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Date : 20230320


Dossier : IMM‑920‑21

Référence : 2023 CF 377

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 mars 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

MUHAMMAD ASHRAF

ANUM BATOOL

ANZAL BATOOL

TOURAB ALI

NAJAF ASHRAF

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Muhammad Ashraf, son épouse Anum Batool et leurs trois enfants sont citoyens du Pakistan. Ils sont musulmans chiites. Ils ont demandé l’asile au Canada parce qu’ils craignaient d’être persécutés au Pakistan en raison de leur religion. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) a rejeté leurs demandes parce qu’elle a jugé que M. Ashraf n’était pas crédible en ce qui concerne les principaux éléments de sa demande et que, quoi qu’il en soit, les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable au Pakistan.

[2] Les demandeurs ont interjeté appel de la décision devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR. Dans sa décision du 20 janvier 2021, la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR selon laquelle les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. La question déterminante pour la SAR était celle du manque de crédibilité de M. Ashraf. D’après la SAR, la SPR avait commis une erreur à certains égards, mais avait conclu à juste titre que M. Ashraf n’avait pas su établir de façon crédible qu’il avait été ciblé par des extrémistes sunnites au Pakistan. Compte tenu de sa conclusion, la SAR n’a pas jugé nécessaire d’examiner la question de la PRI.

[3] Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Ils soutiennent que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle dans son analyse de la crédibilité et lorsqu’elle a refusé d’examiner la question de la PRI. Comme je vais l’expliquer, je ne suis pas d’accord. Par conséquent, la présente demande sera rejetée.

[4] Je conviens avec les parties que la décision de la SAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Le contrôle judiciaire fondé sur cette norme concerne non seulement le résultat, mais aussi, lorsque des motifs sont requis (comme c’est le cas en l’espèce), la justification du résultat (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 29).

[5] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85). La cour de révision doit faire preuve de déférence à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid). En revanche, « si des motifs sont communiqués, mais que ceux‑ci ne justifient pas la décision de manière transparente et intelligible […], la décision sera déraisonnable » (Vavilov, au para 136).

[6] Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision n’a pas pour rôle d’apprécier ou d’évaluer à nouveau la preuve examinée par le décideur ni de modifier des conclusions de fait en l’absence de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Cela dit, il ne s’agit pas d’une simple formalité; ce type de contrôle demeure rigoureux (Vavilov, au para 13). Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, au para 126).

[7] Il incombe aux demandeurs de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[8] Selon les dires de M. Ashraf, ses problèmes découlaient de son rôle à la présidence de l’imam bargah local (une organisation religieuse chiite). Il s’est vu confier ce rôle en octobre 2014, après le décès de son père, qui avait occupé le poste auparavant.

[9] M. Ashraf affirme avoir reçu, en novembre 2018, un appel téléphonique de menaces de la part d’un inconnu l’incitant à cesser ses pratiques religieuses chiites. Lors d’un deuxième appel, l’interlocuteur s’est présenté comme étant membre du Lashkar-e-Jhangvi, un groupe militant anti-chiite actif au Pakistan. Il a menacé de tuer M. Ashraf et sa famille si celui-ci ne lui versait pas l’équivalent de 20 000 $ CA. Alors qu’il était au travail, M. Ashraf a reçu un autre appel lui indiquant comment effectuer le paiement. Lorsque M. Ashraf a répondu qu’il ne pouvait pas payer la somme qu’on lui demandait, l’interlocuteur l’a averti de se préparer aux [traduction] « conséquences », avant de raccrocher.

[10] D’après M. Ashraf, le même jour, deux motocyclistes lui ont tiré dessus alors qu’il revenait du travail en voiture. L’un des coups de feu aurait touché sa voiture, mais il aurait réussi à s’échapper. M. Ashraf a signalé l’incident à la police, sans résultat. Par la suite, M. Ashraf et sa famille ont vendu leur entreprise, puis, en juillet 2019, ils se sont rendus aux États‑Unis. De là, ils sont entrés de façon irrégulière au Canada, où ils ont demandé l’asile.

[11] Comme je le mentionne plus haut, la SPR a conclu que M. Ashraf manquait de crédibilité quant aux principaux éléments de sa demande d’asile. Après avoir procédé à son propre examen du dossier, la SAR n’a pas souscrit à toutes les conclusions de la SPR, mais elle était d’accord avec ce qui suit :

  • Le témoignage de M. Ashraf sur son rôle au sein de l’imam bargah n’était pas crédible. Il était déroutant, changeant et contradictoire. Tout au plus, M. Ashraf a assumé la présidence d’un groupe de deuil (comme l’indiquait une lettre d’appui), et non de l’ensemble de l’imam bargah, mais même ce fait n’a pas été établi à l’aide d’éléments de preuve crédibles, compte tenu de toutes les contradictions relevées dans les témoignages. M. Ashraf a embelli son rôle au sein de la communauté chiite aux fins de sa demande d’asile.

