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Date : 20230309


Dossier : IMM-7477-21

Référence : 2023 CF 324

Ottawa (Ontario), le 9 mars 2023

En présence de l’honorable juge Pamel

ENTRE :

Omar Ibrahim MOHAMED

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Omar Ibrahim Mohamed, est un citoyen érythréen né en 1956. En 1982, il a déménagé en Arabie saoudite pour échapper à la guerre entre l’Érythrée et l’Éthiopie. Il s’est procuré une carte de membre du Front de libération de l’Érythrée [ELF] pour prouver aux autorités saoudiennes qu’il était citoyen de l’Érythrée et éviter l’expulsion du pays. Il n’a jamais pris part aux activités de l’ELF. Cependant, en 2006, M. Mohamed est devenu membre du Front de salut national érythréen [ENSF]; il assistait à des rencontres de l’ENSF deux à trois fois par semaine lorsqu’il n’était pas tenu de voyager pour son travail. M. Mohamed prétend qu’il n’a jamais été au courant d’actions violentes perpétrées par l’ENSF, et qu’il a adhéré au groupe parce que l’ENSF revendiquait des élections libres et démocratiques en Érythrée et un changement par le dialogue, et non par la violence.

[2] M. Mohamed est arrivé au Canada et a demandé l’asile en mai 2017. Le 29 mai 2018, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [Ministre] a déféré à la Section de l’immigration [SI] deux rapports d’interdiction de territoire à l’encontre de M. Mohamed, soit l’un portant sur l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi], se référant à l’alinéa 34(1)b), l’autre portant sur l’alinéa 34(1)f) se référant à l’alinéa 34(1)c) de la Loi. Ces interdictions se fondaient sur l’appartenance alléguée de M. Mohamed à l’ELF et à l’ENSF.

[3] Les alinéas 34(1)b), 34(1)b.1), 34(1)c) et 34(1)f) de la Loi prévoient respectivement ceci :

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[...]

...

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

(b.1) se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

(b.1) engaging in an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;

c) se livrer au terrorisme;

(c) engaging in terrorism;

[...]

...

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

[4] Le 28 septembre 2021, la SI a déterminé que M. Mohamed est interdit de territoire et a rendu une mesure de renvoi contre M. Mohamed [Décision]. La SI a rejeté la prétention du Ministre selon laquelle le demandeur appartenait à l’ELF, estimant qu’il n’avait pris la carte de membre comme document d’identité que pour rester en Arabie saoudite, mais elle a quand même conclu que M. Mohamed était membre de l’ENSF entre 2006 et 2017 et qu’il existe de motifs raisonnables de croire que l’ENSF est une organisation qui était l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement de l’Érythrée par la force (alinéa 34(1)b) de la Loi) et qui s’est livrée au terrorisme (alinéa 34(1)c) de la Loi). M. Mohamed demande le contrôle judiciaire de la Décision en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi.

[5] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la Décision de la SI n’est pas déraisonnable. Conséquemment, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Décision contestée de la SI

[6] Devant la SI, M. Mohamed n’a pas contesté les arguments présentés par le Ministre concernant les définitions juridiques des termes « terrorisme » et « subversion » selon lesquels l’ELF et l’ENSF sont des organisations qui se livraient au terrorisme et qui étaient instigateurs ou auteurs d’actes visant au renversement du gouvernement de l’Érythrée par la force, et n’a pas non plus mis en doute la fiabilité et la véracité des pièces du Ministre. M. Mohamed a contesté plutôt son appartenance factuelle à l’ELF et à l’ENSF; M. Mohamed a plus précisément fait valoir qu’il ne devait pas être considéré comme un membre de l’ENSF puisqu’il n’a jamais eu connaissance d’actions violentes perpétrées par l’organisation. À sa connaissance, l’ENSF s’efforçait d’apporter la paix en Érythrée par le dialogue, et il n’avait aucune intention de participer à une organisation impliquée dans une lutte armée.

