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Date : 20230302


Dossier : T‑1240‑22

Référence : 2023 CF 290

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 2 mars 2023

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

APAPA TINO MATEMBE

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Apapa Tino Matembe présente à la Cour une demande de contrôle judiciaire dont l’objet est de contester la décision concernant son admissibilité à la prestation canadienne de relance économique [la PCRE]. La demande de contrôle judiciaire est présentée au titre de l’article 18.1 de la Loi sur les cours fédérales, LRC 1985, c F‑7.

[2] La décision est datée du 27 avril 2022. Il y est conclu que M. Matembe n’est pas admissible à la PCRE pour une raison :

[traduction]

Vous n’avez pas gagné au moins cinq mille dollars (avant impôts) en revenus d’emploi ou en revenus nets de travail exécuté pour votre compte pour l’année 2019 ou 2020 ou au cours des douze mois précédant la date de votre première demande.

C’est la seule raison invoquée, et ce sont les seuls renseignements fournis.

I. Les faits

[3] Le demandeur a commencé à travailler comme chauffeur indépendant pour Uber en janvier 2019. Il a présenté une demande de PCRE pour un total de 26 périodes de deux semaines entre le 25 octobre 2020 et le 23 octobre 2021.

[4] Pour les besoins de la présente instance, il ne sera pas nécessaire de décrire en détail la PCRE. Il suffit de dire qu’elle fait partie d’un ensemble présenté par le gouvernement fédéral et adopté par le Parlement, qui visait à offrir un soutien financier aux employés et aux travailleurs autonomes admissibles directement touchés par la crise de la COVID‑19. Les personnes admissibles pouvaient demander des prestations pour toute période de deux semaines comprise entre le 27 septembre 2020 et le 23 octobre 2021. Comme nous pouvons le constater, M. Matembe a demandé des prestations pour la majeure partie de cette période. Mis à part l’obligation d’être un résident du Canada, il existe d’autres critères d’admissibilité. Le critère en cause en l’espèce est l’obligation d’avoir un revenu d’emploi minimal ou un revenu net de travail autonome de cinq mille dollars pour 2019 ou 2020, ou pour la période de douze mois précédant la demande de PCRE (Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12, art 2, à l’art 3).

[5] La seule question dont la Cour est saisie concerne l’emploi ou le travail autonome du demandeur, en lien avec le travail qu’il prétend avoir exécuté pour Uber. La question est de savoir si M. Matembe a été en mesure de justifier cinq mille dollars en revenus d’emploi ou en revenus nets de travail autonome.

[6] M. Matembe allègue avoir fourni des services de transport dans la région de Toronto, au moyen de l’application logicielle d’Uber, et ce, à compter de janvier 2019. Cette allégation n’a pas été acceptée par le décideur, un fonctionnaire employé par l’Agence du revenu du Canada. L’Agence administre en fait le programme de la PCRE au nom du ministre responsable de la législation, le ministre de l’Emploi et du Développement social.

[7] Lorsque le gouvernement vérifie si les paiements versés dans le cadre du programme de la PCRE ont été effectués conformément à la législation en vigueur, un premier examen est effectué. Une fois cet examen terminé, un deuxième examen peut être demandé, lequel est effectué par un autre agent. C’est à partir de cet examen qu’une demande de contrôle judiciaire peut être déposée devant la Cour. En l’espèce, il s’agit de l’une de ces demandes.

[8] Dans la présente affaire, la conclusion fut la même au terme des deux examens, avec la même formulation toute faite (voir au paragraphe 2 des présents motifs de jugement : le seuil de cinq mille dollars en revenus nets de travail autonome n’a pas été atteint).

[9] M. Matembe a fourni de nouveaux renseignements dans le cadre de sa demande de deuxième examen. Pour le premier examen, le demandeur avait fourni ce qui suit :

  • des copies des relevés fiscaux d’Uber pour les années d’imposition 2019 et 2020;

  • deux lettres de l’entreprise Ontario’s Life, l’une datée du 14 juin 2021 et l’autre datée du 23 novembre 2020. À première vue, ces lettres concernent les déclarations de revenus de M. Matembe pour 2019 et 2020, lesquelles avaient manifestement été préparées par Ontario’s Life;

  • la ventilation des gains relatifs à Lyft;

  • les sommaires des déclarations de revenus du demandeur pour les années d’imposition 2019 et 2020.

