Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20240320


Dossier : IMM-3260-22

Référence : 2023 CF 308

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 mars 2024

En présence de monsieur le juge Régimbald

ENTRE :

OSAHENOME EHIGIATOR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Osahenome Ehigiator, est une citoyenne du Nigéria. Elle craint d’être persécutée ou d’être maltraitée par son ex-partenaire, dont elle a été victime de violence familiale. Les mauvais traitements allégués auraient notamment joué un rôle dans la mort tragique de leur fils en bas âge. La crainte de persécution alléguée par la demanderesse est fondée sur son appartenance à un groupe social particulier, à savoir les femmes victimes de violence familiale, groupe reconnu au chapitre 4 – Motifs de persécution – Lien – Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (cisr.gc.ca) (Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Directives données par le président en application de l’alinéa 159(1)h) de la Loi sur l’immigration : Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe : 13 novembre 1996) [les Directives numéro 4].

[2] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 11 mars 2022 [la décision], par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] rendue le 24 septembre 2021, selon laquelle la demanderesse n’est ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2011, c 27 [la LIPR]. La SAR a convenu avec la SPR que la demande d’asile de la demanderesse n’était pas crédible.

[3] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Après avoir examiné le droit applicable et la preuve dont disposait la SAR, je ne suis pas convaincu que la décision de cette dernière satisfait à la norme de la décision raisonnable. À mon avis, la décision n’explique pas pourquoi la SAR a accordé très peu, voire aucun poids, à la preuve objective démontrant que la demanderesse avait été victime de violence familiale. La SAR était tenue de soupeser l’ensemble de la preuve, de façon globale et contextuelle, dans son processus décisionnel et d’expliquer pourquoi les autres éléments de preuve objectifs ne pouvaient pas rétablir la crédibilité de la demanderesse en ce qui concerne sa crainte alléguée; ce qu’elle n’a pas fait correctement.

[4] Devant la SPR, la demanderesse avait déposé en preuve deux rapports médicaux du Nigéria indiquant qu’elle avait dû se rendre à l’hôpital à deux reprises en raison de ce qu’elle prétendait être des incidents distincts de violence familiale de la part de son ex-partenaire, l’un de ces incidents ayant entraîné le décès de leur fils en bas âge, qui aurait été blessé au cours d’une agression conjugale. La demanderesse avait également produit le témoignage d’un pasteur, qui avait déclaré qu’elle avait quitté sa maison et s’était réfugiée dans une église parce qu’elle était victime de violence familiale. L’église lui a offert un refuge et, lorsque les menaces de son partenaire sont devenues insupportables, elle a organisé plusieurs collectes de fonds pour l’aider financièrement à quitter le pays et à se rendre au Canada. Enfin, la demanderesse avait présenté en preuve un rapport médical rédigé par une médecin canadienne qui indiquait qu’elle souffrait de dépression sévère, qu’elle prenait des médicaments et que cela pourrait nuire à sa capacité de témoigner.

[5] La SAR a rejeté la crédibilité de la demanderesse en raison de deux contradictions dans son témoignage concernant les éléments de preuve contenus dans les deux rapports médicaux nigérians. Il lui était loisible de le faire. Cependant, la SAR ne pouvait pas rejeter sans explication les autres éléments de preuve objectifs, y compris les renseignements contenus dans ces mêmes rapports médicaux nigérians qui indiquaient que, malgré les contradictions, le récit des mesures prises par la demanderesse parce qu’elle avait une crainte subjective d’être persécutée en raison de la violence familiale dont elle était victime pouvait être objectif et cohérent.

[6] Il y a lieu de noter que les deux rapports médicaux nigérians indiquent expressément que la demanderesse s’était présentée à l’hôpital parce qu’elle aurait subi de la violence familiale. La SAR a choisi de s’appuyer sur certaines parties de ces deux rapports médicaux pour rejeter la crédibilité de la demanderesse, mais elle n’a pas expliqué pourquoi d’autres parties des mêmes rapports médicaux indiquant la raison des deux hospitalisations n’étaient pas crédibles.

[7] En outre, des éléments de preuve non contestés démontraient que la demanderesse avait bel et bien quitté son domicile et s’était réfugiée dans une église en raison de la violence familiale qu’elle subissait. La SAR a rejeté ces éléments de preuve, car il ne s’agissait pas d’une preuve directe susceptible de rétablir la crédibilité de la demanderesse à l’égard des deux contradictions soulevées concernant les rapports médicaux nigérians. Ce faisant, elle n’a pas expliqué pourquoi le témoignage direct du pasteur concernant les menaces continues de l’ex-partenaire, qui ont incité l’église à recueillir des fonds pour aider la demanderesse à partir pour le Canada, n’était ni pertinent ni fiable.

[8] Enfin, la SAR a mentionné que le « traumatisme » vécu par la demanderesse ne pouvait expliquer les contradictions dans son témoignage. Cependant, la SAR disposait d’un rapport médical récent du Canada indiquant que la demanderesse avait reçu un diagnostic de dépression sévère et qu’elle prenait actuellement des médicaments. Dans les circonstances, ce rapport médical mentionnait que la demanderesse était une personne vulnérable et qu’elle [traduction] « pouvait avoir de la difficulté à raconter en détail le traumatisme qu’elle a vécu, car elle se plaint d’être distraite et de manquer de concentration [et que] [l]es troubles de la mémoire et de la concentration sont des symptômes courants chez les personnes souffrant de dépression ». La SAR a pris note du rapport médical, mais n’a pas expliqué pourquoi cette preuve médicale récente ne peut justifier les contradictions dans le témoignage de la demanderesse. Elle s’est simplement appuyée sur le rapport pour déterminer que la demanderesse n’était pas une « personne vulnérable » au sens des Directives numéro 8 (CISR, Directives numéro 8 du président : Procédures concernant les personnes vulnérables qui comparaissent devant la CISR; date d’entrée en vigueur : 15 décembre 2006; Directives données par le président en application de l’alinéa 159(1)h) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés) [les Directives numéro 8].

[9] À mon avis, la SAR a rendu sa décision sur la base d’un examen sélectif de la preuve et n’a pas expliqué pourquoi elle avait accordé peu de poids, voire aucun poids, à certains éléments de preuve. Je dois donc renvoyer l’affaire à un autre commissaire de la SAR pour qu’il rende une nouvelle décision.

II. Contexte

[10] La demanderesse est une citoyenne du Nigéria. Son ex-partenaire, Obi Emeka [l’ex‑partenaire], est un policier nigérian. Ils ont commencé à cohabiter en septembre 2015, et la demanderesse est tombée enceinte de leur enfant.

[11] Le 3 janvier 2016, la demanderesse a appris que son ex-partenaire avait déjà deux épouses et deux fils avec l’une d’elles. Confronté au sujet de ces mariages, il a menacé de battre la demanderesse et a révélé qu’il était membre de la confrérie Aye. Selon le point 7.27 du cartable national de documentation [le CND] sur le Nigéria, la confrérie Aye est une secte secrète créée dans les années 1970 pour protéger la nature essentielle de la culture africaine. La secte est finalement devenue un groupe criminel organisé qui commet des actes de violence au Nigéria et à l’étranger.

[12] L’ex-partenaire était une personne contrôlante, qui interdisait à la demanderesse de rendre visite à sa famille et à ses amis et lui interdisait de sortir lorsqu’il était au travail. Pendant la période de cohabitation, il aurait infligé des sévices sexuels, physiques et affectifs à la demanderesse.

[13] Le ou vers le 22 février 2016, l’ex-partenaire a battu la demanderesse parce qu’il l’a trouvée en train de parler à des voisins. Après cette agression, la demanderesse, qui était enceinte, a eu des saignements et a commencé à craindre de perdre son bébé. Elle s’est donc rendue à l’hôpital vers 19 h 15.

[14] Selon le rapport médical du Nigéria, la demanderesse était à moitié consciente à son admission. Elle a dit au médecin qu’elle était enceinte de 38 semaines et qu’elle avait été [traduction] « battue par son mari ». On lui a administré des antibiotiques, des analgésiques et un hématinique, on lui a prescrit un repos strict au lit et on lui a demandé de revenir pour une visite de suivi dans les deux semaines suivantes. Le rapport médical n’indique pas clairement la date de l’admission à l’hôpital; il n’y a qu’une mention de l’heure : 19 h 15. Il indique par contre qu’elle a obtenu son congé le 22 février 2016.

[15] À son retour de la clinique, la demanderesse a appelé la police. À leur arrivée, les policiers ont vu l’ex-partenaire et auraient déclaré qu’il s’agissait d’une question familiale et que, par conséquent, la demanderesse devait être respectueuse envers son partenaire.

