Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230308


Dossier : IMM-2237-22

Référence : 2023 CF 321

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 mars 2023

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

M.F.S.

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les parties conviennent que, puisque la demanderesse a maintenant obtenu le droit d’établissement au Canada à titre de résidente permanente, sa demande d’ordonnance de la nature d’un bref de mandamus est théorique et devrait être rejetée. Toutefois, la demanderesse soutient qu’étant donné qu’il a fallu près de cinq ans pour que sa demande de résidence permanente soit approuvée – période durant laquelle elle a essuyé deux refus, subi deux contrôles judiciaires qui se sont conclus par un règlement et reçu trois lettres d’équité procédurale – le rejet devrait être accompagné d’une ordonnance de dépens de 15 000 $ en sa faveur, conformément à l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22 [les Règles d’immigration]. Le ministre s’oppose à la demande de dépens de la demanderesse.

[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus que, bien que le traitement de la demande de la demanderesse ait pris un temps considérable, les circonstances ne révèlent aucune conduite trompeuse ou abusive ni aucun retard déraisonnable et injustifié qui justifierait l’adjudication de dépens.

II. Principes régissant les dépens en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés

[3] La règle générale veut qu’aucuns dépens ne soient adjugés en faveur d’un demandeur ou du ministre dans les affaires dont la Cour est saisie concernant la citoyenneté, l’immigration ou la protection des réfugiés. L’article 22 des Règles d’immigration prévoit que des dépens ne devraient être adjugés que s’il y a des « raisons spéciales » :

 

 

 

22 No costs shall be awarded to or payable by any party in respect of an application for leave, an application for judicial review or an appeal under these Rules unless the Court, for special reasons, so orders.

[4] Les Règles d’immigration ne définissent pas l’expression « raisons spéciales », et la Cour d’appel fédérale a reconnu qu’il est probablement impossible de définir cette expression , vu la variété des circonstances pouvant donner lieu à une demande de contrôle judiciaire dans un contexte d’immigration : Ndungu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 208 au para 6. Cependant, la Cour a toujours décrit l’exigence des « raisons spéciales » comme étant un « seuil élevé » : voir, par exemple, Ibrahim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1342 au para 8; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1643 au para 45; Sisay Teka c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 314 aux para 41–42.

[5] Dans l’arrêt Ndungu, la Cour d’appel a résumé certains des facteurs pertinents à prendre en considération pour déterminer s’il existe des raisons spéciales. Il s’agit notamment de la nature du dossier, des agissements du demandeur, des agissements du ministre ou de l’agent d’immigration concerné et des agissements de l’avocat : Ndungu, au para 7. Dans ce contexte, le terme « agissement » désigne généralement la conduite des parties concernées ou de leurs avocats lors du traitement du dossier d’immigration du demandeur ou dans le cadre du litige. La Cour d’appel a souligné que le simple fait que la décision soit erronée ne peut justifier l’adjudication de dépens : Ndungu, au para 7(5)i). Toutefois, des agissements trompeurs ou abusifs ou la délivrance d’une décision après un délai déraisonnable et injustifié peuvent justifier une adjudication de dépens : Ndungu, aux para 7(6)(iii)–(iv).

III. Fondement de la demande de dépens de la demanderesse

[6] La demanderesse est une citoyenne de l’Iran. Sa demande d’asile ainsi que les réserves du Canada quant à son admissibilité découlent du fait qu’entre 2008 et 2017, elle a travaillé pour des entreprises aux Émirats arabes unis et à Oman qui appartiennent à son père et à ses oncles. La demanderesse savait que les entreprises étaient en réalité des façades pour le gouvernement iranien et qu’elles achetaient du matériel servant à la fabrication d’armes et à l’industrie pétrochimique. Au fil du temps, elle a fini par reconnaître que les entreprises se livraient à du blanchiment d’argent et contournaient les sanctions internationales imposées contre l’Iran.

