Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230302


Dossier : IMM-3628-22

Référence : 2023 CF 299

Ottawa (Ontario), le 2 mars 2023

En présence de l'honorable monsieur le juge Régimbald

ENTRE :

CHARBEL MANSOUR

MARIE ATTIEH

CHRISTA MANSOUR

MARITA MANSOU

MAROUN GIO MANSOUR

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sont citoyens du Liban. Ils disent craindre un dénommé Mohamad Danach [M. Danach], un musulman chiite, qui aurait accusé M. Charbel Mansour [le demandeur principal] de lui avoir causé des pertes monétaires. M. Mansour allègue qu’à titre de policier, il aurait supervisé la construction par M. Danach d’un immeuble gouvernemental dans la ville de Saïda en juin 2009 et l’aurait dénoncé, dans l’exercice de ses fonctions, pour ne pas avoir suivi les plans et devis. La supervision du projet de construction par le demandeur principal aurait causé des pertes financières dont M. Danach aurait voulu se venger.

[2] La Section d’appel des réfugiés [SAR] a rejeté les demandes de statut de réfugié le 29 mars 2022 [la Décision], confirmant la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] avant elle, selon laquelle les demandeurs n’ont pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention, ni de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. La raison principale des décisions est que les demandeurs ont une possibilité de refuge interne [PRI] à Tripoli, une ville plus grande que Saïda et située à environ 125km de celle-ci au Liban, leur pays d’origine.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Compte tenu des conclusions de la SAR, du droit applicable, de la preuve et des arguments qui lui ont été présentés, je ne vois aucune raison d’infirmer la Décision. Les demandeurs ne se sont pas déchargés de leur fardeau de preuve quant au caractère déraisonnable de la PRI. Les motifs de la SAR sur la PRI à Tripoli sont suffisamment détaillés et possèdent les qualités qui rendent son raisonnement logique et cohérent eu égard aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes. Il n’existe donc aucun motif justifiant l’intervention de la Cour.

II. Les faits

[4] Les demandeurs sont citoyens du Liban et chrétiens maronites. M. Mansour a obtenu un diplôme d’études secondaires en 1991. Il a travaillé comme policier de 1992 à 2010 pour ensuite travailler avec son frère dans le domaine du graphisme.

[5] Quant à la demanderesse Marie Attieh, l’épouse du demandeur principal, elle a obtenu un diplôme d’études secondaires en 1991. M. Mansour et Mme Attieh ont trois enfants, aujourd’hui âgés entre 12 et 21 ans. Mme Attieh n’a jamais travaillé au Liban. Elle s’est toujours occupée de ses enfants, nés entre 2001 et 2010, notamment du plus jeune qui souffre d’un handicap.

[6] En juin 2009, dans le cadre de ses fonctions de policier, le demandeur principal fut assigné à la surveillance d’un projet de construction gouvernemental d’un entrepreneur du nom de Mohamad Danach.

[7] M. Mansour allègue qu’il aurait dénoncé M. Danach pour ne pas avoir suivi les plans et les devis du projet en question. Suite à cette dénonciation, M. Danach aurait corrigé la situation, mais aurait également menacé M. Mansour de mort, en le tenant responsable pour les pertes financières que ces modifications lui auraient occasionnées.

[8] En novembre 2010, en raison des menaces de M. Danach, M. Mansour aurait démissionné de la police.

[9] Selon les prétentions de M. Mansour, les menaces auraient continué jusqu’à ce que M. Danach soit arrêté pour fraude et emprisonné en 2010.

[10] À sa sortie de prison en août 2018, M. Danach aurait repris ses menaces à l’égard de M. Mansour et de sa famille, le tenant responsable pour son emprisonnement.

[11] M. Mansour allègue que M. Danach l’aurait poursuivi en automobile accompagné d’hommes armés portant les couleurs du Hezbollah. Le demandeur principal allègue qu’il a porté plainte à la police en septembre 2018, mais que le service de police lui a répondu qu’il ne pouvait rien faire pour le protéger en raison des contacts de M. Danach avec des miliciens et des politiciens.

[12] M. Mansour et sa famille déménagèrent alors chez des membres de leur famille, toujours à Saïda, où ils ont habité entre le mois de septembre et le 2 novembre 2018, date à laquelle les demandeurs ont quitté le Liban pour demander l’asile au Canada.

[13] Depuis leur arrivée au Canada, l’épouse du demandeur travaille dans une garderie. Durant son témoignage devant la SPR, elle a précisé qu’elle était désormais capable de travailler au Canada puisqu’il y a des ressources pour s’occuper de leur enfant handicapé. Pour sa part, l’aînée est présentement au cégep et aide une dame âgée, à titre de travail. Le demandeur principal a précisé avoir suivi des cours de français depuis son arrivée, mais il n’avait pas commencé à travailler au moment de l’audience devant la SPR. Les deux autres enfants sont encore mineurs.

III. Décision de la SPR

[14] Le 28 octobre 2021, la SPR a rejeté les demandes d’asile des demandeurs pour le motif qu’il existe une PRI pour eux dans la ville de Tripoli, située dans le nord du Liban, à 125 km du lieu de résidence de l’agent persécuteur allégué. La SPR a également rejeté leur demande en raison de l’insuffisance de preuve de certaines de leurs allégations, en lien avec des omissions et invraisemblances.

[15] La SPR a jugé les demandeurs crédibles à l’égard de certaines allégations, mais non pas à l’égard d’autres, telle l’allégation selon laquelle M. Danach aurait des liens avec les milices Hezbollah ou Amal. En effet, la SPR a jugé non crédible M. Mansour à cet égard étant donné qu’il a omis de mentionner cette affiliation aux milices dans son Formulaire de demande d’asile [FDA]. Il s’est contenté d’inscrire que M. Danach avait des liens avec des politiciens et des milices du Sud Liban, sans les nommer.

