Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230309

Dossier : IMM‑4246‑22

Référence : 2023 CF 323

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Calgary (Alberta), le 9 mars 2023

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

MARSELA MIRASHI

MARIN MALAJ

QUENTIN MALAJ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 22 avril 2022 par laquelle un agent de l’ambassade du Canada en Italie à Rome a rejeté la demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire présentée du fait que la demanderesse principale, Marsela Mirashi, n’avait pas répondu à la définition d’enfant à charge prévue par les exigences relatives à la demande de résidence permanente.

[2] Les demandeurs affirment que l’appréciation qu’a faite l’agent des facteurs d’ordre humanitaire est inintelligible et incohérente à divers égards et que celui-ci a commis un certain nombre d’erreurs, ce qui, dans l’ensemble, rend la décision déraisonnable.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie.

I. Contexte

[4] Les demandeurs, Marsela Mirashi et Marin Malaj [le demandeur associé], sont citoyens de l’Albanie et parents de deux enfants mineurs, dont l’un est également partie à la présente demande. Aucun des enfants n’a la citoyenneté albanaise, mais l’un est citoyen canadien et l’autre, citoyen américain, tous deux de naissance.

[5] En septembre 2000, à l’âge de onze ans, la demanderesse principale a quitté l’Albanie pour se rendre aux États‑Unis avec ses parents et son frère. En 2005, la demande d’asile que la famille avait présentée aux États‑Unis a été rejetée, et le père a été renvoyé en Albanie.

[6] Le demandeur associé a quitté l’Albanie à l’adolescence et a présenté une demande d’asile aux États-Unis en 2001, laquelle a été rejetée.

[7] En décembre 2005, la demanderesse principale, sa mère et son frère sont entrés au Canada, où son père a pu les rejoindre. La famille a ensuite présenté une demande d’asile dans ce pays. La demande d’asile du père de la demanderesse principale a été dissociée de celle présentée par le reste de la famille, avant d’être rejetée en juillet 2007. La demande d’asile présentée par la demanderesse principale, sa mère et son frère a elle aussi été rejetée en septembre 2008.

[8] Le demandeur associé est arrivé au Canada vers la fin de 2007 et y a travaillé comme peintre.

[9] En octobre 2010, la demanderesse principale, alors âgée de 21 ans, a épousé le demandeur associé, et le couple a continué de vivre au Canada.

[10] En mars 2012, la demanderesse principale et sa famille ont présenté une demande d’examen des risques avant renvoi, laquelle a été rejetée en juillet 2012.

[11] En novembre 2012, la demanderesse principale, toujours au Canada, a donné naissance à son fils Claudio.

[12] À la fin de 2012, le demandeur associé a reçu un avis de renvoi. Au début de 2013, il a quitté le Canada pour aller aux États‑Unis.

[13] En 2013, la demanderesse principale a également quitté le Canada pour rejoindre le demandeur associé aux États‑Unis, où elle a demandé l’asile.

[14] En septembre 2015, la demanderesse principale a donné naissance à son deuxième fils, Quentin [le demandeur mineur], aux États-Unis.

[15] En janvier 2016, la mère, le père et le frère de la demanderesse principale ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au Canada. En mars 2017, ils se sont vu accorder une dispense pour considérations d’ordre humanitaire et, de ce fait, ont pu obtenir leur statut de résident permanent.

[16] En janvier 2018, la demande d’asile américaine de la demanderesse principale a été rejetée et celle-ci a été détenue pendant environ quatre mois pour être entrée illégalement aux États-Unis, jusqu’à ce qu’elle soit renvoyée en Albanie en juin 2018. Plus tard en juin 2018, le demandeur associé a quitté les États‑Unis de son propre chef avec ses deux enfants afin de rejoindre la demanderesse principale en Albanie.

[17] En novembre 2019, les parents de la demanderesse principale ont présenté une demande de parrainage au titre de la catégorie du regroupement familial afin de parrainer la demanderesse principale en tant qu’enfant à charge. Leur demande a été rejetée au motif que la demanderesse principale était mariée et mère de deux enfants. La demande a ensuite fait l’objet d’un examen fondé sur des considérations d’ordre humanitaire, avant d’être rejetée en février 2020. Les demandeurs ont déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire qui a finalement été réglée par les parties, puis l’affaire a été renvoyée pour nouvel examen. Avant le nouvel examen, les demandeurs ont produit de nouveaux éléments de preuve à l’appui de leur demande.