[7] La demanderesse affirme que son père l’a battue et l’a menacée afin de l’obliger à travailler pour ces entreprises et que toute participation de sa part aux activités des entreprises était involontaire. Son père l’avait auparavant gardée en détention en Iran, et elle a été confinée dans les entreprises et forcée de travailler pour de la nourriture et sans salaire, vivant dans les bureaux. Elle a également été harcelée alors qu’elle travaillait dans les bureaux et, en janvier 2017, elle a été agressée sexuellement à Oman par l’un des partenaires commerciaux de son père. La grossesse qui a résulté de cette agression sexuelle a fait augmenter le risque que représentaient son père et ses oncles, qui, selon elle, la tueraient, elle et le bébé, s’ils l’apprenaient. Elle s’est enfuie en Turquie en passant par Oman.

[8] La demanderesse a été inscrite en tant que réfugiée au sens de la Convention par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés en Turquie et a présenté une demande de résidence permanente au Canada à titre de réfugiée au sens de la Convention parrainée par le secteur privé en novembre 2017. Après que le répondant a fourni des renseignements supplémentaires en décembre 2017, le dossier a été choisi pour un traitement accéléré en février 2018. Une première entrevue a eu lieu en mars 2018 en Turquie, où la demanderesse résidait et où son enfant est né. Une deuxième entrevue a eu lieu en juillet 2018 et portait sur des réserves au sujet de son admissibilité en raison de son travail pour les entreprises de son père et de ses oncles.

[9] Une lettre d’équité procédurale a été envoyée peu après l’entrevue de juillet 2018 et soulevait des préoccupations quant au fait que la demanderesse puisse être interdite de territoire pour criminalité organisée au titre de l’alinéa 37(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], en raison de sa participation à [traduction] « des activités à l’appui du blanchiment d’argent transnational, de l’achat d’articles destinés à être utilisés dans le cadre du programme d’armement de l’Iran et du contournement des sanctions ». La demanderesse a répondu à la lettre en soulevant des doutes quant à la pertinence de celle-ci, mais a déclaré que, de toute façon, si elle a participé à des activités illégales, elle l’a fait sous la contrainte et qu’elle ne s’était jamais livrée volontairement à des activités criminelles. Un agent des visas a rejeté la défense de contrainte ainsi que la demande de la demanderesse le 21 septembre 2018, au motif qu’elle était interdite de territoire au titre de l’alinéa 37(1)b).

[10] La demanderesse a déposé une demande de contrôle judiciaire de cette première décision le 27 septembre 2018. Les parties sont parvenues à un règlement en décembre 2018 et ont convenu que l’affaire serait renvoyée pour réexamen par un autre agent et que la demanderesse aurait la possibilité de présenter des documents à jour.

[11] Une deuxième lettre d’équité procédurale a été envoyée en février 2019, à laquelle la demanderesse a répondu peu de temps après. D’après les notes versées au Système mondial de gestion des cas [le SMGC] concernant cette décision, il semble que l’agent des visas qui a prononcé le rejet a conclu qu’il n’y avait pas lieu d’examiner la défense de contrainte, car il s’agissait d’un élément [traduction] « qu’il convient mieux d’évaluer dans le contexte d’une dispense ministérielle ». Une autre demande de contrôle judiciaire a été déposée en février 2020. Elle a été abandonnée en avril 2020, encore une fois à la suite d’un règlement dans le cadre duquel le ministre a convenu que la décision devait être annulée et que la demande devait être réexaminée.

[12] En avril 2021, une troisième lettre d’équité procédurale a été envoyée, encore une fois fondée sur l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. La demanderesse a déposé une réponse en août 2021, invoquant de nouveau une défense de contrainte, faisant valoir que le fait de soulever les mêmes préoccupations en matière d’interdiction de territoire constituait un abus de procédure et demandant qu’une décision soit rendue dans les 60 jours. En mars 2022, la demanderesse a déposé la présente demande de contrôle judiciaire, sollicitant un bref de mandamus afin d’enjoindre au ministre de rendre une décision dans un délai raisonnable.

[13] En octobre 2022, la demande de résidence permanente de la demanderesse à titre de réfugiée au sens de la Convention a été accueillie. La demanderesse a obtenu le droit d’établissement au Canada le 23 novembre 2022, en tant que résidente permanente.

