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Date : 20230224


Dossier : IMM-3952-21

Référence : 2023 CF 266

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 24 février 2023

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

Ibrahim Ramadan Hamad ELSHAFI

Nagia A H ELARBI

Awes Ibrahim Ramadan ELSHAFI

Ariam Ibrahim R ELSHAFI

Arinda Ibrahim ELSHAFI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] M. Ibrahim Ramadan Hamad Elshafi [le demandeur principal], son épouse, Mme Nagia A H Elshafi, et trois de leurs enfants, Awes Ibrahim Ramadan Elshafi, Ariam Ibrahim R Elshafi et Arinda Ibrahim Elshafi [conjointement, les « demandeurs »] sont citoyens libyens. Ils sont arrivés au Canada en août 2019 et ont présenté une demande d’asile, mais leur demande a été rejetée, car ils avaient déjà demandé l’asile aux États-Unis [les É.-U.]. Un des enfants du couple est né au Canada. Les demandeurs n’ont pas été renvoyés à l’époque, car la Libye faisait, et fait toujours, l’objet d’un sursis administratif au renvoi par l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC], au sens du paragraphe 230(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227. Le demandeur principal et son épouse ont tous les deux obtenu un permis de travail en novembre 2019.

[2] Les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire [la demande de résidence permanente] au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La demande de résidence permanente des demandeurs est fondée sur l’intérêt supérieur des quatre enfants, les difficultés découlant du renvoi des demandeurs en Libye et l’établissement de la famille au Canada. Dans sa décision du 26 mai 2021, l’agent d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente des demandeurs [la décision].

[3] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la demande doit être accueillie, car l’agent a commis une erreur dans son analyse des difficultés et de l’intérêt supérieur de l’enfant en s’appuyant de manière déraisonnable sur le sursis administratif au renvoi pour rejeter la demande de résidence permanente.

II. Contexte

A. Contexte factuel

[5] Les demandeurs ont des antécédents complexes en matière d’immigration.

[6] Après avoir obtenu un diplôme en physiothérapie en Libye, le demandeur principal a rencontré celle qui est aujourd’hui son épouse; ils ont eu leur premier enfant, Awes, en 2003.

[7] Le demandeur principal a résidé au Canada entre 2004 et 2006 avec son épouse et Awes. Le demandeur principal a obtenu un permis d’études et a suivi des cours de langue à l’Université McGill et à l’Université Queen’s. Le deuxième enfant du couple, Aehm, est né au Canada.

[8] En 2006, le demandeur principal a obtenu un permis d’études au Royaume-Uni afin d’obtenir une maîtrise ès sciences appliquées en physiothérapie et sa famille et lui ont vécu là-bas jusqu’en 2010. Le troisième enfant du couple, Ariam, est né au Royaume-Uni.

[9] En 2010, la famille est retournée en Libye, où le demandeur principal a travaillé comme physiothérapeute et enseignant à l’université. En 2011, la révolution libyenne a éclaté et la famille a connu la violence et la peur en raison du conflit armé.

[10] En juin 2014, la famille a déménagé aux États-Unis grâce au permis d’études du demandeur principal. Le quatrième enfant du couple, Arinda, est né à cette époque. Les demandeurs ont présenté une demande d’asile aux États-Unis en mai 2015 après avoir constaté que la situation en Libye s’aggravait en raison de la guerre civile. Après l’élection du président Donald Trump, en 2016, les demandeurs se sont sentis en danger lorsque le gouvernement a décidé d‘interdire l’immigration musulmane (« Muslim ban ») et ils sont retournés au Canada même si leur demande d’asile aux États-Unis était en instance.

[11] Les demandeurs sont arrivés au Canada par un point de passage non officiel; ils ont été détenus et ont présenté des demandes d’asile (excepté l’enfant qui détenait la citoyenneté canadienne). Les demandeurs ont été jugés inadmissibles, à l’exception de l’enfant né aux États-Unis, en raison de la demande d’asile qu’ils avaient présentée aux États-Unis. Ils n’ont pas fait l’objet d’une procédure de renvoi en raison du sursis administratif au renvoi visant la Libye. Le demandeur et son épouse ont tous les deux obtenu un permis de travail en novembre 2019, et leurs enfants ont commencé à fréquenter l’école.