[16] La SPR a également jugé non crédible l’allégation de M. Mansour selon laquelle M. Danach avait un passé criminel et violent, étant donné que le seul élément de preuve était une condamnation pour fraude en 2009. La SPR a également douté de l’allégation de M. Mansour selon laquelle la police aurait refusé de prendre sa plainte de 2018 au sérieux au motif que M. Danach avait des liens avec des politiciens. Les faits démontrent plutôt que malgré ses « contacts », M. Danach a tout de même été condamné et emprisonné pendant plusieurs années pour fraude.

[17] La SPR a également conclu que les demandeurs n’avaient pas rempli le premier volet du test relatif à l’existence d’une PRI puisque la preuve présentée ne démontrait pas que M. Danach avait la motivation et la capacité de retrouver les demandeurs dans la PRI aujourd’hui, car le litige remonte à 2009 et que les demandeurs n’ont eu aucun problème entre 2010 et 2018.

[18] Quant au deuxième volet du test de la PRI, la SPR a déterminé que rien dans la preuve présentée par les demandeurs ne démontrait qu’il serait objectivement déraisonnable pour eux de s’établir à Tripoli étant donné leurs expériences de travail et leur éducation. Elle a conclu que le profil professionnel et religieux de ceux-ci n’était pas non plus un obstacle à leur réinstallation.

[19] Les demandeurs ont contesté les conclusions de la SPR dans le cadre de leur appel à la SAR, soutenant qu’ils feraient face à un risque sérieux de persécution advenant leur retour au Liban.

IV. Décision de la SAR

[20] La SAR n’a pas remis en cause la véracité du récit de M. Mansour quant à sa supervision en juin 2009 des travaux de construction de M. Danach. La SAR a plutôt fondé son raisonnement sur l’insuffisance de preuve par les demandeurs établissant l’existence d’un risque prospectif dans la PRI désignée à Tripoli, ainsi que l’insuffisance de preuve que, douze ans plus tard, leur relocalisation serait déraisonnable.

[21] Elle a donc confirmé la conclusion de la SPR voulant que les demandeurs disposent d’une PRI dans la ville de Tripoli au Liban et que par conséquent, ceux-ci n’ont pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger en vertu de l’article 97 de la LIPR.

[22] Suite à son analyse de la preuve, la SAR a jugé que pour le premier volet du test de la PRI, les demandeurs n’avaient pas démontré selon la prépondérance des probabilités que Tripoli ne serait pas un endroit sécuritaire pour eux. Ils n’ont pas établi que M. Danach avait toujours la motivation et la capacité de les retracer.

[23] En effet, les demandeurs n’ont pas démontré que M. Danach voudrait toujours les menacer dans la ville de Tripoli, située à 125 km de Saïda. La SAR s’est fiée sur une preuve que les demandeurs ont quitté leur résidence familiale en septembre 2018 pour se relocaliser à une distance de 15 km du lieu de résidence de M. Danach, jusqu’à leur départ le 2 novembre 2018. Malgré la proximité de leur résidence avec M. Danach durant environ deux mois, celui-ci n’a jamais tenté de les retrouver.

[24] Dans son analyse, la SAR a par ailleurs soulevé que bien que M. Danach ait été emprisonné pendant la période entre 2010 et 2018, celui-ci aurait pu faire appel à ses « contacts » au sein des milices ou organisations criminelles afin de s’en prendre aux demandeurs s’il avait réellement eu la motivation et la capacité, ce qu’il n’a pas fait. Aussi, selon la preuve déposée au dossier, la famille étendue des demandeurs habite toujours la ville de Saïda et celle-ci n’a été ni questionnée, ni harcelée ou menacée par M. Danach depuis le départ des demandeurs vers le Canada. Par conséquent, les demandeurs n’ont pas été en mesure d’établir que M. Danach aurait toujours la motivation et la capacité de les retrouver dans la PRI proposée.

[25] La SAR a également conclu que puisque la ville de Tripoli n’est pas sous l’influence des milices et politiciens du Sud Liban, dominé par les Libanais de religion musulmane chiite, il était tout à fait loisible de croire que M. Danach n’aurait aucune influence dans cette ville, brimant ainsi sa capacité à retrouver les demandeurs.

[26] De plus, tout comme la SPR avant elle, la SAR a conclu à l’absence de crédibilité de M. Mansour quant aux allégations sur le passé criminel de M. Danach puisqu’il n’a pas été en mesure de préciser quels crimes celui-ci avait commis dans le passé. La SAR n’a pas non plus jugé crédible M. Mansour au sujet du refus par la police d’enregistrer sa plainte en 2018. Comme M. Danach a été condamné et emprisonné malgré les prétentions de M. Mansour selon lesquelles celui-ci avait des liens avec le Hezbollah, il n’est pas une personne « intouchable » ou un « tout-puissant » et par conséquent, il n’y a pas de raison crédible pour laquelle la police aurait refusé de prendre la plainte de M. Mansour à ce moment.

[27] Eu égard au deuxième volet du test de la PRI, la SAR a précisé que rien dans la preuve ne démontre qu’il serait objectivement déraisonnable pour les demandeurs de s’établir à Tripoli, étant donné leurs expériences de travail et leur éducation, et le fait que Tripoli est la deuxième plus grande ville du Liban.

[28] La SAR a conclu que les informations du Cartable national de documentation [CND] du Liban ne démontrent pas qu’il serait déraisonnable pour les demandeurs de se relocaliser à Tripoli en raison de leur religion chrétienne maronite. En effet, la preuve objective démontre que les relations entre les communautés religieuses sont plutôt amicales et que les chrétiens au Liban ne font généralement pas l’objet d’actes de violence ciblés du fait de leur appartenance religieuse.

[29] La SAR précise également que l’instabilité politique et les problèmes économiques qui sévissent au Liban, bien qu’ils puissent rendre le rétablissement des demandeurs à Tripoli plus difficile, ne font pas en sorte qu’il soit déraisonnable de s’y relocaliser. Les caractéristiques personnelles des demandeurs, et plus particulièrement leur expérience de travail, ne démontrent pas selon la SAR qu’ils ne pourraient se trouver un emploi et un logement. Les demandeurs mineurs et leur fille aînée pourraient également étudier à Tripoli.