[14] La demanderesse fait valoir que des « raisons spéciales » justifient l’adjudication de dépens dans son cas. Elle souligne en particulier le [traduction] « retard colossal » d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] dans le traitement de sa demande : il s’est écoulé près de cinq ans entre l’approbation de son répondant et l’approbation finale de sa demande. Elle affirme que l’invocation répétée par IRCC de l’alinéa 37(1)b), malgré plusieurs contrôles judiciaires dans l’intervalle, équivaut à un [traduction] « cauchemar bureaucratique » qui constitue un abus de procédure et témoigne d’un « va-et-vient interminable de contrôles judiciaires et de nouveaux examens », ce qui a été critiqué par la Cour suprême du Canada au paragraphe 142 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. Elle soutient que son exposé circonstancié établit clairement la défense de contrainte et qu’il était déraisonnable de la part d’IRCC de ne pas le reconnaître.

[15] La demanderesse soutient que le long délai qu’il a fallu pour régler son dossier était d’autant plus inacceptable du fait qu’elle était une mère monoparentale ayant survécu à une agression sexuelle, à des mauvais traitements et à l’esclavage, qu’elle souffrait d’importants problèmes de santé mentale découlant à la fois de ses expériences et du retard dans le traitement de sa demande, et qu’elle avait un enfant qui a également de graves problèmes de santé. Ces éléments ont été portés à l’attention d’IRCC au fil des ans dans des lettres de suivi déposées par ses répondants, qui demandaient des mises à jour et un traitement rapide de son dossier. La demanderesse renvoie également au refus initial du ministre de lui permettre de déposer, dans le cadre de la présente demande, un dossier de demande supplémentaire contenant la lettre d’équité procédurale d’avril 2021 afin de s’assurer qu’elle faisait partie du dossier.

IV. Analyse

A. Première question préliminaire : La réponse du ministre, datée du 13 janvier 2023

[16] Le 2 décembre 2022, les avocates de la demanderesse ont écrit à la Cour pour l’informer que, puisque leur cliente avait récemment obtenu le droit d’établissement au Canada, certaines des questions soulevées dans la présente demande n’étaient plus en litige. Elles ont signalé que la question des dépens demeurait cependant toujours valide et ont informé la Cour et le ministre que la demanderesse présenterait une requête visant à obtenir des dépens.

[17] Le 14 décembre, le ministre a présenté une requête écrite afin d’obtenir une ordonnance rejetant la demande en raison de son caractère théorique, sans dépens pour l’une ou l’autre des parties. La demanderesse a répondu à la requête du ministre le 23 décembre, abordant la question du caractère théorique et présentant sa propre requête écrite visant à obtenir une ordonnance lui accordant les dépens. Le 4 janvier 2023, le ministre a déposé une brève réplique concernant la question du caractère théorique, notant le consentement de la demanderesse et demandant que la requête fondée sur le caractère théorique soit accueillie sans dépens. Le 13 janvier, le ministre a déposé une réponse à la requête relative aux dépens déposée par la demanderesse, dans laquelle il exposait ses arguments quant aux raisons pour lesquelles aucuns dépens ne devraient être accordés en l’espèce.

[18] Le 18 janvier, la demanderesse a déposé des observations en réplique sur la question des dépens, accompagnées d’une lettre d’opposition à la réponse déposée par le ministre le 13 janvier. Selon la demanderesse, la question des dépens avait été soulevée dans la demande d’autorisation initiale, dans sa correspondance du début de décembre et dans la requête du ministre visant à obtenir une ordonnance rejetant la demande [traduction] « sans dépens pour l’une ou l’autre des parties ». Elle fait remarquer que la réponse du ministre du 4 janvier portait sur les dépens et avance qu’il était inapproprié pour le ministre de déposer une « deuxième » réplique à la réponse de la demanderesse. Elle demande à la Cour de ne pas tenir compte des observations déposées par le ministre le 13 janvier.

