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Date : 20230208


Dossier : T-748-22

Référence : 2023 CF 188

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 février 2023

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

IRIS TECHNOLOGIES INC.

demanderesse

et

AGENCE DU REVENU DU CANADA,

VANCE SMITH, JENNIFER RYAN,

TED GALLIVAN et

DANIEL DONG

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] La présente requête, présentée par les défendeurs, vise la suspension temporaire de la déclaration en l’espèce [la déclaration] en attendant la décision dans deux procédures qui sont en instance devant la Cour canadienne de l’impôt (CCI).

[2] Pour les motifs ci-après, je conclus que les questions dont est saisie la CCI sont étroitement liées à la présente action, de sorte qu’il serait dans l’intérêt de la justice d’accorder la suspension demandée.

I. Les faits

[3] La demanderesse, Iris Technologies Inc. [Iristel], est un fournisseur de services de télécommunications auprès de clients résidentiels, commerciaux et de gros.

[4] Les défendeurs sont l’Agence du revenu du Canada [ARC] et quatre particuliers qui sont, ou étaient à l’époque pertinente, des agents de l’ARC.

[5] Le 30 octobre 2019, l’ARC a lancé une vérification d’Iristel, dont la portée a été ensuite élargie pour inclure la vérification des déclarations de taxe sur les produits et services et de taxe de vente harmonisée (TPS/TVH) d’Iristel pour les périodes de déclaration allant de janvier 2019 à mai 2020. Durant la vérification, l’ARC a retenu les remboursements de crédits de taxe sur les intrants d’Iristel. Après la vérification, l’ARC a établi des cotisations de TPS/TVH [les cotisations], par lesquelles elle a refusé les remboursements demandés par Iristel, s’élevant à 121 402 942 $ pour la période de janvier 2019 à mai 2020, et a imposé des pénalités de 30 350 736 $ parce qu’elle aurait, sciemment ou dans des circonstances équivalant à faute lourde, fait de faux énoncés dans sa déclaration.

[6] La validité des cotisations fait actuellement l’objet de deux appels en instance devant la CCI, 2021-226(GST)G et 2021-2215(GST)G [les appels devant la Cour de l’impôt], dans lesquels est demandé le recouvrement du remboursement d’impôt net de 79 millions de dollars pour la période de septembre 2019 à mars 2020 que l’ARC a retenu d’Iristel.

[7] La déclaration a été présentée le 8 avril 2022 et la demanderesse y sollicite les réparations suivantes : [traduction] « des dommages-intérêts pour fausses déclarations, exercice fautif d’une charge publique, abus de procédure et négligence, d’une somme de 250 millions de dollars ou de toute autre somme que la Cour estimera appropriée après examen des questions en litige communes, plus les taxes applicables » et [traduction] « une ordonnance déclarant que les défendeurs sont tenus solidairement responsables de dommages-intérêts exemplaires et punitifs majorés de 25 millions de dollars, ou toute autre somme que la Cour estimera appropriée après examen des questions en litige communes ».

II. Questions en litige

[8] Les parties posent les questions suivantes dans la présente requête :

  • (a) Faut-il suspendre la déclaration en attendant que soient tranchés les appels devant la Cour de l’impôt?

  • (b) Si la suspension est accordée, la Cour devrait-elle en restreindre la durée et accorder une mesure de redressement pécuniaire à Iristel durant la période de suspension?

III. Analyse

A. Faut-il suspendre la déclaration en attendant que soient tranchés les appels devant la Cour de l’impôt?

[9] En application de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures lorsque l’intérêt de la justice l’exige.

[10] La question de savoir si notre Cour devrait exercer ce pouvoir discrétionnaire pour suspendre une instance dépend des faits, et notre Cour est guidée par des considérations comme celle de trancher le litige sur le fond en y apportant une solution qui soit juste et la plus expéditive et économique possible, notamment en simplifiant et en tenant compte des répercussions qu’auraient plusieurs instances et en examinant si la suspension causerait un préjudice déraisonnable à l’une des autres parties (Coote c Lawyers’ Professional Indemnity Company, 2013 CAF 143, aux para 12 à 14; Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, art 3).

[11] Les défendeurs affirment qu’une suspension devrait être accordée en l’espèce, car les allégations d’inconduite et les préjudices allégués sont liés au fond des appels devant la Cour de l’impôt au point que notre Cour n’a pas compétence ou qu’il est prématuré de traiter de ces questions avant que ne soient tranchés les appels devant la Cour de l’impôt. Ils affirment en outre que l’économie des ressources judiciaires et les domaines d’expertise de chaque cour favorisent la suspension et que la suspension demandée permettrait d’éviter que les cotisations fassent l’objet de conclusions incompatibles.

[12] Iristel s’y oppose et soutient qu’elle subira un préjudice déraisonnable en raison des délais et des pertes financières qui s’ensuivraient si la suspension était accordée.

(1) Compétence, prématurité et économie des ressources judiciaires

[13] La seule cour ayant compétence pour juger la validité d’une cotisation est la CCI. Conformément au paragraphe 12(1) de la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, LRC 1985, c T‑2 [LCI], la CCI a compétence exclusive pour entendre les appels portés devant elle sur les questions découlant de l’application de la Loi sur la taxe d’accise, LRC 1985, c E‑15 [LTA]. Une de ces questions est l’établissement des cotisations. Aux termes du paragraphe 299(3) de la LTA, une cotisation est valide sous réserve d’une nouvelle cotisation et d’une annulation prononcée par suite d’une opposition ou d’un appel devant la CCI.

