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Date : 20230303


Dossier : IMM-5426-22

Référence : 2023 CF 273

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 mars 2023

En présence de madame la juge St‑Louis

ENTRE :

AHMED AINAN ABDOURAHMAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur, M. Ahmed Ainan Abdourahman, sollicite le contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue le 13 novembre 2020 au terme d’un examen des risques avant renvoi [ERAR]. L’agent d’ERAR a conclu que le demandeur, comme il était un membre actif du parti politique de l’opposition « Mouvement pour le renouveau démocratique » [le Parti], ne serait exposé qu’à une simple possibilité de persécution fondée sur l’un des motifs prévus par la Convention et qu’il n’avait pas établi qu’il serait personnellement exposé à une menace à sa vie, à un risque de traitements ou peines cruels et inusités ou à un risque de torture s’il était renvoyé dans son pays de citoyenneté, Djibouti. L’agent d’ERAR a conclu que M. Abdourahman n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Dans son mémoire des faits et du droit, M. Abdourahman affirme essentiellement que l’agent d’ERAR a commis une erreur de droit dans son analyse du risque de persécution auquel il était exposé, d’abord en ne faisant aucune mention des nombreux éléments de preuve qui contredisaient sa décision, puis en arrivant à une conclusion déraisonnable eu égard à l’ensemble de la preuve dont il disposait. M. Abdourahman soutient donc que la décision est déraisonnable.

[3] Le ministre répond que la conclusion de l’agent d’ERAR selon laquelle M. Abdourahman ne serait pas personnellement exposé à un risque de persécution en raison de son appartenance au Parti est étayée par la preuve au dossier et par le droit.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’agent d’ERAR n’a pas commis d’erreur, car 1) il n’est pas tenu de mentionner tous les éléments de preuve; 2) de toute façon, les éléments de preuve auxquels renvoie le demandeur ne contredisent pas ceux que l’agent d’ERAR a mentionnés dans sa décision, de sorte que l’agent d’ERAR ne pouvait donc pas faire mention d’éléments de preuve contradictoires; 3) compte tenu de la preuve produite par le demandeur, la conclusion de l’agent était raisonnable.

[5] La demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Faits

[6] Le 14 mars 2017, M. Abdourahman est entré au Canada et a demandé l’asile parce qu’il craignait d’être persécuté par le gouvernement de Djibouti en raison de son appartenance au Parti.

[7] Le 27 septembre 2017, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile de M. Abdourahman et a déclaré qu’elle ne reposait sur aucun fondement crédible. La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire que M. Abdourahman a déposée contre la décision de la SPR a été rejetée.

[8] Vers mars 2018, M. Abdourahman est devenu un membre actif du Parti au Québec et, le 31 octobre 2018, il a présenté une demande d’ERAR au motif qu’il craignait d’être persécuté en raison de son affiliation politique au Parti. Le 13 novembre 2020, l’agent d’ERAR a rendu une décision défavorable.

III. La décision défavorable de l’agent d’ERAR

[9] L’agent d’ERAR a rejeté la demande de M. Abdourahman au motif que ce dernier n’avait pas établi qu’il ferait face à plus qu’une simple possibilité de persécution fondée sur l’un des motifs prévus par la Convention s’il était renvoyé à Djibouti (article 96 de la LIPR), et qu’il serait personnellement exposé à une menace à sa vie, à des traitements ou peines cruels ou inusités, ou à un risque de torture s’il était renvoyé à Djibouti (alinéas 97(1)a) et b) de la LIPR).

[10] L’agent d’ERAR a conclu que M. Abdourahman avait démontré qu’il était un membre actif du Parti, mais cette conclusion n’est pas contestée en l’espèce. Puis, déclarant avoir analysé la documentation objective présentée par M. Abdourahman, l’agent d’ERAR a jugé que celui-ci n’avait pas établi qu’il courait un risque et que la documentation tendait à démontrer que les opposants politiques pouvaient être victimes d’une certaine discrimination, mais pas de persécution. L’agent d’ERAR a pris connaissance des publications que M. Abdourahman avait produites en preuve et les a examinées. Il a fait remarquer qu’elles pouvaient démontrer que des opposants politiques étaient parfois victimes d’arrestations ou de harcèlement, mais a également relevé qu’elles ne mentionnaient pas que ces opposants étaient persécutés, torturés, soumis à une peine cruelle ou inusitée ou que leur vie était menacée.

