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Date : 20230303


Dossier : IMM-719-22

Référence : 2023 CF 302

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 mars 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

AYODELE OPEYEMI FASHUBA

KIKELOMO ABOSEDE FASUBA

OLUWAFELA OMOFELA NELSON FASUBA (MINEUR)

ALEXANDRIO BOLUWATIFE FASUBA (MINEUR)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision datée du 6 janvier 2022, par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la « SAR ») a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la « SPR ») et a conclu que les demandeurs n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la « LIPR »).

[2] La SAR a conclu que la question déterminante concernait l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (« PRI ») à Port Harcourt, au Nigéria. Les demandeurs soutiennent que la SAR a déraisonnablement évalué la question de la PRI en omettant de procéder à une analyse complète et adéquate de la preuve.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Faits

A. Les demandeurs

[4] Ayodele Opeyemi Fashuba (le « demandeur principal »), Kikelomo Abosede Fasuba (la « demanderesse associée ») et leurs deux fils (collectivement les « demandeurs ») sont tous citoyens du Nigéria. Le demandeur principal et la demanderesse associée avaient également une fille, qui est maintenant décédée. Les demandeurs résidaient à Ado-Ekiti, dans l’État d’Ekiti, au Nigéria.

[5] Le demandeur principal s’est rendu aux États-Unis (les « É.-U ».) le 6 septembre 2017 et y est retourné le 26 septembre 2017. À son retour à Ado-Ekiti, il a appris que le chef Eyeowa, Akande Mary et le chef Bello Ibrahim (les « traditionalistes ») avaient fait subir une mutilation génitale féminine (« MGF ») à sa fille. Celle-ci est tombée malade des suites de cette mutilation et est décédée le 16 septembre 2017.

[6] Le demandeur principal affirme qu’il a exprimé ses inquiétudes aux traditionalistes, mais que ceux-ci n’ont pas assumé la responsabilité de la maladie de sa fille et ont prétendu qu’elle était tombée malade parce qu’elle était [traduction] « possédée par un démon ». Le demandeur principal a signalé en vain la MGF à la police. Le rapport de police a provoqué la colère des traditionalistes, qui ont menacé de tuer la famille du demandeur principal.

[7] Le demandeur principal prétend que les menaces l’ont amené à fuir sa collectivité d’Ado-Ekiti et à s’installer temporairement à Lagos. Les traditionalistes l’ont trouvé à Lagos, ce qui a attisé sa peur et l’a incité à quitter le Nigéria pour se rendre aux É.-U. Les demandeurs avaient déjà obtenu des visas pour les É.-U. afin de recevoir des soins médicaux pour leur fille, avant son décès.

[8] Les demandeurs sont arrivés aux É.-U. le 9 décembre 2017. Le demandeur principal est retourné au Nigéria pour une brève période en janvier 2018. Le formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA) du demandeur principal indique qu’il est retourné s’occuper de son père malade, et la SPR a mentionné dans sa décision qu’il était retourné s’occuper de son père malade. De fait, le demandeur principal est retourné à Ado-Ekiti et a constaté que son atelier avait été vidé et que les traditionalistes le cherchaient.

[9] Les demandeurs sont arrivés au Canada le 1er août 2018. Ils ont présenté des demandes d’asile au motif qu’ils craignent d’être persécutés par les traditionalistes. Le 20 novembre 2020, alors qu’ils étaient au Canada, leur domicile à Lagos a été saccagé par des inconnus.

B. La décision de la SPR

[10] Dans une décision datée du 9 juillet 2021, la SPR a conclu que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR, car ils disposaient d’une PRI viable à Abuja, à Ibadan, à Port Harcourt ou à Benin City.