[30] Les demandeurs contestent désormais la décision de la SAR devant la Cour, mais seulement en ce qui a trait au deuxième volet du test de la PRI, soit qu’il serait déraisonnable pour eux de se relocaliser à Tripoli en raison, notamment, des contraintes socio-économiques existantes au Liban. À l’audience, les demandeurs ont indiqué qu’ils ne contestaient plus la décision de la SAR selon laquelle Tripoli serait un endroit sécuritaire pour eux.

V. Question en litige et norme de contrôle

[31] La présente demande de contrôle judiciaire soulève une seule question : est-ce que la décision de la SAR selon laquelle les demandeurs n’ont pas la qualité de réfugiés puisqu’ils ont une possibilité de refuge interne [PRI] à Tripoli est raisonnable?

[32] La norme de contrôle applicable portant sur la crédibilité et l’évaluation de la preuve est celle de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Huruglica, 2016 CAF 93 (CanLII) au para 35; Ali c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 688 (CanLII) au para 5; Acikgoz c. Canada (Citoynneté et Immigration), 2018 CF 149; Durojaye c. M.C.I., 2020 CF 700, au para 6). Ainsi, selon cette norme, il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au para 100) [Vavilov].

[33] Aux paragraphes 87 et 106 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada [CSC] précise que la norme de la décision raisonnable tient compte à la fois du résultat de la décision et du raisonnement du tribunal, et que celui-ci doit respecter les contraintes juridiques propres à l’exercice de sa compétence, notamment examiner la preuve et les arguments portés devant lui. La décision sera raisonnable si ses motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16 [Newfoundland Nurses]).

[34] Dans l’arrêt Société canadienne des postes c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, la CSC précise que :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[35] À ce titre, au paragraphe 97 de Vavilov, la CSC précise qu’il faut d’abord lire les motifs de la décision sujette au contrôle judiciaire et tenter de « relier les points » présents dans les motifs:

[97] En effet, l’arrêt Newfoundland Nurses est loin d’établir que la justification donnée par le décideur à l’appui de sa décision n’est pas pertinente. Cet arrêt nous enseigne plutôt qu’il faut accorder une attention particulière aux motifs écrits du décideur et les interpréter de façon globale et contextuelle. L’objectif est justement de comprendre le fondement sur lequel repose la décision. Nous souscrivons aux observations suivantes du juge Rennie dans l’affaire Komolafe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 431, au para 11 (CanLII) :

L’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la [cour] toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés, ni ne l’autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. C’est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle. Il est ironique que l’arrêt Newfoundland Nurses, une affaire qui concerne essentiellement la déférence et la norme de contrôle, soit invoqué comme le précédent qui commanderait [à la cour] ayant le pouvoir de surveillance de faire le travail omis par le décideur, de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées. C’est appliquer la jurisprudence à l’envers. L’arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de [révision] de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées.

[Je souligne.]

[36] Comme l’indique la CSC au para 91 de Vavilov, s’appuyant sur le para 16 de l’arrêt Newfoundland Nurses, les motifs du décideur ne doivent pas être évalués selon la norme de la perfection. Le fait que les motifs ne font pas référence à tous les arguments ou détails que la Cour siégeant en révision aurait voulu que le décideur considère spécifiquement, ne constitue pas un motif distinct permettant à la Cour d’intervenir. Au contraire, la Cour doit plutôt analyser les motifs de façon globale et contextuelle.

[37] Enfin, eu égard à l’exercice de sa compétence dans la détermination d’une PRI, la SAR et la SPR possèdent une expertise en matière d’immigration et la Cour doit faire preuve d’une grande déférence à l’égard de ses conclusions sur le deuxième volet du test de la PRI, surtout puisque celles-ci constituent des conclusions de faits (Kaisar c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 789 aux para 11-12, 19) [Kaisar].

A. Arguments des parties

[38] Les demandeurs prétendent que la conclusion de la SAR selon laquelle ils pourraient se réinstaller à Tripoli est déraisonnable et n’appartient pas aux issues possibles et acceptables eu égard aux faits et au droit applicable. Ils soumettent que l’examen de toutes les circonstances au sens des décisions Rasaratnam c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1991 CanLII 13517 (CAF), [1992] 1 CF 706 (CA) [Rasaratnam] et Thirunavukkarasu c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 CF 589 (CA) [Thirunavukkarasu] n’a pas été effectué par la SAR, ce qui rend sa décision déraisonnable.

[39] Ils soutiennent que dans l’analyse du deuxième volet de la PRI, la SAR a omis de considérer les possibilités réelles de travail dans la ville de Tripoli pour le demandeur principal. Ils précisent que la preuve objective démontre que la situation socio-économique au Liban s’est détériorée dans les dernières années au point où la santé et la sécurité de leur famille seraient compromises advenant un retour. Il serait difficile pour le demandeur principal et son épouse de se trouver un emploi et un logement étant donné le taux de chômage très élevé. Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas examiné toutes les circonstances et qu’elle n’a pas expliqué pourquoi elle n’a pas tenu compte de toute la preuve.

[40] Pour sa part, le défendeur soutient que la décision de la SAR est bien fondée en faits et en droit, est raisonnable et ne contient aucune erreur justifiant l’intervention de la Cour. Le défendeur précise que les demandeurs citent la preuve documentaire générale sans toutefois faire référence à leur situation personnelle, ni en expliquant pourquoi leur vie ou leur sécurité pourrait être mise en danger par leur relocalisation dans la PRI proposée.

B. La décision de la SAR est raisonnable

[41] La SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’il existait un risque sérieux de persécution et qu’il ne serait pas déraisonnable pour eux de se relocaliser dans la PRI proposée, advenant un retour au Liban.

[42] La PRI est inhérente à la définition du terme « réfugié ». La protection internationale est une mesure de dernier recours et n’est offerte à un demandeur d’asile que si son pays de citoyenneté ne peut lui assurer une protection adéquate sur l’ensemble de son territoire (Mansour c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 40 au para 36).