B. Décision faisant l’objet du contrôle

[12] L’agent a rejeté la demande de résidence permanente des demandeurs, car il a estimé que leur situation ne justifiait pas une exception à la loi. L’agent s’est largement fondé sur le sursis administratif au renvoi visant la Libye, en indiquant notamment que les demandeurs ne risquaient pas de faire face à des difficultés à moins d’y retourner volontairement et que si le sursis était levé, cela signifierait que la situation en Lybie s’était améliorée. L’agent a appliqué le même raisonnement à son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant et a conclu que la preuve ne suffisait pas à démontrer que les enfants auraient des difficultés à accéder à l’éducation après la levée du sursis administratif au renvoi.

[13] L’agent a conclu son analyse de la manière suivante :

[traduction] Après avoir apprécié l’ensemble des éléments de preuve présentés par le demandeur, j’ai tenu compte des circonstances particulières de l’espèce pour évaluer l‘ampleur des difficultés qu’il éprouverait si une dispense ne lui était pas accordée. Comme je l’ai déjà indiqué, le fait d’avoir à quitter le Canada entraînera inévitablement des difficultés, mais le demandeur n’est pas tenu de le faire sur-le-champ et rien n’indique qu’il éprouvera des difficultés pendant son séjour au Canada sans l’octroi d’une dispense pour considérations d’aide humanitaire en vertu du paragraphe 25(1). Au moment de me prononcer sur les considérations d’ordre humanitaire, j’ai examiné en détail tous les faits et facteurs pertinents portés à ma connaissance.

Je conclus que la mise en balance de l’ensemble des facteurs soulevés dans la présente demande ne favorise pas le demandeur. J’accorde davantage de poids en l’espèce aux lois sur l’immigration en vigueur au Canada et je conclus que la situation personnelle du demandeur ne justifie pas une exemption à l’application de la loi.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[14] Les demandeurs soulèvent deux arguments à l’appui de leur demande :

  1. L’agent a-t-il commis une erreur dans son analyse des difficultés?

  2. L’agent a-t-il manqué à son obligation d’effectuer une analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant?

[15] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, en conformité avec l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[16] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle rigoureuse, mais empreinte de déférence : Vavilov, aux para 12-13. La cour de révision doit examiner si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. L’analyse du caractère raisonnable d’une décision tient compte du contexte administratif dans lequel elle est rendue, du dossier dont dispose le décideur et de l’incidence de la décision sur les personnes touchées par ses conséquences : Vavilov, aux para 88-90, 94 et 133-135.

IV. Analyse

[17] À mon avis, il était déraisonnable pour l’agent de se servir du sursis administratif au renvoi comme raccourci pour tirer ses conclusions, et cela est déterminant en l’espèce. De ce fait, l’agent n’a pas mené l’analyse exigée par la Cour suprême du Canada dans le cadre d’une analyse fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à savoir s’il y avait des motifs d’« offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” » : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] au para 21.

[18] En s’appuyant sur le sursis administratif au renvoi, l’agent a vu son analyse, ou son absence d’analyse, entachée à l’égard des difficultés et de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[19] En ce qui concerne la question des difficultés, la décision est ainsi rédigée :

[traduction] Comme je l’ai déjà indiqué, je conviens que la situation actuelle de la Libye est loin d’être parfaite et que cela a amené l’ASFC à ne pas forcer l’exécution des mesures de renvoi.

