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Date : 20230321


Dossier : IMM-3358-22

Référence : 2023 CF 383

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa, Ontario, le 21 mars 2023

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

TILAL HABIB ABDALLA ALI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 28 février 2022 dans laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que le demandeur avait volontairement demandé et obtenu la protection diplomatique du gouvernement soudanais et qu’il s’était réclamé de nouveau de la protection du Soudan. Cette conclusion a amené la SPR à constater la perte de l’asile du demandeur au titre de l’alinéa 108(1)a) et du paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

II. Faits

[2] Le demandeur, un citoyen du Soudan et un résident permanent du Canada âgé de 53 ans, était encore un jeune homme lorsqu’il a présenté une demande d’asile à l’égard du Soudan le 7 juin 2000. Le 22 mars 2001, il s’est vu accorder le statut de réfugié en vertu de l’ancienne Loi sur l’immigration, 1976-1977, c 52, art 1. Sous le régime de la LIPR, il a le statut de personne protégée. Les motifs officiels de cette décision ne sont apparemment plus accessibles. Cependant, à l’audience de la SPR, le demandeur a déclaré que sa demande d’asile reposait sur le fait qu’il avait été persécuté et torturé par l’ancien gouvernement d’Omar el-Bechir en raison de son refus d’être recruté dans l’armée. Le demandeur est devenu un résident permanent du Canada le 21 mars 2022.

[3] Depuis que sa demande d’asile a été accueillie, le demandeur a obtenu trois passeports soudanais, a renouvelé l’un de ces passeports quatre fois et a utilisé ses passeports soudanais pour se rendre dans plusieurs pays tiers; il est retourné au Soudan environ 15 fois entre 2006 et 2020. Il a passé trois ans et demi au Soudan sur les quelque 15 ans qui ont précédé son audience devant la SPR.

[4] Par conséquent, le ministre défendeur a introduit une instance devant la SPR, alléguant que le demandeur s’était réclamé de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité, le Soudan, et qu’il remplissait donc les critères relatifs à la perte de l’asile énoncés à l’alinéa 108(1)a) de la LIPR.

Rejet

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité; [...]

[5] Devant la SPR, le demandeur a fait valoir, comme il le fait devant la Cour, qu’il n’avait pas eu l’intention de demander la protection du gouvernement soudanais et qu’il n’avait pas effectivement obtenu cette protection.

III. Décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[6] La SPR a conclu que le demandeur avait volontairement demandé et obtenu la protection diplomatique du gouvernement soudanais et qu’il s’était donc réclamé de nouveau de la protection du Soudan au titre de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR. Au bout du compte, la perte de l’asile du demandeur a été constatée.

[7] En conséquence, et par application incontestée de la loi, le demandeur a perdu son statut de résident permanent.

A. Question préliminaire : Équité procédurale

[8] La SAR s’est d’abord demandé s’il était équitable sur le plan procédural d’examiner le comportement du demandeur sans les motifs pour lesquels la SPR lui avait initialement accordé l’asile. Le demandeur a soutenu qu’en l’absence de ces motifs, il était impossible pour la SPR de déterminer si son comportement démontrait qu’il craignait toujours les autorités de l’État du Soudan. Au bout du compte, la SAR a conclu que les droits du demandeur en matière d’équité procédurale étaient respectés. Plus précisément, la SPR a noté que la demande sous-jacente ne reposait pas sur la question de savoir si les raisons pour lesquelles le demandeur avait demandé l’asile n’existaient plus, mais plutôt sur celle de savoir si son comportement après que sa demande d’asile eut été accueillie indiquait qu’il s’était réclamé de nouveau de la protection diplomatique du Soudan. De plus, la SPR a fait remarquer que le demandeur n’avait pas été en mesure de préciser en quoi l’analyse de la SPR visant à déterminer s’il s’était réclamé de nouveau de la protection du Soudan dépendrait de quelque façon que ce soit des raisons pour lesquelles il avait demandé l’asile. Cela dit, la SPR a accepté le témoignage du demandeur pour ce qui était d’établir la persécution initiale qu’il avait subie au Soudan au moment où il avait quitté le pays en raison de son refus de s’enrôler dans l’armée soudanaise. De l’avis de la SPR, l’absence des motifs initiaux n’était pas préjudiciable au demandeur puisque la teneur de ceux-ci n’était pas contestée; ils étaient tels que le demandeur les avait lui-même décrits.

