduction] « techniques d’enquête traditionnelles » n’a peut-être pas été abordée.

[28] La SAR était convaincue que les photos présentées dans le contexte de la demande de permis d’étudiant de KA sont des photos de la demanderesse parce qu’elles présentent les mêmes signes distinctifs. Elle a conclu que le passeport kenyan de KA constituait une preuve par inférence quant à l’identité de la demanderesse.

[29] La SAR a conclu que la preuve de la demanderesse selon laquelle elle est arrivée à Toronto le 21 juin 2018 n’est pas crédible au motif que le ministre n’a trouvé aucune preuve selon laquelle une personne portant le nom de Huda (ou une variante de cette orthographe) est arrivée au pays ce jour-là munie d’un passeport suédois. Il a été confirmé que KA est arrivée à Toronto le 19 juin 2018. La SAR a conclu que cette preuve étayait la conclusion selon laquelle le passeport kenyan constituait une preuve par inférence de l’identité de la demanderesse. La preuve présentée par la demanderesse concernant son identité somalienne a été jugée insuffisante pour réfuter cette présomption. Il incombait à la demanderesse de produire des papiers d’identité acceptables afin d’établir son identité. En l’absence d’une telle preuve, la SAR a conclu que la demanderesse avait omis de le faire et qu’elle n’était pas une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger.

III. Question en litige

[30] La norme de contrôle applicable à une décision portant annulation du statut de réfugié est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[31] La seule question en litige soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision par laquelle la SAR a annulé le statut de réfugié de la demanderesse était raisonnable.

IV. Analyse

[32] À titre préliminaire, la Cour a soulevé une erreur qui semblait avoir été commise dans la traduction dont la SPR était saisie en ce qui concerne la référence, dans l’affidavit de l’oncle maternel, au « frère » de la demanderesse. La demanderesse n’avait pas mentionné qu’elle avait un frère dans les documents qu’elle a présentés lors du traitement initial de sa demande d’asile. Le défendeur a signalé cette incohérence dans ses observations présentées en appel. Cependant, l’interprète à qui la commission avait demandé de traduire le document a clarifié la question lors de l’audience devant la SPR. Par conséquent, la commissaire de la SPR a souligné, aux fins du dossier, que la lettre faisait référence aux parents et à la sœur de la demanderesse, mais pas à son frère. La SAR n’a pas tenu compte de cette correction lorsqu’elle a mentionné les observations du défendeur. Bien que troublante, cette erreur ne semble pas avoir été déterminante quant à l’issue de l’appel.

[33] La demanderesse a soulevé deux préoccupations majeures concernant la décision de la SAR. La première est que le ministre a enfreint son droit à l’équité procédurale en n’exigeant pas la communication des renseignements relatifs aux techniques d’enquête utilisées pour établir la correspondance photographique. La deuxième est que la SAR a commis une erreur en s’appuyant sur ces photos en l’absence de toute autre preuve substantielle permettant de conclure que la demanderesse n’avait pas établi son identité.

[34] La demanderesse soutient que, dans le cas où le ministre compte se fonder sur des comparaisons photographiques pour faire annuler son statut au Canada, le défendeur aurait dû présenter des renseignements clairs et transparents relativement à la technologie utilisée. La demanderesse n’affirme pas qu’il s’agissait du logiciel Clearview AI en particulier, mais elle soutient qu’un certain type de technologie de reconnaissance faciale a été utilisé, puisqu’il est impossible pour les fonctionnaires de passer au crible des milliers de demandes d’immigration afin de trouver deux images qui concordent. Elle fait également valoir que cette technologie n’est pas exacte et que le taux de fausses correspondances est davantage élevé chez les personnes de couleur et les femmes.

[35] Si les faiblesses des logiciels de reconnaissance faciale sont de notoriété publique, l’argument de la demanderesse est miné par le fait qu’elle n’a pas sollicité, auprès de la SAR, une directive visant la communication des méthodes ou processus utilisés, et qu’elle a plutôt présenté ses arguments lors de l’appel en se fondant sur l’hypothèse, qui n’est étayée par aucune preuve, selon laquelle un tel logiciel a été utilisé. Il s’agissait d’une simple hypothèse, notamment à la lumière de l’affirmation non contestée du défendeur selon laquelle une recherche exhaustive a été effectuée au moyen de [traduction] « techniques d’enquête traditionnelles ». Quelles que soient ces techniques, il est impossible d’inférer qu’elles comprenaient l’utilisation d’un logiciel de reconnaissance faciale en l’absence d’une preuve à l’appui.