[18] Dans leur demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire, les demandeurs ont énoncé les motifs suivants :

  1. Les conditions de vie en Albanie étant défavorables, voire déplorables sur tous les plans (l’économie, les soins de santé, l’éducation, l’emploi, le maintien de l’ordre et l’administration publique), la demanderesse principale et le demandeur associé ont quitté l’Albanie à un jeune âge et ont passé 18 ans en Amérique du Nord. Durant cette période, la demanderesse principale a été étudiante, puis le demandeur associé et elle ont travaillé pendant bon nombre de ces années.

  2. La demanderesse principale travaille par quarts à faible salaire dans un hôtel Hilton Garden Inn en Albanie. Elle mentionne la mauvaise gestion de l’hôtel et le fait que le demandeur associé n’arrive pas à trouver d’emploi malgré son expérience comme peintre et le fait qu’il possède une petite entreprise de peinture au Canada.

  3. Le niveau de vie en Albanie est inférieur à celui au Canada, et le logement et le coût de la vie y sont inabordables.

  4. En ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants, ceux-ci parlent anglais, mais ne maîtrisent pas l’albanais, et Claudio connaît des difficultés à l’école albanaise. Quentin souffre d’allergies au gluten et aux produits laitiers, ce qui, d’après les demandeurs, entraîne des difficultés, car l’Albanie n’est pas adaptée à la telle réalité des personnes allergiques. Les demandeurs affirment recevoir de l’aide de la part des parents et du frère de la demanderesse principale, lesquels leur envoient des fournitures pour les enfants (dont de la nourriture et des médicaments) et couvrent les droits de scolarité de l’école privée, puisque Claudio s’est vu refuser l’admission dans d’autres écoles en raison de sa méconnaissance de l’albanais.

[19] Le 22 avril 2022, l’agent a rejeté la demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire des demandeurs.

II. Analyse

[20] Le paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] confère au ministre le pouvoir discrétionnaire de dispenser les étrangers des exigences habituelles de la LIPR et de leur octroyer le statut de résident permanent au Canada s’il estime que des motifs d’ordre humanitaire le justifient. L’examen des motifs d’ordre humanitaire fondé sur le paragraphe 25(1) de la LIPR est global, c’est-à-dire que toutes les considérations pertinentes doivent être soupesées cumulativement pour déterminer si la dispense est justifiée dans les circonstances. Une dispense est considérée comme justifiée si la situation est de nature à inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne [voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 13, 28; Caleb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1018 au para 10].

[21] Le paragraphe 25(1) présuppose qu’un demandeur ne s’est pas conformé à une ou plusieurs des dispositions de la LIPR. Par conséquent, lorsqu’il mène son analyse, le décideur doit évaluer la nature de la non‑conformité ainsi que sa pertinence et son poids par rapport aux facteurs d’ordre humanitaire du demandeur dans chaque cas [voir Mitchell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190 au para 23].

[22] L’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire est une mesure de nature exceptionnelle et hautement discrétionnaire qui « mérite donc une déférence considérable de la part de la Cour » [voir Qureshi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 335 au para 30]. Aucun « algorithme rigide » ne détermine l’issue [voir Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185 au para 7].

[23] La norme de contrôle applicable à une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable [voir Kanthasamy, précité, au para 44]. La cour de révision qui effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit s’intéresser à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 83]. Elle doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci [voir Vavilov, précité, au para 99]. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable, et la Cour « doit […] être convaincue que la lacune ou la déficience […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » [voir Vavilov, précité, au para 100].

[24] J’estime que la décision de l’agent est déraisonnable à un certain nombre d’égards.

[25] Premièrement, l’agent a fait la liste des facteurs qui, selon lui, militaient en faveur d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Cette liste comprend [traduction] « un argument selon lequel la [demanderesse principale] et son époux ont eu du mal à trouver un emploi convenable en Albanie ». Pourtant, l’agent poursuit en affirmant que les facteurs suivants, entre autres, militent contre l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire :

[traduction]

  • -La [demanderesse principale] et son époux déclarent tous deux qu’ils ont pu voyager dans le pays et s’y installer sans problème et qu’ils ont connu un certain succès sur le marché du travail, et ce, malgré leurs déclarations concernant leur maîtrise limitée de la langue et les défis à relever sur le marché du travail albanais. De plus, ils possèdent une expérience professionnelle et entrepreneuriale ainsi qu’une connaissance de l’anglais, acquise aux États-Unis et au Canada, susceptibles de les aider à se démarquer sur le marché du travail local. Je note que la [demanderesse principale] a réussi à trouver un emploi dans une chaîne d’hôtels occidentale en Albanie.