B. Volonté

[9] Premièrement, la SPR a conclu que le demandeur avait agi volontairement en obtenant plusieurs passeports soudanais et en se rendant au Soudan. Plus précisément, la SPR a noté qu’un tel comportement créait la présomption que le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection de son pays de nationalité, présomption qu’il lui fallait réfuter conformément à la décision de la Cour dans l’affaire Abadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 29 [Abadi]. Dans la décision Abadi, le juge Fothergill a déclaré qu’il n’y a que dans des « circonstances exceptionnelles » qu’un demandeur qui se rend dans son pays de nationalité au moyen d’un passeport de ce pays ne sera pas réputé s’être réclamé de nouveau de la protection de ce pays.

[10] La SPR a rejeté l’affirmation du demandeur selon laquelle son comportement n’était pas volontaire; il avait besoin de soutien affectif et il s’était rendu au Soudan pour des raisons essentielles, par exemple pour s’occuper de sa famille et assister aux funérailles de son père. La SPR a conclu que ces allégations n’étaient pas étayées par la preuve. Elle a noté que, dans son témoignage, le demandeur avait affirmé qu’il n’avait offert que du soutien moral. Il n’avait pas pu aller voir sa femme à l’hôpital parce qu’il avait peur de quitter la maison; il avait communiqué avec elle par téléphone, ce qu’il aurait pu faire depuis l’extérieur du Soudan. Par ailleurs, aucun élément de preuve n’établissait que les séjours du demandeur visaient à venir en aide à des parents malades; le demandeur a plutôt affirmé qu’en raison de sa dépression, c’était les membres de sa famille qui avaient estimé qu’il était important pour lui de leur rendre visite et de passer du temps avec eux. De l’avis de la SPR, le caractère prétendument nécessaire des séjours au Soudan du demandeur était aussi miné par le témoignage de celui-ci selon lequel s’il avait su qu’il perdrait son statut de résident permanent au Canada, il ne serait pas retourné au pays et il aurait trouvé d’autres moyens de garder le contact avec sa famille. La SAR a conclu qu’étant donné que le demandeur disposait d’autres moyens d’atteindre les mêmes objectifs que ceux qu’il avait atteints en se rendant au Soudan et qu’il aurait eu recours à ces moyens s’il avait su que son statut au Canada était en péril, sa décision de se rendre au Soudan constituait un choix volontaire.

[11] Deuxièmement, la SPR a conclu qu’en se rendant dans des pays tiers au moyen d’un passeport soudanais plutôt que d’un titre de voyage canadien pour réfugié, le demandeur avait agi volontairement. La SPR a noté que l’argument du demandeur n’abordait pas le fait qu’il avait utilisé un passeport soudanais pour se rendre dans des pays tiers, ce qu’il aurait pu faire avec un titre de voyage canadien pour réfugié. Le demandeur avait affirmé avoir déjà obtenu un tel titre, mais que celui-ci avait été saisi par le gouvernement canadien. La SPR a jugé cet argument tout à fait invraisemblable. De l’avis de la SPR, comme le titre de voyage est expressément conçu pour permettre aux réfugiés de voyager, il était invraisemblable que le demandeur se soit fait saisir son titre et qu’il se soit fait dire que le titre n’était valide que pour un seul voyage.

C. Intention

[12] De façon générale, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle il s’était réclamé de nouveau de la protection du Soudan pour les motifs suivants : le nombre et la durée de ses séjours au Soudan; son incapacité à fournir des explications précises pour bon nombre de ses séjours; son incapacité à fournir des éléments de preuve corroborants; sa présence, en compagnie de nombreux invités, à un mariage public enregistré auprès des autorités soudanaises; son défaut d’envisager d’autres solutions, par exemple inviter les membres de sa famille à lui rendre visite au Canada ou passer du temps avec eux dans des pays tiers; et sa décision d’utiliser son passeport soudanais pour voyager dans d’autres pays sans explication crédible quant au fait qu’il n’avait pas utilisé son titre de voyage canadien. Compte tenu de ces facteurs, la SPR a conclu que le demandeur avait voyagé sous le couvert d’un passeport soudanais, y compris au Soudan, parce qu’il avait l’intention de s’en remettre à la protection diplomatique du Soudan.

[13] La SPR a aussi conclu qu’il était malavisé pour le demandeur d’invoquer la décision rendue par la Cour dans l’affaire Cerna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1074 [Cerna]. Dans la décision Cerna, le juge O’Reilly a estimé que plusieurs « résidents permanents canadiens présument que leur statut leur permettrait d’obtenir une protection du Canada même lorsqu’ils se rendent dans leur pays d’origine » (au para 19).

[14] La SPR a reconnu que le demandeur n’avait pas compris que la procédure du tribunal pouvait entraîner la perte de son statut de résident permanent et son expulsion; cependant, elle a fait remarquer que les décisions antérieures de la Cour sur cette question n’étaient pas toutes concordantes. Par exemple, elle a noté que, dans la décision Abadi, la Cour avait déclaré que l’intention d’une personne protégée de conserver la résidence permanente au Canada était pertinente pour déterminer si elle avait l’intention de retourner s’établir dans le pays au titre de l’alinéa 108(1)d), et non pour déterminer si elle s’était réclamée de nouveau de la protection du pays au titre de l’alinéa 108(1)a).