[36] Dans ces circonstances, rien ne permet à la Cour de conclure que la SAR a privé la demanderesse de son droit à l’équité procédurale. Il reste donc à établir si la décision était raisonnable par ailleurs.

[37] La SAR a conclu que la demanderesse et KA étaient la même personne en se fondant sur la preuve photographique présentée par le défendeur. La demanderesse reconnaît qu’il existe des similarités entre les sujets représentés sur les photos, qui sont en couleur et en noir et blanc, mais soutient que les traits de leurs visages respectifs présentent des différences évidentes. Elle souligne que les femmes somaliennes ont des caractéristiques similaires, comme de grands yeux, un nez long et fin ainsi que des lèvres charnues; elles portent le hijab et ont la peau plus foncée. Les similitudes ne sont donc pas fiables et risquent de donner lieu à des identifications faussement positives fondées sur des préjugés raciaux inconscients ou implicites. La demanderesse fait valoir que la décision, qui est uniquement fondée sur une comparaison visuelle de photos imprécises, ne saurait être maintenue en l’absence de preuve corroborante supplémentaire.

[38] Le défendeur soutient que la SAR était en droit de conclure que la demanderesse n’avait pas établi son identité en tant que citoyenne somalienne et de déterminer qu’elle était une citoyenne du Kenya en se fondant sur une comparaison côte à côte des photos. Il fait valoir que la demanderesse aurait simplement souhaité que la SAR accorde un poids moindre à la preuve du défendeur.

[39] Il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve dans le cadre d’un contrôle judiciaire : Vavilov, au para 125. Par conséquent, dans la présente affaire, la Cour ne devrait pas substituer sa propre opinion relative à la preuve en se fondant sur une comparaison des photographies.

[40] La présente affaire est semblable aux décisions rendues par la Cour dans les affaires Barre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1078 [Barre] et Gedi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 318 [Gedi]. Dans ces affaires, le ministre avait aussi allégué, en se fondant sur des comparaisons photographiques, que les demandeurs n’étaient pas des ressortissants somaliens, mais plutôt des citoyens kenyans titulaires de permis d’études pour entrer au Canada.

[41] Dans la décision Barre, la question de savoir si le défendeur avait utilisé un logiciel de reconnaissance faciale était carrément en litige dans le contexte d’une instance en annulation du statut de réfugié des demanderesses. La juge Go a décrit le litige de la façon suivante au paragraphe 7 de ses motifs :

Le ministre a notamment produit des comparaisons de photographies des demanderesses et de deux citoyennes du Kenya arrivées au Canada en vertu de permis d’études peu avant que les demanderesses présentent leurs demandes d’asile. Les demanderesses se sont opposées à la production de ces photos et ont cherché à présenter des éléments de preuve sur Clearview AI – une entreprise offrant un logiciel de reconnaissance faciale. Selon elles, l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] avait eu recours à cette entreprise pour produire les comparaisons de photos. Le ministre a présenté une objection au dépôt de preuve par les demanderesses sur Clearview AI. Selon lui, rien n’indiquait que le logiciel de cette dernière avait servi à l’enquête. Le ministre a en outre fait valoir que le paragraphe 22(2) de la Loi sur la protection des renseignements personnels, LRC 1985, c P-21 [ci-après la Loi], [traduction] « permet aux organismes d’application de la loi de protéger les détails de cette enquête » et que « le ministre n’est pas en mesure de fournir un affidavit indiquant comment ces éléments de preuve ont été obtenus, puisque ceux-ci sont protégés ». La SPR a donné raison au ministre. Elle a noté que Clearview AI n’offrait plus de services au Canada depuis le 6 juillet 2020 et qu’[traduction] « [u]ne application dont l’utilisation est interdite au Canada ne serait certainement pas utilisée par un organisme d’application de la loi comme l’ASFC ».

[42] La juge Go a conclu que la SPR avait commis une erreur en admettant en preuve les comparaisons de photos produites par le ministre tout en rejetant la demande des demanderesses visant à contraindre ce dernier à en communiquer la source. Entre autres motifs, la juge Go a conclu qu’il était déplacé de la part de la SPR de s’appuyer sur la Loi sur la protection des renseignements personnels, puisqu’elle n’avait pas précisé la nature des renseignements personnels que le ministre cherchait à protéger, et qu’elle avait accepté, en l’absence de preuve ou d’arguments, l’affirmation selon laquelle cette loi autorisait l’ASFC à protéger les détails de son enquête.