En ce qui concerne les demandeurs, ils ne sont pas confrontés au risque imminent d’éprouver les difficultés qui découleraient d’un retour forcé en Lybie puisque le sursis administratif au renvoi est toujours en vigueur, et ils ne seront pas tenus de retourner en Lybie tant que la situation ne s’y sera pas stabilisée. À ce stade-ci, seule la décision de retourner volontairement en Lybie pourrait les exposer aux difficultés en question. J’estime qu’il est peu probable que les demandeurs choisissent de retourner en Lybie, à moins qu’ils ne soient forcés de le faire; par conséquent, j’accorde peu de poids aux difficultés en Libye dans le cadre de la présente demande. En présentant leur demande, les demandeurs témoignent de leur volonté de ne pas retourner en Libye. Par conséquent, à moins d’y être contraints par l’exécution d’une mesure de renvoi, le retour en Libye n’est pas une réalité vraisemblablement imminente qui entraînerait des difficultés pour les demandeurs ou qui justifierait une exemption. Si la situation dans le pays se stabilise et que le sursis administratif au renvoi est levé, il est possible que les facteurs invoqués par les demandeurs pour expliquer les difficultés qu’ils éprouveraient à leur retour n’existent plus.

La preuve ne démontre pas que le demandeur ou un membre de sa famille pourrait être exclu de la protection offerte par le sursis administratif au renvoi, et l’ASFC n’a pris aucune mesure pour faire exécuter la mesure de renvoi contre la fille du demandeur, âgée de six ans, qui est citoyenne des États-Unis. De plus, il est improbable qu’un enfant soit renvoyé sans être accompagné d’un adulte à moins d’avoir atteint la majorité. Dans de telles circonstances, si la fille du demandeur devait quitter le Canada, il est improbable qu’elle retourne aux États-Unis. Par conséquent, le demandeur et sa famille bénéficient du fait qu’ils peuvent résider au Canada. Ils pourraient décider de retourner volontairement en Libye s’ils le souhaitent. S’ils le voulaient, ils n’auraient qu’à signifier leur intention à l’ASFC, ce qui faciliterait l’exécution des mesures de renvoi à leur endroit, y compris l’achat de billets dans le cas où la famille n’est pas en mesure de les payer.

[20] À la lecture de ces motifs, j’estime que l’agent a analysé les difficultés en se concentrant de manière disproportionnée sur le sursis administratif au renvoi, sans égard à la situation au pays et à d’autres éléments de preuve individuels concernant les difficultés que les demandeurs éprouveraient à leur retour en Libye.

[21] Je conviens avec les demandeurs qu’en ne réalisant pas l’analyse sur les difficultés, l’agent n’a pas respecté les instructions fournies par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada. Ces instructions exhortent les agents à tenir compte de facteurs comme les conditions défavorables dans le pays d’origine et indiquent que les décideurs « doivent tenir compte des conditions dans ce pays et peser ces facteurs dans l’évaluation des difficultés. »

[22] De plus, comme il est indiqué dans l’arrêt Kkanthasamy au paragraphe 25 : « l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids » [Non souligné dans l’original.] À mon avis, l’agent ne l’a tout simplement pas fait.

[23] La jurisprudence de la Cour semble contradictoire quant au caractère raisonnable des décisions de ne pas accorder de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire lorsqu’un sursis administratif au renvoi est en vigueur. Dans certains cas, y compris ceux cités par le défendeur, la Cour a confirmé que ces décisions étaient raisonnables : voir Ndikumana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 328 [Ndikumana]; Likale c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 43 [Likale]).

[24] D’un autre côté, la Cour a adopté une autre approche dans la décision Bawazir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 623 [Bawazir], et l’a reprise dans la décision Shaka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 798, où le juge Norris a conclu que l’agent avait commis une erreur en ne tenant pas compte du fait que le demandeur devrait retourner dans une zone de guerre pour présenter une demande de résidence permanente si une dispense pour considérations d’ordre humanitaire n’était pas accordée : Bawazir, au para 17.

[25] Le défendeur cite plusieurs décisions selon lesquelles l’existence d’un sursis administratif au renvoi ou d’une suspension temporaire du renvoi n’établit pas qu’une demande présentée en vertu de l’article 25 de la LIPR devrait être accueillie; il s’agit plutôt d’un facteur à prendre en considération, comme cela a été fait en l’espèce : Leteyic Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 572, aux para 25-26; Likale, au para 40; Emhemed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 167 au para 11; Ndikumana, aux para 17-21.