[15] Au bout du compte, la SPR a conclu que le fait que le demandeur croyait sincèrement qu’il ne perdrait pas sa résidence permanente au Canada ne changeait rien à sa conclusion quant aux intentions du demandeur. De l’avis de la SPR, le demandeur avait fait le choix volontaire de s’en remettre à la protection du gouvernement soudanais plutôt qu’à celle du gouvernement canadien lors de ses voyages à l’étranger et il avait choisi de se réunir avec les membres de sa famille au Soudan plutôt qu’au Canada ou dans un pays tiers. De plus, la SPR a fait remarquer que le fait que le demandeur aurait fait des choix différents s’il avait su que sa résidence permanente était en péril ne signifiait pas qu’il n’avait pas demandé la protection diplomatique du gouvernement soudanais. Au contraire, de l’avis de la SPR, cela signifiait seulement qu’il ne voulait pas se réinstaller de façon permanente au Soudan et qu’il aurait renoncé à la protection diplomatique de ce pays s’il avait su que ses séjours là-bas l’obligeraient en fin de compte à y retourner définitivement.

D. Succès de l’action

[16] La SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur avait effectivement obtenu la protection diplomatique du Soudan et qu’il s’était donc réclamé de nouveau de la protection de ce pays. De l’avis de la SPR, des éléments de preuve solides démontraient que le demandeur avait effectivement obtenu la protection diplomatique du Soudan. La SPR a rejeté le témoignage du demandeur selon lequel il s’était caché durant la période de plus de trois ans qu’il avait passée au Soudan. Elle a conclu que le demandeur n’avait pas fourni les éléments de preuve corroborants attendus, qu’il s’était rendu à au moins un événement public et qu’il avait utilisé son passeport soudanais pour se rendre dans des pays tiers tout en sachant qu’il aurait pu voyager au moyen d’un titre de voyage canadien. Compte tenu de ces éléments de preuve, la SPR a conclu que le seul témoignage du demandeur voulant qu’il croyait qu’il n’avait pas d’autre choix et qu’il avait passé tout son temps caché ne suffisait pas à réfuter la présomption selon laquelle il s’était réclamé de nouveau de la protection du Soudan.

[17] La SPR a aussi rejeté les arguments du demandeur selon lesquels il n’avait pas obtenu la protection diplomatique du Soudan parce qu’une telle protection était une fiction juridique et que le fait qu’il était recherché par les autorités soudanaises réfutait toute présomption selon laquelle il s’était réclamé de nouveau de la protection de ce pays, ce qui aurait autrement pu être déduit de la preuve. À cet égard, la SPR a jugé que son évaluation portait sur la protection diplomatique, et non sur le risque prospectif. De l’avis de la SPR, cet argument se serait mieux prêté à un examen des risques avant renvoi [ERAR].

[18] De plus, la SPR a rejeté l’argument du demandeur selon lequel le fait qu’il était en sécurité durant certains séjours au Soudan ne signifiait pas qu’il serait en sécurité s’il retournait dans ce pays définitivement. Selon la SPR, cet argument minimisait grandement la nature des retours du demandeur au Soudan. La SPR a fait remarquer que le demandeur ne s’était pas contenté de séjourner au Soudan; il y avait passé environ le quart de sa vie au fil d’une dizaine de voyages distincts. La SPR a conclu qu’il s’agissait fondamentalement d’un comportement qui ne concordait pas avec une incapacité à s’en remettre à la protection du gouvernement soudanais.

IV. Questions en litige

[19] Le demandeur soulève les questions suivantes :

  • 1)La SPR a-t-elle manqué à l’équité procédurale en tenant l’audience relative à la perte de l’asile sans fournir les motifs de la décision de 2001 par laquelle elle avait reconnu au demandeur la qualité de réfugié au sens de la Convention?

  • 2)La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection diplomatique du Soudan?

  • 3)La SPR a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a évalué la crédibilité du demandeur?

  • 4)La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant qu’aucun élément de preuve ne corroborait les activités du demandeur au Soudan?

[20] Le défendeur soulève la question suivante :

  • 1)Le demandeur a-t-il soulevé une question de droit ou une question mixte de fait et de droit défendable qui pourrait justifier l’accueil de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire proposée?

[21] En tout respect, la question principale consiste à savoir si la décision de la SPR était raisonnable. Si des réserves sont soulevées quant à l’équité procédurale, elles seront examinées.