[43] Au paragraphe 57 de la décision Barre, la juge Go a conclu que, si les comparaisons photographiques avaient été réalisées par un analyste plutôt que par un logiciel de reconnaissance faciale, la SPR aurait quand même été tenue de demander cette information avant de décider d’admettre les photos en preuve.

[44] Comme je l’ai déjà mentionné, en l’espèce, la demanderesse n’a pas demandé à ce que les méthodes d’enquête employées par le ministre lui soient communiquées; elle a émis l’hypothèse selon laquelle un logiciel de reconnaissance faciale avait été utilisé.

[45] La décision Gedi portait sur le défaut de la SAR de tenir compte de l’ensemble de la preuve relative à l’identité du demandeur. La question du recours possible à un logiciel dans le but de trouver une autre personne présentant des caractéristiques semblables au demandeur n’était pas en cause. Le demandeur a plutôt soutenu que la SAR avait commis une erreur en ne retenant pas les services d’un expert en reconnaissance faciale avant de conclure que les photographies examinées représentaient la même personne. J’ai écrit ce qui suit aux paragraphes 20 à 22 de la décision Gedi :

[20] Le demandeur a déposé un affidavit dans lequel il a énuméré les différences entre lui‑même et le ressortissant kenyan, et expliqué que les noms de famille similaires ne sont pas rares au sein des collectivités des deux pays. La SAR n’a accordé aucun poids à ces éléments de preuve et a préféré s’appuyer sur son propre examen des photographies. Cette façon de procéder aurait été acceptable si la SAR avait expliqué son analyse et le raisonnement qu’elle a suivi pour en arriver à cette conclusion, mais elle ne l’a pas fait. Elle n’a pas expliqué quels traits distinctifs l’ont amenée à conclure qu’il s’agissait de photographies de la même personne. Même s’il était loisible à la SAR de conclure qu’il y avait une forte ressemblance, la commissaire était tenue de justifier cette conclusion; or, elle s’est contentée d’indiquer qu’elle possédait une vaste expérience dans ce genre d’examens.

[21] D’autres éléments de preuve ont été présentés à la SAR pour établir l’identité du demandeur, y compris des éléments de preuve à l’appui provenant d’une tante, d’un oncle et d’un organisme communautaire. Mais, la SAR semble avoir axé son attention exclusivement sur les similitudes entre les photographies.

[22] Il était raisonnable que la SAR revienne sur sa décision, car le ministre avait été privé de la possibilité de présenter sa preuve quant à l’identité du demandeur avant que la décision infirmant les conclusions de la SPR ne soit rendue. La SAR s’est ensuite appuyée sur la preuve du ministre et a écarté les autres éléments de preuve présentés par le demandeur dans le but de démontrer qu’il est bien un ressortissant somalien. Il ne suffisait pas à la SAR d’indiquer que sa conclusion était fondée sur sa propre appréciation des photographies; elle devait expliquer pourquoi elle n’a pas accepté les éléments de preuve du demandeur signalant les différences.

[Non souligné dans l’original.]

[46] La présente affaire diffère de la décision Gedi en ce sens que la SAR a expressément fait référence à la pièce du ministre, qui consiste en des photos côte à côte sur lesquelles sont encerclées des « marques distinctives » sur le visage du sujet (des marques sur le front, le nez et la lèvre supérieure ainsi qu’une cicatrice sur le menton), et elle s’est appuyée sur ces marques pour arriver à la conclusion selon laquelle il s’agit de la même personne sur les deux photos. La SAR a tenu compte de l’affirmation de la demanderesse selon laquelle les différences entre les deux photos l’emportaient sur leurs similarités, ainsi que d’un affidavit souscrit par un membre du cabinet de son avocate allant dans le même sens. Cependant, la SAR a conclu que les marques distinctives sur le visage des sujets étaient davantage convaincantes.

[47] Dans son témoignage, la demanderesse a affirmé avoir quitté Mogadiscio le 20 juin 2018 munie d’un passeport suédois au nom de « Huda » et être arrivée à l’aéroport Pearson le 21 juin 2018. En réponse à la preuve du ministre selon laquelle personne ne s’est présenté à l’aéroport ce jour-là muni d’un passeport suédois à ce nom, la demanderesse a déposé une preuve selon laquelle le nom qu’elle utilisait aurait pu être épelé « Houda », « Whoda », « Whouda » ou une autre orthographe. Dans sa deuxième déclaration solennelle, le ministre a répondu qu’aucun de ces noms ne figurait dans la base de données du Système intégré d’exécution des douanes pour les arrivées à l’aéroport Pearson le 21 juin 2018.