[14] Par conséquent, une conclusion de notre Cour sur le bien-fondé des cotisations contreviendrait à la loi puisqu’elle serait contraire au paragraphe 299(3) de la LTA et empièterait sur la compétence exclusive de la CCI en vertu de la LCI.

[15] Les défendeurs ne contestent pas le fait que les allégations de délit et d’inconduite contenues dans la déclaration relèvent de la compétence de la Cour fédérale. Toutefois, ils affirment qu’il n’est pas possible de séparer les allégations de conduite inappropriée du bien-fondé des cotisations. Ils soutiennent que les arguments d’Iristel constituent une allégation selon laquelle les défendeurs auraient ignoré ou auraient mal appliqué la LTA dans leur vérification et que leurs actions avaient plutôt d’autres motivations inappropriées. Ils font valoir qu’il s’agit en réalité d’une remise en question du raisonnement suivi par l’ARC dans l’établissement d’une cotisation ou d’une nouvelle cotisation et d’une attaque contre la validité des cotisations.

[16] Selon les défendeurs, les paragraphes 10, 34, 96, 96-1, 97, 101 et 102 de la déclaration (reproduits ci-dessous) représentent l’essentiel de la déclaration d’Iristel :

[traduction]

10. Les défendeurs en sont venus à se préoccuper d’une vulnérabilité relevée dans la taxation des télécommunications. Les défendeurs n’ont pas fait part de cette préoccupation à Iristel; ils ont plutôt, depuis octobre 2019, abusé de la loi, des procédures et de leur pouvoir pour mener une campagne illégale ciblant et utilisant Iristel pour mettre fin au trafic des télécommunications de gros.

[…]

34. Le 8 avril 2020, lors de son contre-interrogatoire, M. Smith a témoigné, entre autres, que : l’ARC n’avait tiré aucune conclusion de fait; l’ARC ne voulait pas proposer de cotisation ou de nouvelle cotisation avant d’être certaine, ou plus certaine; et l’ARC ne croyait pas qu’Iristel était complice de tout acte répréhensible.

[…]

96. En établissant d’abord une nouvelle cotisation pour l’année 2019 puis pour l’année 2020 sans égard aux faits et au droit applicables à de telles vérifications et cotisations, et en retardant à tort et irrégulièrement le processus d’appel pour ensuite s’abstenir de confirmer les nouvelles cotisations pour permettre à Iristel de déposer son appel fiscal, les défendeurs ont, par négligence ou délibérément, ignoré leurs obligations légales, les propres protocoles de l’ARC, les rapports et les recommandations du vérificateur favorables à Iristel, d’autres politiques et procédures ainsi que le préjudice qu’ils causaient à Iristel.

1. Les défendeurs, par négligence ou délibérément, ont fait fi des conclusions, de l’examen, de l’analyse et des décisions de l’ARC concernant la conclusion d’une vérification des années 2017 et 2018 n’apportant pas de rajustement et confirmant le traitement fiscal des fournitures, sachant que les cotisations pour les années 2017 et 2018 et celles des années 2019 et 2020 étaient pratiquement identiques, et sachant qu’Iristel s’appuierait sur l’enquête que l’ARC avait faite sur sa chaîne d’approvisionnement sur la base de renseignements auxquels Iristel n’avait pas accès.

97. La procédure suivie par les défendeurs Smith, Ryan, Gallivan et Dong et les fonctionnaires de l’ARC a été viciée systématiquement par leur prédisposition à établir de nouvelles cotisations, à embrouiller les choses et à causer des retards, sans égard aux conséquences, et avec arrière-pensée.

[…]

101. Les défendeurs Smith, Ryan, Gallivan et Dong étaient motivés par leur intérêt personnel, notamment l’impact sur leur rémunération et leur statut dans le cadre du programme « Impôt généré par la vérification » (IGV) de l’ARC.

102. Les défendeurs Smith, Ryan, Gallivan et Dong ont autorisé illégalement l’exercice du pouvoir de vérification dans le but de mettre fin à toute télécommunication internationale de voix par protocole Internet (VoIP) de gros au Canada et ont ciblé Iristel dans l’intention de lui causer un préjudice et lui ont causé le préjudice qui en résulte. Cette faute a été commise par les défendeurs Smith, Ryan, Gallivan, Dong, ou par d’autres fonctionnaires de l’ARC conformément à leurs directives, avec leur autorisation et leur permission, collectivement ou autrement.

[17] Ils soutiennent en outre que la demande de dommages-intérêts se rapporte également au bien-fondé des cotisations, car elle découle ou résulte du refus de l’ARC de verser les remboursements de taxe nette, ce qui fait l’objet des appels devant la Cour de l’impôt. Ils soutiennent que c’est le non-versement des remboursements de taxe nette qui est la cause du prétendu préjudice causé à Iristel.

[18] Iristel soutient que sa déclaration ne vise pas les remboursements de taxe nette qui ont été retenus, car les sommes demandées s’élèvent à plus de 250 millions de dollars, ce qui diffère des 79 millions de dollars actuellement retenus et en litige dans les appels devant la Cour de l’impôt. Elle fait plutôt valoir que la déclaration concerne la conduite de l’ARC et les choix discrétionnaires faits au début de 2020 durant l’établissement des cotisations. Iristel met l’accent sur les allégations énoncées aux paragraphes 74 et 75 de sa déclaration, où sont allégués des manquements à l’équité procédurale :

[traduction]

74. L’ARC n’a pas fait preuve d’équité procédurale envers Iristel à quelque étape que ce soit, ne lui a pas donné d’avis ni l’occasion de répondre aux rajustements proposés, contrairement à la politique publiée de l’ARC à ce sujet et à la garantie spécifique offerte par le défendeur Gallivan.