V. Norme de contrôle applicable

A. Caractère raisonnable

[22] Les parties sont d’avis, tout comme moi, que la norme de contrôle qui s’applique à la question principale est celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, qui a été rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le juge Rowe, s’exprimant au nom des juges majoritaires, a expliqué les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision qui procède au contrôle de la décision selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85) Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « [...] ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

[23] Cela dit, la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Vavilov a indiqué clairement qu’à moins de « circonstances exceptionnelles », le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve. De telles circonstances n’existent pas en l’espèce. La Cour suprême du Canada a donné les instructions suivantes :

[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41‐42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15‐18; Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.

[Non souligné dans l’original.]

[24] De plus, la Cour d’appel fédérale a récemment conclu dans l’arrêt Doyle c Canada (Procureur général), 2021 CAF 237 [Doyle] que le rôle de notre Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve :

[3] La Cour fédérale avait tout à fait raison d’agir ainsi. Selon ce régime législatif, le décideur administratif, en l’espèce le directeur, examine seul les éléments de preuve, tranche les questions d’admissibilité et d’importance à accorder à la preuve, détermine si des inférences doivent en être tirées, et rend une décision. Lorsqu’elle effectue le contrôle judiciaire de la décision du directeur en appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision, en l’espèce la Cour fédérale, peut intervenir uniquement si le directeur a commis des erreurs fondamentales dans son examen des faits, qui minent l’acceptabilité de la décision. Soupeser à nouveau les éléments de preuve ou les remettre en question ne fait pas partie de son rôle. S’en tenant à son rôle, la Cour fédérale n’a relevé aucune erreur fondamentale.

[4] En appel, l’appelant nous invite essentiellement dans ses observations écrites et faites de vive voix à soupeser à nouveau les éléments de preuve et à les remettre en question. Nous déclinons cette invitation.

[Non souligné dans l’original.]

B. Équité procédurale

[25] Les questions d’équité procédurale sont examinées selon la norme de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, le juge Binnie, au para 43). Cela dit, je souligne qu’au paragraphe 69 de l’arrêt Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, la Cour d’appel fédérale, sous la plume du juge Stratas, a affirmé qu’il peut être de mise d’appliquer la norme de la décision correcte « “en se montrant respectueux [des] choix [du décideur]” et en faisant preuve d’un “degré de retenue” : Ré:Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, 455 NR 87, au paragraphe 42 ». Voir cependant l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [le juge Rennie]. À cet égard, je souligne aussi un arrêt récent dans lequel la Cour d’appel fédérale a conclu que le contrôle judiciaire d’une question d’équité procédurale s’effectue selon la norme de la décision correcte (voir Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, motifs du juge de Montigny [les juges Near et LeBlanc y souscrivant]) :

[35] Ni l’arrêt Vavilov ni, à ce sujet, l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, n’ont abordé la question de la norme applicable pour déterminer si le décideur a respecté l’obligation d’équité procédurale. Dans ces circonstances, je préfère m’en remettre à l’abondante jurisprudence, de la Cour suprême et de notre Cour, selon laquelle la norme de contrôle concernant l’équité procédurale demeure celle de la décision correcte [...].

[26] Je comprends par ailleurs, selon les principes énoncés par la Cour suprême du Canada au paragraphe 23 de l’arrêt Vavilov, que la norme applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte :

[23] Lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond (c.-à-d. le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle qu’elle applique doit refléter l’intention du législateur sur le rôle de la cour de révision, sauf dans les cas où la primauté du droit empêche de donner effet à cette intention. L’analyse a donc comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[27] Au paragraphe 50 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a expliqué ce qui est exigé d’un tribunal qui procède à un contrôle selon la norme de la décision correcte :

[50] [...] La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

VI. Analyse

A. Critère relatif au fait de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité

[28] Avant d’apprécier les observations des parties, il est important d’exposer le critère relatif au fait de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité, énoncé à l’alinéa 108(1)a) de la LIPR, lequel trouve appui dans les principes directeurs tirés du Guide du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Ces principes ont été récemment exposés par la juge Fuhrer dans la décision Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 312 :

[8] Les cours fédérales ont reconnu le critère à trois volets s’appliquant à un demandeur d’asile qui se réclame de nouveau de la protection au titre de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, tel que reflété à l’alinéa 108(1)a) de la LIPR. Les éléments de ce critère sont les suivants : 1) la volonté, en ce sens que le réfugié ne doit pas être contraint; 2) l’intention, c’est‐à‐dire que le réfugié doit avoir accompli intentionnellement l’acte par lequel il s’est réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité; 3) le succès de l’action, en ce sens que le réfugié doit avoir effectivement obtenu cette protection : Nsende c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (CF), 2008 CF 531 [Nsende], au para 13, [2009] 1 RCF 49; Siddiqui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 134 [Siddiqui] au para 6, citant Nsende; Jing c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 104 [Jing] au para 16, citant Siddiqui. [...]