[43] D’ailleurs, tel que le rappelle le juge Blanchard dans Carrasco Baldomino c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1270 au para 28, une conclusion relative à l’existence d’une PRI est déterminante et suffisante pour disposer d’une demande d’asile.

[44] Un test à deux volets a été élaboré par la Cour d’appel fédérale dans Rasaratnam c. Canada (M.E.I.), [1992] 1 CF 706 (CA) (voir aussi Thirunavukkarasu) pour déterminer s’il existe une PRI. On les résume habituellement par les propositions suivantes :

  1. Le tribunal administratif doit être persuadé, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’y a aucune possibilité sérieuse que le demandeur d’asile sera persécuté dans la région où la PRI est envisagée;

  2. Les conditions qui ont cours dans ladite région doivent être telles qu’il n’est pas déraisonnable compte tenu de l’ensemble des circonstances que le demandeur d’asile y trouve refuge.

[45] Chacun des deux volets doit être établi pour qu’il soit possible de conclure à l’existence d’une PRI (Hamid c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 145 au para 30; Olusola c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799, au para 9).

[46] Il est bien établi qu’en matière de PRI, le fardeau de preuve appartient aux demandeurs d’asile. Ainsi, en l’espèce, les demandeurs doivent démontrer qu’il n’y a aucune autre région au Liban qui est sécuritaire et qu’ils risquent sérieusement d’être persécutés partout au pays. Par ailleurs, s’il y a une région qui serait sécuritaire, les demandeurs doivent établir qu’il serait objectivement déraisonnable pour eux, considérant leur profil, de se prévaloir de cette PRI compte tenu de toutes les circonstances (Thirunavukkarasu au para 10; Salaudeen v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 39 au para 26; Manzoor-Ul-Haq c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1077 au para 24; Feboke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 155 aux para 43–44; Djeddi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1580, au para 23) [Djeddi].

[47] En l’espèce, les demandeurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau quant aux deux volets du test.

(1) Premier volet du test : il n’est pas contesté que la décision de la SAR est raisonnable

[48] Devant la Cour, les demandeurs ont concédé que la conclusion de la SAR quant au premier volet du test de la PRI n’était pas déraisonnable. Cette demande de contrôle judiciaire porte donc uniquement sur le deuxième volet du test de la PRI.

(2) Deuxième volet du test : la décision de la SAR quant au deuxième volet est raisonnable

[49] En ce qui concerne le second volet du test de la PRI, comme l’explique la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ranganathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CAF) au para 15 (voir aussi Akewushola v. Canada (Citizenship and Immigration), 2023 FC 67 aux para 12-14), les demandeurs devaient démontrer, selon la prépondérance de probabilités et à l’aide d’une preuve réelle et concrète, l’existence de conditions qui mettraient en péril leur vie et leur sécurité s’ils devaient se relocaliser dans la PRI proposée :

[15] Selon nous, la décision du juge Linden, pour la Cour d'appel, indique qu'il faille placer la barre très haute lorsqu'il s'agit de déterminer ce qui est déraisonnable. Il ne faut rien de moins que l'existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d'un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr. De plus, il faut une preuve réelle et concrète de l'existence de telles conditions. L'absence de parents à l'endroit sûr, prise en soi ou conjointement avec d'autres facteurs, ne peut correspondre à une telle condition que si cette absence a pour conséquence que la vie ou la sécurité du revendicateur est mise en cause. Cela est bien différent des épreuves indues que sont la perte d'un emploi ou d'une situation, la diminution de la qualité de vie, le renoncement à des aspirations, la perte d'une personne chère et la frustration des attentes et des espoirs d'une personne.

[Je souligne.]

[50] Le fardeau de démontrer qu’une PRI est déraisonnable dans un cas donné incombe donc au demandeur d’asile et est très élevé (Elusme c. Canada, 2020 CF 225 au para 25; Singh c. Canada, 2021 CF 341 au para 33; Djeddi,aux para 34, 35). Tel que statué par la Cour d’appel fédérale dans Ranganathan au paragraphe 11, « le défaut d’un revendicateur de satisfaire à ses obligations quant au fardeau de la preuve ne peut être imputé à la Commission et se transformer en faute de la Commission. »

[51] Ainsi, pour démontrer qu’une PRI est déraisonnable, un demandeur ne peut simplement alléguer qu’il ou elle perdrait son emploi ou aurait une diminution de qualité de vie. Une telle situation ne peut rencontrer le seuil du deuxième critère. À l’inverse, dans l’arrêt Thirunavukkasaru à la page 597 (voir aussi Ranganathan au para 13), la Cour d’appel fédérale donne quelques exemples de situations que l’on ne pourrait exiger d’un demandeur et qui par conséquent pourraient être considérés comme déraisonnables, puisqu’elles mettraient en péril sa vie :

Ainsi, le demandeur du statut est tenu, compte tenu des circonstances individuelles, de chercher refuge dans une autre partie du même pays pour autant que ce ne soit pas déraisonnable de le faire. Il s'agit d'un critère souple qui tient compte de la situation particulière du demandeur et du pays particulier en cause. C'est un critère objectif et le fardeau de la preuve à cet égard revient au demandeur tout comme celui concernant tous les autres aspects de la revendication du statut de réfugié. Par conséquent, s'il existe dans leur propre pays un refuge sûr où ils ne seraient pas persécutés, les demandeurs de statut sont tenus de s'en prévaloir à moins qu'ils puissent démontrer qu'il est objectivement déraisonnable de leur part de le faire. »

[…]