Pour le deuxième examen, les renseignements supplémentaires fournis étaient les suivants :

  • d’autres relevés fiscaux d’Uber pour les années 2019 et 2020. Bien que les relevés fiscaux d’Uber présentés pour le premier examen représentaient un sommaire de l’ensemble des années 2019 et 2020, les sommaires supplémentaires étaient compilés sur une base mensuelle. La lettre du 24 septembre 2021 demandant un deuxième examen, avec laquelle les renseignements supplémentaires ont été envoyés, précise qu’il n’y a pas de sommaire mensuel pour les mois d’avril à juin 2020, et le demandeur l’explique ainsi : [traduction] « Je n’ai pas gagné d’argent avec Uber. »;

  • les relevés bancaires des années 2019 et 2020. M. Matembe déclare dans sa lettre du 24 septembre 2021 que [traduction] « le virement Interac reçu sur le relevé bancaire est mon paiement quotidien d’Uber ».

[10] Les relevés fiscaux annuels d’Uber indiquent ce qui suit :

  • 1)pour l’année d’imposition 2019, le total des tarifs Uber s’élève à plus de 51 000 $. Avec les autres revenus (qui comprennent les recommandations et les mesures incitatives), le montant de revenus atteint 55 039 $. Le relevé indique également le kilométrage parcouru, soit 23 200 km;

  • 2)pour l’année d’imposition 2020, le total des tarifs Uber s’élève à plus de 37 500 $. Avec les autres revenus (qui comprennent les recommandations et les mesures incitatives), le montant de revenus atteint 39 467 $. Le relevé indique que le kilométrage parcouru est de 14 668 km.

[11] Les relevés fiscaux mensuels contiennent essentiellement les mêmes renseignements, mais ils sont ventilés sur une base mensuelle (sauf, bien sûr, pour les mois d’avril, mai et juin 2020).

[12] Les déclarations de revenus des années 2019 et 2020 indiquent un revenu de 55 401 $ pour 2019 (la différence semble provenir du revenu gagné par M. Matembe en tant que chauffeur pour Lyft) et de 39 467 $ pour 2020. Bref, les relevés fiscaux d’Uber correspondent aux déclarations de revenus des années d’imposition 2019 et 2020.

[13] Quant aux relevés bancaires fournis par le demandeur dans le cadre de sa demande de deuxième examen, ils montrent des activités importantes relatives à des virements Interac reçus fréquemment. Par exemple, pour le mois de février 2019, on compte 12 virements électroniques du genre reçus à des dates différentes. Toutefois, comme M. Matembe l’a admis volontiers, l’origine de ces virements électroniques ne figure pas sur le [traduction] « relevé des services bancaires courants ».

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[14] Le moins qu’on puisse dire, c’est que les deux décisions prises dans la présente affaire sont laconiques. Il y est simplement déclaré que le demandeur n’a [traduction] « pas gagné au moins cinq mille dollars (avant impôts) en revenus d’emploi ou en revenus nets de travail exécuté pour [son] compte pour l’année 2019 ou 2020 ou au cours des douze mois précédant la date de [sa] première demande ». Il est impossible de savoir, sur la base de la décision officielle, pourquoi le décideur a conclu que le seuil de cinq mille dollars n’avait pas été atteint.

[15] L’avocat du défendeur s’est appuyé sur ce qui est appelé le [traduction] « rapport de deuxième examen », un rapport interne produit par les systèmes d’information de l’Agence du revenu du Canada. Le décideur déclare dans son affidavit du 5 août 2022 qu’après avoir consulté les banques de données ([traduction] « entrées pertinentes dans le bloc‑notes public », [traduction] « entrées pertinentes dans le bloc‑notes de la VS » et [traduction] « notes de cas pertinentes dans le dossier T1 »), les conclusions sont consignées dans le rapport de deuxième examen (affidavit, au para 16).

[16] Ce deuxième rapport d’examen consiste en un document d’une page. Il énumère les divers documents dont disposait le décideur, ainsi que les dates auxquelles le décideur a appelé le demandeur. Trois appels ont été faits sur trois jours successifs (du 4 au 6 avril 2022), sans réponse. Le champ du rapport prévu pour les [traduction] « commentaires ou préoccupations supplémentaires » demeure vide; par exemple, la raison pour laquelle le demandeur n’a pas rappelé après avoir fait preuve de diligence dans la poursuite de ses examens n’est pas indiquée. En outre, le dossier ne montre pas si M. Matembe a cherché à communiquer avec l’Agence ou le décideur après la décision du 27 avril 2022, car le rapport de deuxième examen se termine par la mention d’une lettre de refus.