[29] Le demandeur invoque aussi la décision rendue par la Cour dans l’affaire Abadi, dans laquelle le juge Fothergill a expliqué que le fait, pour une personne, d’obtenir des passeports du pays dont elle a la nationalité crée une présomption selon laquelle cette personne s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays de nationalité :

[16] [...] Le réfugié qui demande et obtient un passeport du pays dont il a la nationalité est présumé avoir eu l’intention de se réclamer à nouveau de la protection diplomatique de ce pays; voir Guide et principes directeurs sur les procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut des réfugiés au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés, au paragraphe 121 [le Guide relatif aux réfugiés]; et Nsende c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 531, au paragraphe 14. La présomption que le réfugié se réclame à nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité est particulièrement forte dans le cas où il utilise son passeport national pour se rendre dans ce pays. Selon certains juristes, ce fait rendrait même la présomption irréfragable; voir Guy Goodwinn‐Gill et Jane McAdam, The Refugee in International Law, 3e édition, à la page 136.

[17] Cependant, l’opinion dominante est que la présomption susdite peut être réfutée par une preuve contraire; voir le Guide relatif aux réfugiés, au paragraphe 122. La charge pèse sur le réfugié de produire des éléments de preuve qui suffisent à cette réfutation; voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Nilam, 2015 CF 1154, au paragraphe 26 [Nilam], où l’on cite le paragraphe 42 de Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 459.

[18] C’est seulement « dans certaines circonstances exceptionnelles » que le fait pour le réfugié de se rendre dans le pays de sa nationalité sous le couvert d’un passeport délivré par ce même pays n’entraînera pas la perte de son statut de réfugié; voir le Guide relatif aux réfugiés, au paragraphe 124. [...]

[Non souligné dans l’original.]

B. Observations des parties et analyse

(1) Équité procédurale

[30] Le demandeur soutient que le fait de tenir une audience sur la question de savoir s’il s’était réclamé de nouveau de la protection de son pays de nationalité sans les motifs de la décision par laquelle la SPR lui avait accordé l’asile en premier lieu constituait un manquement à l’équité procédurale puisque la capacité de la SPR à déterminer si son comportement satisfaisait au deuxième volet du critère reposait sur les motifs pour lesquels le statut de réfugié au sens de la Convention lui avait été accordé. Plus précisément, le demandeur conteste l’appréciation faite de la question de savoir si son comportement démontrait qu’il avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection diplomatique du Soudan et qu’il avait effectivement obtenu une telle protection ou, au contraire, si son comportement et les circonstances démontraient qu’il craignait toujours les autorités de l’État soudanais.

[31] De l’avis du demandeur, pour qu’il puisse bénéficier de l’audience équitable à laquelle il avait droit, celle-ci devait s’appuyer sur la totalité du dossier et des motifs sur lesquels reposait le constat de sa perte d’asile. Le demandeur laisse entendre que, dans les circonstances de l’espèce, le commissaire de la SPR présidant l’audience relative à la perte de l’asile a dû apprécier les faits dans l’abstrait. Il laisse aussi entendre que la SPR, dans la décision sous-jacente, n’avait aucun moyen de savoir sur quels faits le précédent tribunal de la SPR avait fondé sa décision et si les faits et les motifs pour lesquels une décision favorable avait été rendue à l’égard de la demande d’asile existaient toujours.

[32] Le demandeur soutient que la SPR, en l’espèce, a agi sans savoir si son comportement après qu’il eut obtenu le statut de réfugié était conforme ou non aux faits tels qu’ils avaient été acceptés par le tribunal initial de la SPR en lien avec une réelle intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité. Il affirme que, puisqu’il est impossible de se reporter aux motifs de la décision favorable qui avait été rendue à l’égard de sa demande d’asile, il est impossible de savoir si ses allégations de détention constituaient un aspect déterminant de sa demande d’asile. Selon lui, il était donc déraisonnable et contraire à l’équité procédurale que le commissaire de la SPR s’appuie sur ce fait pour rendre sa décision.

[33] En tout respect, ces observations n’ont aucun fondement. Il y a lieu de noter, comme le fait remarquer le défendeur, que le demandeur n’invoque aucune jurisprudence à l’appui de ses allégations et qu’il ne fait aucun rapprochement entre ses arguments et son témoignage selon lequel il avait été persécuté par l’ancien gouvernement soudanais parce qu’il avait refusé de faire son service militaire obligatoire. La preuve contenait des éléments, présentés par le demandeur lui-même, concernant les raisons pour lesquelles le statut de réfugié lui avait été accordé.