1) Crédibilité

[11] La SPR a tiré plusieurs conclusions défavorables en matière de crédibilité en raison des incohérences dans les formulaires FDA et dans le témoignage des demandeurs. Je n’expose pas l’intégralité des conclusions de la SPR en matière de crédibilité, étant donné que celle-ci a conclu que la question déterminante était l’existence d’une PRI et que la SAR a limité son analyse à cette question. En résumé, la SPR a conclu que l’explication du demandeur principal concernant son voyage de retour au Nigéria en septembre 2017, puis de nouveau en janvier 2018, alors qu’il disait craindre les traditionalistes et pour la santé de sa fille, n’était pas raisonnable et ne démontrait pas de crainte subjective. La SPR a également jugé que le demandeur principal et la demanderesse associée n’avaient pas fourni d’explication raisonnable quant aux divergences concernant leur lieu de résidence au Nigéria, et a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les demandeurs n’avaient que deux résidences : une à Ado-Ekiti et une à Lagos. Elle a également mentionné que l’affidavit soumis par l’ami de la famille des demandeurs, Thomas Rufai (M. « Rufai »), n’était pas suffisant pour dissiper les doutes concernant les récits des demandeurs. La SPR a conclu que, dans l’ensemble, le risque allégué par les demandeurs n’était pas clair et qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que le risque équivaudrait à de la persécution ou à un préjudice au titre des articles 96 ou 97 de la LIPR.

2) Possibilité de refuge intérieur

[12] Le critère d’évaluation d’une PRI exige ce qui suit : 1) qu’il n’y ait pas de possibilité sérieuse de persécution ou de risque de préjudice dans le lieu proposé comme PRI, et 2) qu’il soit raisonnable, dans la situation du demandeur, de se réinstaller dans l’endroit désigné comme PRI (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 [« Rasaratnam »]). Le deuxième volet du critère impose au demandeur un lourd fardeau de preuve pour démontrer que la réinstallation dans le lieu désigné comme PRI serait déraisonnable (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1367).

[13] En ce qui concerne le premier volet, la SPR a conclu que les demandeurs n’étaient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution ou à un risque de préjudice à Abuja, à Port Harcourt, à Benin City ou à Ibadan. Bien que les demandeurs aient affirmé que les traditionalistes avaient une influence sur les policiers et les politiciens et qu’ils pouvaient donc retrouver les demandeurs sans difficulté, la SPR a jugé que les éléments de preuve étaient insuffisants pour confirmer cette allégation et a noté que le témoignage du demandeur principal concernant le pouvoir des traditionalistes était vague et conjectural. De plus, la SPR a conclu que les éléments de preuve étaient insuffisants pour établir que les traditionalistes étaient motivés à retrouver les demandeurs dans une autre ville, notant que le demandeur principal était retourné à Ado-Ekiti, qu’il avait pu rencontrer son père et prendre des dispositions pour prendre soin de lui, ce qui, selon le tribunal, montrait que les traditionalistes n’étaient pas motivés à le retrouver. Pour ces motifs, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas présenté d’éléments de preuve suffisants pour démontrer que les traditionalistes d’Ado-Ekiti avaient les moyens ou la motivation de les retrouver et de leur causer préjudice dans l’une des villes proposées comme PRI.

[14] La SPR a également conclu que la demanderesse associée n’était pas exposée à une possibilité sérieuse de persécution fondée sur le sexe dans les villes proposées comme PRI. Notant que la violence fondée sur le sexe est un problème répandu au Nigéria, la SPR a toutefois jugé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que la demanderesse associée serait personnellement victime de ce type de violence dans les villes proposées comme PRI. Elle a ensuite examiné l’observation des demandeurs selon laquelle la criminalité répandue au Nigéria présentait un risque pour leur sécurité. La SPR a reconnu que la preuve objective appuyait l’allégation selon laquelle la criminalité généralisée, les enlèvements, la corruption et l’extorsion font en sorte que la situation est dangereuse au Nigéria, mais elle a finalement conclu qu’il s’agissait d’une préoccupation pour l’ensemble des Nigérians et que les demandeurs avaient fourni peu d’éléments de preuve pour démontrer que ce risque leur était propre.