[11] Après avoir également effectué ses propres recherches, l’agent d’ERAR a fait remarquer, d’une part, que l’arrestation arbitraire d’opposants n’était pas un phénomène répandu et, d’autre part, que ceux qui sont arrêtés de cette manière sont libérés après peu de temps. L’agent d’ERAR a cité un extrait de la preuve qu’il avait examinée.

[12] L’agent d’ERAR a reconnu que Djibouti ne jouissait pas d’un niveau élevé de liberté politique et que certains membres des organisations politiques de l’opposition pouvaient parfois faire l’objet de harcèlement, mais a finalement conclu que la preuve ne démontrait pas que ces incidents étaient suffisamment systémiques ou généralisés pour équivaloir à de la persécution.

IV. Question en litige et norme de contrôle

A. Thèse des parties

[13] M. Abdourahman soutient que l’agent d’ERAR a commis une erreur dans son analyse du risque de persécution 1) en ne faisant aucune mention des nombreux éléments de preuve qui contredisaient sa décision pour expliquer pourquoi il ne leur avait accordé aucun poids; 2) en arrivant à une conclusion déraisonnable eu égard à l’ensemble de la preuve dont il disposait.

[14] M. Abdourahman renvoie à des paragraphes de la documentation sur laquelle l’agent d’ERAR s’est appuyé pour conclure que la preuve ne démontre pas que les opposants politiques sont persécutés, et il affirme que l’agent d’ERAR a commis une erreur, car cette preuve fait clairement référence à des arrestations arbitraires, à de la surveillance et à la violence politique, en plus de préciser que les opposants politiques font très souvent l’objet de poursuites à Djibouti. Il soutient également que l’agent d’ERAR renvoie à un seul extrait de la documentation et ne dit pas pourquoi il devrait accorder plus de poids à cet extrait qu’au reste des éléments de preuve documentaire qui font manifestement référence à des actes de violence politique graves à Djibouti. M. Abdourahman ajoute que la preuve démontre que les problèmes sont répandus et que la conclusion de l’agent d’ERAR est donc déraisonnable.

[15] Le ministre répond, entre autres, qu’il existe une distinction entre le harcèlement et la persécution (Sefa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1190 au para 10 [Sefa]) et que l’agent d’ERAR a examiné la preuve documentaire concernant la situation à Djibouti et est arrivé à la conclusion que le harcèlement auquel sont confrontés les membres du Parti n’équivaut pas à de la persécution. Selon le ministre, M. Abdourahman invite la Cour à apprécier la preuve à nouveau, ce qu’elle n’a pas le droit de faire (Sharma c Canada (Procureur général), 2018 CAF 48 au para 13).

B. Norme de contrôle

[16] La seule question en litige en l’espèce est celle de savoir si la décision est raisonnable, question qui doit être évaluée selon le cadre établi dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[17] Lorsque la norme de la décision raisonnable est appliquée, il incombe au demandeur de convaincre la Cour « que la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, au para 100). La cour de révision « doit s’intéresser à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au para 83), pour déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il n’appartient pas à la Cour d’y substituer l’issue qui lui serait préférable (Vavilov, au para 99).

C. Discussion

[18] Tout d’abord, comme je l’ai souligné à l’audience, M. Abdourahman n’a relevé aucun élément de preuve dans le dossier qui contredit les éléments de preuve auxquels l’agent d’ERAR a renvoyé; même les passages que M. Abdourahman a cités dans son mémoire et soulignés à l’audience révèlent les mêmes cas de harcèlement, d’arrestation, de détention et de surveillance que ceux mentionnés par l’agent d’ERAR.

[19] M. Abdourahman a également soutenu, avec peu de détails, que la preuve documentaire démontrait que ces cas étaient généralisés et systématiques et correspondaient donc à de la persécution plutôt qu’à de la discrimination, et que par conséquent, la conclusion de l’agent d’ERAR était déraisonnable.