[34] Je suis également d’accord avec le défendeur pour dire que les motifs de la décision relative à la demande d’asile n’étaient pas nécessaires parce que la question dont la SPR était saisie était celle de savoir si le comportement du demandeur après que sa demande d’asile eut été accueillie démontrait qu’il s’était réclamé de nouveau de la protection diplomatique du Soudan au titre de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR, et non celle de savoir si les motifs pour lesquels l’asile lui avait été accordé en premier lieu avaient cessé d’exister. Il y a aussi lieu de noter que, lors de l’audience relative à la perte de l’asile, le demandeur n’a pas pu expliquer pourquoi l’analyse de la SPR dépendait des motifs pour lesquels l’asile lui avait été accordé.

(2) Critère relatif au fait de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité

a) Volonté

[35] Le demandeur soutient que son comportement, à savoir son retour au Soudan, n’était pas volontaire. Il soutient plutôt qu’il est retourné chez lui parce qu’il l’estimait nécessaire pour obtenir du soutien affectif, prendre soin des membres de sa famille et assister aux funérailles de son père.

[36] De plus, le demandeur se dit vulnérable parce qu’il doit constamment composer avec un handicap, des idées suicidaires, des épisodes dépressifs et des crises de panique. Il réaffirme, en outre, ses problèmes de mémoire, faisant remarquer qu’il n’est pas invraisemblable que ces problèmes nuisent à ses capacités et fassent en sorte qu’il lui soit difficile de se souvenir des conditions entourant son statut d’immigrant.

[37] Le demandeur soutient également que, contrairement aux conclusions de la SPR, sa présence était nécessaire pour prendre soin des membres de sa famille, même si ce n’était que pour leur offrir un soutien moral. Il explique que les autres membres de sa famille ne pouvaient pas s’occuper de son père âgé parce qu’ils étaient mariés et avaient leur propre famille.

[38] La SPR a estimé que la présence du demandeur à son propre mariage démontrait qu’il ne craignait pas d’être trouvé au Soudan. Le demandeur soutient que, comme il l’a expliqué à l’audience, sa présence à son propre mariage, un bref événement sur invitation seulement où il était entouré de membres de sa famille et d’amis proches, des personnes en qui il a confiance, ne permettait pas de conclure qu’il se croyait en sécurité.

[39] Le demandeur ajoute que le fait qu’il se soit senti suffisamment en sécurité pour se rendre dans le pays ne signifiait pas qu’il ne courrait pas de risques à long terme s’il restait dans ce pays où il avait vécu de tels mauvais traitements.

[40] Je ne suis pas d’accord.

[41] Pour commencer, comme il a été souligné à l’audience et de nouveau dans la présente décision, il s’agit de questions à l’égard desquelles les faits dominent. En contrôle judiciaire, le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve et les inférences, en particulier celles énoncées dans les motifs détaillés et réfléchis de la SPR, et pourtant, même s’il affirme le contraire, c’est exactement ce que le demandeur prie la Cour de faire (voir Vavilov et Doyle, précités).

[42] Fait important, le demandeur ne conteste pas qu’il a obtenu volontairement trois passeports soudanais, qu’il en a renouvelé un quatre fois, ni qu’il les a utilisés plusieurs fois pour se rendre au Soudan et dans des pays tiers. De l’avis du défendeur, ce comportement a créé une présomption réfutable selon laquelle le demandeur s’est réclamé de nouveau de la protection du Soudan. Avec égards, je suis d’accord. Le droit est établi dans la décision Abadi, et je ne vois aucune raison de modifier les conclusions de la SPR parce qu’elles sont fondées sur le droit applicable et que son appréciation de la preuve et ses inférences sont adéquates.

[43] Je fais remarquer que, même si le demandeur a témoigné qu’il avait apporté un soutien moral à son épouse lorsqu’elle était à l’hôpital, c’est en fait par téléphone qu’il lui a apporté ce soutien, ce qu’il aurait pu faire à partir du Canada. En outre, le témoignage du demandeur était incohérent; il affirme s’être rendu au Soudan pour s’occuper de parents malades, mais lors de son témoignage, il a déclaré qu’il s’y était rendu en raison de sa dépression. Les raisons alléguées de ses visites sont aussi minées par son témoignage selon lequel il ne serait pas allé au Soudan et aurait trouvé d’autres moyens de garder le contact avec sa famille s’il avait su qu’il risquait de compromettre son statut au Canada en retournant dans son pays. Je fais aussi remarquer que le demandeur ne traite pas de cette conclusion ni des conclusions quant au fait qu’il s’est rendu dans des pays tiers au moyen d’un passeport soudanais plutôt qu’au moyen de documents canadiens. Par ailleurs, le demandeur allègue des pertes de mémoire. La SPR a conclu qu’il était capable de se souvenir d’autres détails précis concernant ses divers voyages au Soudan, et que son témoignage ne démontrait aucune lacune dans ses capacités cognitives. De plus, le dossier ne contient aucun élément de preuve médical faisant état de pertes de mémoire.