La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ne peut pas être seulement supposée ou théorique; elle doit être une option réaliste et abordable. Essentiellement, cela veut dire que l'autre partie plus sûre du même pays doit être réalistement accessible au demandeur. S'il y a des obstacles qui pourraient se dresser entre lui et cette autre partie de son pays, le demandeur devrait raisonnablement pouvoir les surmonter. On ne peut exiger du demandeur qu'il s'expose à un grand danger physique ou qu'il subisse des épreuves indues pour se rendre dans cette autre partie ou pour y demeurer. Par exemple, on ne devrait pas exiger des demandeurs de statut qu'ils risquent leur vie pour atteindre une zone de sécurité en traversant des lignes de combat alors qu'il y a une bataille. On ne devrait pas non plus exiger qu'ils se tiennent cachés dans une région isolée de leur pays, par exemple dans une caverne dans les montagnes, ou dans le désert ou dans la jungle, si ce sont les seuls endroits sûrs qui s'offrent à eux. Par contre, il ne leur suffit pas de dire qu'ils n'aiment pas le climat dans la partie sûre du pays, qu'ils n'y ont ni amis ni parents ou qu'ils risquent de ne pas y trouver de travail qui leur convient. S'il est objectivement raisonnable dans ces derniers cas de vivre dans une telle partie du pays sans craindre d'être persécuté, alors la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays existe et le demandeur de statut n'est pas un réfugié.

En conclusion, il ne s'agit pas de savoir si l'autre partie du pays plaît ou convient au demandeur, mais plutôt de savoir si on peut s'attendre à ce qu'il puisse se débrouiller dans ce lieu avant d'aller chercher refuge dans un autre pays à l'autre bout du monde. Ainsi, la norme objective que j'ai proposée pour déterminer le caractère raisonnable de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est celle qui se conforme le mieux à la définition de réfugié au sens de la Convention. Aux termes de cette définition, il faut que les demandeurs de statut ne puissent ni ne veuillent, du fait qu'ils craignent d'être persécutés, se réclamer de la protection de leur pays d'origine et ce, dans n'importe quelle partie de ce pays. Les conditions préalables de cette définition ne peuvent être respectées que s'il n'est pas raisonnable pour le demandeur de chercher et d'obtenir la protection contre la persécution dans une autre partie de son pays.

[Je souligne.]

[52] Afin de se décharger de son fardeau de prouver qu’il serait déraisonnable d’exiger qu’un demandeur se relocalise dans une PRI puisque sa vie et sa sécurité seraient en péril, le demandeur doit faire la preuve d’un impact personnalisé. En d’autres mots, le demandeur ne peut s’appuyer que sur des conditions générales qui existent dans son pays d’origine (Garcia Cuevas c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1478 au para 31 [Garcia]; Arabambi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 98 aux paras 38, 40-42 [Arabambi]; Limones Munoz c. Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 1051 au para 47).

[53] En l’espèce, les demandeurs plaident devant cette Cour que dans sa décision, la SAR se contente d’indiquer que l’instabilité actuelle au Liban ne rend pas déraisonnable le rétablissement des demandeurs à Tripoli, sans commenter ni référer à la documentation pertinente qui lui a été soumise au sujet de cette question.

[54] Particulièrement, les demandeurs allèguent que la SAR n’a pas considéré leurs représentations à l’effet que les conditions sociaux-économiques au Liban sont telles qu’un retour au Liban mettrait en péril leur vie et leur sécurité. Plus spécifiquement, ils allèguent qu’il leur serait impossible de se trouver un emploi et de se loger en raison de la crise sociale, politique et économique. Selon les demandeurs, la SAR n’a donc pas justifié sa décision selon le critère établi dans Vavilov et démontre par le fait même que son analyse est déraisonnable (au para 133; Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), [1999] 1 CF 53, 157 FTR, aux para 16-17) [Cepeda].

[55] D’abord, il est important de noter que devant la SAR, les demandeurs n’ont soumis que ce qui suit à l’appui de leurs prétentions. Ainsi, au paragraphe 24 de leur mémoire, les demandeurs soutiennent que :

[24] D'autre part, la SPR ne tient pas compte du facteur religieux dans son analyse de la possibilité de refuge interne à Tripoli, une ville à majorité musulmane alors que les clivages et affrontements religieux y sont très présents et documentés (Voir Onglet 12.2, Point 3, Cartable de documentation). La SPR ne considère pas les possibilités réelles de travailler pour l'appelant dans cette ville alors que le Liban vit une crise sociale, économique, financière et politique qui rend très difficile sinon impossible l'obtention d'un emploi, et le fait que le pouvoir d'achat est presque réduit à néant même pour ceux qui travaillent ce qui rendrait une relocalisation dans cette région non seulement difficile, mais dangereuse pour la famille (voir Onglets 1.8, 2.1, 7. 6 et 7.7 du Cartable de documentation). La conclusion de la SPR (para 50) n'est tout simplement pas fondée sur la preuve présentée et s'écarte de la raisonnabilité. Dans Moïse e. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 93, au para 20, la Cour mentionne que la SPR a « l'obligation de référer aux éléments de preuve qui, à première vue, contredisent ses conclusions et d'expliquer en quoi ces éléments de preuve n'ont pas eu pour effet de modifier lesdites conclusions ». Il s'agit d'une autre erreur révisable.

[56] Fort de ces représentations écrites, la SAR a statué que :

  • - Quant au deuxième volet de l’analyse de la PRI, les informations contenues dans le Cartable national de documentation sur le Liban ne démontrent pas qu’il serait déraisonnable pour les demandeurs de s’établir à Tripoli. Rien dans la preuve ne démontre que les chrétiens au Liban font l’objet d’actes de violence ciblés du fait de leur appartenance religieuse. En fait, la preuve documentaire indique plutôt que les relations entre les communautés religieuses sont habituellement amicales.

  • - La SAR précise que bien que l’instabilité politique et les problèmes économiques qui sévissent au Liban puissent rendre le rétablissement des demandeurs plus difficile, cela ne fait pas en sorte qu’il soit déraisonnable pour eux de s’y installer.

  • - D’ailleurs, rien dans la preuve ne laisse sous-entendre que les demandeurs ne pourraient se trouver un emploi et un logement, étant donné leurs caractéristiques personnelles, et plus précisément leur expérience de travail.