[17] J’ai examiné les passages pertinents tirés de ces banques de données. Ils ne fournissent pas d’autres renseignements sur les motifs de la décision prise le 27 avril 2022. Les seuls commentaires supplémentaires qui pourraient expliquer quelque peu la décision proviennent d’un paragraphe à la fin du deuxième rapport d’examen. Le paragraphe se lit ainsi :

[traduction]

Expliquez votre décision concernant chaque critère auquel le contribuable n’a pas répondu :

– Vous n’avez pas gagné au moins cinq mille dollars (avant impôts) en revenus d’emploi ou en revenus nets de travail exécuté pour votre compte pour l’année 2019 ou 2020 ou au cours des douze mois précédant la date de votre première demande.

Il est de pratique courante qu’Uber soit mentionnée dans le champ « note » des virements électroniques; ceux figurant dans les relevés bancaires n’ont pas été identifiés comme tels. Comme nous avons besoin d’une preuve de paiement d’Uber, il nous faudrait demander des relevés du compte dans lequel Uber a versé des paiements; toutefois, nous n’avons pas été en mesure de communiquer avec le contribuable pour lui demander ces documents, et il n’y a eu aucune tentative de la part du contribuable de communiquer avec nous depuis.

III. Le droit

[18] La présente demande de contrôle judiciaire est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable. Il s’agit de la norme de contrôle présumée (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov; 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov], aux para 10, 17). La jurisprudence récente de notre Cour confirme que la présomption n’est pas écartée lorsque la question en litige porte sur l’admissibilité à la PCRE (Santaguida c Canada (Procureur général), 2022 CF 523 au para 11; Flock c Canada (Procureur général), 2022 CF 305 au para 15; Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 [Aryan] au para 16; Hayat c Canada (Procureur général), 2022 CF 131 au para 14). Par conséquent, la présente affaire sera régie par la norme de contrôle de la décision raisonnable.

[19] Il est dit que les caractéristiques de la décision raisonnable sont « la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99).

[20] La norme de la décision raisonnable ne se limite pas à l’issue de la décision. Elle s’applique également au processus décisionnel. Comme l’ont indiqué les juges majoritaires au paragraphe 83 de l’arrêt Vavilov, « [i]l s’ensuit que le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision ».

[21] Le point de départ du contrôle est l’examen des motifs donnés par le décideur administratif, parce qu’ils « servent à communiquer la justification de sa décision » (Vavilov, au para 84). La cour de révision doit chercher à comprendre le processus de raisonnement du décideur. Ces motifs seront interprétés à la lumière du dossier, en tenant compte du contexte administratif et sans rechercher la perfection. En effet, un décideur peut démontrer, dans la décision, son expertise et son expérience institutionnelle. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a déclaré que « le juge doit être attentif à la manière dont le décideur administratif met à profit son expertise, tel qu’en font foi les motifs de ce dernier » (au para 93).

[22] Néanmoins, il reste que la décision doit être justifiée, transparente et intelligible. Cela exige que la décision soit d’une certaine qualité. Voici ce que nous lisons aux paragraphes 95 et 96 de l’arrêt Vavilov :

[95] Cela dit, les cours de révision doivent garder à l’esprit le principe suivant lequel l’exercice de tout pouvoir public doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet. Il serait donc inacceptable qu’un décideur administratif communique à une partie concernée des motifs écrits qui ne justifient pas sa décision, mais s’attende néanmoins à ce que sa décision soit confirmée sur la base de dossiers internes qui n’étaient pas à la disposition de cette partie.

[96] Lorsque, même s’ils sont interprétés en tenant dûment compte du contexte institutionnel et à la lumière du dossier, les motifs fournis par l’organisme administratif pour justifier sa décision comportent une lacune fondamentale ou révèlent une analyse déraisonnable, il ne convient habituellement pas que la cour de révision élabore ses propres motifs pour appuyer la décision administrative. Même si le résultat de la décision pourrait sembler raisonnable dans des circonstances différentes, il n’est pas loisible à la cour de révision de faire abstraction du fondement erroné de la décision et d’y substituer sa propre justification du résultat : Delta Air Lines, par. 26‑28. Autoriser une cour de révision à agir ainsi reviendrait à permettre à un décideur de se dérober à son obligation de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée. Cela reviendrait également à adopter une méthode de contrôle selon la norme de la décision raisonnable qui serait axée uniquement sur le résultat de la décision, à l’exclusion de la justification de cette décision. Dans la mesure où des arrêts comme Newfoundland Nurses et Alberta Teachers ont été compris comme appuyant une telle conception, cette compréhension est erronée.

[Non souligné dans l’original.]