  • M. Ashraf a affirmé que, étant donné son jeune âge à l’époque, il n’avait pas eu connaissance des problèmes qu’aurait pu éprouver son père à la présidence de l’imam bargah. Toutefois, selon son propre témoignage, il avait 45 ans lorsqu’il a repris le poste en 2014.

  • M. Ashraf a fourni des reçus falsifiés des réparations effectuées sur sa voiture à la suite de la fusillade alléguée. Même s’ils avaient été acceptés sans réserve, les reçus ne faisaient qu’établir que des travaux quelconques avaient été effectués sur la voiture. Ils ne permettaient pas de corroborer l’affirmation selon laquelle la voiture avait été endommagée par des coups de feu. De plus, il aurait été raisonnable de s’attendre à ce que M. Ashraf (ou quelqu’un d’autre) ait photographié les dommages causés à la voiture (d’autant plus que l’incident avait été signalé à la police). Or, ce n’est pas le cas. Compte tenu de ces lacunes dans la preuve, M. Ashraf n’a pas su établir de façon crédible que la fusillade a eu lieu comme il le prétendait.

  • Aucun des autres documents à l’appui fournis par les demandeurs ne permet de dissiper les doutes quant à la crédibilité mentionnés ci-dessus. En fait, ils ne font qu’ajouter à ces doutes (par exemple, en indiquant que la fusillade a eu lieu à une date qui ne concorde pas avec le récit de M. Ashraf).

[12] Les demandeurs ont contesté les conclusions défavorables de la SAR en matière de crédibilité, mais n’ont pas réussi à démontrer que celles-ci étaient déraisonnables. Pour l’essentiel, ils n’ont fait que réitérer les arguments sur la base desquels ils avaient contesté les conclusions de la SPR en appel. De plus, je conviens avec le défendeur que, au mieux, les observations des demandeurs se résument à des divergences d’opinions quant à la façon dont la SAR a apprécié la preuve. Il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, de soupeser à nouveau la preuve et de tirer une conclusion différente de celle de la SAR. Comme je l’ai déjà indiqué, le rôle de la Cour se limite plutôt à évaluer le caractère raisonnable des conclusions de la SAR. Il était loisible à la SAR, d’après le dossier dont elle disposait, de tirer les conclusions qu’elle a tirées en ce qui concerne le manque de crédibilité de M. Ashraf. Les demandeurs n’ont établi aucun fondement justifiant une intervention de la Cour pour modifier ces conclusions.

[13] Les demandeurs avancent également qu’il était déraisonnable pour la SAR de refuser d’examiner l’argument qu’ils ont invoqué en appel selon lequel la SPR avait commis une erreur dans son analyse de la PRI. Je ne suis pas de cet avis. Comme la conclusion portait que les demandes d’asile avaient été rejetées parce qu’elles n’étaient pas étayées par des éléments de preuve crédibles, la question de savoir si la SPR avait commis une erreur dans son analyse de la PRI était devenue théorique. Il n’était donc pas nécessaire de l’examiner. L’affirmation des demandeurs quant au bien-fondé de leurs arguments à l’encontre de la conclusion de la SPR sur la PRI est, avec égards, tout simplement étrangère aux conclusions de la SAR.

[14] À l’appui de leur affirmation selon laquelle il était déraisonnable pour la SAR de refuser d’examiner la question de la PRI, les demandeurs citent les décisions Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kaler, 2019 CF 883 au paragraphe 16, et Iqbal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 170 au paragraphe 38. À mon avis, sans surprise, ni l’une ni l’autre de ces décisions n’étaye la proposition selon laquelle il est déraisonnable que la SAR refuse de se pencher sur une question théorique.

[15] Dans la décision Kaler, la Cour a conclu que la SAR avait commis une erreur en accueillant l’appel et en accordant l’asile sans avoir procédé à « une analyse complète et exhaustive de toutes les questions pertinentes ». En l’espèce, par contre, la question de la PRI n’était tout simplement plus pertinente, puisque la demande d’asile avait été jugée non crédible. Il n’était donc pas nécessaire de l’examiner. Dans la décision Iqbal, la Cour a fait observer, de manière incidente, que, comme l’existence d’une PRI était la question déterminante devant la SPR, « il était tout à fait normal que la SAR examine cette question », même si elle avait conclu qu’une autre question était déterminante en appel. La Cour n’a certainement pas déclaré (ni même laissé entendre) qu’il aurait été déraisonnable pour la SAR de refuser d’examiner la question de la PRI. En résumé, aucune des deux décisions ne vient en aide aux demandeurs.

[16] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[17] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑920‑21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑920‑21

INTITULÉ :

MUHAMMAD ASHRAF ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 14 juin 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

DATE DES MOTIFS :

LE 20 MARS 2023

COMPARUTIONS :

Mazahir Walji

POUR LES DEMANDEURS

Rachel Beaupré

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bukhari Law Professional Corporation

Mississauga (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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