[20] La ligne de démarcation entre la discrimination, le harcèlement et la persécution peut parfois être difficile à établir. Comme le ministre l’a souligné, la discrimination ou le harcèlement n’équivaut pas nécessairement à de la persécution. Pour équivaloir à de la persécution, les incidents doivent être graves et le préjudice infligé doit être soutenu ou systémique (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 aux pp 733-734; Sefa, au para 10; Noel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1062 au para 29). La persécution peut être caractérisée par une « succession de mesures prises systématiquement, pour punir » un groupe en particulier (Rajudeen c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1984] ACF no 601, Valentin c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 3 CF 390 au para 8).

[21] L’agent d’ERAR a reconnu que certains membres des partis d’opposition avaient été arrêtés et été victimes de harcèlement; par conséquent, les documents qui font état d’un certain nombre d’arrestations concordent avec l’appréciation de la preuve par l’agent. La mort en détention d’un homme qui était en mauvaise santé en 2017, l’interdiction de manifester avant les élections présidentielles en 2011, des dizaines d’arrestations en 2015, les arrestations de journalistes ou de militants, tous ces éléments de preuve concordent avec la conclusion de l’agent d’ERAR selon laquelle certaines arrestations ont lieu. Se fondant sur la documentation objective, l’agent d’ERAR a également reconnu que Djibouti ne jouissait pas d’un niveau élevé de liberté politique et que certains membres du Parti avaient effectivement fait l’objet de harcèlement et d’arrestations, mais il a mentionné que ces arrestations ne sont pas fréquentes et que les membres qui sont arrêtés sont habituellement libérés après une courte période, ce qui est étayé par la preuve.

[22] L’agent d’ERAR était manifestement attentif à la distinction entre la discrimination, le harcèlement et la persécution, et M. Abdourahman n’a pas démontré qu’il n’était pas loisible à l’agent de tirer la conclusion à laquelle il est parvenu compte tenu de la documentation au dossier.

[23] De plus, je garde à l’esprit la directive donnée par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov selon laquelle la cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier ses conclusions de fait (Vavilov, au para 125). En fin de compte, je conclus que les arguments de M. Abdourahman sont en fait une invitation inadmissible à apprécier à nouveau les éléments de preuve dont disposait l’agent d’ERAR. Même si la Cour était parvenue à une conclusion différente de celle de l’agent d’ERAR, cela ne suffit pas, en soi, à infirmer la décision (Latif c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 104 au para 55; Vavilov, aux para 15, 83-86; Naredo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1543 au para 152).

[24] Par conséquent, après avoir examiné attentivement l’ensemble du dossier et interprété la décision « de façon globale et contextuelle » (Vavilov, au para 97), je conclus que l’agent d’ERAR a bien tenu compte de la preuve de M. Abdourahman et de la documentation objective concernant Djibouti et le Parti. Je suis également d’avis que l’agent d’ERAR pouvait raisonnablement conclure que la discrimination et le harcèlement allégués par M. Abdourahman n’équivalaient pas à de la persécution.

[25] De plus, aucun argument sérieux n’a été avancé pour contester la conclusion selon laquelle M. Abdourahman n’avait pas établi qu’il serait personnellement exposé à un risque s’il devait retourner dans son pays.

V. Conclusion

[26] En bref, l’agent d’ERAR a examiné la preuve présentée par M. Abdourahman ainsi que la documentation objective et récente. Ses motifs sont révélateurs d’une analyse « intrinsèquement cohérente et rationnelle ». Je suis d’avis que les motifs de l’agent d’ERAR possèdent les caractéristiques d’une décision raisonnable (Vavilov, aux para 97, 99). Pour tous ces motifs, la demande sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5426-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. Aucune question n’est certifiée.

3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5426-22

INTITULÉ :

AHMED AINAN ABDOURAHMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 février 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 3 mars 2023

COMPARUTIONS :

Nilufar Sadeghi

POUR LE DEMANDEUR

Sonia Bédard

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nilufar Sadeghi

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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