[26] Le défendeur fait remarquer que les demandeurs ne contestent pas qu’ils ne veulent pas retourner en Libye et ils indiquent qu’ils n’ont pas démontré qu’ils pourraient être renvoyés de force tant que le sursis administratif au renvoi demeure en vigueur. Par conséquent, le défendeur soutient que l’agent était libre d’accorder un faible poids aux conditions en Libye.

[27] Bien que je convienne avec le défendeur que l’existence d’un sursis administratif au renvoi soit un facteur à prendre en considération, l’analyse des difficultés ne peut pas être esquivée complètement au motif qu’il existe un sursis administratif au renvoi. J’estime également qu’il était hypothétique pour l’agent de conclure, sans vraiment examiner la preuve, que les demandeurs ne seraient pas confrontés à des difficultés à leur retour en Libye après la levée du sursis au renvoi.

[28] De plus, bien que je prenne note de la jurisprudence apparemment contradictoire sur le caractère raisonnable des décisions fondées sur des considérations d’ordre humanitaire qui reposent sur l’existence d’un sursis administratif au renvoi, j’adhère aux commentaires du juge Norris dans Bawazir :

[16] Il est vrai que M. Bawazir n’était pas exposé à un renvoi au Yémen si sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était refusée, à tout le moins tant que le sursis administratif aux renvois demeure en vigueur. À cet égard, sa situation est différente de celle de bon nombre de personnes qui sollicitent une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire, comme M. Kanthasamy lui‑même (voir Kanthasamy, au paragraphe 5). Mais ce n’est pas la raison pour laquelle M. Bawazir a demandé une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire. Selon lui, des considérations d’ordre humanitaire justifiaient dans son cas la levée de son obligation de quitter le Canada pour présenter sa demande de résidence permanente. Normalement, l’article 11 de la LIPR exige qu’un résident permanent éventuel présente une demande de visa de résident permanent avant d’entrer au Canada. S’il n’est pas dispensé de cette obligation, M. Bawazir ne pourra demander la résidence permanente que s’il retourne au Yémen (il n’a affirmé qu’il ne pouvait la présenter ailleurs) Monsieur Bawazir a également soutenu que la situation au Yémen (et d’autres facteurs) devrait être prise en compte lors de l’examen au fond de sa demande de résidence permanente.

[17] On peut certainement comprendre pourquoi M. Bawazir souhaite obtenir son statut au Canada en y devenant un résident permanent. À mon avis, toute personne raisonnable et impartiale estimerait que l’obligation de quitter le Canada pour se rendre dans une zone de guerre où sévit une grave crise humanitaire afin de présenter sa demande de résidence permanente est un malheur qui mérite sans doute d’être soulagé. Le sursis administratif aux renvois montre que le Canada considère que la situation qui existe au Yémen en raison de la guerre civile « expose l’ensemble de la population civile à un risque généralisé » La situation est à ce point critique qu’à quelques exceptions près, le Canada n’expulsera pas de ressortissants vers ce pays. Même si l’application des exigences habituelles de la loi dans ces conditions fait clairement intervenir la raison d’être équitable du paragraphe 25(1) de la LIPR (voir Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336, au paragraphe 43), l’agent n’en estime pas moins que la situation au Yémen et les « difficultés extrêmes » auxquelles M. Bawazir serait exposé méritent qu’on leur accorde « peu de poids » dans le cadre de cette analyse. Cette conclusion s’explique par le fait que M. Bawazir n’est pas menacé d’un renvoi imminent et involontaire. Toutefois, l’agent n’a pas tenu compte du fait que M. Bawazir n’avait d’autre choix que de quitter le Canada pour le Yémen s’il souhaitait demander la résidence permanente, sauf si une exception était faite dans son cas. L’agent a commis une erreur en ignorant effectivement un facteur qui concernait manifestement la raison d’être équitable du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[29] Le juge O’Reilly a tiré la même conclusion dans la décision Al-Abayechi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 873, lorsqu’il a souligné ce qui suit :

[15] Je me rallie à l’avis du juge Norris et à l’argument des demandeurs portant que le raisonnement de l’agent [traduction]°« mène au résultat contradictoire selon lequel une politique établie pour répondre à une crise humanitaire (la STR) est invoquée pour refuser une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire » (mémoire des demandeurs, para 51).