[7] Cependant, la SI a souscrit à la prétention du Ministre selon laquelle il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre de l’ENSF :

Le tribunal estime que le ministre s’est acquitté du fardeau qui lui incombait de prouver qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Mohamed avait été membre de l’ENSF de 2006 à 2017. Il n’a mis fin à son appartenance à l’ENSF qu’en 2017, lorsqu’il a quitté l’Arabie saoudite. M. Mohamed assistait à des réunions aux deux ou trois semaines, quand il n’avait pas à se déplacer pour le travail. Il prenait la parole lors de réunions organisées par les dirigeants. Son appartenance à l’ENSF est attestée par sa participation volontaire et active au sein de l’organisation pendant environ 11 ans. Il s’agit d’une situation différente de celle de l’ELF, alors que M. Mohamed a dû protéger sa vie et éviter d’être expulsé vers une zone de guerre et qu’il avait un objectif clair pour une période de seulement six mois, soit celui d’avoir une pièce d’identité valide pour les autorités saoudiennes.

[Décision au para 36.]

[8] Quant à l’allégation de M. Mohamed selon laquelle il ne savait pas que l’ENSF était engagé dans une lutte armée, la SI a conclu qu’en raison de ses onze années à titre de membre de l’ENSF, où il a entretenu un contact continu avec les dirigeants de l’organisation, M. Mohamed aurait dû connaître la nature de ses activités. À cet égard, la SI a tenu compte de la preuve présentée par le Ministre, indiquant que l’ENSF a participé à plusieurs attaques contre des cibles militaires en 2009 et 2011, dans lesquelles des soldats du gouvernement érythréen ont été tués. L’ENSF a également reconnu avoir vandalisé des machines et détruit des camions qui étaient stationnés dans un dépôt de distribution du gouvernement en 2015. L’organisation a affirmé par la suite que ses unités armées viseraient les entreprises étrangères qui avaient des accords avec le gouvernement érythréen. La presse érythréenne indépendante a aussi rapporté que l’ENSF a détruit le véhicule d’une patrouille de sécurité à l’aide d’un lance-grenades propulsées par roquettes à proximité du projet minier de Bisha en 2015.

[9] La SI a conclu que les exemples ci-dessus étaient suffisants pour constituer des motifs raisonnables de croire que l’ENSF s’est livré à la fois au terrorisme et au renversement par la force. En ce qui concerne le critère du terrorisme, prévu à l’alinéa 34(1)c) de la Loi, la SI a déterminé que les attaques contre des installations gouvernementales où travaillent également des civils, tels que des travailleurs étrangers, constituaient des exemples d’actes terroristes. De plus, l’organisation avait l’intention de causer la mort ou des blessures corporelles graves, notamment lorsqu’elle a utilisé un lance-grenades pour l’une de ses attaques. En ce qui concerne la renversement d’un gouvernement par la force, prévue à l’alinéa 34(1)b) de la Loi, la SI a noté que l’ENSF possède une aile militaire qui combat le gouvernement érythréen depuis plusieurs années. L’ENSF fait partie de l’Alliance démocratique érythréenne [EDA] avec sept autres organisations membres qui ont convenu d’unifier leurs ailes militaires sous un seul commandement, coordonnant leurs campagnes militaires contre le gouvernement érythréen. La SI a estimé que les attaques armées contre des cibles militaires érythréennes répondaient à la définition de « par la force », c’est-à-dire « la perception raisonnable du risque qu’on exerce une coercition par des moyens violents » (Oremade c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1077 au para 27). Elle a noté également que le « renversement par la force » d’un gouvernement a été définie de façon constante par la jurisprudence comme impliquant « l’introduction d’un changement par des moyens illicites ou à des fins détournées se rapportant à une organisation » (Erbil c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 780 au para 63; Qu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 399 au para 12; Shandi (Re), [1991] ACF no 1319, 51 FTR 252).

[10] La SI a conclu que l’intention de l’ENSF de s’engager au renversement par la force du gouvernement érythréen ou d’en être l’instigateur a été clairement démontrée par la coordination et l’exécution planifiées d’attaques armées contre des installations gouvernementales. L’intention de l’organisation était d’obtenir des changements par des moyens illicites et violents et de contribuer au renversement du gouvernement. La SI a déterminé alors que le Ministre s’est acquitté du fardeau qui lui incombait de prouver que l’ENSF est une organisation aux fins des alinéas 34(1)c) et b) de la Loi. Puisque la SI a reconnu que M. Mohamed était membre de l’ENSF, elle a conclu que le demandeur était visé par l’alinéa 34(1)f) de la Loi.

III. Questions en litige

[11] Les questions en litige soulevées par la présente demande de contrôle judiciaire sont les suivantes :

  1. Question préliminaire : Le demandeur est-il en droit de contester les conclusions de la SI selon lesquelles l’ENSF est une organisation qui s’est livrée au terrorisme et a été l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement érythréen par la force?