[23] À mon avis, la lacune que comporte la décision en cause est telle que l’affaire doit être renvoyée à un autre décideur pour qu’une nouvelle décision soit prise.

IV. Analyse

[24] Les motifs donnés pour justifier une décision doivent être transparents et intelligibles, non pas dans l’abstrait, mais pour la personne qui en fait l’objet. En toute déférence, la décision faisant l’objet du contrôle ne satisfait pas ce critère. Selon les mots des juges majoritaires dans l’arrêt Vavilov, « [l]orsque le décideur omet de justifier, dans les motifs, un élément essentiel de sa décision, et que cette justification ne saurait être déduite du dossier de l’instance, la décision ne satisfait pas, en règle générale, à la norme de justification, de transparence et d’intelligibilité » (au para 98).

[25] Le point de départ d’un contrôle selon la norme de décision raisonnable étant la décision même, il est évident qu’elle ne satisfait pas à la norme : elle ne dit essentiellement rien au demandeur, car elle répète, mot pour mot, l’exigence prévue dans la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, à savoir qu’une personne doit avoir gagné au moins cinq mille dollars en revenus d’emploi (avant impôts) ou en revenus nets d’un travail qu’elle exécute pour son compte pour l’année 2019, ou 2020, ou dans les douze mois précédant la date de la première demande qu’elle a présentée. M. Matembe ou, en fait, tout autre demandeur ne peut pas savoir pourquoi son revenu, tel qu’il a été déclaré à Revenu Canada, ne satisferait pas aux critères d’admissibilité au programme. À première vue, cela n’est ni transparent ni intelligible. De fait, il n’y a aucune justification.

[26] C’est pourquoi le défendeur cherche à trouver dans le rapport de deuxième examen les motifs qui satisferont au critère. Le décideur se reporte à la [traduction] « pratique courante » qu’Uber soit mentionnée dans le champ [traduction] « note » d’un relevé bancaire sous l’entrée des virements électroniques, une mention indiquant que le paiement a été effectué par Uber. Le décideur en fait une condition sine qua non.

[27] Rien n’indique que le décideur avait des raisons de croire qu’Uber avait une [traduction] « pratique courante », ni d’où peut provenir cette croyance ni la façon dont le décideur en est venu à comprendre la pratique courante d’Uber. Dans son affidavit, le décideur parle de son [traduction] « expérience » pour affirmer que [traduction] « les paiements d’Uber sont identifiés comme tels dans les relevés bancaires des contribuables » (affidavit, au para 18). Ni la [traduction] « pratique courante » énoncée dans le deuxième rapport d’examen ni [traduction] « [l’]expérience » du déposant ne sont étayées par un élément de preuve ou un argument quelconque. Il semble s’agir d’énoncés, de déclarations. Les connaissances spécialisées ne sont pas démontrées par les motifs donnés et ne peuvent pas être inférées des documents mis à la disposition du décideur.

[28] Ce n’est pas comme s’il n’avait rien d’autre dans ce dossier. M. Matembe a fourni en preuve les relevés fiscaux d’Uber, d’abord pour les années d’imposition 2019 et 2020, en vue du deuxième examen, les relevés fiscaux mensuels d’Uber. Les revenus figurant dans ces relevés sont ensuite inscrits dans les déclarations de revenus pour les mêmes années d’imposition. On peut facilement rapprocher ces documents. Enfin, le dossier montre que de nombreux virements électroniques ont été effectués chaque mois. Au lieu de tenir compte de ce qui peut être considéré comme une preuve convaincante, le décideur érige un mur, en déclarant dans le rapport de deuxième examen [traduction] « [qu’]il nous faudrait demander des relevés du compte dans lequel Uber a versé des paiements ». Rien n’explique l’application de cette exigence. À mon avis, ce qui est encore plus étonnant, c’est l’absence totale d’explication quant à l’insuffisance de la preuve documentaire présentée.

[29] Par conséquent, la décision ne fournit aucune raison justifiant la prétention d’une [traduction] « pratique courante » chez Uber ou d’une [traduction] « expérience » quelconque relative aux activités d’Uber pour confirmer que les relevés bancaires indiquent qu’Uber est le payeur. Il est loin d’être évident que l’affidavit puisse compléter la décision ex post facto. Si [traduction] « [l’]expérience » ne permet pas d’expliquer la décision, nous nous retrouvons avec le rapport de deuxième examen qui parle d’une [traduction] « pratique courante », sans indication de la provenance de cette connaissance. Quoi qu’il en soit, les mentions de [traduction] « pratique courante » ou [traduction] « [d’]expérience » s’équivalent si l’énoncé n’est pas étayé par de la preuve. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada donne instruction aux cours de révision d’être attentives à la manière dont les connaissances spécialisées sont mises à profit; mais les motifs doivent en faire foi. Comme nous pouvons le lire au paragraphe 93 de l’arrêt Vavilov, « [l]orsqu’établies, cette expérience et cette expertise peuvent elles aussi expliquer pourquoi l’analyse d’une question donnée est moins étoffée ». En toute déférence, il n’y a rien de tel dans les motifs en cause.