[19] À mon avis, la position de la demanderesse n’est pas fondée. Cette dernière a choisi de présenter ses arguments concernant les dépens en déposant une requête visant à obtenir une ordonnance de dépens. Ses avocates ont expliqué clairement ce plan procédural dans la lettre du 2 décembre, précisant que la requête serait déposée une fois que la demanderesse aurait fourni des éléments de preuve à l’appui. La demanderesse a déposé sa requête relative aux dépens conformément à ce plan le 23 décembre. Il était tout à fait approprié que le ministre réponde à la requête de la demanderesse en déposant des arguments dans le délai prévu au paragraphe 369(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles]. La Cour n’a aucune raison de ne pas tenir compte des observations du ministre concernant la requête relative aux dépens que la demanderesse a présentée.

[20] Le fait que le ministre a déposé une brève réplique en vertu du paragraphe 369(3) des Règles le 4 janvier concernant la question du caractère théorique ne fait pas des observations du 13 janvier une « deuxième réplique » sur la question des dépens. Notamment, dans sa brève réplique du 4 janvier, le ministre demandait seulement que la « requête en rejet pour cause de caractère théorique » soit accueillie sans dépens. Il n’a pas mentionné les dépens afférents à la demande dans son intégralité ni la demande que la demanderesse avait présentée afin d’obtenir les dépens associés à l’ensemble de sa demande de résidence permanente. À mon avis, la réplique du 4 janvier n’a nullement empêché le ministre de répondre comme il se doit à la requête de la demanderesse relativement aux dépens. Par conséquent, j’examinerai la réponse déposée par le ministre le 13 janvier concernant la question des dépens, ainsi que la réplique déposée par la demanderesse le 18 janvier.

B. Deuxième question préliminaire : Dossier certifié du tribunal

[21] Le 8 décembre 2022, le juge Gascon a rendu une ordonnance en vertu du paragraphe 14(2) des Règles d’immigration afin d’exiger qu’une copie certifiée conforme du dossier du tribunal soit fournie dans les 21 jours. Le ministre a déposé une requête afin qu’un jugement soit rendu pour rejeter la demande au motif qu’elle était théorique une semaine plus tard. Aucun dossier certifié du tribunal [le DCT] n’a été produit. Une requête en jugement n’a pas pour effet de suspendre l’ordonnance de production de la Cour. Toutefois, dans les circonstances, la Cour peut présumer qu’étant donné que la demanderesse a convenu que l’affaire était théorique, les parties ont estimé qu’il n’y avait aucun avantage à engager les coûts de production du DCT en attendant que la Cour statue sur la requête relative au caractère théorique.

[22] Dans ses observations du 23 décembre, la demanderesse demande que le prononcé de la décision sur les dépens soit suspendu jusqu’à ce que DCT soit produit, mais uniquement [traduction] « si la Cour souhaite examiner les documents en l’espèce ». Dans sa lettre datée du 18 janvier 2023, elle affirme que [traduction] « les parties » n’ont pas reçu le DCT « et croient qu’un tel dossier serait utile à la Cour pour rendre une ordonnance de dépens ». Je fais remarquer que la déclaration de la demanderesse selon laquelle [traduction] « les parties […] croient » [non souligné dans l’original] laisse entendre que la demanderesse et le ministre étaient d’avis qu’il serait utile pour la Cour de disposer du DCT. Cependant, je ne vois aucune indication dans les observations du ministre selon laquelle il croit que le DCT serait nécessaire ou utile à la Cour. Peu importe que la déclaration de la demanderesse vise les deux parties ou qu’il s’agisse simplement de ses propres convictions, elle ne donne aucun détail sur les raisons pour lesquelles le DCT serait utile à la Cour.

[23] Je suis convaincu que je dispose de suffisamment de documents pour statuer sur la requête en dépens de la demanderesse sans DCT. Le dossier de requête de la demanderesse à l’appui de sa demande d’adjudication de dépens contient une abondante documentation concernant l’historique de l’instance et la situation de la demanderesse et de sa fille. La demanderesse n’a relevé aucun document ou renseignement qui devrait se trouver dans le DCT et qui serait nécessaire ou pertinent pour sa demande d’adjudication des dépens, mais dont elle ne disposait pas. On peut présumer du fait que la demanderesse a obtenu le statut de résidente permanente qu’un agent d’IRCC a conclu qu’elle satisfaisait à la définition de réfugié au sens de la Convention et qu’elle n’était pas interdite de territoire au Canada. Si le SMGC contient des notes relatives à cette décision, la demanderesse n’a pas expliqué pourquoi celles-ci seraient pertinentes eu égard à la question des dépens. À mon avis, exiger la production d’un DCT à cette étape, malgré le caractère théorique de l’instance sous-jacente, entraînerait simplement des frais inutiles qui ne sont pas justifiés par rapport à la valeur du DCT pour la demande d’adjudication de dépens de la demanderesse.