  2. La détermination par la SI du caractère terroriste des actes de l’ENSF est-elle raisonnable?

  3. La conclusion de la SI quant au caractère subversif des actes reprochés à l’ENSF est-elle raisonnable?

IV. Norme de contrôle

[12] Les parties s’entendent sur le fait que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique à l’évaluation du bien-fondé de la décision de la SI (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17 [Vavilov]; Bigirimana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1156 aux para 16-17; Saleheen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 145 au para 24).

V. Analyse

A. Question préliminaire : Le demandeur est-il en droit de contester les conclusions de la SI selon lesquelles l’ENSF est une organisation qui s’est livrée au terrorisme et a été l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement du gouvernement érythréen par la force?

[13] M. Mohamed concède que devant la SI, il n’avait pas soumis d’argument par rapport à la qualification des actes du l’ENSF, à savoir si elle était une organisation qui se livrait au terrorisme ou cherchait à renverser le gouvernement érythréen par la force. Par conséquent, l’enjeu préliminaire est de savoir si je devrais, dans le cadre de ce contrôle judiciaire, entendre M. Mohamed sur cette question. M. Mohamed fait valoir que son argument n’est pas un argument inédit puisqu’il invoque l’état du droit préexistant qui était devant la SI. À titre subsidiaire, M. Mohamed prétend que s’il ne réussit pas à me convaincre qu’il ne s’agit pas d’un nouvel argumentaire, la Cour aura toujours la possibilité d’évaluer si la SI avait le devoir de soulever les éléments en question malgré l’absence de plaidoirie à cet égard en première instance.

[14] Le Ministre prétend que la Cour ne devrait donc pas se prononcer sur les arguments de M. Mohamed visant ces enjeux, qui pouvaient et devaient être présentés devant le tribunal spécialisé en la matière (Ouimet c Canada (Procureur général), 2021 CAF 200 au para 22 [Ouimet]. Il soutient que les motifs d’un tribunal administratif doivent être révisés à la lumière de l’argumentaire présenté devant ce dernier (Zamor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 672 au para 7 [Zamor]), et que la position de M. Mohamed devant la Cour s’avère injuste et inéquitable envers le tribunal administratif, qui n’a pas pu se prononcer sur les arguments qu’il fait maintenant valoir.

[15] En ce qui concerne le caractère terroriste de l’ENSF, M. Mohamed prétend simplement reprendre la conclusion de la SI afin de démontrer que son raisonnement allait à l’encontre des principes énoncés dans les décisions Fuentes c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 379 (CanLII), [2003] 4 CF 249 [Fuentes] et Perez Villegas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 105 [Perez Villegas]. M. Mohamed prétend que ces décisions sont hautement pertinentes, car elles indiquent qu’un décideur ne peut supposer que des actes commis par une organisation armée visaient des civils sans preuve attestant qu’ils ont été pris pour cible ou tués intentionnellement. De plus, lorsque des organisations ciblent des édifices gouvernementaux, la preuve doit permettre au décideur de connaître les circonstances des attaques avant de pouvoir conclure si les attaques en question visaient des civils (Fuentes au para 77; Perez Villegas au para 55). M. Mohamed prétend qu’en l’espèce, il n’y a aucune preuve attestant que des civils ont été pris pour cible, ni que des civils ont été tués ou blessés grièvement, ni même qu’ils étaient présents sur les lieux. De plus, M. Mohamed s’appuie sur la décision Foisal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 404 [Foisal], pour soutenir sa prétention que la preuve doit permettre au décideur de lier les actes des membres d’une organisation à l’intention spécifique de cette organisation, en tenant compte de plusieurs facteurs, et qu’une « personne ou une organisation ne se livre au terrorisme, au sens de l’article 34 de la Loi, que si elle a l’intention spécifique de causer la mort ou des lésions corporelles graves ». M. Mohamed soutient qu’en déterminant le caractère terroriste des actes d’une organisation, le décideur doit expliquer en quoi ces actes visaient à causer des blessures aux civils (Fuentes au para 56), et que pour déduire l’intention de l’organisation, la SI « devait au moins se référer à des discours politiques, à des plans ou à des codes qui témoignent de la volonté de l’organisation de tuer ou blesser grièvement des citoyens » (Foisal au para 22).