75. Pendant plus de deux ans, l’ARC s’est livrée à des agissements répétés pour embrouiller les choses, a joué au chat et à la souris et a causé des retards. L’ARC a refusé des demandes régulières et appropriées de divulgation des fondements des cotisations, notamment : elle a refusé de fournir un rapport de vérification T20, des documents de travail, le rapport sur la pénalité pour faute lourde ou tout document faisant état de conclusions de fait; elle a refusé de fournir un rapport de vérification ou des documents de travail après la demande présentée le 20 avril 2020 à cet égard à la Division des appels de l’ARC; elle a refusé de fournir toute divulgation suivant la demande présentée le 21 avril 2020 à ce sujet par l’intermédiaire de la Direction sur l’accès de l’information et la protection des renseignements personnels de l’ARC; elle a refusé de répondre aux questions relatives aux cotisations lors du contre-interrogatoire du 10 juin 2020; et elle a avisé, par l’entremise de son avocat le 31 août 2020, qu’aucun document ne serait divulgué sans ordonnance de la cour.

[19] Elle s’appuie également sur les paragraphes 81, 86, 89, 96, 98, 101, 103 et 105 de la déclaration, où il est soutenu ce qui suit :

  • (a) [traduction] « des activités encours interdisaient la divulgation de dossiers à Iristel » (au para 81);

  • (b) [traduction] « [l]es défendeurs avaient une obligation de diligence envers Iristel et lui devaient de se conduire raisonnablement et légalement dans l’exécution de leur mandat prévu par la loi » (au para 86);

  • (c) [traduction] « [l]es défendeurs, par négligence, intentionnellement et malicieusement, ont manqué à leurs obligations prévues par la loi et ont mal utilisé leurs pouvoirs de vérification et d’établissement de cotisations » lorsqu’ils ont pris des mesures outrepassant leur pouvoir légal à des fins inappropriées et dans le but de causer un préjudice (au para 89);

  • (d) [traduction] « [e]n établissant d’abord une nouvelle cotisation pour l’année 2019 et ensuite pour l’année 2020 sans égard aux faits et au droit applicables à de telles vérifications et cotisations, et en retardant à tort et irrégulièrement le processus d’appel pour ensuite s’abstenir de confirmer les nouvelles cotisations afin de permettre à Iristel de déposer son appel fiscal, les défendeurs ont, par négligence ou délibérément, ignoré leurs obligations légales, les propres protocoles de l’ARC, les rapports et les recommandations du vérificateur favorables à Iristel, d’autres politiques et procédures ainsi que le préjudice qu’ils causaient à Iristel » (au para 96);

  • (e) les actions des défendeurs ont privé Iristel de son droit à l’équité procédurale et à la justice naturelle et ont manqué aux devoirs et obligations implicites et express issus de la common law et des lois qu’ils devaient à Iristel (au para 98);

  • (f) chacun des défendeurs était motivé par son intérêt personnel (au para 101);

  • (g) La [traduction] « conduite répréhensible » des défendeurs a porté préjudice aux activités commerciales d’Iristel (au para 103);

  • (h) L’ARC n’a pas découragé la conduite des individus défendeurs et elle est responsable de l’inconduite de ses employés (au para 105).

[20] Iristel affirme que les dommages-intérêts demandés découlent de cette conduite et non des remboursements de taxe nette de 79 millions de dollars. Elle soutient que la conduite délictuelle des défendeurs est une cause d’action indépendante qui est distincte de la validité des cotisations et constitue une cause d’action qui ne peut pas être réglée par les appels devant la Cour de l’impôt.

[21] Dans l’arrêt Canada c Roitman, 2006 CAF 266 [Roitman], la Cour d’appel fédérale [CAF] a examiné la question des compétences respectives de la Cour fédérale [CF] et de la CCI dans des procédures liées aux cotisations d’impôt sur le revenu. Dans cette affaire, la procédure était un recours collectif envisagé; le demandeur soutenait que, lorsque la Couronne avait établi une nouvelle cotisation à son égard, elle s’était livrée à [traduction] « une conduite délibérée […] en vue d’empêcher […] le demandeur de se prévaloir de la loi ». Il sollicitait des [traduction] « dommages-intérêts pour l’exercice fautif d’une charge publique », [traduction] « des dommages-intérêts spéciaux, y inclus les dépenses afférentes à la défense contre les nouvelles cotisations envisagées et ceux de la poursuite de l’appel au civil en matière d’impôt sur le revenu » et [traduction] « des dommages-intérêts punitifs, dommages-intérêts exemplaires et dommages-intérêt majorés ». La CAF a conclu que l’essentiel de la demande se rapportait à la validité des nouvelles cotisations, ce qui relève de la compétence de la CCI, et que la CF n’avait pas compétence pour attribuer des dommages-intérêts ou toute autre réparation relativement à la nouvelle cotisation, y compris à l’égard des allégations d’abus de procédure de la part de l’ARC. Puisque la demande en dommages-intérêts ne pouvait être accueillie que si la nouvelle cotisation était considérée comme étant non valide, elle a conclu que la demande était prématurée. Comme elle le fait observer aux paragraphes 20, 21, 24 et 25 de l’arrêt :

[20] Il est bien établi en droit que la Cour fédérale n’a pas compétence pour attribuer des dommages‑intérêts ou pour accorder toute autre réparation sollicitée en raison d’une nouvelle cotisation d’impôt non valide, à moins que la nouvelle cotisation n’ait été annulée par la Cour de l’impôt. Si elle attribuait de tels dommages‑intérêts ou accordait une telle réparation, elle se trouverait à permettre de contester accessoirement le bien‑fondé de la cotisation. […]