[57] Devant la Cour, les demandeurs soutiennent qu’ils ont rempli leur fardeau de preuve en démontrant que la documentation objective du CND établit clairement que les conditions de vie sont très difficiles au Liban. Ils ont fait référence à deux nouveaux onglets du CND sur le Liban, soient les onglets 2.3 et 11.5, qu’ils n’ont pas spécifiquement porté à l’attention de la SAR (ni de la SPR). Un examen de ces documents cités par les demandeurs dans leur mémoire démontre qu’il y a en effet des problèmes sociaux-économiques au Liban, notamment une hausse du taux de chômage et de la pauvreté, une dévaluation monétaire, ainsi qu’un système de soins de santé en crise. La preuve présentée porte sur la situation générale ayant cours au Liban.

[58] Cependant, ces onglets ne démontrent qu’une preuve généralisée, au Liban dans son ensemble. Il n’y a donc aucune preuve ciblée de la situation dans une grande ville comme à Tripoli, ni aucune preuve démontrant des difficultés existantes à Tripoli qui rendraient la relocalisation des demandeurs déraisonnable en ce sens qu’elle mettrait leur vie et leur sécurité en péril.

[59] Selon les demandeurs, il est évident à la lumière des conditions actuelles existant au Liban que ces conditions compromettraient non seulement la possibilité pour eux de se trouver un emploi, mais qu’elles compromettraient également leur santé et leur sécurité advenant un retour.

[60] Cependant, les demandeurs n’ont pas fait la preuve d’un impact personnalisé s’ils doivent se rétablir à Tripoli. En réponse à cette critique, les demandeurs soutiennent que les conditions sont si catastrophiques présentement au Liban qu’il serait superflu de leur demander d’indiquer comment celles-ci s’appliqueraient à eux personnellement. De plus, ils plaident qu’une telle preuve a été faite devant la SAR puisque le profil des demandeurs est en preuve : l’âge et la scolarité de M. Mansour et de Mme Attieh.

[61] Ils ont aussi soulevé la question de l’accessibilité aux soins de santé au Liban. Les demandeurs ont alors précisé qu’ils avaient un enfant handicapé et que cette preuve avait été faite durant l’audience devant la SPR. Mme Attieh a témoigné qu’elle pouvait désormais travailler au Canada, chose qu’elle ne pouvait pas faire à Saïda puisqu’elle devait consacrer tout son temps à s’occuper de l’enfant handicapé.

[62] Malheureusement, je ne peux pas accepter les arguments des demandeurs. D’abord, dans ses motifs, la SAR a elle-même cité des onglets du CND qui n’avaient pas été cités par les demandeurs, démontrant qu’elle a bien examiné toute la preuve devant elle. Par ailleurs, il est important de noter que la SPR a aussi considéré des onglets du CND qui n’avaient pas été cités par les demandeurs devant elle, tout en concluant que le deuxième volet du test de la PRI n’avait pas été rencontré. Pour sa part, la SAR a révisé la décision de la SPR.

[63] Bien que la SAR n’ait pas référé spécifiquement aux onglets cités par les demandeurs dans ses représentations écrites, la SAR est présumée avoir considéré l’ensemble de la preuve au dossier et le défaut de citer un onglet du CND en particulier n’est pas un motif suffisant pour permettre à la Cour d’intervenir (Garcia, au para 31; Kaisar, au para 22; Cepeda, aux para 16-17).

[64] Comme l’indique la CSC dans Newfoundland Nurses au para 16, un tribunal n’a pas à faire référence à tous les arguments ou détails que la cour siégeant en révision aurait voulu lire. La Cour ne pourra intervenir que lorsque la SAR omet de considérer et de citer un document qui contredit sa conclusion.

[65] Comme l’explique la Juge Aylen dans la décision Barril c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 400 au para 17 :

Les décideurs doivent à tout le moins traiter des éléments de preuve pertinents qui contredisent directement leurs conclusions. La Cour peut inférer qu’un décideur a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments de preuve dont il disposait du fait qu’il n’a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve qui lui avaient été présentés qui se rapportaient à la conclusion et qui laissaient entrevoir une issue différente [voir Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 934 au para 40; Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), [1998] ACF nº 1425 au para 15].

[66] Les onglets cités par les demandeurs tant devant la SAR que devant cette Cour portent sur des conditions générales au Liban, mais n’est pas particularisée à Tripoli, la PRI envisagée. Or, les conditions générales d’un pays ou d’une grande région décrites dans le CND ne rendent pas en soi une PRI déraisonnable (Arabambi, aux paras 38, 40-42; Kaisar, au para 23). Les onglets cités par les demandeurs ne contredisent donc pas la conclusion de la SAR ni de la SPR avant elle et, par conséquent, la Cour ne peut pas intervenir à cet égard.

[67] Ensuite, en l’espèce, les demandeurs n’ont déposé aucune preuve personnalisée de leur capacité à se trouver un emploi et à se loger à Tripoli. Lors de l’audience, ils ont soumis que leur scolarité et leur âge pourraient les désavantager. Par contre, les demandeurs ne se sont pas déchargés de leur fardeau de preuve de démontrer qu’il y a un manque de logement et qu’il serait difficile de trouver du travail étant donné leur bagage d’expérience actuel, mettant ainsi leur vie en péril à Tripoli. Il n’y a d’ailleurs aucune preuve nous permettant de déterminer en quoi une relocalisation à Tripoli pourrait empêcher les demandeurs de se trouver un emploi là-bas puisque la seule preuve déposée concerne le pays en général et non la ville de Tripoli.

[68] Par exemple, je rappelle que M. Mansour est un ancien policier, une fonction très honorable et importante, qui pourrait l’avantager afin d’obtenir un emploi à Tripoli. Selon le dossier certifié du tribunal, il a 15 années de scolarité au total. Mme Attieh a un diplôme d’études secondaires et a maintenant une expérience de travail dans une garderie (ce qu’elle n’avait pas avant) qui pourrait lui être bénéfique dans une recherche d’emploi à Tripoli. Or, la SAR conclut que « tenant compte des caractéristiques personnelles des appelants, et notamment leur expérience de travail, rien n’indique qu’ils ne pourraient y trouver un emploi et y trouver un logement » [Je souligne].