[16] Après cet incident, la mère de la demanderesse a tenté de l’amener à la maison familiale pour l’aider parce qu’elle était enceinte, mais l’ex-partenaire a refusé.

[17] Le fils de la demanderesse est né le 5 avril 2016. Une semaine plus tard, la demanderesse a quitté l’hôpital et s’est installée chez ses parents. Cependant, le 15 avril 2016, l’ex-partenaire, accompagné de collègues policiers, s’est rendu chez ses parents et l’a forcée à retourner chez lui.

[18] En décembre 2016, la demanderesse a décidé de retourner au travail, car son ex-partenaire ne lui donnait presque pas d’argent pour subvenir à ses besoins et à ceux de son fils. L’ex‑partenaire a menacé de la tuer si elle le faisait.

[19] Le 15 janvier 2017, la demanderesse a tout de même décidé de retourner à son ancien lieu de travail, malgré les menaces qu’elle avait reçues de son ex-partenaire. Elle a pris des dispositions pour que sa mère s’occupe de son fils pendant qu’elle travaillait.

[20] Le même jour, après le travail, l’ex-partenaire est rentré chez lui avant la demanderesse et, alors qu’elle entrait dans la maison avec son fils emmailloté sur le dos, il a commencé à la battre.

[21] Le bébé a été blessé au cours de la dispute. La demanderesse et l’ex-partenaire ont transporté leur fils d’urgence à l’hôpital. Selon le rapport médical, le bébé est arrivé avec [traduction] « des blessures multiples parce qu’il est tombé du dos de sa mère lors d’une dispute entre les deux parents ». On lui a diagnostiqué des côtes cassées.

[22] Le 19 janvier 2017, comme le bébé présentait des complications liées à ses blessures, la demanderesse l’a de nouveau amené à l’hôpital pendant que son ex-partenaire était au travail. Il est décédé plus tard dans la journée.

[23] Après cet événement, la demanderesse est retournée vivre chez ses parents et, à la mi-février 2017, l’ex-partenaire a commencé à exiger qu’elle retourne chez eux et a menacé de la tuer lorsqu’elle a refusé. La police a été appelée sur les lieux et s’est entretenue avec l’ex-partenaire, mais il n’a pas été arrêté.

[24] Après cet incident, un groupe d’hommes inconnus a harcelé la demanderesse et la maison de ses parents a été attaquée à deux reprises au cours de la nuit. Vu les menaces reçues, la mère de la demanderesse a demandé l’aide de leur pasteur, le pasteur Osahon.

[25] Le 30 mars 2017, la demanderesse est allée vivre à l’église. Le pasteur Osahon a expliqué, dans sa lettre qui a été produite en preuve devant la SPR, que la demanderesse était venue à l’église pour chercher refuge [traduction] « parce qu’elle avait été battue à répétition par son petit ami ». Il a ensuite déclaré dans sa lettre qu’il l’avait présentée à un agent de voyage, M. Ogbede, [traduction] « quand les menaces de son mari sont devenues insupportables ». Le pasteur Osahon a mentionné que [traduction] « l’église avait dû faire plusieurs collectes de fonds pour aider [la demanderesse] à quitter le pays, de sorte que son mari ne la tue pas après la mort de son bébé ».

[26] Le 14 novembre 2017, la demanderesse est entrée au Canada en franchissant illégalement la frontière, puis elle a présenté une demande d’asile.

III. Décision de la SPR

[27] La SPR a conclu que la demanderesse ne s’était pas acquittée de son fardeau d’établir qu’il existait une possibilité sérieuse qu’elle soit persécutée pour l’un des motifs prévus dans la Convention au titre de l’article 96 de la LIPR. Elle a également conclu que, selon la prépondérance des probabilités, la demanderesse ne serait pas personnellement exposée à une menace à sa vie, à un risque de traitements ou peines cruels et inusités ou à un risque d’être soumis à la torture si elle retournait au Nigéria, aux termes du paragraphe 97(1) de la LIPR.

[28] Il est important de mentionner qu’au cours de l’audience devant la SPR, la demanderesse a eu quelques difficultés à témoigner. Elle a dit être extrêmement stressée et nerveuse du début à la fin, qu’elle ne comprenait que très peu l’anglais (un interprète était nécessaire) et qu’il avait fallu faire quatre pauses afin de lui donner le temps nécessaire pour se ressaisir.

[29] La SPR a rejeté la crédibilité de la demanderesse en raison d’incohérences entre son témoignage et son exposé circonstancié. Elle a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, la confusion de la demanderesse quant à l’heure à laquelle elle s’est rendue à l’hôpital le 22 février 2016 et la divergence entre le témoignage de la demanderesse concernant les blessures de son fils et le rapport médical minaient sa crédibilité.

[30] La demanderesse a déclaré qu’elle avait été admise le 22 février 2016 vers minuit, alors que le rapport médical indiquait qu’elle avait été admise vers 19 h 15. De plus, la demanderesse a déclaré que son fils avait été blessé par un coup de poing de son ex-partenaire, tandis que le rapport médical indiquait que l’enfant était tombé de son dos pendant la dispute. La SPR a conclu que les incohérences minaient sa crédibilité et ne découlaient pas d’un problème de mémoire.

[31] La SPR s’est principalement appuyée sur ces deux contradictions dans le témoignage pour rejeter la crédibilité de la demanderesse ainsi que sa demande. Elle a ensuite conclu que tous les autres éléments de preuve corroborants n’avaient aucun poids et ne permettaient pas de rétablir la crédibilité de la demanderesse.

IV. Décision de la SAR

[32] Après avoir effectué un examen indépendant du dossier, la SAR a jugé que la SPR avait correctement conclu que la demanderesse n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Elle a jugé que, selon la prépondérance des probabilités, la demanderesse n’avait pas fourni d’éléments de preuve suffisants, crédibles ou dignes de foi pour démontrer le bien-fondé de sa demande.

[33] La SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans l’application des Directives numéro 8. Elle a jugé que la SPR avait pris des mesures d’adaptation pour la demanderesse en lui accordant des pauses pour lui donner l’occasion de se ressaisir et en lui permettant de présenter ses arguments à la reprise de l’audience. Elle a précisé que, même si la lettre d’une médecin mentionnait que la demanderesse était une personne vulnérable, rien n’indiquait que cela renvoyait à la définition du mot « vulnérable » dans les Directives numéro 8, car cette question ne peut être tranchée que par la SPR ou sur demande d’un avocat.

[34] La SAR a également conclu qu’aucune demande n’avait été présentée à la SPR pour que la demanderesse soit désignée comme une personne vulnérable, comme l’exigent les règles de ce tribunal. Elle a précisé que, même si les Directives numéro 8 indiquent que la SPR « peut agir de sa propre initiative » pour désigner un demandeur comme une personne vulnérable, cette décision relève de son pouvoir discrétionnaire. En l’absence de demande à cet effet ou d’une opposition au début de l’audience, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en exerçant son pouvoir discrétionnaire et en tenant l’audience sans que la demanderesse soit désignée comme une personne vulnérable.

[35] La SAR a également tiré une inférence défavorable quant à la crédibilité en ce qui a trait au témoignage incohérent et évolutif de la demanderesse concernant sa présence à l’hôpital et la cause du décès de son fils.

[36] La SAR a examiné la possibilité que les contradictions dans le témoignage de la demanderesse soient attribuables à [traduction] « un traumatisme, une dépression ou des problèmes de mémoire ou de concentration ». Elle a toutefois conclu que, selon la prépondérance des probabilités, il y avait trop d’incohérences dans le témoignage de la demanderesse.

[37] La SAR a d’abord conclu qu’il n’était pas crédible que la demanderesse ne se souvienne pas si son fils avait reçu des coups de poing ou était tombé de son dos pendant l’épisode de violence familiale, le 15 février 2017, jusqu’à ce que la SPR le lui fasse remarquer. Elle a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle la contradiction dans le témoignage de la demanderesse concernant les événements qui ont mené au décès de son fils a miné sa crédibilité, car « le fait que son fils a été frappé et que [la demanderesse] l’a transféré de son dos ne présente pas la même implication que le fait que son fils a été frappé, est tombé et a été ramassé avant d’être emmené à l’hôpital ». Pour cette raison, la SAR n’a accordé aucun poids au témoignage de la demanderesse concernant l’incident qui se serait produit le 15 janvier 2017. La SAR a conclu que sa difficulté à expliquer les incohérences ne pouvait s’expliquer par le « traumatisme » qu’elle a vécu.