[30] Les mêmes commentaires s’appliquent aux demandeurs en l’espèce. Ces derniers soutiennent qu’ils demandent le statut de résident permanent pour des considérations d’ordre humanitaire afin de pouvoir rester au Canada pour présenter leur demande sans avoir à retourner en Libye. Je souligne que les deux demandeurs adultes n’ont pas la double citoyenneté, contrairement à leurs enfants qui sont nés hors de la Libye. Ils n’auraient d’autre choix que de retourner en Libye pour demander la résidence permanente, à moins de bénéficier d’une dispense.

[31] Bien que les demandeurs n’aient pas présenté ces arguments à l’agent, celui-ci n’a pas tenu compte de l’objectif législatif qui sous-tend l’octroi d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, tel que l’ont exprimé les juges Norris et O’Reilly, lorsqu’il a estimé que le sursis était un facteur déterminant pour conclure que la dispense n’était pas justifiée. Par conséquent, l’agent n’a pas analysé « tous les facteurs pertinents » dans la demande de résidence permanente : Kanthasamy, au para 25.

[32] Je conclus que l’agent a commis une erreur de même nature dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant :

[traduction] Le demandeur a décrit le plaisir qu’il éprouvait du fait que ses enfants sont au Canada et il a exprimé ses préoccupations à l’idée qu’ils retournent en Libye dans la situation actuelle. Le demandeur affirme que ses enfants ont un mode de vie sécuritaire, stable et organisé et qu’ils peuvent vivre et profiter de la vie comme des enfants. Le demandeur n’a pas démontré que le rejet de la demande de dispense pourrait mettre fin de manière imminente au mode de vie dont bénéficient actuellement ses enfants au Canada, ou que cela affecterait leur intérêt supérieur en raison de leur situation particulière. Compte tenu de l’instabilité actuelle en Libye, il serait normal que le demandeur soit inquiet s’il devait y retourner de manière imminente. Comme cela a été mentionné précédemment, cela semble improbable compte tenu de l’absence de stabilité en Libye et du sursis administratif au renvoi qui empêche le renvoi forcé du demandeur hors du Canada. De plus, rien n’indique que le demandeur retournerait volontairement en Libye tant que le sursis administratif au renvoi est en vigueur, car cela pourrait nuire à l’intérêt supérieur des enfants. Le demandeur est content que ses enfants puissent fréquenter l’école au Canada. Il n’a pas fourni d’éléments de preuve démontrant que ses enfants ne pourraient plus continuer de fréquenter l’école au Canada en l’absence d’une dispense. De plus, rien ne démontre qu’il serait contraire à l’intérêt supérieur des enfants de poursuivre leurs études et leurs activités sans l’octroi d’une dispense.

[Non souligné dans l’original.]

[33] Les demandeurs soutiennent que l’arrêt Kanthasamy exige que les décideurs ne se contentent pas d’affirmer que l’intérêt supérieur de l’enfant a été considéré; l’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » (Kanthasamy, au para 39.

[34] Les demandeurs soutiennent que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant de l’agent ne satisfait pas à cette norme de définition et d’examen. Les demandeurs soutiennent que l’agent a essentiellement appliqué un critère visant à déterminer si l’intérêt supérieur des enfants a été ou serait affecté négativement. Les demandeurs affirment que le critère approprié est plutôt celui de leur intérêt supérieur.

[35] Je conviens avec les demandeurs que l’agent n’a pas déterminé ce qui constituait l’intérêt supérieur des enfants, et qu’il s’est plutôt concentré sur les antécédents des enfants en matière d’immigration et les circonstances dans lesquelles ils vivent au Canada pour conclure que leur intérêt supérieur n’a pas été affecté par l’absence de statut permanent.

[36] De plus, comme pour l’analyse des difficultés, je conclus que l’agent n’a pas évalué la situation dans le pays lorsqu’il a effectué l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant. Plus précisément, l’agent a convenu que la situation actuelle en Lybie était instable, mais il a simplement ajouté que le renvoi vers la Libye n’était pas imminent compte tenu du sursis administratif au renvoi.