[44] La SPR a raisonnablement conclu que le demandeur s’était volontairement réclamé de nouveau de la protection du Soudan.

b) Intention

[45] S’appuyant sur la décision Cerna, le demandeur fait valoir que la SPR a commis une erreur en ne concluant pas que sa surprise sincère à l’égard de la procédure de perte de l’asile témoignait de ses intentions subjectives. Il note que sa situation se distingue de celle du demandeur dans la décision Cerna, mais qu’il n’en demeure pas moins que l’intention subjective d’un réfugié doit être prise en compte.

[46] Je décline une fois de plus l’invitation du demandeur à apprécier à nouveau la preuve quant à sa participation à un mariage public dont les autorités soudanaises avaient été avisées, au fait qu’il n’avait présenté aucun élément de preuve corroborant ses activités au Soudan, au nombre cumulatif et à la durée de ses séjours au Soudan, et à son incapacité à expliquer pourquoi ces séjours étaient nécessaires.

[47] Tous ces éléments témoignent de son intention de se réclamer de nouveau de la protection du Soudan. Il arrive parfois que les avocats et les juges aient de la difficulté à déterminer l’intention d’une personne. L’intention est essentiellement une question de fait et elle relève de la compétence du juge des faits. En l’espèce, les juges des faits sont la SPR et la SAR; dans les affaires criminelles, ce rôle revient au jury ou au juge du procès s’il n’y a pas de jury. Les règles de preuve qui s’appliquent pour déterminer l’intention sont généralement les mêmes dans tous les domaines du droit, en l’absence d’intervention législative ou judiciaire. À cet égard, il est bien établi que l’intention d’une partie peut être déterminée d’après la conclusion qu’un juge des faits peut tirer en s’appuyant sur la thèse selon laquelle les personnes « veulent les conséquences naturelles et probables de leurs actes ». Il s’agit d’une règle de preuve et d’une question de bon sens, comme l’a déclaré le juge Cory de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c Seymour, [1996] 2 RCS 252, au paragraphe 19 :

[19] Lorsque l’on donne au jury des directives sur une infraction exigeant la preuve de l’existence d’une intention spécifique, il sera toujours nécessaire d’expliquer que, pour déterminer l’état d’esprit de l’accusé au moment de l’infraction, les jurés peuvent déduire que les personnes saines et sobres veulent les conséquences naturelles et probables de leurs actes. Le bon sens veut que les personnes soient habituellement capables de prévoir les conséquences de leurs actes. Par conséquent, si une personne agit d’une façon qui est susceptible de produire un certain résultat, il sera généralement raisonnable de déduire que celle‐ci a prévu les conséquences probables de son acte. En d’autres termes, si une personne a agi de manière à produire certaines conséquences, on peut en déduire que cette personne a voulu ces conséquences.

[Non souligné dans l’original.]

[48] De plus, il convient de noter que, comme le soutient le défendeur, la SPR a raisonnablement tiré une inférence défavorable de l’absence d’éléments de preuve corroborants. Par exemple, le demandeur n’a présenté aucune lettre ni aucun affidavit d’amis ou de membres de sa famille à l’appui de son allégation selon laquelle il avait pris toutes les précautions possibles pendant qu’il séjournait au Soudan. La SPR et le défendeur reconnaissent que la corroboration n’est généralement pas requise, mais ils affirment que, lorsque la crédibilité est déjà mise en doute, l’absence d’une corroboration raisonnablement attendue peut miner davantage la crédibilité. Je suis d’accord. Par ailleurs, le défendeur soutient qu’aucun poids ne devrait être accordé à l’argument du demandeur selon lequel [traduction] « il est difficile de savoir pourquoi la SPR a accepté [sa] version des événements [...], y compris le nombre d’invités au mariage, sans preuve corroborante, mais a conclu qu’[il] n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle il s’était réclamé de nouveau de la protection du Soudan en raison de l’absence de preuve corroborante ». Comme le fait remarquer le défendeur, la première conclusion en est une de fait; la deuxième est une conclusion juridique fondée sur l’absence de faits (éléments de preuve corroborants).