C. L’adjudication de dépens n’est pas justifiée

[24] Après avoir examiné les faits et les arguments exposés par la demanderesse, je ne suis pas convaincu qu’il est justifié d’adjuger des dépens.

[25] Il est clair que le traitement de la demande de résidence permanente parrainée de la demanderesse a été prolongé par le fait que deux décisions d’agents d’IRCC, l’une datant de septembre 2018 et l’autre de février 2020, ont été annulées. Dans chacune de ces décisions, l’agent avait conclu que la demanderesse était interdite de territoire en raison de sa participation aux entreprises de son père et de ses oncles. Les arguments de la demanderesse concernant la défense de contrainte ont été rejetés à chaque fois : dans la première décision, sur le fond; dans la seconde, semble-t-il, sur le fondement de la conclusion qu’il était préférable d’examiner cette question dans le contexte d’une dispense ministérielle. Le ministre a reconnu que chaque décision était insoutenable lorsqu’il a accepté qu’elles soient annulées et que la demande soit renvoyée pour un nouvel examen.

[26] Toutefois, une décision erronée ne peut à elle seule justifier l’adjudication de dépens : Ndungu, au para 7(5)i), citant Sapru c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 35 au para 65. Comme le ministre le souligne, le juge Little a conclu dans un cas récent que, même après une période cumulative de plus de trois ans et demi où l’affaire avait été renvoyée pour nouvelle décision après deux décisions défavorables à la suite d’un règlement avec le ministre et une troisième décision défavorable avait été annulée par la Cour, il n’était pas justifié d’adjuger des dépens, car aucune raison spéciale ne satisfaisait au seuil élevé établi dans les Règles d’immigration : Singh, aux para 6-11, 44–46.

[27] Je conviens avec le ministre que rien ne prouve que les décisions antérieures, bien qu’erronées, ont été prises de mauvaise foi. Même la demanderesse ne soutient pas le contraire. Elle invoque plutôt a) le délai global de traitement de sa demande; b) l’envoi répété de lettres d’équité procédurale, qu’elle qualifie de [traduction] « nouveau traumatisme à chaque fois » et de « cycle cruel et insensé »; et c) sa situation personnelle.

[28] En ce qui concerne le délai global, environ quatre ans et onze mois se sont écoulés entre le moment où la demanderesse a déposé sa demande en novembre 2017 et le moment où celle-ci a été acceptée en octobre 2022. Environ la moitié de ce temps s’est écoulé entre le deuxième règlement en avril 2020 et la décision d’approbation en octobre 2022. Au cours de cette période de 30 mois, il s’est écoulé quatre mois entre la troisième lettre d’équité procédurale et la réponse de la demanderesse à cette lettre. Le ministre ne propose aucune justification précise pour les 26 mois restants de traitement, qui semblent s’être écoulés en grande partie pendant la pandémie de COVID-19, mais note que le délai de traitement moyen actuel publié par IRCC pour les demandes d’asile dans les cas où le demandeur est parrainé par le secteur privé est de 31 mois après l’approbation de la demande de parrainage. D’après les éléments de preuve au dossier, ce délai moyen de traitement semble représenter une augmentation importante par rapport à la moyenne de 19 mois publiée par IRCC en 2017.