[16] Également, quant au caractère subversif de l’ENSF, et contrairement aux prétentions du Ministre, M. Mohamed prétend simplement rappeler l’état actuel du droit, notamment le principe de « destruction par l’intérieur » évoqué dans la décision Al Yamani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 17119 (CF), [2000] 3 CF 433 [Al Yamani]. M. Mohamed allègue que, puisqu’aucune décision de la Cour n’a contredit cette définition de « subversion », Al Yamani demeure applicable en l’espèce étant donné les faits au dossier, et il n’y avait aucune raison pour la SI de s’en distancier. En ne tenant pas compte de cette décision, la SI a donc rendu une décision déraisonnable au sens de Vavilov.

[17] La réparation que la Cour peut accorder dans le cadre du contrôle judiciaire est essentiellement discrétionnaire, et j’ai le pouvoir discrétionnaire d’entendre M. Mohamed sur ces arguments. Cependant, en règle générale, dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire, ce pouvoir discrétionnaire ne devrait pas être exercé au bénéfice du demandeur lorsqu’une question (ou un moyen) en litige aurait pu être soulevée devant le tribunal administratif, mais qu’elle ne l’a pas été (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 aux para 22-26 [Alberta Teachers]).

[18] Je suis d’accord avec M. Mohamed que dans le cadre de sa nature inquisitoire, la SI peut être tenue d’examiner des questions et des moyens non soulevés par les parties et que la Cour a effectivement toute latitude pour se demander si la SI a commis une erreur en ne soulevant pas une question en tant que motif d’interdiction de territoire, et ce, même si les parties ne l’ont pas soulevée elles-mêmes (Opina Velasquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 273 aux para 14 à 15; Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 214 aux para 51 à 52; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Nwobi, 2014 CF 520 aux para 13 à 20). Cependant, je ne vois pas en quoi ces décisions, ni celle d’Alberta Teachers, lui sont d’une quelconque utilité.

[19] En l’espèce, les questions en litige concernent les définitions juridiques des notions de « terrorisme » et de « renversement d’un gouvernement par la force », et leur détermination dans le contexte de cette affaire nécessite un examen des éléments de preuve qui peuvent les étayer. Il ne s’agit pas ici de questions ou de moyens non pris en compte par la SI, mais plutôt d’un nouvel argumentaire dans l’appréciation par la SI de ces mêmes questions ou moyens. Les questions ou moyens – soit l’appartenance à ces organisations et s’il existe des motifs raisonnables de croire que ces organisations relèvent du paragraphe 34(1) – ont été soulevés, analysés et déterminés par la SI. M. Mohamed veut simplement ajouter, pour la première fois, son point de vue sur cette analyse avec de la nouvelle jurisprudence et un nouvel argumentaire.

[20] M. Mohamed soulève des arguments intéressants; cependant, il n’a jamais avancé ces arguments devant la SI, cette dernière n’avait donc aucune raison de s’attarder à l’analyse telle qu’elle est maintenant plaidée devant moi par M. Mohamed. Il s’agit d’un nouvel argumentaire qui n’était pas devant la SI. En substance, M. Mohamed tente de faire devant moi ce qu’il aurait dû faire devant la SI, à savoir : contester en fait et en droit l’allégation qu’il existe de motifs raisonnables de croire que l’ENSF est une organisation qui s’est livrée au terrorisme ou qui a cherché à renverser par la force le gouvernement érythréen. D’après moi, il serait inapproprié de le considérer (Zamor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 672 au para 7; Ouimet au para 22).