[38] Ensuite, la SAR a rejeté la crédibilité de la demanderesse parce que son témoignage présentait des incohérences en ce qui concerne le moment où elle a été admise à l’hôpital lors du deuxième incident de violence familiale qui serait survenu alors qu’elle était enceinte. Le rapport médical du Nigéria indique que la demanderesse a été admise à l’hôpital à 19 h 15 et qu’elle était [traduction] « à moitié consciente ». Aucune date d’admission n’est inscrite, mais il est indiqué que la demanderesse a reçu son congé de l’hôpital le 22 février 2016. La SAR a conclu que la demanderesse avait été directe en affirmant à maintes reprises que l’incident était survenu vers minuit et qu’elle s’était rendue à l’hôpital immédiatement, alors que le rapport médical indiquait qu’elle était arrivée à l’hôpital à 19 h 15.

[39] Encore une fois, la SAR a jugé que la confusion de la demanderesse ne résultait pas d’un problème de mémoire ou d’un traumatisme. De l’avis de la SAR, ses déclarations catégoriques selon lesquelles elle s’était rendue à l’hôpital démontraient que la demanderesse était incapable de relater avec exactitude une allégation centrale de sa demande d’asile.

[40] Compte tenu de ces deux contradictions, la SAR a conclu que la demanderesse n’était pas crédible.

[41] En outre, la SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur dans l’appréciation des lettres d’appui.

[42] Premièrement, la SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en n’accordant aucun poids à la lettre du pasteur de la demanderesse. Toutefois, elle n’a pas jugé que cette erreur était fatale à la décision de la SPR, puisque cette lettre ne contenait pas d’information qui résolvait les problèmes de crédibilité que la SPR avait relevés en ce qui concerne les allégations centrales de la demande d’asile de la demanderesse. En fait, la SAR a accordé peu de poids à la lettre parce que le pasteur n’avait pas indiqué qu’il avait été personnellement témoin des incidents de violence familiale et que ses déclarations ne permettaient pas de pallier les incohérences dans le témoignage de la demanderesse concernant les événements du 22 janvier 2016 et du 15 février 2017.

[43] Deuxièmement, la SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en n’attribuant aucun poids aux lettres produites par la sœur et l’ancien employeur de la demanderesse, car elles contenaient des renseignements qui corroboraient certains aspects de la demande de la demanderesse. Cependant, encore une fois, la SAR n’a pas jugé que cette erreur était fatale à la décision de la SPR, puisqu’aucune de ces lettres ne permettait de pallier les incohérences liées aux deux incidents de violence familiale mentionnés plus haut, qui étaient au cœur de la demande d’asile de la demanderesse.

[44] Il convient de souligner que, dans sa décision, la SAR ne mentionne pas avoir tenu compte des Directives numéro 4, même si la SPR les a mentionnées.

[45] Devant la Cour, la demanderesse soutient que les conclusions de la SAR sont déraisonnables. Elle affirme que la SAR a commis une erreur dans son application des Directives numéro 8. La demanderesse soutient en outre que la SAR a commis une erreur en tirant des conclusions défavorables quant à la crédibilité d’une manière abusive et arbitraire, en se fondant sur des considérations non pertinentes ou sans tenir compte de l’ensemble de la preuve dont elle disposait.

V. Questions en litige et norme de contrôle

[46] La question générale est de savoir si les conclusions de la SAR sont raisonnables.

[47] Les parties conviennent que la question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]).

[48] Dans la décision Romhaine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 534, où l’application des Directives numéro 8 était également en jeu, le juge Shore a conclu, au paragraphe 22, que la norme de la décision raisonnable s’appliquait.

[49] Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable exige de la cour de révision qu’elle fasse preuve de déférence envers le décideur, et qu’elle interprète les motifs de façon globale et contextuelle (au para 97). La Cour doit tenir compte du résultat de la décision et du raisonnement sous-jacent afin de s’assurer que la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, aux para 15, 95, 136). Le contrôle judiciaire n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » (au para 102). Le décideur n’est pas tenu de répondre à tous les arguments ni de mentionner chacun des éléments de preuve – en fait, il est présumé avoir examiné tous les éléments de preuve et les arguments au dossier (aux para 127-128).

[50] Toutefois, lorsque le décideur passe sous silence une question essentielle, ou lorsque des éléments de preuve au dossier contredisent ses conclusions de fait et que ces éléments ne sont pas pris en compte ni évalués, il devient impossible pour la cour de révision de « relier les points » et de dresser un portrait raisonnable de la situation (aux para 97, 128).

[51] Dans de tels cas, la Cour « peut inférer qu’un décideur a tiré la conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments de preuve dont il disposait du fait qu’il n’a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve dont il était saisi et qui se rapportaient à la conclusion et qui suggéraient une issue différente » (Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 934 au para 40; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF), [1998] ACF no 1425 au para 15; Barril c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 400 au para 17). Comme il est indiqué au paragraphe 126 de l’arrêt Vavilov : « Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. »

[52] L’annulation d’une décision parce que les motifs ne mentionnaient pas des éléments de preuve contradictoires essentiels ne constitue pas un « contrôle déguisé selon la norme de la décision correcte », pas plus que l’application d’un « critère à l’aune duquel » la cour peut évaluer les motifs du décideur (voir Hiller c Canada (Procureur général), 2019 CAF 44 au para 14). Il s’agit plutôt d’une conclusion selon laquelle le décideur ne s’est peut-être pas attaqué de façon significative aux questions et aux éléments de preuve clés et n’était peut-être pas attentif et sensible à la question qui lui était soumise (Vavilov, aux para 83, 125-128). Par conséquent, la décision ne possède pas les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, parce qu’elle n’explique pas de manière transparente et intelligible la raison pour laquelle un facteur important n’a pas été évalué, ou parce qu’elle démontre que le décideur n’a pas tenu compte d’éléments de preuve, d’arguments ou de motifs pertinents.

[53] Lorsqu’un décideur n’a pas expliqué comment il a évalué un facteur important, la Cour ne devrait pas élaborer ses propres motifs pour combler la « lacune fondamentale » ou corriger l’« analyse déraisonnable », parce que cela empiéterait sur les pouvoirs du décideur (Vavilov, aux para 87, 96). Elle devrait simplement renvoyer la décision au tribunal administratif, « faire abstraction du fondement erroné de la décision et [ne pas] y substituer sa propre justification du résultat » (Vavilov, au para 96; Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2 aux para 26-28), tout en s’abstenant de substituer la conclusion qu’elle aurait préférée à celle du tribunal administratif.

[54] En l’espèce, je conclus que la SAR n’a pas pris en compte et correctement évalué les éléments de preuve pertinents. Comme je l’explique plus loin, la SAR n’a pas expliqué de manière transparente et intelligible pourquoi des éléments de preuve importants ont été écartés ou n’ont pas été évalués. Je renverrai donc la décision à la SAR pour un examen plus approfondi.

VI. Analyse

A. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son application des Directives numéro 8 du président : Procédures concernant les personnes vulnérables qui comparaissent devant la CISR?

[55] La demanderesse soutient que la SPR a commis une erreur en n’appliquant pas correctement ses propres Directives numéro 8. Son avocate fait valoir que, même si la première conseil de la demanderesse n’a pas présenté de demande afin de la faire désigner comme une personne vulnérable en vue de l’audience devant la SPR, la SPR avait le pouvoir d’agir de sa propre initiative et aurait dû le faire.

[56] Le défendeur soutient que la SAR a raisonnablement conclu que la SPR avait pris des mesures d’adaptation pour la demanderesse en lui accordant des pauses afin de lui donner l’occasion de se ressaisir. Il avance également que la SPR a dûment tenu compte de la lettre produite par la médecin canadienne indiquant que la demanderesse était plutôt vulnérable. Même si elle n’a pas désigné la demanderesse comme une « personne vulnérable » comme il était recommandé dans la lettre, la SPR l’a considérée comme telle, a tenté de la mettre à l’aise le plus possible et a tenu compte du stress inhérent au témoignage.

[57] Le défendeur affirme en outre qu’en accordant des pauses, la SPR a respecté le droit de la demanderesse d’être entendue. Il soutient également que la conseil de la demanderesse aurait pu demander un ajournement de l’audience si cela avait été nécessaire. De plus, rien dans la lettre n’indique que la demanderesse est incapable de comprendre la procédure.

[58] En ce qui concerne le déroulement de l’audience, je conclus que la SPR a raisonnablement suivi le processus énoncé dans les Directives numéro 8 pour les personnes vulnérables au cours de l’audience. Selon l’article 4.2 des Directives numéro 8, la CISR dispose d’un large pouvoir discrétionnaire qui lui permet d’adapter les procédures aux besoins particuliers d’une personne vulnérable et, dans la mesure où le permet la loi, elle peut prendre en compte la vulnérabilité d’une personne par différents moyens, notamment les suivants :

  1. permettre à la personne vulnérable de fournir des éléments de preuve par vidéoconférence ou par d’autres moyens;

  2. permettre à une personne de lui fournir son appui en participant à une audience;

  3. créer un décor plus informel pour une audience;

  4. varier l’ordre de l’interrogatoire;

  5. exclure de l’audience les personnes qui ne sont pas parties au cas;

  6. assigner un décideur et un interprète d’un sexe particulier;

  7. expliquer le processus de la CISR à la personne vulnérable;

  8. permettre toute autre adaptation d’ordre procédural raisonnable dans les circonstances.