[21] Il est également bien établi en droit que la Cour canadienne de l’impôt n’a pas compétence pour annuler une cotisation parce qu’elle constitue un abus de procédure ou un abus de pouvoir […]

[…]

[24] En l’espèce, la cotisation d’impôt en litige est une cotisation se rapportant à l’obligation fiscale de M. Roitman lui‑même. Le véritable motif invoqué à l’appui de la réparation demandée est l’allégation selon laquelle la cotisation va à l’encontre du présumé enseignement donné par la Cour dans l’arrêt Franklin. Les dommages‑intérêts sont en réalité demandés en fonction du fait qu’une nouvelle cotisation non valide a été établie au titre d’une interprétation erronée du droit. À toutes fins utiles, c’est donc la légalité ou le bien‑fondé en droit de l’avis de nouvelle cotisation qui est en litige. Cette question relève manifestement de la compétence exclusive de la Cour canadienne de l’impôt.

[25] L’avocat de M. Roitman allègue que le ministre a commis un abus de procédure en établissant l’avis de cotisation. Le présumé abus serait une interprétation inexacte délibérée de la loi. L’allégation laisse supposer que la loi a été interprétée d’une façon inexacte, ce qui de son côté laisse supposer que la nouvelle cotisation n’est pas valide, une décision qui peut uniquement être rendue par la Cour canadienne de l’impôt. Pour reprendre les remarques que le juge Hugessen a faites dans l’arrêt Walsh (précité, paragraphe 5), la réparation fondée sur les présumées actions délibérées du ministre ou de l’Agence « perdrait tout son sens si elle était dissociée, comme il se doit, de la question de fond que constitue la validité de la cotisation elle‑même ». Il y a lieu de souligner que la question même au sujet de laquelle le juge a ordonné qu’une détermination soit faite avant l’instruction devant la Cour fédérale est précisément le type de question juridique qui relèverait normalement de l’expertise et du ressort de la Cour canadienne de l’impôt. En fin de compte, il est clair que la demande de dommages‑intérêts peut uniquement être accueillie si la nouvelle cotisation est d’abord jugée non valide. La déclaration est au mieux prématurée.

[22] Les défendeurs reconnaissent que, plus récemment, dans l’arrêt Myers c Canada (Procureur général), 2022 BCCA 160 [Myers], la Cour d’appel de la Colombie-Britannique [CACB], s’appuyant sur l’arrêt Canada (Procureur général) c TeleZone Inc., 2010 CSC 62 [TeleZone], a refusé de suspendre une action pour faute, négligence et abus dans l’exercice d’une charge publique liée à la conduite de l’ARC dans l’établissement de nouvelles cotisations pendant que la validité des cotisations était contestée devant la CCI. La CACB a conclu que le fondement de l’action relevait du droit des actes délictuels et a considéré qu’il y avait compétence concurrente sur l’objet du litige. Dans cette affaire, la CACB a conclu que les appelants ne cherchaient pas à éviter la conséquence juridique des cotisations d’impôt, mais soutenaient plutôt que leur illégalité constituait un fait pertinent étayant leur action en responsabilité civile délictuelle. Comme l’affirme la CACB aux paragraphes 33 à 35 de cet arrêt :

[traduction]
[33] Lorsque l’arrêt
TeleZone
indique qu’une partie ne s’oppose pas à ce que la décision « continue de s’appliquer », elle renvoie à une partie qui accepte la force juridique de la décision dans le sens qu’elle reconnaît être tenue de la respecter et qu’elle ne demande pas à la cour supérieure provinciale de l’infirmer ou d’en annuler les effets. Mais l’arrêt TeleZone n’enseigne pas qu’il est interdit aux parties de tenter, dans une action en responsabilité civile bien cadrée, de prouver l’illégalité de cette décision fédérale parce qu’elle constitue un fait pertinent à l’appui de leur demande de dommages-intérêts.

[34] Lorsque, comme en l’espèce, il existe une compétence concurrente sur l’objet du litige, une partie peut contester la légalité de la décision devant l’une ou l’autre des cours. Une partie pourrait bien décider de contester d’abord la légalité d’une décision devant la Cour fédérale ou la Cour de l’impôt, tirant parti de l’expertise de la Cour et de sa connaissance dans le domaine en question, comme c’était le cas dans l’affaire Garland. Mais la partie n’est pas obligée de se pourvoir devant la Cour fédérale ou la Cour de l’impôt. Elle peut choisir de prouver l’illégalité de la décision dans un recours en responsabilité civile délictuelle devant une cour supérieure provinciale, avec pour condition que la demande ne soit pas une tentative à peine voilée de se soustraire complètement aux effets de la décision (TeleZone, aux para 60-64), ce qui, comme je l’ai conclu, n’est pas le cas en l’espèce.

[35] Bien sûr, si une partie choisit de contester la légalité d’une décision devant plus d’une cour, elle ne peut pas faire progresser les deux instances en même temps. La partie doit choisir laquelle des deux procédures elle souhaite faire juger en premier, mais ce choix lui revient. Comme l’a noté la Cour suprême dans l’arrêt TeleZone, « [l]’accès à la justice exige que le demandeur puisse exercer directement le recours qu’il a choisi et, autant que possible, sans détours procéduraux » : TeleZone, au para 19.