[69] Pour ce qui est du handicap de l’enfant, là encore, et bien qu’il soit vrai que ce fait fut mentionné devant la SPR, les demandeurs n’ont soumis aucune preuve devant la SPR quant aux besoins spécifiques de leur enfant handicapé ni de l’inaccessibilité de ces soins spécifiques à Tripoli. Ainsi, il est impossible pour la Cour de déterminer s’il y aurait des conséquences négatives advenant une relocalisation à Tripoli.

[70] Je note que l’onglet 11.5 du CND cité par les demandeurs devant la Cour (mais qui n’a pas été cité devant la SAR) explique que les hôpitaux sont sous pression et que certains médicaments ne sont pas disponibles. Or, une preuve de la situation des services de santé en général au Liban n’est pas suffisante. Dans la décision Solis Mendoza c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 203 aux para 48-53, dans laquelle les demandeurs avaient déposé deux rapports médicaux, la Cour a jugé que bien qu’il fallait considérer cette preuve, celle-ci ne démontrait pas ce qui arriverait si les demandeurs devaient se relocaliser à l’endroit proposé pour la PRI.

[71] Enfin, la situation du handicap de l’enfant n’a pas été soulevée dans le mémoire des demandeurs tant devant la SAR que devant cette Cour. Cet argument ne fut soulevé que devant la SPR et encore là, de façon rapide et non détaillée, ainsi que devant la Cour. Or, dans la mesure où cet argument avait été primordial à la position des demandeurs, ils devaient le soulever davantage, à l’aide d’une preuve précise, crédible et tangible. Malheureusement, ce ne fut pas le cas. La question des soins médicaux nécessaires, et de leur inaccessibilité à Tripoli, n’a fait l’objet d’aucune discussion ou argumentaire devant la SAR. Je ne peux donc pas reprocher à la SAR de ne pas avoir considéré certains éléments qui n’ont pas été soulevés par les demandeurs devant elle, surtout qu’aucune preuve concluante ne fut déposée sur le sujet.

[72] Comme l’indique le juge Pamel dans Saliu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 167 au para 57 [Saliu], la Cour ne peut pas : « reprocher à la SPR ni à la SAR de ne pas avoir pris en compte des questions qui n’ont pas été soulevées par les demandeurs. En fin de compte, il ne revient ni à la SPR ni à la SAR de passer au crible le CND pour chercher les raisons pour lesquelles une PRI proposée est déraisonnable » (voir aussi Idugboe c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 FC 334 aux para 64-65). Comme l’argument des soins médicaux n’a pas été soulevé devant la SAR, cette Cour ne peut pas l’examiner maintenant (Constant c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 990 au para 25; Saliu,au para 58).

[73] Ce commentaire s’applique aussi à la question de l’emploi et du logement. Faute de preuve personnalisée, il ne revenait pas à la SAR de « passer au crible le CND » afin de déterminer si les demandeurs pourraient ou non se relocaliser à Tripoli. Ce fardeau appartenait aux demandeurs et ils ne s’en sont pas déchargés.

[74] Dans la décision Singh c. Canada (Citoynneté et Immigration), 2023 CF 6, le Juge Lafrenière précise à son tour :

[34] En ce qui a trait au deuxième volet du test, la SAR a constaté qu’aucun argument n’avait été avancé par le demandeur pour indiquer en quoi la SPR aurait erré dans son analyse de ce deuxième volet, soit le caractère raisonnable de la PRI. Après sa propre analyse, la SAR a conclu que la conclusion de la SPR était correcte.

[35] En l’espèce, il était raisonnable de conclure que le demandeur puisse s’installer dans les PRI proposées, compte tenu de sa situation personnelle, pour les raisons suivantes.

[36] Le demandeur n’a pas offert de nouvelle preuve ou de nouveaux arguments permettant d’établir qu’il lui serait impossible de travailler ou plus généralement de subvenir à ses besoins dans les PRI proposées. Que ce soit sur la base de ses expériences professionnelles en Inde ou à l’étranger, ou de sa langue, laquelle est parlée dans les deux régions proposées, la vie du demandeur n’est clairement pas mise en péril par cette relocalisation dans l’une ou l’autre des PRI. Même s’il avait offert une preuve convaincante à cet égard, le fait d’avoir de la difficulté à se trouver un travail ne rend pas une PRI déraisonnable.

[37] Aucun argument particulier ou preuve documentaire contraire pouvant soulever un doute quant à l’évaluation de la SAR portant sur la PRI n’a été avancé par le demandeur. Avec égards, son argumentation est laconique et de surcroît déficiente.

[Je souligne.]

[75] Dans sa décision, la SAR a conclu que les demandeurs ne se sont pas déchargés du seuil élevé à rencontrer, n’ayant pas démontré que la PRI à Tripoli serait déraisonnable pour eux. Elle précise entre autres que bien que l’instabilité politique et les problèmes économiques puissent rendre le rétablissement des demandeurs à Tripoli plus difficile, cela ne fait pas en sorte qu’il soit déraisonnable.

[76] Bien que je ne suis pas lié par cette décision, la SAR a récemment discuté de la situation d’une PRI au Liban dans la décision X, Re, 2020 CarswellNat10045. Dans cette décision, la SAR affirme que:

19 L'appelant avance que, d'après les nouveaux éléments de preuve présentés en appel, la crise économique, financière et sécuritaire au Liban fait en sorte qu'il n'est pas sûr pour lui de retourner où que ce soit au Liban. Il soutient qu'il ne pourra pas y obtenir un emploi convenable, des soins de santé, un logement et y trouver la sécurité. Dans de telles circonstances, la réinstallation proposée serait dûment sévère.