[30] En supposant, sans trancher, que le rapport de deuxième examen peut être considéré comme faisant partie de la décision par une certaine analogie avec les notes dans les affaires d’immigration (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] RCS 817 au para 44; Aryan, précitée, au para 22), il demeure que, à mon avis, le rapport de deuxième examen ne satisfait manifestement pas au critère d’une décision raisonnable, alors que la cour de révision est incapable de comprendre le raisonnement qui a amené le décideur administratif à tirer la conclusion. Non seulement le demandeur a‑t‑il présenté une preuve importante, mais il n’y a même pas été fait allusion, ne serait-ce que pour l’écarter. Le demandeur a raison d’être perplexe : la décision doit être justifiée, transparente et intelligible pour la personne qui en fait l’objet. Je le répète : « [i]l serait donc inacceptable qu’un décideur administratif communique à une partie concernée des motifs écrits qui ne justifient pas sa décision, mais s’attende néanmoins à ce que sa décision soit confirmée sur la base de dossiers internes qui n’étaient pas à la disposition de cette partie » (Vavilov, au para 95). S’il existe une pratique courante chez Uber, la source de cette connaissance devait être divulguée. Si les relevés fiscaux d’Uber ne sont pas acceptables, le décideur doit expliquer pourquoi. De même, si la combinaison des déclarations de revenus et des relevés fiscaux d’Uber doit être écartée, il convient de préciser les raisons pour lesquelles il en est ainsi. Il faut faire de même pour l’ajout de la preuve des nombreuses opérations mensuelles de virement électronique à la combinaison des déclarations de revenus et des relevés fiscaux d’Uber.

[31] Il ne suffit pas de simplement de déclarer dans un rapport interne que l’on s’attend à ce qu’il y ait une mention particulière concernant Uber dans un champ de note sous une opération de virement électronique, sans rien qui vienne étayer l’existence d’une [traduction] « pratique courante ». La Cour se retrouve dans la position peu enviable de devoir conclure que, lorsque les motifs « comportent une lacune fondamentale ou révèlent une analyse déraisonnable, il ne convient habituellement pas que la cour de révision élabore ses propres motifs pour appuyer la décision administrative » (Vavilov, au para 96).

V. Conclusion

[32] Il s’ensuit que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. La question du deuxième examen de l’admissibilité du demandeur à la prestation canadienne de relance économique doit être renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

[33] Le défendeur a fait valoir à la Cour que l’Agence du revenu du Canada ne devrait pas être désignée en tant que défenderesse, car elle n’est pas directement touchée par la deuxième décision. Bien que l’agence participe à l’administration du programme, elle le fait au nom du ministre de l’Emploi et du Développement social. L’avocat a demandé que le procureur général du Canada soit la partie défenderesse désignée. Une désignation appropriée pourrait être celle du ministre responsable du programme, soit le ministre de l’Emploi et du Développement social. Comme ce choix n’a pas d’incidence sur l’issue de l’affaire, je propose de suivre la jurisprudence de la Cour et de modifier l’intitulé de la cause en inscrivant le procureur général du Canada à titre de défendeur désigné.

[34] Lors de l’audition de la présente affaire, le demandeur, qui n’avait pas sollicité les dépens (ou une forme quelconque de substitution) devant la Cour, a confirmé qu’il ne demandait pas les dépens. Par conséquent, il n’y aura pas d’adjudication de dépens ou de débours en l’espèce.

 


JUGEMENT dans le dossier T‑1240‑22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La question du deuxième examen de l’admissibilité du demandeur à la prestation canadienne de relance économique sera renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision;

  2. L’intitulé sera modifié pour désigner le procureur général du Canada remplace, à titre de défendeur désigné, l’Agence du revenu du Canada;

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1240‑22

 

INTITULÉ :

APAPA TINO MATEMBE c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 février 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

 

Le 2 mars 2023

 

COMPARUTIONS :

Apapa Tino Matembe

 

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Desmond Jung

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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