[15] En ce qui concerne le deuxième volet du critère, les demandeurs ont fait valoir qu’il serait déraisonnable pour eux de déménager dans les villes proposées comme PRI, car la langue et les tribus y sont différentes et que cela constituerait un obstacle à leur intégration et à leur progrès dans la collectivité. La SPR a fait remarquer que le Nigéria est un grand pays, que les Nigérians ont le droit de résider dans n’importe quelle partie du pays et qu’il existe des moyens de se déplacer d’une région à l’autre. Elle a également mentionné que les villes qui pourraient être des PRI sont des villes multilingues et multiethniques où les demandeurs pourraient s’établir en toute sécurité vu leur situation personnelle.

[16] En outre, la SPR a conclu que le demandeur principal et la demanderesse associée seraient en mesure de se trouver un emploi dans les villes proposées comme PRI, compte tenu de leur scolarité, de leurs compétences linguistiques et de leur expérience de travail. Le demandeur principal exploite une entreprise au Nigéria et a fait preuve d’adaptabilité et d’ingéniosité pour se trouver un emploi au Canada. La demanderesse associée possède également une expérience de travail au Nigéria. Les deux parlent couramment l’anglais et le yorouba.

[17] Pour ces raisons, la SPR a conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution ou de préjudice dans les villes d’Abuja, de Port Harcourt, de Benin City et d’Ibadan proposées comme PRI, et qu’il était raisonnable qu’ils déménagent dans l’une de ces villes vu leur situation. La SPR a conclu que, sur ce fondement, les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.

C. Décision faisant l’objet du contrôle

[18] Dans une décision datée du 6 janvier 2022, la SAR a rejeté l’appel des demandeurs et a confirmé la décision de la SPR de rejeter leurs demandes d’asile au motif qu’ils avaient une PRI viable à Port Harcourt.

[19] Bien que la SPR ait proposé plusieurs PRI viables, la SAR a conclu qu’une seule était nécessaire et que Port Harcourt était plus appropriée. Elle a également conclu qu’il était inutile d’examiner la crédibilité des demandeurs puisque ceux-ci disposaient d’une PRI à Port Harcourt de toute manière.

[20] Dans son examen du premier volet du critère établi dans la décision Rasaratnam, la SAR a conclu que les éléments de preuve étaient insuffisants pour établir que les traditionalistes auraient le pouvoir ou l’influence nécessaire pour retrouver les demandeurs à Port Harcourt. Les demandeurs ont fait valoir que les traditionalistes avaient démontré qu’ils avaient les moyens et la motivation de les retrouver parce que leur maison à Lagos avait été saccagée par des [traduction] « voyous », et qu’ils exerçaient un contrôle sur la police puisqu’ils avaient pu être libérés sans aucune conséquence après leur arrestation suivant le signalement que le demandeur avait fait aux policiers. La SAR a noté que lorsque le demandeur principal est retourné au Nigéria en janvier 2018, les traditionalistes ont communiqué avec lui pour lui faire part de leurs demandes, mais qu’aucune mesure n’a été prise contre lui ou sa famille. Elle a également mentionné que les traditionalistes avaient cherché à confronter les demandeurs à leur résidence de Lagos uniquement lorsque M. Rufai les a affrontés et qu’ils l’ont « retrouvé » là-bas. La SAR a conclu que la tentative des traditionalistes de confronter les demandeurs à Lagos n’était pas spontanée et que les demandeurs n’avaient pas démontré que d’autres tentatives avaient été faites par les traditionalistes pour les trouver ou communiquer avec eux. Elle a également conclu que les demandeurs n’avaient pas pu nommer ou identifier un quelconque politicien associé aux traditionalistes et que toute influence politique que ces derniers avaient est donc limitée géographiquement.

[21] Les demandeurs ont également fait valoir qu’ils pouvaient facilement être retrouvés en raison de la nature de l’entreprise du demandeur principal et de l’incidence des médias sociaux. Cependant, la SAR a conclu que les éléments de preuve n’établissaient pas que la popularité de l’entreprise de meubles était telle que les demandeurs étaient facilement identifiables. Elle a également conclu que les messages dans les médias sociaux peuvent être gérés par leur auteur et rester privés au besoin, et que cela ne s’apparente pas au fait de vivre comme un fugitif.