[21] Puisque M. Mohamed n’a pas réussi à me convaincre qu’il ne s’agit pas d’un nouvel argumentaire, la question subsidiaire est de savoir si je dois néanmoins déterminer si la SI avait le devoir de soulever les éléments en question malgré l’absence de plaidoirie à cet égard en première instance. Si je devais accepter l’interprétation législative soumise par M. Mohamed de ce que constitue le terrorisme, ses arguments nécessiteraient une révision des éléments de preuve afin de déterminer si un seuil particulier a été atteint. Or, c’est à la SI qu’il incombe d’indiquer sur quels éléments de preuve elle s’est appuyée pour conclure que les actes de l’organisation étaient destinés à tuer ou à blesser grièvement des civils, la façon dont ils ont été perpétrés, qui exactement les a commis, si l’organisation approuvait ou favorisait les tueries ou les attaques, et si les civils ont été tués ou blessés grièvement accidentellement ou intentionnellement (Perez Villegas au para 57). En l’espèce, la SI n’a pas procédé à un tel examen particulier de la preuve parce que l’argument, tel qu’il est formulé maintenant par M. Mohamed, n’a pas été fait par lui à ce moment. Je peux difficilement reprocher à la SI de ne pas avoir abordé un argument juridique concernant un moyen d’interdiction de territoire qui lui était présenté, ou de ne pas avoir examiné les preuves à la lumière d’un tel argument juridique, alors que l’argument lui-même n’a jamais été soulevé devant lui. Il n’appartient certainement pas à la SI de deviner l’argumentaire que M. Mohamed devait faire, ou de soulever toutes les différentes tournures d’analyse juridique qui pourraient être soulevées en relation avec une question qui lui est soumise, et d’en tirer des conclusions à ce sujet.

[22] M. Mohamed cible également plusieurs éléments de preuve soumis par le Ministre relativement aux discours des dirigeants de l’ENSF ainsi qu’aux actes commis par l’organisation. Il soutient que cette preuve ne démontre pas que l’ENSF ait tué, blessé ou visé les civils. Même l’élément de preuve sur lequel s’est appuyée la SI en concluant que l’ENSF avait visé des civils en utilisant un lance-grenades contre une installation gouvernementale où travaillaient des civils ne mentionne aucune victime et ne décrit pas qui était présent à l’installation au moment de l’attaque. Or, ce que M. Mohamed me demande ici, c’est d’évaluer la preuve du point de vue de l’argument juridique qu’il avance maintenant, à savoir que les actes de l’ENSF ne constituent pas, ni en fait ni en droit, du terrorisme; il me demande de procéder à un tel examen de la preuve sans pouvoir connaître l’opinion de la SI. Ultimement, M. Mohamed ne m’a pas convaincu de l’opportunité d’un tel examen, dans un contexte où le législateur a confié à la SI la tâche de trancher ces questions, lesquelles correspondent à son domaine d’expertise et à ses attributions spécialisées (Alberta Teachers aux para 24-25).

[23] La situation est la même en ce qui concerne les arguments de M. Mohamed quant au caractère subversif des actes reprochés à l’ENSF. M. Mohamed s’appuie notamment sur Al Yamani au paragraphe 54 pour soutenir qu’un acte de subversion doit être commis de l’intérieur du pays visé, et qu’en l’espèce, puisque l’ENSF se trouve en Éthiopie, et non sur le territoire de l’Érythrée, l’organisation ne peut pas être considérée comme accomplissant des actes de subversion contre le gouvernement érythréen. On peut possiblement soutenir que la notion de subversion nécessite que les actes reprochés se produisent à l’intérieur du pays du gouvernement que l’on cherche à renverser, ou que les éléments de preuve nécessaires pour établir que l’ENSF n’a entrepris ses activités qu’à partir de l’extérieur de l’Érythrée n’ont pas été identifiés par la SI. Mais, encore une fois, ces arguments n’ont pas été présentés devant la SI, et puisque leur analyse nécessite l’évaluation de la preuve au dossier, je ne suis pas disposé à substituer mon appréciation à celle que la SI n’a pas eu l’opportunité de rendre.

[24] Dans ces circonstances, je ne suis pas convaincu qu’il y a lieu de permettre à M. Mohamed de soumettre un nouvel argumentaire concernant des moyens d’interdiction de territoire qui ont été carrément traités par la SI, et qui auraient pu être présentés, mais ne l’ont pas été, à ce moment-là. La SI a fait le travail qu’elle devait faire avec l’argumentaire devant elle. De plus, je n’ai pas été convaincu que la détermination par la SI du caractère terroriste des actes de l’ENSF ou que sa conclusion quant au caractère subversif des actes reprochés à l’ENSF était déraisonnable.

VI. Conclusion

[25] Sur la base des présents motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 


JUGEMENT au dossier IMM-7477-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7477-21

 

INTITULÉ :

OMAR IBRAHIM MOHAMED c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 septembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 mars 2023

 

COMPARUTIONS :

Me Coline Bellefleur

Me Déborah Andrades-Gingras

 

Pour le demandeur

Me Daniel Latulippe

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Déborah Andrades-Gingras

Me Coline Bellefleur avocate

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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