[29] La demanderesse renvoie à la décision rendue par la Cour dans l’affaire Carrero, où le juge Bell a conclu que les retards inutiles et inexpliqués découlant du transfert d’un dossier et les erreurs qui en ont résulté justifiaient l’adjudication de dépens : Carrero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 891 aux para 16‑17. Toutefois, comme le fait remarquer le ministre, le juge Bell a reconnu que le délai de traitement initial de la demande afin d’effectuer un contrôle de sécurité, qui s’était étendu sur une période d’environ six ans, n’était pas déraisonnable si l’on tenait compte du fait que, dans certaines affaires antérieures, des retards allant de quatre à onze ans n’avaient pas donné lieu à des ordonnances de mandamus : Carrero, au para 15. Je suis également d’accord avec le ministre pour dire que l’ordonnance non publiée rendue par le juge adjoint Aalto dans l’affaire Buzko v Canada (Citizenship and Immigration) (dossier de la Cour no IMM-3525-14, 22 décembre 2014) est de peu d’utilité. Il semble que l’adjudication des dépens dans cette affaire était justifiée parce qu’un permis d’études avait été rejeté pour la deuxième fois moins d’une semaine après le règlement d’une première demande, avant que la demanderesse n’ait eu la possibilité de déposer des documents supplémentaires conformément aux conditions de ce règlement.

[30] En l’espèce, bien que les deux refus antérieurs aient fait augmenter le temps de traitement de la demande de la demanderesse, je ne peux pas conclure que le délai global nécessaire pour le traitement de la demande de la demanderesse est suffisant pour constituer un retard déraisonnable et injustifié ou une conduite abusive de la part d’IRCC. Il est clair qu’il y avait une question importante à évaluer, à savoir les réserves quant à l’interdiction de territoire que soulevait la longue participation de la demanderesse à une entreprise se livrant au blanchiment d’argent à l’échelle internationale. Bien que la demanderesse souhaitait de toute évidence que le traitement de sa demande soit plus rapide et qu’elle était naturellement contrariée par les retards, particulièrement étant donné sa situation en Turquie, cela n’est pas suffisant pour justifier l’adjudication de dépens.

[31] La demanderesse affirme qu’elle n’a jamais été au courant de la nature du travail de son père pendant son travail forcé, et qu’elle a constamment réitéré cette affirmation tout au long du processus. Elle fait valoir que la défense de contrainte [traduction] « s’applique clairement » dans son cas, de sorte qu’elle n’aurait jamais dû être prise dans ce « cauchemar bureaucratique » découlant des décisions défavorables. Cependant, comme le ministre le souligne, et contrairement à ce que la demanderesse fait valoir dans la présente requête, les notes versées au SMGC indiquent que cette dernière a déclaré au cours de ses entrevues qu’elle était tout à fait consciente du fait que les entreprises étaient des façades pour le gouvernement iranien, qu’elles se livraient à des activités de blanchiment d’argent et qu’elles visaient à éviter des sanctions. La question de l’admissibilité et la défense de contrainte invoquée par la demanderesse étaient des questions en litige tout au long du processus. Bien que la demanderesse soit d’avis que ses observations sur la question de la contrainte auraient dû être acceptées plus tôt dans le processus, je ne peux conclure que les décisions défavorables antérieures étaient irrégulières ou que le délai de traitement qui en a résulté était abusif ou déraisonnable.

[32] Je ne considère pas non plus que la délivrance des deuxième et troisième lettres d’équité procédurale justifie l’adjudication de dépens. Rien n’indique que le règlement de l’une ou l’autre des demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire visait à régler la question de l’interdiction de territoire. L’affaire a plutôt été renvoyée pour une nouvelle décision, et la demanderesse a eu la possibilité de présenter des documents supplémentaires. Compte tenu de ce qui précède, la délivrance de lettres d’équité procédurale supplémentaires autorisant la demanderesse à présenter d’autres observations sur la question de l’interdiction de territoire ne peut être considérée comme étant [traduction] « cruelle et insensée » ou autrement abusive. Comme le ministre le souligne, les lettres d’équité procédurale sont une exigence du devoir d’équité imposé par la common law et sont conçues pour donner aux demandeurs la possibilité de répondre aux préoccupations soulevées dans le cadre du traitement de leur dossier. Par conséquent, il est difficile de comprendre en quoi l’envoi de telles lettres pour énoncer les préoccupations qui demeurent en litige peut constituer des raisons spéciales ou démontrer une conduite irrégulière de la part d’IRCC.