[59] Les Directives numéro 8 contiennent également une définition claire de ce qu’est une personne vulnérable :

2. Définition d’une personne vulnérable

2.1 Pour l’application des présentes directives, une personne vulnérable s’entend de la personne dont la capacité de présenter son cas devant la CISR est grandement diminuée. Elle peut, entre autres, être atteinte d’une maladie mentale; être mineure ou âgée; avoir été victime de torture; avoir survécu à un génocide et à des crimes contre l’humanité; il peut aussi s’agir d’une femme qui a été victime de persécution en raison de son sexe.

[…]

2.3 Les personnes qui comparaissent devant la CISR trouvent souvent le processus difficile pour diverses raisons, notamment à cause des contraintes de langue et de culture et parce qu’elles ont peut-être vécu des expériences traumatisantes qui sont à l’origine d’une certaine vulnérabilité. Les procédures de la CISR ont été conçues pour reconnaître la nature même du mandat de la CISR qui, de façon inhérente, fait intervenir des personnes pouvant être vulnérables. Dans tous les cas, la CISR prend des mesures pour assurer l’équité des procédures. Les présentes directives abordent des difficultés qui vont au-delà de celles auxquelles se heurtent habituellement la plupart des personnes qui comparaissent devant la CISR. Elles visent les personnes qui éprouvent des difficultés particulières et qui doivent faire l’objet de considérations spéciales sur le plan procédural dans le traitement de leur cas. Elles s’appliquent aux cas de vulnérabilité les plus sévères.

[Non souligné dans l’original.]

[60] La demanderesse a demandé le statut de réfugié au Canada parce qu’elle avait été victime de violence familiale et qu’elle avait perdu son enfant pour cette raison. Les événements qu’elle avait vécus au Nigéria ont donc pu nuire à sa capacité de présenter son cas devant la SPR, et elle aurait probablement pu satisfaire à la définition de personne vulnérable.

[61] Bien que ces directives ne soient pas contraignantes, la SAR avait l’obligation d’en tenir compte en l’espèce, car divers éléments indiquaient que leur application était nécessaire (Sebok c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1107 au para 14 [Sebok]). Comme il est mentionné au paragraphe 43 de la décision Hilary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 51 [Hilary], le conseil est « le mieux placé pour porter à l’attention de la Commission la vulnérabilité particulière d’une personne pouvant nécessiter une certaine adaptation d’ordre procédural. Cependant, la Commission peut également agir de sa propre initiative (section 7.4). »

[62] Toutefois, il est aussi mentionné au paragraphe 42 de cette décision que « [l]a SAI n’a pas la responsabilité première d’identifier les appelants qui sont particulièrement vulnérables », tel qu’indiqué au paragraphe 19(1) des Règles de la Section d’appel de l’immigration, DORS/2002-230 [les Règles]. Cette responsabilité repose donc sur le conseil du demandeur, et le ministre a également l’obligation d’en informer la Section d’appel de l’immigration « s’il croit qu’un représentant devrait être commis d’office à l’appelant parce que celui‑ci n’est pas en mesure de comprendre la nature de la procédure ».

[63] Au cours de l’audience devant la Cour, l’avocate de la demanderesse a donné des exemples clairs d’autres mesures d’adaptation qui auraient dû être accordées à sa cliente devant la SPR. Par exemple, elle a soutenu que davantage de renseignements auraient pu être fournis à la commissaire ou qu’il aurait fallu modifier l’ordre des interrogatoires.

[64] Néanmoins, à mon avis, comme la première conseil de la demanderesse n’a pas demandé de mesures d’adaptation particulières devant la SPR, et comme la SPR a reconnu la situation et a accordé quatre (4) pauses à la demanderesse au cours de l’audience, elle s’est raisonnablement conformée aux obligations qui lui incombaient au titre des Directives numéro 8.

[65] Il est également important de mentionner que les Directives visent à assurer un certain niveau de sensibilité, d’empathie et de respect à l’égard de la réalité du demandeur d’asile, mais pas une audience parfaite. Comme l’a indiqué le juge Mosley au paragraphe 26 de la décision Konecoglu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1370, concernant les Directives numéro 8 :

[26] L’objectif des directives est d’assurer la sensibilité aux difficultés des demanderesses à témoigner dans le contexte de demande d’asile fondée sur le sexe : Manege c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 374 au para 30; citant Juarez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 890 aux para 17‑20. Mais les directives ne peuvent servir à corriger toutes les lacunes dans les éléments de preuve qu’a présentés la demanderesse : Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 625 au para 22.

[…]

[29] La commissaire de la SPR a décrit la demanderesse à un moment de l’audience comme une personne vulnérable. Cependant, aucune demande n’a été présentée par écrit conformément à l’article 50 des Règles de la Section de la protection des réfugiés (DORS/2012-256) pour que la demanderesse bénéficie des mesures d’adaptation offertes aux personnes vulnérables, comme l’a souligné la SAR. Comme la démarche énoncée à l’article susmentionné n’a pas été suivie, la demanderesse ne peut pas faire valoir maintenant que la Commission n’a pas appliqué les directives.

[30] On pourrait y voir une application rigide d’une formalité. Cependant, la demanderesse n’a fait état d’aucune mesure d’adaptation précise qu’elle aurait demandée à l’audience et qui lui aurait été refusée. En outre, la véritable question consistait à savoir si les questions de la SPR étaient [traduction] « condescendantes, dévalorisantes et méprisantes à l’égard du traumatisme et des allégations de violence conjugale et sexuelle », comme le soutient la demanderesse. La SAR a pu procéder à un examen complet du dossier de la SPR et des extraits de l’audience qu’a présentés la demanderesse. À la lumière de son examen, la SAR a conclu que la demanderesse a en fait été questionnée avec sensibilité et respect. Je ne vois rien dans le dossier qui permette de modifier la conclusion qui précède selon la norme de la décision raisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[66] En l’espèce, comme je l’explique plus haut, aucune mesure d’adaptation particulière n’a été demandée par la conseil au moment de l’audience devant la SPR, et la SPR a traité la demanderesse avec sensibilité et respect.

B. La SAR a-t-elle rendu une décision déraisonnable en tirant des conclusions défavorables quant à la crédibilité, d’une manière abusive et arbitraire, en se fondant sur des considérations non pertinentes ou sans tenir compte de l’ensemble de la preuve dont elle disposait?

[67] La demanderesse soutient que la SAR a déraisonnablement écarté la preuve. Par exemple, elle affirme que la SAR n’a pas tenu compte du rapport médical rédigé par une médecin canadienne expliquant qu’elle souffrait de dépression sévère, qu’elle prenait actuellement des médicaments, qu’elle [traduction] « pouvait avoir de la difficulté à raconter en détail le traumatisme qu’elle a vécu, car elle se plaint d’être distraite et de manquer de concentration [et que] [l]es troubles de la mémoire et de la concentration sont des symptômes courants chez les personnes souffrant de dépression », et que son état pouvait expliquer ses contradictions.

[68] De plus, la demanderesse soutient que la SAR a tout simplement fait preuve d’un zèle excessif dans son analyse et qu’elle a tenté de trouver des contradictions. Ses déclarations selon lesquelles son fils en bas âge a été frappé par son ex-partenaire au lieu d’être tombé de son dos, et qu’elle a été admise à l’hôpital à 19 h 15 (à moitié consciente) et non vers minuit, ne sont pas des contradictions majeures qui nuisent à son récit cohérent selon lequel elle a été victime de violence familiale. Pour la demanderesse, il n’en demeure pas moins que plusieurs rapports médicaux prouvent qu’elle et son fils ont été blessés à la suite d’un incident de violence familiale, et que les simples erreurs relevées par la SPR n’auraient pas dû miner l’ensemble de son témoignage et de sa demande d’asile.

[69] La demanderesse soutient en outre que la SAR aurait dû tenir compte de la lettre produite par sa sœur et lui accorder une valeur probante, car elle corroborait qu’elle avait été victime de violence familiale et que son ex-partenaire intimidait et menaçait toute la famille. La demanderesse fait valoir que la Cour a conclu à plusieurs reprises que les éléments de preuve présentés par des membres de la famille ne peuvent être rejetés pour la simple raison qu’il s’agit de ouï-dire, puisque les membres de la famille sont souvent les mieux placés pour confirmer ce que les demandeurs d’asile ont vécu.