[23] Cependant, les défendeurs soutiennent qu’il faut faire une distinction entre l’affaire Myers et la présente affaire, car la première portait sur une disposition relative à l’établissement d’une cotisation en fonction de l’avoir net qui n’est pas en cause en l’espèce et notre Cour n’a pas de compétence concurrente sur l’objet du litige. De plus, l’affaire Myers doit être examinée par rapport à la jurisprudence d’autres provinces (Ludmer c Canada (Attorney General), 2020 QCCA 697 [Ludmer], et Grenon v Canada Revenu Agency, 2016 ABQB 260; conf par 2017 ABCA 96 [Grenon]), qui suit l’arrêt Roitman.

[24] Dans l’arrêt Ludmer, la Cour d’appel du Québec a conclu que toute réparation découlant d’une prétendue conduite abusive liée aux cotisations en litige était prématurée tant qu’un jugement définitif n’était pas rendu par la CCI sur la validité des cotisations. Elle a noté, au paragraphe 144, que [traduction] « la validité des cotisations et l’inconduite alléguée en lien avec elles ne peuvent véritablement être séparées. L’inconduite (ou l’absence d’inconduite) dans la position adoptée par l’ARC dans la cotisation [serait] largement déterminée ou du moins influencée par la validité des cotisations. »

[25] De même, dans la décision Grenon, la Cour du banc de la Reine de l’Alberta [CBRA] a radié des paragraphes d’une déclaration où il était soutenu que de nouvelles cotisations étaient inappropriées, illégales et non valides, au motif que la CBRA n’avait pas compétence pour trancher la question, et elle a également suspendu les parties de la déclaration portant sur la faute dans l’exercice d’une charge publique au motif que ces allégations étaient prématurées. La CBRA a conclu qu’une décision sur la validité de la nouvelle cotisation était une [traduction] « condition préalable nécessaire, quoiqu’insuffisante à une conclusion de faute dans l’exercice d’une charge publique » (au para 97). La CBRA a tenu compte de l’arrêt TeleZone, mais a conclu que celui-ci ne changeait pas le principe établi dans l’arrêt Roitman; une conclusion aussi confirmée par la Cour d’appel de l’Alberta. Tel qu’il est expliqué aux paragraphes 38 à 41, 43 et 46 de l’arrêt Grenon (CBRA) :

[traduction]
[38] Dans son mémoire, M. Grenon renvoie à l’arrêt de la Cour suprême du Canada Canada (Procureur général) c TeleZone Inc., 2010 CSC 62, [2010] 3 RCS 585. Il affirme que « [l]’arrêt TeleZone a supplanté toute notion voulant que la CCI doive trancher la question des nouvelles cotisations avant que la présente action puisse être instruite ».

[39] À mon avis, M. Grenon a mal interprété et surinterprété l’arrêt TeleZone. Il est important de se rappeler que l’arrêt TeleZone n’était pas une affaire fiscale. La question en litige était plutôt une décision du ministre de l’Industrie de rejeter une demande de permis de télécommunication de TeleZone. Il est vrai que la Cour suprême a conclu que le contrôle judiciaire de cette décision du ministre n’était pas une condition préalable à l’action en dommages-intérêts de TeleZone […]

[40] Deux caractéristiques distinguent la présente affaire de l’affaire TeleZone. L’une est le régime légal applicable et l’autre, le fait que M. Grenon, contrairement au demandeur dans l’affaire TeleZone, s’oppose à ce que « la décision continue de s’appliquer ».

[41] Premièrement, le cadre légal en l’espèce est considérablement différent de celui dont devait tenir compte la Cour suprême dans l’arrêt TeleZone. Dans TeleZone, la question était de savoir si une action en dommages-intérêts pouvait être entendue par la Cour supérieure de l’Ontario sans qu’il y ait eu préalablement contrôle judiciaire de la décision du ministre par la Cour fédérale. […]

[…]

[43] Comparativement à la compétence concurrente de la Cour fédérale dans les circonstances énoncées dans l’arrêt TeleZone, la Cour de l’impôt, comme il est mentionné plus haut, a compétence exclusive sur les cotisations d’impôt. Notre cour a interprété cette compétence assez généralement. Par exemple, dans l’arrêt Canada c Addison & Leyen Ltd, 2007 CSC 33, [2007] 2 RCS 793, la Cour suprême a déclaré, au paragraphe 11 :

Dans de telles circonstances, les tribunaux de révision ne doivent ouvrir la voie aux recours en contrôle judiciaire qu’avec beaucoup de circonspection. Il y a lieu de protéger l’intégrité et l’efficacité du système de cotisation et d’appel en matière fiscale. Le Parlement a édifié une structure complexe pour assurer le traitement d’une multitude de revendications se rapportant au fisc, et cette structure s’appuie sur un tribunal spécialisé et indépendant, la Cour canadienne de l’impôt. On ne saurait permettre que le contrôle judiciaire serve à créer une nouvelle forme de procédure connexe destinée à contourner le système d’appel établi par le Parlement en matière fiscale ainsi que la compétence de la Cour de l’impôt. Dans ce contexte, le contrôle judiciaire devrait demeurer un recours de dernier ressort.

[…]

[46] Je note que M. Grenon tente de diminuer l’importance de l’arrêt Roitman au motif qu’il a été rendu avant l’arrêt TeleZone. Étant donné que différents régimes légaux s’appliquent en l’espèce et dans l’affaire TeleZone, et étant donné le renvoi récent de la Cour d’appel fédérale à l’arrêt Roitman dans l’arrêt Johnson 1, je conclus que l’arrêt TeleZone ne supplante pas l’arrêt Roitman.