  • -La [demanderesse principale] et sa famille immédiate continuent de recevoir un soutien financier de leur famille élargie aux États-Unis et au Canada, les reçus de transfert d’argent au dossier indiquant des sommes allant jusqu’à 2 000 USD. Des membres de la famille vivant au Canada et aux États‑Unis leur envoient également des vêtements, des aliments sans gluten, des médicaments pour enfants et des jouets. Je note que la famille est en mesure d’assumer les frais associés à un enseignement privé pour au moins un des enfants.

[26] Je conviens avec la demanderesse qu’il était contradictoire en soi de la part de l’agent de conclure que les demandeurs s’étaient installés en Albanie [traduction] « sans problème », pour ensuite reconnaître qu’ils avaient besoin de l’aide de leur famille élargie vivant à l’étranger pour subvenir aux besoins de leur famille en Albanie et qu’ils avaient du mal à trouver un emploi convenable. Les éléments de preuve dont disposait l’agent n’étayaient pas la conclusion selon laquelle les demandeurs s’étaient installés en Albanie sans problème.

[27] Deuxièmement, j’estime que l’analyse de l’agent portant sur l’intérêt supérieur des enfants est lacunaire. L’agent qui examine une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire doit « être réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt de tout enfant pouvant être touché par sa décision [voir Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 75]. À cet égard, les éléments de preuve portant sur l’intérêt de l’enfant doivent faire l’objet d’une analyse rigoureuse au vu de l’ensemble de la preuve et de la situation particulière de l’enfant [voir Garraway c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 286 au para 33]. Une fois que pareil examen a été fait, il appartient à l’agent de décider du poids à accorder à cet intérêt dans les circonstances de l’affaire [voir Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 au para 12].

[28] De plus, lorsqu’il analyse les considérations d’ordre humanitaire, l’agent doit se demander s’il faut attribuer un poids positif, neutre ou négatif à chaque facteur soulevé par le demandeur. S’il décide d’accorder un poids positif ou négatif aux facteurs soulevés, l’agent doit aussi qualifier ce poids, ce qu’il fait souvent en précisant qu’un poids « important », un « certain » poids ou « peu » de poids doit être accordé. Il doit ensuite procéder à un examen global, dans le cadre duquel toutes les considérations pertinentes doivent être soupesées cumulativement pour déterminer si une dispense est justifiée dans les circonstances.

[29] Toutefois, en l’espèce, bien que l’agent ait consacré une partie de ses motifs à l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants, il a passé sous silence le poids qu’il a finalement accordé, le cas échéant, à ce facteur, ce qui empêche la Cour de savoir s’il a effectué l’examen global qui s’impose.

[30] De plus, j’estime que, dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a accordé une importance démesurée à l’aide financière et matérielle apportée par la famille des demandeurs à l’étranger. La preuve à la disposition de l’agent indiquait que l’Albanie n’a pas les ressources nécessaires pour répondre aux besoins médicaux de Quentin et que, sans l’aide de leur famille élargie, les demandeurs seraient incapables de satisfaire ces besoins. Dans ses motifs, l’agent n’a pas dûment examiné la question de savoir s’il est dans l’intérêt supérieur de Quentin de résider dans un pays où il est impossible de répondre à ses besoins médicaux et où ceux‑ci ne peuvent être satisfaits qu’au moyen des fournitures et de l’argent envoyés par les membres de sa famille élargie.

[31] Je suis d’avis que, dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent n’a pas tenu compte « de ce qui […], dans les circonstances, paraît le plus propice à la création d’un climat qui permettra le plus possible à l’enfant d’obtenir les soins et l’attention dont il a besoin », comme l’exige la Cour dans l’arrêt Kanthasamy, précité, au paragraphe 36, et qu’il s’est plutôt concentré à tort sur la question de savoir si les enfants s’étaient « adaptés » à la vie en Albanie.

[32] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable et qu’elle doit être annulée.

[33] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4246‑21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision du 22 avril 2022 par laquelle l’agent a rejeté la demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs du fait que la demanderesse principale, Marsela Mirashi, n’avait pas répondu à la définition d’enfant à charge prévue par les exigences relatives à la demande de résidence permanente est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision. Les demandeurs se voient accorder la possibilité de présenter des observations à jour à l’appui de leur demande.

  3. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4246-21

INTITULÉ :

MARSELA MIRASHI, MARIN MALAJ, QUENTIN MALAJ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

CALGARY (ALBERTA)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 MARS 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DES MOTIFS :

LE 9 MARS 2023

COMPARUTIONS :

Bjorna Shkurti

POUR LES DEMANDEURS

Meenu Ahluwalia

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Caron & Partners LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.