[70] Le défendeur soutient que la décision de la SAR est raisonnable. Dans ses motifs, la SAR a expliqué que le témoignage de la demanderesse sur des questions qui étaient au cœur de sa demande contenait plusieurs incohérences et contradictions et que cela avait miné sa crédibilité. Par exemple, la demanderesse avait contesté l’heure indiquée sur le rapport médical, à laquelle elle aurait été admise à l’hôpital lors d’un incident de violence familiale. À un autre moment, elle avait déclaré que son ex-partenaire avait frappé son fils, tandis que le rapport médical indiquait que le fils était tombé de son dos. Selon le défendeur, la SAR a raisonnablement conclu qu’il n’était pas crédible que la demanderesse ne se souvienne pas précisément de ce qui s’était passé lors d’un événement aussi tragique qui a mené au décès de son fils. Par conséquent, un « traumatisme » ne pouvait pas expliquer sa perte de mémoire.

[71] À mon avis, après avoir examiné le droit applicable et la preuve dont disposait la SAR, je ne suis pas convaincu que la décision satisfait à la norme de la décision raisonnable. Compte tenu de l’intérêt important qui est en jeu pour la demanderesse, la décision n’explique pas pourquoi les éléments de preuve importants qui jouent en sa faveur ont été rejetés ou ne se sont vu accorder qu’un poids minime : « [l]orsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux » (Vavilov, au para 133).

[72] En l’espèce, je ne suis pas convaincu que la SAR a tenu compte de tous les éléments de preuve dont elle disposait. Comme la Cour suprême l’a déclaré au paragraphe 126 de l’arrêt Vavilov : « Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. »

[73] Le juge Aylen a mentionné ce qui suit au paragraphe 17 de la décision Barril c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 400 :

[17] Les décideurs doivent à tout le moins traiter des éléments de preuve pertinents qui contredisent directement leurs conclusions. La Cour peut inférer qu’un décideur a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments de preuve dont il disposait du fait qu’il n’a pas mentionné dans ses motifs certains éléments de preuve qui lui avaient été présentés qui se rapportaient à la conclusion et qui laissaient entrevoir une issue différente [voir Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 934 au para 40; Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 au para 15] […]

[74] C’est ce qui s’est produit dans la présente affaire. Bien que je sois d’accord pour dire que la SAR est présumée avoir soupesé l’ensemble de la preuve et qu’elle n’est pas tenue de mentionner chaque document, elle ne peut passer sous silence ou écarter des éléments de preuve pertinents qui contredisent la conclusion de fait du décideur (voir Rajput c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 65 au para 25) [Rajput]. La SAR était plutôt tenue d’expliquer pourquoi elle n’a accordé que peu de poids, voire aucun poids, aux éléments de preuve contradictoires et pourquoi elle a préféré, compte tenu de ces éléments contradictoires, rejeter la crédibilité de la demanderesse. La décision manque donc de justification, de transparence et d’intelligibilité et doit être renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[75] Plus précisément, la SAR a effectué une analyse sélective et a écarté des éléments de preuve contradictoires pertinents. Comme l’a déclaré le juge Brown au paragraphe 32 de la décision Aslan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1165, un décideur ne peut pas se concentrer sur « un aspect » d’un élément de preuve particulier, « mais [...] complètement écart[er] le fait non contesté ». En l’espèce, ce « fait non contesté » est que la demanderesse a été victime de violence familiale, puisqu’il existe d’autres éléments de preuve objectifs à l’appui de cette conclusion, mais que la SAR ne les a pas évalués.

[76] Premièrement, la SAR s’est appuyée sur deux rapports médicaux du Nigéria pour conclure que la demanderesse n’était pas crédible. Toutefois, elle n’a pas examiné ces rapports médicaux nigérians de manière globale et contextuelle et n’a pas accordé de poids aux autres parties de ces documents qui expliquaient que la demanderesse s’était rendue à l’hôpital à deux reprises en raison d’incidents de violence familiale.

[77] Deuxièmement, la SAR a écarté les éléments de preuve objectifs produits par la sœur et le pasteur de la demanderesse, ou leur a accordé peu de poids, parce que ces derniers n’étaient pas des témoins « directs » de la violence familiale et parce que ni l’un ni l’autre ne pouvait rétablir la crédibilité de la demanderesse à l’égard des deux problèmes relevés dans son témoignage (les deux contradictions dans les rapports médicaux nigérians concernant l’heure d’admission et les circonstances ayant mené au décès de son fils).

[78] Troisièmement, la SAR n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve produite par la sœur et le pasteur, qui ont tous deux présenté une preuve« directe » des menaces continues et des mesures prises par la demanderesse pour se protéger de son ex-partenaire violent.

[79] Enfin, la SAR n’a pas expliqué pourquoi une lettre récente d’une médecin canadienne, établissant que la demanderesse souffrait d’une dépression sévère l’obligeant à prendre des médicaments et indiquant qu’elle [traduction] « pouvait avoir de la difficulté à raconter en détail le traumatisme qu’elle a vécu, car elle se plaint d’être distraite et de manquer de concentration [et que] [l]es troubles de la mémoire et de la concentration sont des symptômes courants chez les personnes souffrant de dépression », ne pouvait expliquer ses troubles de mémoire. Je m’explique ci-dessous.

1) Les rapports médicaux du Nigéria

[80] Le premier rapport médical indique ce qui suit :

[traduction]
Une patiente de 35 ans a été transportée d’urgence à l’hôpital vers 19 h 15 et avait des antécédents de saignement vaginal découlant d’une agression. À son admission, elle était à moitié consciente.

Signes vitaux : T.37 C P 80 r 20rpm T/A 100/60 mm Hg. RCF-132, HU-38 semaines à la palpation, patiente dit avoir été battue par son mari. Un diagnostic de menace d’avortement spontané a été posé. La patiente a reçu un traitement conservateur : antibiotiques, analgésiques et hématiniques par voie intraveineuse, avec repos strict au lit. Les saignements ont cessé et les signes vitaux sont stables.

L’échographie abdominale a révélé un fœtus viable. La patiente est retournée chez elle dans un état satisfaisant le 22 février 2016.

[Non souligné dans l’original.]

[81] Il n’y a aucune date sur le rapport médical; seulement la date de son retour à la maison, soit le 22 février 2016.

[82] Le deuxième rapport médical du Nigéria est daté du 15 janvier 2017. Il indique ce qui suit :

[traduction]
Le 15 janvier 2017, bébé Jeffrey, un garçon de 9 mois, a été transporté d’urgence dans notre établissement et présentait des blessures multiples dues à une chute du dos de sa mère au cours d’une dispute entre les deux parents.

À l’admission, le bébé avait de la difficulté à respirer, avait de la fièvre au toucher, n’était pas pâle, mais pleurait à l’effort thoracique. Signes vitaux : T. 36,8 C, pouls 108 R.38. A reçu un traitement conservateur. Une radiographie thoracique a révélé une côte cassée.

Des antibiotiques et des analgésiques ont été administrés par voie intraveineuse. Le 17 février 2017, le bébé a obtenu son congé et a été envoyé en consultation à notre centre médical pour une évaluation et une prise en charge plus approfondies.

[Non souligné dans l’original.]

[83] La SAR a accordé du poids à une certaine partie des rapports médicaux nigérians, mais n’a pas tenu compte du reste de ces rapports.

[84] Premièrement, la SAR a accordé une grande importance à la contradiction de la demanderesse quant à l’heure où elle s’était rendue à l’hôpital le 22 février 2016. Elle a mentionné que la demanderesse avait insisté, dans son témoignage, sur le fait qu’elle avait été admise vers minuit et non à 19 h 15, comme l’indique le rapport médical. Elle a donc conclu que, puisque la demanderesse a pu donner un témoignage clair sur ce point, sa mémoire ne lui faisait pas défaut, mais qu’en raison de la contradiction, elle n’était pas crédible.

[85] Cependant, la SAR n’a accordé aucun poids aux autres mentions dans le rapport médical qui expliquent la raison de l’admission de la demanderesse et qu’elle était à moitié consciente à son arrivée. Elle n’a pas expliqué pourquoi il était possible que la demanderesse ne se souvienne pas clairement des événements – elle était à moitié consciente à 19 h 15. Aucune explication n’est également fournie quant à la raison pour laquelle la déclaration du médecin selon laquelle on lui avait dit que l’admission à l’hôpital était attribuable à un incident de violence familiale n’était pas pertinente. Autrement dit, la SAR n’a pas expliqué pourquoi l’heure de l’admission à l’hôpital était si importante, mais que le motif de l’admission évoqué par le médecin, soit la violence familiale, ne l’était pas. En fin de compte, les éléments suivants ne sont pas contestés : 1) la demanderesse s’est rendue à l’hôpital; 2) le seul élément de preuve dont disposait la SAR est que l’admission à l’hôpital était attribuable à un incident de violence familiale.