[48] Après avoir déterminé qu’il s’agissait de la même personne sur les photos, la SAR a conclu que le fait qu’aucune personne prénommée « Huda », ou l’une des variantes proposées par la demanderesse, n’était arrivée au pays le 21 juin 2018, mais que KA était arrivée seule le 19 juin 2018, constituait une preuve supplémentaire du fait qu’il s’agissait de la même personne. Il s’agit d’un raisonnement circulaire à mon avis, car il n’y a rien d’autre que les photographies pour établir que les deux arrivées sont les mêmes. Cependant, il était loisible à la SAR de conclure que l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle est arrivée le 21 juin 2018 n’était pas crédible, et que celle-ci n’avait pas établi son identité compte tenu de l’ensemble de la preuve, y compris ses fausses déclarations. Cette conclusion était déterminante.

[49] Par conséquent, je ne puis conclure que la SAR a commis une erreur en concluant que la demanderesse n’avait pas établi son identité, et je dois rejeter la présente demande.

V. Questions à certifier

[50] La demanderesse soutient que la présente affaire est exceptionnelle et qu’elle soulève deux questions à certifier :

1. IRCC ou l’ASFC devraient-ils être autorisés à se fonder sur une preuve photographique afin de contester l’identité d’un demandeur en l’absence de toute autre preuve biométrique (p. ex. des empreintes digitales) quant à son identité?

2. IRCC ou l’ASFC devraient-ils être autorisés à s’appuyer sur une preuve photographique afin de contester l’identité d’un demandeur sans lui révéler les méthodes ou processus, y compris les logiciels, utilisés pour reconnaître et comparer les photos du demandeur ou les photos qui sont présumées le représenter?

[51] La demanderesse soutient que les questions satisfont aux exigences en matière de certification. Elle fait valoir que la question de la technologie de reconnaissance faciale ou de la technologie de mise en correspondance des données faciales a des répercussions généralisées et touche de manière disproportionnée les membres de la communauté somalienne. En outre, elle affirme que la portée de la question relative au recours à la technologie est élargie en raison de son incidence sur les communautés racialisées et marginalisées.

[52] Le défendeur s’oppose à la certification d’une question au motif que cela ne permettrait pas de trancher l’appel dans la mesure où la conclusion de la SAR relative à l’identité était fondée sur l’ensemble de la preuve au dossier et sur la question de savoir si, dans l’ensemble, elle démontrait qu’il était plus vraisemblable que le contraire que la demanderesse soit une citoyenne somalienne. Toutefois, le défendeur propose les variantes qui suivent afin de faciliter la certification des questions proposées par la demanderesse :

1. La SAR peut-elle raisonnablement se fonder sur une preuve issue d’une comparaison de photographies, conjuguée à d’autres éléments de preuve, pour tirer des conclusions de fait concernant l’identité nationale et personnelle d’un demandeur d’asile, ou cette preuve est-elle généralement considérée comme peu ou pas fiable en l’absence de preuve issue d’une comparaison entre les empreintes digitales?

2. La SAR peut-elle raisonnablement s’appuyer sur une preuve issue d’une comparaison de photographies, conjuguée à d’autres éléments de preuve, pour rejeter le témoignage d’un demandeur d’asile concernant son identité personnelle et nationale, ou cette preuve est-elle généralement considérée comme non fiable, ou pas fiable en l’absence d’une preuve issue d’une comparaison entre les empreintes digitales?

[53] Si j’admets que les préoccupations de la demanderesse sont importantes, je conviens avec le défendeur que la présente affaire n’est pas de nature à y répondre. Les questions proposées ne permettraient pas de trancher l’appel puisque la demanderesse n’a pas directement soulevé, devant la SAR, les questions de la fiabilité de la preuve issue d’une comparaison de photographies, ainsi que des méthodes ayant permis de l’obtenir, et qu’elles seraient présentées en appel en l’absence de preuve à l’appui. L’évaluation et l’appréciation, par la SAR, de la preuve en l’espèce, qui reposait en fin de compte sur l’incapacité de la demanderesse à établir l’identité qu’elle revendiquait, ne sauraient servir de fondement à l’examen d’une question grave de portée générale dans le cadre d’un appel. Cette question devra attendre un autre jour et une autre affaire.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8018-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8018-21

INTITULÉ :

NADIA SAED ABDULLE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario) et tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 DÉCEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 3 FÉVRIER 2023

COMPARUTIONS :

TINA HLIMI

POUR LA DEMANDERESSE

LORNE McCLENAGHAN

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

TINA HLIMI LAW

Scarborough (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

MINISTÈRE DE LA JUSTICE CANADA

TORONTO (ONTARIO)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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