[37] Le défendeur affirme que l’agent a bel et bien déterminé ce qui constitue l’intérêt supérieur de l’enfant, puisqu’il n’a pas contesté l’affirmation des demandeurs selon laquelle il était dans l’intérêt supérieur des enfants de rester au Canada. Le défendeur réitère que l’agent a simplement conclu qu’ils resteraient au Canada jusqu’à ce que la situation en Libye change de manière significative. Le défendeur soutient qu’il n’incombait pas à l’agent de spéculer sur la situation qui prévaudrait en Libye après la levée du sursis administratif au renvoi.

[38] En toute déférence, c’est exactement ce que l’agent a fait : il a supposé que la situation en Libye se serait suffisamment améliorée une fois le sursis administratif au renvoi levé, et il a donc rejeté la demande de dispense pour ce motif. Tout en tirant cette conclusion, je conviens avec les demandeurs que l’agent n’a pas tenu compte de la preuve présentée.

[39] Le défendeur soutient également que l’agent a raisonnablement tenu compte du sursis administratif au renvoi; c’est ce qui l’a amené à conclure que rien ne prouvait que les enfants seraient affectés par l’absence d’un statut permanent au Canada, et qu’il devait accorder peu de poids à la situation actuelle en Libye. Le défendeur soutient qu’il incombait aux demandeurs de démontrer comment leurs enfants ont été affectés par l’absence de statut permanent au Canada, ce qu’ils n’ont pas fait : Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 202 au para 7. Hamoush c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1136 au para 16.

[40] Il faut établir une distinction entre les décisions citées par le défendeur et les faits de l’espèce. En l’espèce, les demandeurs ont présenté de nombreux éléments de preuve sur la situation en Lybie concernant le risque sérieux d’effondrement du système d’éducation en raison des troubles civils et sur la discrimination et la violence fondées sur le genre envers les femmes et les jeunes filles. Les demandeurs ont également présenté des observations précises expliquant comment la pandémie de COVID-19 a renforcé les obstacles à l’éducation causés par les troubles civils et a aggravé le [TRADUCTION] « risque imminent de mort ou d’enlèvement » des enfants en Libye.

[41] Au lieu de répondre à ces observations, l’agent les a rejetées en faisant remarquer qu’[TRADUCTION]« en Ontario, où les [demandeurs résident], les écoles sont fermées depuis plusieurs mois et les femmes sont aussi confrontées à des difficultés accrues, car elles fournissent les soins tant à la maison qu’à l’extérieur. » Le fait de comparer le passage à l’apprentissage en ligne en Ontario à la fermeture d’écoles en raison de la guerre civile en Libye était pour le moins exagéré. J’ajoute qu’il était saugrenu de comparer les restrictions imposées à l’accès des femmes et des filles à l’emploi, à l’éducation et à la vie sociale par l’idéologie extrémiste en vigueur en Libye à des inégalités socioéconomiques systémiques fondées sur le genre au Canada, aussi problématiques soient-elles.

[42] Dans ses motifs, l’agent a minimisé les éléments de preuve décrivant les graves difficultés auxquelles les demandeurs mineurs pourraient être confrontés s’ils retournaient en Libye avec leurs parents, ce qui indique que l’agent n’était tout simplement pas réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant en l’espèce.

[43] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision est déraisonnable. Je n’ai pas à examiner les autres arguments soulevés par les demandeurs.

V. Conclusion

[44] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

[45] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3952-21

LA COUR STATUE ce qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3952-21

 

INTITULÉ :

IBRAHIM RAMADAN HAMAD ELSHAFI, NAGIA A H ELARBI, AWES IBRAHIM RAMADAN ELSHAFI, ARIAM IBRAHIM R ELSHAFI, ARINDA IBRAHIM ELSHAFI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 JANVIER 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT

LE 24 FÉVRIER 2023

 

COMPARUTIONS :

Astrid Mrkich

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Rachel Hepburn Craig

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Astrid Mrkich

Mrkich Law

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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