[86] Deuxièmement, la SAR a accordé du poids à la contradiction de la demanderesse relativement aux événements qui ont mené au décès de son fils. Le rapport médical indique que le bébé [traduction] « est tombé du dos de sa mère lors d’une dispute entre les deux parents ». Au cours de son témoignage, la demanderesse avait déclaré que le bébé avait reçu des coups de poing et qu’elle l’avait rapidement détaché de son dos et transporté dans ses bras. La SPR s’était interrogée sur la divergence entre les deux déclarations, et la demanderesse avait répondu : [traduction] « quand il me frappait et me donnait des coups de poing et tout ça, c’est là que le bébé a été touché. Il a frappé le bébé, et le bébé est tombé de mon dos, vous savez. » Quand on lui a demandé pourquoi elle n’avait pas mentionné que le bébé était tombé de son dos, la demanderesse a répondu : « Je ne sais pas. Je veux dire, je pensais que cela allait être la même implication de ce que j’ai dit avant. » La SAR n’était pas d’accord et était d’avis que « le fait que son fils a été frappé et que [la demanderesse] l’a transféré de son dos ne présente pas la même implication que le fait que son fils a été frappé, est tombé et a été ramassé avant d’être emmené à l’hôpital ».

[87] Cependant, encore une fois, la SAR n’a pas expliqué pourquoi elle rejetait complètement la crédibilité de la demanderesse en se fondant sur une déclaration figurant dans un rapport médical, alors qu’elle n’avait accordé aucun poids à l’autre partie importante du même rapport médical, à savoir que la demanderesse avait été admise à l’hôpital en raison d’une [traduction] « dispute entre les deux parents ». Elle n’a pas expliqué pourquoi cette déclaration faite au médecin n’était pas pertinente. En l’espèce, la preuve montre que la demanderesse et son ex-partenaire ont transporté leur fils d’urgence à l’hôpital ensemble. La présence de l’ex-partenaire pourrait, en soi, être une raison pour laquelle, devant le médecin, les deux parents étaient disposés à dire qu’ils s’étaient disputés, mais pas que l’ex-partenaire avait [traduction] « frappé le bébé » en tentant de donner un coup de poing à la demanderesse.

[88] À mon avis, la SAR a procédé à un examen sélectif des rapports médicaux nigérians et ne les a pas évalués de manière globale et contextuelle. Les rapports médicaux nigérians ont été déposés en preuve. Les deux mentionnaient de manière cohérente des incidents de violence familiale. Avant de rejeter entièrement la crédibilité de la demanderesse en se fondant sur des incohérences dans son témoignage et sur ce que les rapports mentionnent explicitement (des événements qui se sont produits il y a plus de quatre ans), la SAR était tenue d’évaluer correctement les éléments de preuve contradictoires. Elle aurait dû expliquer pourquoi elle préférait rejeter la crédibilité de la demanderesse plutôt que d’accepter le récit contradictoire selon lequel elle était bien victime de violence familiale.

[89] Le juge Gascon a mentionné ce qui suit au paragraphe 23 de la décision Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 :

[23] Troisièmement, la SPR ne peut fonder une conclusion défavorable quant à la crédibilité sur des contradictions mineures qui sont secondaires ou accessoires à la demande d’asile. Le décideur ne doit pas effectuer une analyse trop détaillée ou trop zélée de la preuve. En d’autres mots, toutes les incohérences et invraisemblances ne justifient pas une conclusion défavorable quant à la crédibilité; ces conclusions ne devraient pas se fonder sur un examen « microscopique » de questions sans pertinence ou périphériques eu égard à la demande d’asile (Attakora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1989), 99 NR 168 (CAF), au para 9; Cooper c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 118 [Cooper], au para 4).

[90] En outre, dans la décision Akhtar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 989, la juge Elliott a déclaré ce qui suit :

[60] Bien que les conclusions relatives à la crédibilité commandent la déférence, elles ne sont pas à l’abri d’un contrôle judiciaire : N’kuly c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1121 au para 24. Notre Cour a prévenu les décideurs de ne pas effectuer une analyse trop zélée de la preuve, car elle a reconnu que toutes les incohérences et invraisemblances ne justifient pas une conclusion défavorable quant à la crédibilité : Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 au para 23.

[61] Une revendication du statut de réfugié ne devrait pas être réglée sur la base d’un test de mémoire : Sheikh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 568 (CF) au para 28. Un tel excès de zèle dans l’analyse des questions non pertinentes ou accessoires à la demande d’asile a souvent été jugé déraisonnable par notre Cour : Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 au para 23; Olajide c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 197 au para 13 et la jurisprudence qui y est citée.

[62] En l’espèce, les faits contestés se sont produits au plus fort d’un événement traumatisant. Selon le témoignage des demandeurs, leur domicile familial a été cambriolé à minuit, M. Rafi a été battu et Mme Akhtar et lui ont été menacés, enfermés de force dans une salle de bain et cambriolés sous la menace par des intrus armés. Dans de telles circonstances, je conclus qu’il est déraisonnable d’exiger que leurs souvenirs, sept ans après l’attaque, soient soumis à une telle exigence d’exactitude.

[91] En effet, la demanderesse soutient que sa confusion quant à l’heure exacte à laquelle elle s’est rendue à l’hôpital le 22 février 2016 et quant aux événements du 15 janvier 2017 ne constitue pas des contradictions majeures étant donné le traumatisme qu’elle a vécu. Cela n’aurait pas dû nuire à sa crédibilité au point d’entraîner le rejet de sa demande d’asile. Elle a dû se rendre à l’hôpital au moins deux fois parce qu’elle aurait été victime de violence familiale, et la police n’a rien fait pour la protéger. Cela est corroboré par les éléments de preuve objectifs qui se trouvent à l’onglet 5.1 du CND, qui indiquent que la violence familiale est « endémique » au Nigéria (comme il est mentionné au paragraphe 42 de la décision de la SPR), ainsi que par les rapports médicaux. L’heure exacte où la demanderesse s’est rendue à l’hôpital après s’être fait attaquer n’a pas vraiment d’importance en l’espèce, d’autant plus que le rapport médical indique qu’elle était à moitié consciente lorsqu’elle est arrivée.

[92] Les commentaires du juge Rennie dans la décision Venegas Beltran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1475, concernant les conclusions relatives à la crédibilité, sont pertinents en l’espèce :

[3] L’appréciation de la crédibilité du demandeur à laquelle la Commission s’est livrée était dans une large mesure fondée sur une différence d’une seule journée entre la date à laquelle le demandeur avait signalé à la police les événements à l’origine de sa demande et celle qu’il avait donnée plus tard dans son témoignage de vive voix.

[4] Cette différence n’avait pas d’incidences sur la suite des événements. Elle était sans importance et, étant donné qu’il y a effectivement une différence, on a interrogé le demandeur à ce sujet, et il a confirmé qu’il se souvenait de la date à laquelle il s’était rendu au poste de police, par opposition à la date à laquelle le rapport de la police a été fait, ce qui, dans ces conditions, permettait tout autant de conclure à la crédibilité et à l’honnêteté du demandeur d’asile.

[5] Une explication a également été avancée pour expliquer cette divergence, mais la Commission n’en a pas tenu compte. La Commission s’est néanmoins fondée sur cette différence de date pour conclure que le demandeur avait changé sa version des faits et qu’il n’y avait pas lieu de le croire. La Commission a ainsi décidé d’écarter la plus grande partie des éléments de preuve présentés par la suite, y compris le rapport du protecteur du citoyen et celui du cabinet du procureur général qui corroboraient le témoignage du demandeur d’asile.

[6] L’arbitre des faits doit aborder tous les éléments de preuve avec le même détachement et la même objectivité. Les éléments de preuve portant sur une série ininterrompue de faits survenus à divers moments et à divers endroits qui se recoupent tous de manière fort opportune et dont le témoin se souvient avec clarté et précision devraient être considérés avec la même prudence que le témoignage qui, en raison des nombreuses contradictions qu’il recèle sur des questions cruciales, ne tient pas la route. En résumé, la conclusion tirée en l’espèce au sujet de la crédibilité sur le fondement d’une divergence sans importance, pour laquelle une explication crédible a par ailleurs été fournie, ne saurait résister à un examen suivant le critère de la raisonnabilité.

[Non souligné dans l’original.]