[22] En ce qui concerne le deuxième volet du critère, la SAR a tenu compte de divers facteurs pour évaluer la viabilité et le caractère raisonnable de la réinstallation des demandeurs à Port Harcourt. Elle a noté que le Nigéria est un grand pays, doté de moyens de transport établis qui permettent de se déplacer à l’intérieur du pays et à l’étranger, ce qui milite en faveur de la viabilité de la ville proposée comme PRI. La demanderesse associée serait accompagnée de son époux, le demandeur principal, ce qui permettrait d’atténuer tout obstacle fondé sur le sexe auquel elle pourrait être confrontée en se rendant à Port Harcourt.

[23] La SAR a conclu que les demandeurs parlaient couramment l’anglais et le yorouba, qui sont les deux langues utilisées à Port Harcourt, ce qui fait en sorte que la langue ne serait pas un obstacle à leur réinstallation. Elle a également conclu que, malgré la preuve documentaire indiquant que le taux de chômage est généralement élevé au Nigéria, le demandeur principal et la demanderesse associée ont tous les deux terminé des études postsecondaires et possèdent une bonne expérience de travail, ce qui les place dans une bonne position pour obtenir un emploi à Port Harcourt lorsqu’ils s’y installeront. La SAR a reconnu qu’il peut être difficile pour les migrants allochtones d’avoir accès aux mêmes possibilités que les gens originaires de l’État, mais a conclu que, selon la preuve documentaire, dans la plupart des villes cosmopolites et des zones urbaines du Nigéria, ces problèmes étaient inexistants et se limitaient à certains domaines d’emploi dont les demandeurs sont absents.

[24] Les demandeurs ont réussi à trouver un logement à Lagos lorsqu’ils ont dû fuir Ado-Ekiti, ce qui, selon la SAR, démontre qu’il ne serait pas déraisonnable ou trop difficile de trouver un logement dans la ville proposée comme PRI. En ce qui concerne la question du taux de criminalité élevé au Nigéria, la SAR a convenu avec la SPR qu’il s’agissait d’un risque généralisé pour tous les Nigérians et que rien n’indiquait que la demanderesse associée serait victime de violence fondée sur le sexe. La SAR a jugé que l’identité religieuse des demandeurs ou la question des soins médicaux et de santé mentale n’étaient pas des facteurs pertinents dans le cas des demandeurs.

[25] Après avoir examiné ces facteurs cumulativement, la SAR a conclu que la réinstallation des demandeurs à Port Harcourt serait raisonnable dans les circonstances et que, par conséquent, ils ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger puisqu’ils disposaient d’une PRI.

III. Question en litige et norme de contrôle

[26] La question en l’espèce est celle de savoir si la décision de la SAR est raisonnable.

[27] La norme de contrôle n’est pas contestée. Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [« Vavilov »] aux para 16–17, 23–25). Je suis d’accord.

[28] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de déférence, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12‐13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, notamment en ce qui concerne le résultat obtenu et le raisonnement suivi (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88‐90, 94, 133‐135).

[29] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision, ou les préoccupations qu’elle soulève ne justifient pas toutes une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier les conclusions de fait tirées par celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ni accessoires par rapport au fond de la décision, ni constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

IV. Analyse

[30] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur dans son évaluation de la PRI, ce qui a rendu sa décision déraisonnable, tandis que le défendeur soutient que la SAR a effectué une analyse raisonnable vu les éléments de preuve disponibles. À mon avis, la décision de la SAR est déraisonnable.