[33] Le ministre a accepté de conclure un règlement dans les deux demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire antérieures de la demanderesse puisque l’affaire serait renvoyée pour une nouvelle décision. Notamment, selon les éléments de preuve au dossier, soit les notes du SMGC, les modalités du premier règlement comprenaient une entente selon laquelle [traduction] « aucuns dépens ne seraient demandés ». Les modalités du deuxième règlement ne figurent pas au dossier; il est seulement mentionné que l’affaire serait réexaminée et que la demanderesse aurait la possibilité de déposer d’autres documents. La preuve ne démontre pas que l’examen continu de la question de fond relative à l’interdiction de territoire de la demanderesse visait des abus de la part d’IRCC ou de ses agents des visas.

[34] La demanderesse et sa mère ont déposé des éléments de preuve concernant les conséquences que le délai de traitement de la demande d’asile a eues sur la demanderesse. Étant une mère monoparentale vivant avec un trouble de stress post-traumatique et d’autres problèmes de santé mentale et avec un enfant qui a aussi des besoins médicaux importants, il ne fait aucun doute que la demanderesse a éprouvé de grandes difficultés au cours de la période pendant laquelle sa demande était en instance. Ces difficultés ne peuvent pas et ne doivent pas être minimisées. Il peut être pertinent de prendre ces conséquences en considération dans l’évaluation des dépens en cas de conduite abusive ou de retards déraisonnables ou injustifiés : voir, par exemple, Carrero, au para 17. Toutefois, je conclus que les retards en l’espèce, qui découlent en grande partie du simple fait que des décisions erronées ont été rendues dans le traitement de la demande de la demanderesse, ne constituent pas une conduite abusive ou un retard déraisonnable ou injustifié.

[35] Enfin, la demanderesse fait valoir que le ministre a eu un [traduction] « comportement déraisonnable » en refusant initialement de l’autoriser à déposer un dossier supplémentaire afin d’inclure la lettre d’équité procédurale d’avril 2021 et en lui accordant ce droit seulement après qu’elle eut préparé un dossier de requête. Le dossier de requête de la demanderesse fournit peu de détails ou d’éléments de preuve à l’appui pour permettre à la Cour d’apprécier cette allégation. Toutefois, selon un examen du dossier de la Cour, il semble que la demanderesse ait omis des détails pertinents concernant la nature de sa requête et son résultat. Comme le fait remarquer le ministre, la requête de la demanderesse visait à produire un dossier supplémentaire qui comprenait non seulement la lettre d’équité procédurale d’avril 2021, mais aussi l’ensemble de sa demande de permis de séjour temporaire [PST], qui a été déposée après le début de la présente demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Le juge adjoint Horne a accordé l’autorisation de déposer un dossier supplémentaire avec la lettre d’équité procédurale d’avril 2021, ce à quoi le ministre ne s’est pas opposé, mais il a refusé que la demanderesse dépose la demande de PST : MFS v Canada (Citizenship and Immigration), (dossier de la Cour no IMM-2237-22, 3 août 2022). De plus, l’ordonnance du juge adjoint Horne a été expressément rendue sans dépens. Ce qui précède ne révèle aucun comportement déraisonnable de la part du ministre et ne justifie pas l’adjudication de dépens.

V. Conclusion

[36] Comme je ne suis pas convaincu que la demanderesse a démontré qu’il existe en l’espèce des raisons spéciales qui justifieraient l’adjudication de dépens au titre de l’article 22 des Règles d’immigration, la demande sera rejetée parce qu’elle est théorique et aucuns dépens ne seront adjugés.

[37] Aucune partie n’a proposé de question à certifier. Je ne vois aucune question qui satisfasse au critère de certification.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2237-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande est rejetée en raison de son caractère théorique.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Nicholas McHaffie »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2237-22

INTITULÉ :

MFS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT EXAMINÉE À OTTAWA (ONTARIO), CONFORMÉMENT À L’ARTICLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

DATE DES MOTIFS :

LE 8 mars 2023

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Warda Shazadi Meighen

Rachel Bryce

 

Pour la demanderesse

Hillary Adams

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Landings LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.