[93] À mon avis, et comme les juges l’ont mentionné dans les décisions Lawani et Akhtar, la SAR a tiré des conclusions générales sur la crédibilité en se fondant sur deux incohérences clés qui, bien qu’elles puissent être importantes, étaient secondaires ou accessoires à la demande d’asile. La conclusion de la SAR sur la crédibilité est exagérément microscopique, d’autant plus que les événements se sont produits il y a plus de quatre ans et dans des circonstances tragiques incroyables.

2) La lettre du pasteur

[94] La lettre écrite par le pasteur Osahon n’est pas datée, mais est signée. Elle indique ce qui suit :

[traduction]
Je, le pasteur Godstime Osahon, étais le pasteur de Mme Osahenome Ehigiator.

Je confirme que le 30 mars 2017, elle est venue à l’église pour y chercher refuge, après avoir été battue à répétition par son mari. Je l’ai présentée à un agent de voyage, M. Ogbede, lorsque les menaces de son mari sont devenues insupportables.

L’église a dû faire plusieurs collectes de fonds pour l’aider à quitter le pays, de sorte que son mari ne la tue pas après la mort de son bébé. Elle a quitté le pays le 27 octobre 2017.

[Non souligné dans l’original.]

[95] La SAR a accordé peu de poids à la lettre du pasteur parce qu’il n’avait pas été personnellement témoin des incidents de violence familiale allégués et que la lettre ne pouvait pas expliquer les deux principales incohérences concernant les incidents de violence familiale ayant mené aux deux hospitalisations mentionnées plus haut.

[96] Cependant, la SAR n’a pas tenu compte de la lettre du pasteur et n’y a accordé aucun poids de manière globale et contextuelle. Elle n’a pas expliqué pourquoi elle ne pouvait accorder aucun poids aux déclarations du pasteur selon lesquelles : 1) la demanderesse était venue lui demander refuge parce qu’elle était victime de violence familiale – un acte extraordinaire en soi; 2) il croyait que la situation était suffisamment grave pour lui offrir un refuge; 3) il a fait plusieurs collectes de fonds à l’église pour aider financièrement la demanderesse à quitter le pays.

[97] La SAR n’a pas expliqué non plus pourquoi la connaissance directe du pasteur, notamment le fait qu’il a décidé d’agir seulement après que « les menaces de son mari sont devenues insupportables » (il doit donc avoir été témoin de ces menaces durant la période où la demanderesse s’est réfugiée à l’église), n’a aucune valeur dans l’évaluation de la question de savoir si la demanderesse craint d’être persécutée par son ex-partenaire (non souligné dans l’original).

3) La lettre de la sœur de la demanderesse

[98] La lettre écrite par la sœur de la demanderesse est signée et datée du 6 avril 2021. Elle énonce ce qui suit :

[traduction]
Je, Mme IMUETIYAN EGUABOR, déclare que Mme Osahenome Ehigiator est ma sœur biologique et qu’Emeka Obi est son petit ami.

Elle a eu un fils avec lui, que M. Emeka Obi a également battu en s’en prenant à sa future épouse (ma sœur). L’enfant est décédé des suites de complications liées à l’agression.

Ma sœur, Mme Osahenome, a été énormément maltraitée par M. Emeka Obi, et ce dernier se sert toujours de son statut de policier pour intimider la famille.

Ma sœur a dû se sauver pour rester en vie.

[99] La demanderesse soutient que la SAR a commis une erreur en accordant peu de poids à la lettre de sa sœur, parce qu’elle contenait des renseignements corroborant les allégations de violence familiale et de menaces de son ex-partenaire envers la famille.

[100] Sur ce premier point, le défendeur fait valoir que la SAR a raisonnablement conclu que la lettre n’avait pas une valeur probante suffisante pour établir les allégations centrales de la demande d’asile de la demanderesse, parce que la sœur n’avait pas été personnellement témoin des événements menant au décès du fils de la demanderesse. De plus, il soutient que cette conclusion était également raisonnable, parce que la demanderesse a fourni un témoignage incohérent et évolutif lorsqu’elle a été interrogée sur les circonstances entourant le décès de son fils.

[101] Le défendeur a également soutenu à l’audience devant la Cour que la demanderesse ne pouvait pas se fonder sur la décision Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 [Magonza], pour faire valoir que les membres de la famille peuvent confirmer la persécution. Selon lui, l’affaire Magonza se distingue de l’espèce sur le plan des faits, car, dans cette affaire, le membre de la famille avait été un témoin direct de l’incident allégué.

[102] D’après la décision Magonza, le témoignage des membres de la famille ne peut être rejeté pour le seul motif qu’il est considéré comme un ouï-dire (voir aussi Bakare c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 967 au para 25), car les membres de la famille sont souvent les mieux placés pour confirmer ce qui est arrivé aux demandeurs d’asile :

[44] Les décideurs dans le domaine de l’immigration ont à de nombreuses occasions rejeté de la preuve produite par des membres de la famille d’un demandeur pour l’unique raison que ces personnes seraient enclines à faire de fausses déclarations, étant donné qu’elles s’intéressaient au bien‑être du demandeur. Notre Cour a statué à maintes reprises que cette position est déraisonnable. Ce faisant, notre Cour s’est montrée consciente des défis que présentait l’obtention d’une preuve de persécution. Dans la vaste majorité des cas, les membres de la famille et les amis du demandeur sont les principaux, voire les seuls, témoins directs d’incidents passés de persécution. Si leur preuve est présumée peu fiable dès le départ, de nombreux cas réels de persécution seront difficiles, sinon impossibles, à prouver. Même si les décideurs sont autorisés à prendre en considération l’intérêt personnel quand ils apprécient des déclarations de cette nature, notre Cour a souvent statué que le rejet total de ce type de preuve pour l’unique motif de l’intérêt personnel était une erreur susceptible de contrôle. Dans la décision Cruz Ugalde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 458, au paragraphe 28, le juge Yves de Montigny (maintenant de la Cour d’appel fédérale) s’est ainsi exprimé :

[…] [J]e ne crois pas qu’il était raisonnable que l’agente accorde à cette preuve une faible valeur probante simplement parce qu’elle émanait des membres de la famille des demandeurs. L’agente aurait sans doute préféré des lettres écrites par des personnes n’ayant aucun lien avec les demandeurs et ne se souciant pas de leur bien‑être. Cependant, il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne n’ayant aucun lien avec les demandeurs soit en mesure de fournir ce genre de preuve à propos de ce qui est arrivé aux demandeurs au Mexique. Les membres de la famille des demandeurs ont été témoins de leur persécution alléguée, alors ce sont les personnes les mieux placées pour témoigner au sujet de ces événements. De plus, comme les membres de leur famille ont eux‑mêmes été ciblés après le départ des demandeurs, il est opportun qu’ils décrivent eux‑mêmes les événements qu’ils ont vécus. Par conséquent, il était déraisonnable que l’agente n’ajoute pas foi à cette preuve simplement parce qu’elle émanait de personnes liées aux demandeurs.

[Non souligné dans l’original.]

[103] En l’espèce, la SAR n’a accordé que peu de poids, voire aucun poids, à la lettre que la sœur de la demanderesse a produite, parce que cette dernière n’avait pas personnellement été témoin de la violence familiale. Cependant, et contrairement à ce qu’affirme le défendeur, elle avait une connaissance directe de la menace. Comme l’a mentionné la SAR, la sœur a produit une lettre dans laquelle elle indique que l’ex-partenaire [traduction] « se sert toujours de son statut de policier pour intimider la famille ». En tant que membre de la famille, la sœur de la demanderesse a été la cible des menaces et peut en témoigner.

[104] À mon avis, la SAR n’a pas commis d’erreur en rejetant la première partie de la lettre. Il lui était loisible de rejeter le passage concernant les événements qui ont mené au décès du fils, car ces renseignements provenaient de la demanderesse, et sa sœur n’avait pas été personnellement témoin des événements (Magonza, au para 43).

[105] Toutefois, en ce qui concerne la deuxième partie de la lettre indiquant que l’ex-partenaire se servait de son statut de policier pour intimider la famille, la SAR a accepté qu’il s’agît d’une preuve directe corroborant l’allégation de violence familiale de la demanderesse. Néanmoins, la SAR n’a accordé aucun poids à cet élément de preuve, car il ne réfutait pas les contradictions contenues dans le témoignage de la demanderesse.