[31] Les demandeurs font valoir que la SAR a déraisonnablement imputé à M. Rufai les efforts déployés par les traditionalistes pour retrouver les demandeurs à leur résidence de Lagos, car cette justification repose sur une mauvaise compréhension de la preuve et décrit les traditionalistes comme ne faisant que répondre à la confrontation de M. Rufai. Ce faisant, les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas tenu compte de l’élément clé, à savoir qu’ils ont été poursuivis par les traditionalistes sans même les avoir provoqués, même après avoir quitté Ado-Ekiti pour s’installer à Lagos. Selon eux, que les traditionalistes aient décidé d’agir après la confrontation avec M. Rufai ou qu’ils aient agi de manière spontanée ne change rien au fait qu’ils ont été poursuivis.

[32] Les demandeurs soutiennent en outre que la SAR et la SPR ont déraisonnablement ignoré la déclaration sous serment de M. Rufai selon laquelle les traditionalistes avaient exigé des demandeurs qu’ils accomplissent des [traduction] « rituels de purification par le sang dans la communauté » ainsi que les éléments de preuve correspondants selon lesquels les meurtres rituels sont une pratique répandue au Nigéria. Les demandeurs affirment que la SAR n’a pas non plus évalué correctement leur preuve relative à la corruption généralisée au sein des forces policières nigérianes, qui ne se limite pas à une certaine région géographique. Ils mentionnent que le demandeur principal a, à juste titre, perdu confiance dans la police. Ces observations sont corroborées par la plainte que le père du demandeur principal a adressée au commissaire de police, dans laquelle il déclarait qu’il était [traduction] « étrange que la police puisse être achetée par l’accusé et faire équipe avec lui », et par la déclaration sous serment de M. Rufai selon laquelle la police « ne pourrait pas protéger » les demandeurs au Nigéria. Les demandeurs soutiennent que, compte tenu de ces éléments de preuve, il est déraisonnable pour la SAR de conclure que les moyens dont disposent les traditionalistes pour les poursuivre ne s’étendent pas à la ville proposée comme PRI. En ce qui concerne l’influence politique, les demandeurs soutiennent que la preuve montre clairement qu’il y a très peu de chances que les meurtres rituels fassent l’objet de poursuites en raison de l’intervention possible de personnalités puissantes.

[33] En ce qui a trait à la conclusion de la SAR selon laquelle la preuve n’établit pas que l’entreprise des demandeurs les exposerait à un préjudice accru venant des traditionalistes, les demandeurs font valoir qu’elle repose sur une interprétation erronée de la preuve. Celle-ci démontre que le défunt père du demandeur principal était une personne bien en vue dans la communauté et que, lorsque des personnes déménagent dans un autre endroit, elles ont tendance à s’établir près des membres de leur tribu pour bénéficier d’un soutien communautaire dans la nouvelle région, ce qui fait qu’il serait nécessairement facile d’identifier la famille des demandeurs dans la ville proposée comme PRI.

[34] Les demandeurs font également valoir que, bien que la SAR ait pris note des divers moyens de se rendre à Port Harcourt, elle n’a pas tenu compte du fait que cette accessibilité ferait en sorte qu’il serait facile pour les traditionalistes de poursuivre les demandeurs, même après leur réinstallation. Ils soutiennent que l’examen par la SAR des autres facteurs liés à la viabilité d’un déménagement dans la ville proposée comme PRI était fondé sur un raisonnement spéculatif et que la SAR n’a pas tenu compte adéquatement de la situation particulière des demandeurs.

[35] Le défendeur soutient que la SAR a raisonnablement conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Port Harcourt. En ce qui concerne le premier volet du critère, le défendeur soutient que l’affirmation des demandeurs selon laquelle les traditionalistes ont les moyens et la motivation de les retrouver à Port Harcourt est fondée sur des conjectures et n’est pas étayée par la preuve au dossier. Il fait valoir que la SAR a raisonnablement conclu que les traditionalistes n’avaient pas manifesté d’intérêt à poursuivre les demandeurs au cours de la période de deux ans entre 2018 et 2020 et que la conclusion de la SAR selon laquelle les traditionalistes ont poursuivi les demandeurs uniquement parce que M. Rufai les avait confrontés ne constitue pas un blâme injustifié, mais indique plutôt que les traditionalistes avaient un intérêt limité à poursuivre les demandeurs.