20 L'instabilité politique et l'effondrement de l'économie sont des difficultés auxquelles se heurte le pays tout entier. Cela peut rendre la réinstallation plus difficile, mais cela n'établit pas, selon la prépondérance des probabilités, que celle-ci serait trop sévère. La preuve ne démontre pas que l'appelant, qui est chiite, qui est très instruit et qui parle l'arabe, ne sera pas en mesure de trouver un emploi, un logement et de refaire sa vie dans l'un ou l'autre des endroits proposés comme PRI, qui sont tous les deux de grands centres urbains, ni que les conditions y sont telles qu'elles mettraient en péril sa vie et sa sécurité.

[Je souligne.]

[77] En l’espèce, selon moi, il n’était pas déraisonnable pour la SAR d’entériner la conclusion de la SPR avant elle et de statuer qu’en « tenant compte des caractéristiques personnelles des [demandeurs], et notamment leur expérience de travail, rien n’indique qu’ils ne pourraient y trouver un emploi et un logement. Rien ne démontre non plus que les [enfants] ne pourraient étudier à Tripoli. » (au para 39 de la décision). Selon moi, les demandeurs n’ont tout simplement pas été en mesure de rencontrer leur lourd fardeau et de démontrer que leur relocalisation à Tripoli serait déraisonnable puisqu’elle mettrait en péril leur vie et leur sécurité.

[78] La Décision démontre de façon transparente et intelligible que la SAR a directement tenu compte de la preuve documentaire dans son ensemble. Les motifs de sa décision possèdent les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité. La Décision est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur administratif est assujetti (Djeddi, au para 40).

[79] Pour conclure, les arrêts de la Cour d’appel fédérale dans Thirunavukkarasu et Ranganathan imposent un fardeau de preuve très lourd aux demandeurs, qu’ils n’ont pas été en mesure de rencontrer. Dans l’arrêt Ranganathan, la Cour d’appel fédérale explique les raisons pour quoi la Cour ne doit pas réduire la portée de ce fardeau :

[16] Il y a au moins deux motifs qui font qu'il est important de ne pas baisser la barre. Premièrement, comme notre Cour l'a dit dans Thirunavukkarasu [à la page 599], la définition de réfugié au sens de la Convention exige que « les demandeurs de statut ne puissent ni ne veuillent, du fait qu'ils craignent d'être persécutés, se réclamer de la protection de leur pays d'origine et ce, dans n'importe quelle partie de ce pays ». En d'autres mots, ce qui fait qu'une personne est un réfugié au sens de la Convention, c'est sa crainte d'être persécutée par son pays d'origine, quel que soit l'endroit où elle se trouve dans ce pays. Le fait d'élargir ou de rabaisser la norme d'évaluation du caractère raisonnable de la PRI dénature de façon fondamentale la définition de réfugié: on devient un réfugié sans avoir la crainte d'être persécuté et du fait que la vie au Canada serait meilleure sur le plan matériel, économique et affectif que dans un endroit sûr de son propre pays.

[17] Deuxièmement, il s'ensuit une certaine confusion en brouillant la distinction entre les revendications du statut de réfugié et les demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire. Il s'agit là de deux procédures qui correspondent à des considérations et à des objectifs différents. Comme le juge Rothstein l'a déclaré dans Kanagaratnam, à la page 133:

Bien que, dans le sens le plus général, la politique canadienne en matière de statut de réfugié se fonde peut-être sur des considérations humanitaires, cette terminologie dans la Loi sur l'immigration et les procédures suivies par les agents sous le régime de cette loi a pris une connotation particulière. La question des considérations humanitaires est normalement soulevée après qu'il a été déclaré qu'un requérant n'est pas un réfugié au sens de la Convention. L'omission par le tribunal d'examiner des considérations humanitaires dans sa décision en matière de statut de réfugié au sens de la Convention n'était pas une erreur.

En fait, les lignes directrices portant sur les demandes fondées sur des raisons d'ordre humanitaire sont à la fois généreuses et souples: voir le Guide de l'immigration (1999), chapitre 6, Demandes d'établissement présentées au Canada pour des considérations humanitaires (CH), aux pages 13 à 32. Selon moi, elles sont certainement assez larges pour aider l'intimée au cas où elle présenterait une telle demande. Plus on laisse les raisons d'ordre humanitaire intervenir dans le cadre des revendications du statut de réfugié, plus la procédure applicable aux réfugiés se confond avec la procédure propre à la prise en compte des raisons d'ordre humanitaire. En conséquence, les chances augmentent que le concept de persécution que l'on trouve dans la définition du réfugié soit en pratique remplacé par le concept d'épreuve.

[Je souligne.]

[80] En l’espèce, la Cour est bien au fait qu’un enfant souffrant d’un handicap est impliqué; et il ne fait aucun doute que le handicap de l’enfant est un facteur pertinent. Par contre, encore une fois, aucun argument ni preuve ne fut déposé sur la nature du handicap, sur la nécessité d’obtenir des soins particuliers, ou sur la disponibilité ou non de ces soins à Tripoli. Aucune preuve ne démontre que cette raison particulière rendrait la relocalisation des demandeurs à Tripoli déraisonnable au sens qu’elle mettrait en péril leur vie et leur sécurité.

[81] Faire droit à la demande des demandeurs sur les besoins particuliers de l’enfant viendrait confondre les deux procédures discutées par la Cour d’appel fédérale dans Ranganathan, soit celle du statut de réfugié et celle d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaires, laquelle repose sur ses critères et objectifs propres, et qui n’est pas devant la Cour.

[82] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[83] Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3628-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

[en blanc]

« Guy Régimbald »

En blanc/In

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3628-22

INTITULÉ :

CHARBEL MANSOUR, MARIE ATTIEH, CHRISTA MANSOUR, MARITA MANSOU, MAROUN GIO MANSOUR c LE MINISTRE DE LA CITOYONNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 JANVIER 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RÉGIMBALD

DATE DES MOTIFS :

LE 2 MARS 2023

COMPARUTIONS :

Me Jacques Beauchemin

POUR LES DEMANDEURS

Me Julien Primeau-Lafaille

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jacques Beauchemin

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.