[106] À mon avis, et comme il est mentionné plus haut, l’évaluation de l’ensemble de la preuve par la SAR est déraisonnable en ce qui concerne les contradictions dans le témoignage de la demanderesse. Certes, il lui était loisible d’accorder le poids qu’elle a accordé à la lettre de la sœur, mais la décision de rejeter la valeur probante de cette lettre parce qu’elle ne permettait pas de résoudre les deux principales contradictions concernant le témoignage de la demanderesse était déraisonnable. Dans son réexamen de la preuve, la SAR a le droit de revoir le poids accordé à la lettre de la sœur. Elle peut décider que la lettre, en particulier la deuxième partie, étaye l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle craint d’être victime de violence familiale. Elle pourrait également décider que la lettre de la sœur n’est pas suffisamment probante pour appuyer cette allégation.

4) Les lettres de la médecin canadienne

[107] La lettre fournie par la médecin canadienne, une médecin de famille pratiquant à la Clinique des demandeurs d’asile et des réfugiés, est signée et datée du 12 août 2021. En résumé, elle indique que la demanderesse [traduction] « serait une victime de violence familiale […] a reçu un diagnostic de dépression sévère et a été traitée à l’aide d’antidépresseurs et de trazodone ». Elle [traduction] « doit continuer à prendre des antidépresseurs […] demeure fragile et vulnérable au stress [et il est] difficile de prédire comment elle pourrait réagir lorsque des questions lui seront posées en lien avec l’évaluation de son dossier ».

[108] La médecin a également déclaré dans sa lettre qu’elle s’attendait à ce que la demanderesse puisse [traduction] « avoir de la difficulté à raconter en détail le traumatisme qu’elle a vécu, car elle se plaint d’être distraite et de manquer de concentration ». Elle a ajouté que [traduction] « [l]es troubles de la mémoire et de la concentration sont des symptômes courants chez les personnes souffrant de dépression ».

[109] La médecin a demandé de considérer la demanderesse comme une [traduction] « personne vulnérable et que tout soit fait pour la mettre à l’aise lors de l’évaluation de son cas ». Elle a demandé de [traduction] « garder les renseignements ci-dessus à l’esprit au moment de lui poser des questions ».

[110] La médecin a conclu sa lettre en déclarant que la demanderesse [traduction] « souffre des conséquences émotionnelles de la violence qu’elle a dû endurer dans son pays d’origine ».

[111] Comme le soutient la demanderesse, la preuve médicale est un élément important dont il faut tenir compte. La demanderesse affirme en outre que les incohérences dans son témoignage ont été causées par son incapacité à se souvenir des événements en raison du stress et d’un traumatisme. Elle soutient également que les exemples d’incohérences que la SAR a relevés dans sa décision sont tout simplement exagérés, car ils ne tiennent pas compte de l’état d’esprit dans lequel elle était lorsqu’elle a témoigné.

[112] À mon avis, la SAR n’a pas évalué la preuve médicale et psychologique démontrant que la demanderesse souffrait d’une dépression sévère et qu’elle pouvait [traduction] « avoir de la difficulté à raconter en détail le traumatisme qu’elle a vécu, car elle se plaint d’être distraite et de manquer de concentration [et que] [l]es troubles de la mémoire et de la concentration sont des symptômes courants chez les personnes souffrant de dépression ». La SAR n’explique pourquoi ces éléments de preuve ne sont pas pertinents et ne devraient pas être pris en considération en lien avec l’explication des difficultés et de la confusion de la demanderesse et de son incapacité à fournir un témoignage cohérent et fiable. Comme je le mentionne plus haut, la SAR s’est appuyée sur le rapport médical uniquement pour décider que la demanderesse n’était pas une « personne vulnérable » au sens des Directives numéro 8, mais pas pour justifier les incohérences possibles dans son témoignage.

[113] La SAR était tenue d’expliquer pourquoi elle a écarté cet élément de preuve (Cay c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 759). Plus particulièrement, elle aurait dû mentionner que la lettre indiquait clairement et sans équivoque qu’un problème de santé important nuisait à la capacité de témoigner de la demanderesse. Si la SAR décide de rejeter un élément de preuve ou considère que peu de poids doit lui être accordé, il lui incombe d’en expliquer la raison dans ses motifs (Rojas Luna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 758 au para 20).

[114] De plus, la preuve médicale et psychologique produite et indiquant qu’il serait difficile pour la demanderesse de témoigner en raison de son état mental, mais aussi en raison de la violence familiale dont elle aurait été victime, est compatible avec les Directives numéro 4 – Considérations liées au genre dans les procédures devant la CISR. La jurisprudence regorge d’exemples confirmant la difficulté des femmes à témoigner relativement aux incidents de violence familiale qu’elles ont subis. Par exemple, dans la décision Sebok, la juge Snider a déclaré qu’il peut être plus difficile pour les femmes victimes de violence familiale d’en parler :

[15] Dans les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, la violence conjugale est reconnue comme une circonstance pouvant donner lieu à une crainte de persécution dans le cas des réfugiés. Les Directives renvoient à l’arrêt R c Lavallee, [1990] 1 RCS 852, à la page 873, [1990] ACS no 36 [Lavallee], où la Cour suprême du Canada commente certains mythes et stéréotypes populaires au sujet de la violence conjugale qui sont parfois utilisés à tort pour évaluer la conduite des victimes, par exemple : « Elle était certainement moins gravement battue qu’elle le prétend, sinon elle aurait quitté cet homme depuis longtemps. [Ou, si elle était si sévèrement battue, elle devait rester par plaisir masochiste]. » Selon la juge Wilson, dont les propos ont été adoptés dans les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, les victimes de violence conjugale sont apparemment réticentes « à révéler l’existence ou la gravité des mauvais traitements » (arrêt Lavallee, précité, à la page 885). Toujours selon ces mêmes Directives, le contexte des normes sociales, culturelles, traditionnelles et religieuses devrait être pris en compte. Enfin, les demandes d’asile ne sont pas nécessairement toutes appuyées de documents et devraient donc être évaluées également au regard des circonstances du demandeur d’asile et des personnes qui se trouvent dans une situation semblable.

[Non souligné dans l’original.]

[115] À mon avis, la SAR n’avait pas le droit d’écarter complètement et de passer sous silence le contexte global de la demande d’asile de la demanderesse, d’autant plus qu’il s’agissait de violence familiale. Les Directives numéro 4 et la jurisprudence prévoient qu’un examen plus approfondi était nécessaire avant de rejeter la crédibilité de la demanderesse en raison des incohérences relevées dans son témoignage. Si l’on ajoute à cela la preuve d’une dépression sévère et le fait que la demanderesse pouvait [traduction] « avoir de la difficulté à raconter en détail le traumatisme qu’elle a vécu, car elle se plaint d’être distraite et de manquer de concentration [et que] [l]es troubles de la mémoire et de la concentration sont des symptômes courants chez les personnes souffrant de dépression », la SAR était tenue d’expliquer pourquoi cet élément de preuve n’avait aucune valeur dans son évaluation.

[116] La SAR ne l’a pas fait. Elle n’a pas tenu compte de la preuve médicale et psychologique qui expliquait pourquoi la mémoire de la demanderesse pouvait avoir été affectée (voir Rajput). Pour être intelligibles, les motifs devaient expliquer pourquoi la SAR a rejeté la crédibilité de la demanderesse en raison d’incohérences dans son témoignage et pourquoi la preuve relative à des problèmes de santé mentale et à des problèmes psychologiques ne lui permettait pas de comprendre pourquoi il y avait des incohérences. Autrement dit, la SAR se devait d’examiner la preuve psychologique d’expert qui expliquait les problèmes de mémoire potentiels et elle était tenue d’expliquer pourquoi elle rejetait la crédibilité quand même. Comme elle ne l’a pas fait, ses motifs ne sont pas intelligibles.

VII. Conclusion

[117] En l’espèce, la SAR a tiré des conclusions précises concernant la crédibilité de la demanderesse en se fondant sur des rapports médicaux précis. Cependant, elle n’a pas évalué la preuve de manière globale et contextuelle. Elle n’a pas évalué les éléments de preuve qui contredisaient ses conclusions et qui montraient que la demanderesse avait été victime de violence familiale.

[118] Comme il est déclaré au paragraphe 133 de l’arrêt Vavilov, « [l]orsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de l’individu visé, les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux ». Les motifs doivent expliquer pourquoi les éléments de preuve importants qui jouent en faveur d’un demandeur sont rejetés ou n’ont qu’un poids minime. Sinon, la décision n’est pas intelligible, car le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, au para 126).

[119] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[120] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3260-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Guy Régimbald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3260-22

 

INTITULÉ :

OSAHENOME EHIGIATOR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 JANVIER 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RÉGIMBALD

DATE DES MOTIFS :

LE 6 MARS 2023

COMPARUTIONS :

Nilufar Sadeghi

POUR LA DEMANDERESSE

Michel Pépin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Joseph W. Allen & Associés

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.