[36] Le défendeur soutient que la preuve générale concernant les meurtres rituels commis par des traditionalistes, la corruption de la police et d’autres éléments de preuve sur la situation dans le pays ne rendent pas la décision de la SAR déraisonnable. Il affirme en outre que les allégations des demandeurs concernant les liens des traditionalistes avec des politiciens non identifiés ne constituent pas une preuve que les traditionalistes ont les moyens de retrouver les demandeurs à Port Harcourt, et que l’absence d’arrestations à la suite du prétendu saccage au domicile des demandeurs à Lagos ne démontre pas que les traditionalistes ont une influence sur la police.

[37] En ce qui concerne le deuxième volet du critère, le défendeur soutient que la SAR a effectué un examen minutieux et intelligible des nombreux facteurs et de l’ensemble de la preuve pour conclure qu’il était raisonnable pour les demandeurs de se réinstaller à Port Harcourt vu leur situation. Il ajoute que les observations des demandeurs constituent un désaccord avec la conclusion de la SAR et qu’elles ne démontrent aucune erreur susceptible de contrôle dans la décision de rejeter la demande des demandeurs au motif qu’ils disposent d’une PRI viable.

[38] Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que l’évaluation de la SAR selon laquelle ils disposent d’une PRI à Port Harcourt est déraisonnable et justifie l’intervention de la Cour. Je conclus que la décision de la SAR selon laquelle les demandeurs n’ont pas fourni d’éléments de preuve suffisants pour établir que les traditionalistes avaient les moyens ou la motivation de les poursuivre à Port Harcourt a été prise sans tenir compte de l’ensemble des éléments de preuve présentés par les demandeurs en appel.

[39] Les demandeurs avancent à juste titre qu’en attribuant à la confrontation avec M. Rufai le fait que les traditionalistes les ont poursuivis à leur résidence de Lagos, la SAR a reconnu que les traditionalistes étaient motivés à les poursuivre et qu’ils avaient les moyens de le faire. Je conclus que, peu importe que les traditionalistes aient été provoqués par la confrontation de M. Rufai, cet événement montre qu’ils ont poursuivi les demandeurs à Lagos. Cela montre clairement que les traditionalistes ont la capacité de les retrouver dans d’autres régions du Nigéria, comme Port Harcourt. Le raisonnement de la SAR à cet égard ne repose donc pas sur une analyse rationnelle.

[40] De plus, je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que la SAR a déraisonnablement conclu que, puisque les traditionalistes n’avaient pas tenté de communiquer de nouveau avec les demandeurs, cela voulait dire qu’aucun préjudice ne les attendait à leur retour au Nigéria. La preuve montre que les traditionalistes ont été informés du fait que les demandeurs avaient déménagé au Canada, ce qui rend irrationnel le raisonnement selon lequel le fait qu’ils n’ont pas tenté de trouver les demandeurs au Nigéria équivaut à une absence de préjudice raisonnable dans la ville proposée comme PRI.

[41] Pour ces motifs, je conclus que la SAR a procédé à une évaluation déraisonnable de la PRI, ce qui rend la décision déraisonnable dans son ensemble.

V. Conclusion

[42] La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision de la SAR de rejeter les demandes d’asile des demandeurs au motif qu’ils disposent d’une PRI viable à Port Harcourt est déraisonnable. Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je suis d’accord que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-719-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision visée par la demande de contrôle est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-719-22

INTITULÉ :

AYODELE OPEYEMI FASHUBA, KIKELOMO ABOSEDE FASUBA, OLUWAFELA OMOFELA NELSON FASUBA (MINEUR) ET ALEXANDRIO BOLUWATIFE FASUBA (MINEUR) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 décembre 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

DATE DES MOTIFS :

Le 3 mars 2023

COMPARUTIONS :

Kingsley Jesuorobo

POUR LES DEMANDEURS

Rachel Hepburn Craig

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kingsley Jesuorobo & Associates

Avocats

North York (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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