[26] À mon avis, les allégations en l’espèce se rapprochent le plus de celles dans l’affaire Grenon. Même si la déclaration vise une mesure de redressement liée à la conduite de l’ARC, l’essentiel de la déclaration repose néanmoins sur la question de savoir si l’ARC a outrepassé son pouvoir légal dans l’établissement des cotisations et en retenant les remboursements de taxe nette d’Iristel.

[27] Iristel soutient que, comme dans l’affaire Myers, elle ne fait pas d’attaque détournée, car elle ne tente pas de recouvrer par l’intermédiaire notre Cour, sous forme de dommages-intérêts, les remboursements de taxe nette qu’elle demande dans les appels devant la Cour de l’impôt (Myers, au para 43). Elle fait valoir que c’est ce qui distingue la présente affaire des autres affaires invoquées par les défendeurs où la mesure demandée dans les deux instances était la même, ou bien où la mesure demandée ou les allégations avancées se chevauchaient nettement. Iristel soutient en outre que les faits en l’espèce se distinguent de ceux de l’affaire Roitman. Elle note que, dans l’affaire Roitman, la Couronne cherchait à radier la déclaration parce qu’on y contestait la légalité des cotisations, ce qui est une question relevant exclusivement de la compétence de la CCI et relativement à laquelle le demandeur avait renoncé à son droit d’opposition et d’appel. La Cour a conclu que la demande constituait un abus de procédure, car le demandeur avait « renoncé à sa capacité de faire opposition et d’exercer ses droits d’appel à l’égard des cotisations d’impôt comme la loi l’autorise à le faire » (au para 29).

[28] À mon avis, le motif supplémentaire de radiation de la déclaration ne rend pas inapplicable le principe essentiel de l’arrêt Roitman. L’arrêt Roitman demeure valable : M.S. c Canada, 2021 CAF 225, aux para 7-11. La question pertinente est de savoir si la validité des cotisations entre directement ou indirectement en jeu dans la déclaration, à tel point que les allégations de conduite inappropriée et de manquement à l’équité procédurale, et les dommages-intérêts demandés, dépendent d’une conclusion sur la validité des cotisations. En l’espèce, je suis d’avis qu’il faut répondre affirmativement à cette question.

[29] Aux paragraphes 96 et 96-1 de la déclaration (reproduits plus haut et de nouveau ci-dessous), Iristel conteste le fondement des cotisations en soutenant que les défendeurs ont ignoré la LTA et ont établi de nouvelles cotisations pour les années 2019 et 2020 sans tenir compte des faits et du droit pertinents. Elle affirme que les cotisations ont été établies de façon négligente, en omettant délibérément de prendre en considération des conclusions, des révisions, des analyses et des décisions antérieures :

[traduction]

96. En établissant d’abord une nouvelle cotisation pour l’année 2019 puis pour l’année 2020 sans égard aux faits et au droit applicables à de telles vérifications et cotisations, et en retardant à tort et irrégulièrement le processus d’appel pour ensuite s’abstenir de confirmer les nouvelles cotisations pour permettre à Iristel de déposer son appel fiscal, les défendeurs ont, par négligence ou délibérément, ignoré leurs obligations légales, les propres protocoles de l’ARC, les rapports et les recommandations du vérificateur favorables à Iristel, d’autres politiques et procédures ainsi que le préjudice qu’ils causaient à Iristel.

1. Les défendeurs, par négligence ou délibérément, ont fait fi des conclusions, de l’examen, de l’analyse et des décisions de l’ARC concernant la conclusion d’une vérification des années 2017 et 2018 n’apportant pas de rajustement et confirmant le traitement fiscal des fournitures, sachant que les cotisations pour les années 2017 et 2018 et celles des années 2019 et 2020 étaient pratiquement identiques, et sachant qu’Iristel s’appuierait sur l’enquête que l’ARC avait faite sur sa chaîne d’approvisionnement sur la base de renseignements auxquels Iristel n’avait pas accès.

[30] Le fondement des allégations de négligence, d’abus de procédure et de faute dans l’exercice d’une charge publique est inextricablement lié à la validité des cotisations. Il est difficile de voir comment la conduite reprochée pourrait s’avérer si les cotisations étaient jugées avoir été établies convenablement et légalement conformément à la LTA. Ce fait se distingue de l’affaire Micromar International Inc. c Micro Furnace Ltd, [1988] ACF no 836, à laquelle renvoie Iristel, où les allégations de violation de contrat devant la Cour supérieure de l’Ontario pouvaient être séparées de celles d’invalidité du brevet et, par demande reconventionnelle, de contrefaçon devant la CF, la procédure devant une cour n’ayant aucune incidence sur l’autre.

[31] De plus, comme il est énoncé dans la section de l’aperçu de la déclaration aux paragraphes 10 à 12, la déclaration est fondée sur le prétendu droit d’Iristel aux remboursements de taxe nette retenus et sur l’affirmation que les défendeurs ont abusé de la législation, des procédures et des pouvoirs dans l’établissement des cotisations lorsqu’ils ont retenu les remboursements de taxe nette.

[traduction]

10. Les défendeurs en sont venus à se préoccuper d’une vulnérabilité relevée dans la taxation des télécommunications. Les défendeurs n’ont pas fait part de cette préoccupation à Iristel; ils ont plutôt, depuis octobre 2019, abusé de la loi, des procédures et de leur pouvoir pour mener une campagne illégale ciblant et utilisant Iristel pour mettre fin au trafic des télécommunications de gros.

11. Bien qu’elle ait déjà procédé à une vérification de la conformité d’Iristel au régime législatif encadrant le recouvrement de la TPS/TVH et ait conclu qu’Iristel n’avait commis aucun acte répréhensible, l’ARC a retenu les remboursements de taxe nette d’Iristel, sachant que ses actions n’étaient pas légales.

12. De plus, lorsqu’Iristel a demandé des motifs, de l’information, des documents ou tout autre élément justifiant sa position, l’ARC s’est livrée à un effort de plusieurs années pour dissimuler de l’information à Iristel et prolonger la période durant laquelle Iristel est privée des remboursements de taxe nette auxquels elle a droit et d’accès à la justice.

[Non souligné dans l’original.]

[32] De même, même si les dommages-intérêts demandés ne visent pas expressément le recouvrement des remboursements de taxe nette, les préjudices déclarés (c’est-à-dire l’effet sur l’entreprise d’Iristel, les intérêts et pénalités sur les factures en retard et les paiements dus aux clients, aux fournisseurs et aux fournisseurs de services) découlent de l’impact financier de la retenue des remboursements de taxe nette d’Iristel. Tel qu’il est énoncé aux paragraphes 19 et 21 à 23 de la déclaration :

[traduction]

19. Même si l’ARC a reconnu le préjudice que causerait à Iristel la retenue des remboursements de taxe nette durant la vérification, elle a toute de même retenu le remboursement demandé en septembre 2019 par Iristel.

[…]

21. Au 5 mars 2020, les remboursements de taxe nette demandés par Iristel et retenus par l’ARC s’élevaient à 79 879 671 $. L’ARC a refusé de payer les remboursements de taxe nette à Iristel pour les périodes commençant le 1er septembre 2019.

22. Iristel a écrit à l’ARC, au ministre du Revenu national, pour décrire l’impact sur ses opérations de la retenue de la TPS/TVH payée à ses fournisseurs.

23. L’ARC a reconnu que les répercussions sur les flux de trésorerie d’Iristel constituent un préjudice causé à l’entreprise d’Iristel.

[33] Je suis d’accord avec les défendeurs qu’Iristel n’aurait pas intenté la présente action si les 79 millions de dollars en remboursements de taxe nette n’avaient pas été retenus. Les réclamations en responsabilité civile délictuelle et en équité n’ont pas de fondement indépendant : elles sont présentées dans la présente action sur le fondement qu’il existe un droit au remboursement de taxe nette : Hester c Canada, [2007] GSTC 172 (Cour sup. Ont.), aux para 53-54; demande d’autorisation rejetée [2008] GSTC 55 (Cour div. Ont.).

[34] À mon avis, il est prématuré d’examiner la déclaration alors qu’une question qui en constitue le fondement - la validité des cotisations et le droit aux remboursements de taxe nette - n’a pas encore été tranchée dans les appels devant la Cour de l’impôt et que seule la CCI peut la trancher.

[35] De plus, il est inévitable que le résultat des appels devant la Cour de l’impôt aura une incidence sur le fond de la déclaration. Le principe de l’économie des ressources judiciaires vient donc également jouer en faveur de la demande de suspension.

[36] Tel que je l’énonce plus haut, la présente action est fondée sur l’hypothèse qu’Iristel a droit aux remboursements de taxe nette retenus. Si la CCI conclut que les cotisations sont valides, il est difficile de voir comment Iristel pourrait continuer de soutenir avoir subi un préjudice en raison d’une cotisation supposément inappropriée et illégale dans la présente action. En effet, même Iristel a concédé à l’audience qu’une telle conclusion pourrait servir de moyen de défense dans l’action.

[37] De même, si Iristel obtenait gain de cause dans les appels devant la Cour de l’impôt, cette décision l’aiderait dans la présente action, car il ne serait plus nécessaire d’examiner la question de la légalité des cotisations. La preuve se réduirait à la conduite et à l’état d’esprit.

[38] Une telle conclusion éviterait également la possibilité de dédoublement de la preuve et de conclusions incompatibles. En effet, si l’action devait être entendue avant que ne soient tranchés les appels devant la Cour de l’impôt, il ne serait pas possible de défendre ou de faire progresser l’action et d’établir si la conduite alléguée était irrationnelle et inappropriée, sans la preuve principale quant à la légitimité et au bien-fondé des cotisations.

[39] Cependant, toute conclusion de la CF sur ces questions ne lierait pas la CCI, laquelle devrait les trancher à nouveau dans les appels dont elle est saisie (art 12(1) de la LCI; art 299(3) de la LTA); il n’y aurait aucun gain d’efficacité et il pourrait y avoir des conclusions incompatibles.

[40] À mon avis, les principes de la prématurité et de l’économie des ressources judiciaires favorisent l’octroi de la suspension.

(2) Iristel subira-t-elle un préjudice déraisonnable si la suspension est accordée?

[41] En outre, je ne suis pas convaincue qu’Iristel subira un préjudice déraisonnable en raison de la suspension demandée.

[42] Iristel a déclaré qu’elle continue de connaître des difficultés financières avec le temps. Elle soutient qu’elle a un « taux de combustion » de pas moins de 100 000 $ par mois à cause de l’accumulation de frais et de pénalités au service des dettes qu’elle a contractées en raison du déficit de son flux de trésorerie.

[43] Cependant, comme le soutiennent les défendeurs, le préjudice déclaré découle des remboursements de taxe nette retenus et des cotisations qui en résultent. Ainsi, elle dépend de l’état des appels devant la Cour de l’impôt et non du moment où a été introduite la présente action ou de retards par la Couronne. Même si je reconnais que les appels devant la Cour de l’impôt ont fait l’objet de beaucoup de requêtes par les parties, au vu du dossier dont je dispose, je ne peux attribuer l’état de ces procédures aux actions des défendeurs.

[44] Iristel fait valoir qu’en raison de sa situation financière, la suspension ne bénéficierait qu’aux défendeurs. Elle soutient que, si les procédures étaient retardées davantage, elle pourrait ne pas être en mesure financièrement de continuer le litige. Les questions en litige deviendraient alors sans objet. Je ne vois toutefois pas en quoi le fait qu’Iristel engage d’autres coûts dans la présente action lui est utile, d’autant plus, comme je l’ai conclu plus haut, que la mesure de redressement globale demandée dans la présente action nécessite une conclusion quant à la validité des cotisations. À mon avis, il serait plus rentable pour Iristel d’éviter les dédoublements et les étapes judiciaires inutiles en bénéficiant des conclusions tirées dans les appels devant la Cour de l’impôt.

[45] Le retard que craint Iristel se rapporte à l’état des appels devant la Cour de l’impôt, auxquels elle est une partie active. Je ne considère pas que la suspension demandée aura un impact direct qui causerait un préjudice déraisonnable à Iristel.

B. La Cour devrait-elle restreindre la durée la suspension et accorder une mesure de redressement à Iristel?

[46] Les défendeurs ont indiqué à l’audience que, si une suspension était accordée, ils proposeraient qu’elle se limite à 30 jours après la décision de la CCI, mais pas avant que tous les appels aient été tranchés. Ils affirment que cette limite serait un juste point d’équilibre entre l’efficacité gagnée par l’octroi de la suspension et les considérations d’Iristel.

[47] Iristel affirme qu’en plus de cette limite de temps, l’intérêt de la justice veut que la Cour reconnaisse les difficultés financières causées à Iristel et les atténue en ordonnant à l’ARC de fournir une caution pour le taux de combustion de 100 000 $ par mois durant la suspension. Elle affirme que la Cour a le plein pouvoir de contrôler le déroulement des instances devant elle (R c Cunningham, 2010 CSC 10, aux para 19-20; Lee c Canada (Service correctionnel), 2017 CAF 228, au para 7; Martinez c Canada (Centre de la sécurité des télécommunications), 2019 CAF 282, au para 8) et que l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales lui confère le pouvoir d’accorder la mesure demandée.

[48] L’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales confère à la CF le pouvoir de décerner un mandamus, une injonction, une ordonnance d’exécution intégrale ou la nomination d’un séquestre. Il ne modifie toutefois pas les fondements sur lesquels les mesures qu’il autorise peuvent être accordées, et il ne porte pas sur les exigences procédurales régissant la présentation de demandes visant de telles mesures de redressement devant la Cour : Habitations Îlot St-Jacques Inc. c Canada (Procureur général), 2017 CF 535.

[49] Il n’y a pas de fondement procédural à la présente requête qui justifierait que soit accordée la mesure demandée. Il n’existe aucune disposition dans la Loi sur les Cours fédérales ou les Règles des Cours fédérales qui prévoient l’octroi d’une avance sur les dommages-intérêts demandés. Iristel n’a pas non plus été capable de trouver de précédent dans la jurisprudence où ce type de mesure avait été accordée, et je ne vois rien dans les faits devant moi qui fonderait l’octroi de cette mesure de réparation nouveau genre.

[50] Par conséquent, la demande concernant les limites supplémentaires à la suspension est rejetée.

IV. Conclusion

[51] Pour tous ces motifs, la requête en suspension temporaire de l’instance est accueillie, selon les délais proposés par les défendeurs. Aucune autre limite ne sera imposée sur la suspension.

[52] À l’audience, les parties ont présenté de courtes observations sur les dépens. Les défendeurs ont demandé que, si les parties n’arrivaient pas à s’entendre, les dépens soient adjugés à la partie ayant gain de cause conformément au tarif de la Cour. Iristel a fait valoir qu’étant donné la nature de la requête, les dépens devraient être différés et suivre l’issue de la cause.

[53] N’ayant été avisée d’aucune entente sur les dépens, je suis d’avis qu’il n’y a pas de raison que je m’éloigne des principes réguliers prévus dans les Règles de la Cour. Les dépens seront adjugés aux défendeurs puisqu’ils ont obtenu gain de cause dans la requête, conformément au tarif de la Cour.

 


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-748-22

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en suspension temporaire de l’instance est accordée jusqu’au trentième (30e) jour suivant la décision tranchant les appels devant la Cour canadienne de l’impôt dans les dossiers 2021-226(GST)G et 2021-2215(GST)G.

  2. Les parties présenteront à la Cour, dans les trente (30) jours suivant le prononcé du jugement dans les dossiers 2021-226(GST)G et 2021-2215(GST)G, un calendrier conjoint pour la reprise des étapes dans la présente action.

  3. Les dépens dans la requête sont adjugés aux défendeurs, conformément au milieu de la fourchette prévue à la colonne III du tarif.

« Angela Furlanetto »

Juge

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross, jurilinguiste


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-748-22

 

INTITULÉ :

IRIS TECHNOLOGIES INC. c. AGENCE DU REVENU DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Tenue par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 28 septembre 2022

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DES MOTIFS :

Le 8 février 2023

 

COMPARUTIONS :

Leigh Somerville

 

Pour la demanderesse

 

Mireille Dahab

 

Pour la demanderesse

 

Nancy Arnold

Kaitlin Coward

Christopher Ware

Pour les défendeurs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Leigh Somerville Taylor Professional Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Dahab Law

Avocats

Markham (Ontario)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour les défendeurs

 

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