[49] Je note que, bien que la SPR ait reconnu que la jurisprudence était partagée sur la question de l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays de nationalité au titre de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR, elle a tout de même conclu, après réexamen de la demande de constat de perte de l’asile, que M. Cerna s’était réclamé de nouveau de la protection de son pays de nationalité. La Cour fédérale a confirmé cette décision (Cerna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 973) et a indiqué que l’intention d’une personne de conserver sa résidence permanente au Canada est un facteur pertinent, mais non déterminant dans l’application de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR. La SPR a déclaré ce qui suit, et je suis d’accord :

[24] L’intimé s’appuie aussi sur la décision Cerna c. Canada (Citoyenneté et Immigration) pour faire valoir qu’il n’avait pas l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Soudan parce qu’il se pensait protégé par son statut de résident permanent canadien. Je reconnais, d’après sa surprise sincère la première fois qu’il a assisté à cette audience de constat de perte, que l’intimé ne saisissait pas que la présente procédure pouvait entraîner la perte de sa résidence permanente et son expulsion du Canada. Cela dit, j’estime que l’intimé est malavisé d’invoquer la décision Cerna. Premièrement, je remarque que les décisions antérieures de la Cour fédérale sur cette question ne sont pas toutes concordantes. Par exemple, dans la décision Abadi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), la Cour a déclaré que l’intention d’une personne protégée de conserver le statut de résident permanent au Canada est pertinente pour établir si elle avait l’intention de retourner s’établir dans le pays au titre de l’alinéa 108(1)d), et non pour déterminer si elle s’est réclamée de nouveau de la protection du pays au titre de l’alinéa 108(1)a).

[25] Je fais aussi remarquer que, nonobstant la décision initiale de la Cour fédérale, le réexamen a démontré une fois de plus que M. Cerna s’était réclamé de nouveau de la protection du pays, et la décision a été confirmée, notamment en raison de plusieurs séjours au Pérou autres que ceux qui avaient déjà été prouvés à l’audience initiale de constat de perte. J’en conclus que, bien que le fait qu’une personne croit que la résidence permanente canadienne [la] protège puisse être un facteur à prendre en compte pour déterminer si elle s’est de nouveau réclamée de la protection du pays, il ne s’agit pas nécessairement d’un facteur décisif. Il peut y avoir des cas où l’utilisation d’un passeport n’équivaut pas à se réclamer de nouveau de la protection du pays qui l’a délivré, si la personne croit pouvoir retourner en toute sécurité dans ce pays grâce à la protection conférée par la résidence permanente canadienne. Mais cela ne veut pas dire que le critère relatif à l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays consiste à établir si l’intimé avait l’intention de renoncer à sa résidence permanente. Certains peuvent avoir l’intention de conserver la résidence permanente canadienne tout en voulant bénéficier de la protection diplomatique d’un État étranger parce qu’ils croient à tort que le fait de se réclamer de nouveau de la protection de ce pays n’entraînera pas la perte de la résidence permanente.

[26] À mon avis, le fait que l’intimé croyait sincèrement qu’il ne perdrait pas sa résidence permanente au Canada ne change rien à ma conclusion quant à ses intentions. Il a fait de longs séjours au Soudan, à plusieurs reprises, avec un passeport soudanais. Il a agi ainsi alors que sa résidence permanente canadienne ne lui aurait été d’aucune utilité si le gouvernement soudanais avait décidé de le persécuter. Il a fait le choix volontaire de se prévaloir de la protection du gouvernement soudanais plutôt que du gouvernement canadien lors de ses voyages à l’étranger. Et il a choisi de se réunir avec des membres de sa famille au Soudan plutôt qu’au Canada ou dans un tiers pays. Le fait qu’il aurait pris des décisions différentes s’il avait su que sa résidence permanente était en péril ne signifie pas qu’il n’a pas sollicité la protection diplomatique du gouvernement soudanais. Au contraire, cela signifie seulement qu’il ne voulait pas se rétablir définitivement au Soudan et qu’il aurait renoncé à la protection diplomatique de ce pays s’il avait su que ses séjours là-bas l’obligeraient en fin de compte à y retourner définitivement.

[Notes de bas de page omises.]

[50] Je ne suis pas convaincu que cet aspect de la décision est déraisonnable.

c) Succès de l’action

[51] Le demandeur soutient que, puisque la protection diplomatique est, en soi, une [traduction] « fiction juridique qui permet à un État de faire valoir ses droits par l’entremise d’un ressortissant lésé et constitue la voie traditionnelle par laquelle on demande réparation pour violation [des droits de la personne] », le ministre doit donc prouver, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur a effectivement obtenu la protection diplomatique telle qu’elle est appliquée en droit international (voir le dossier de demande, onglet 3, affidavit de Josef Brown, pièce F, Harvard International Law Journal Online, « Diplomatic Protection and Individual Rights: A Complementary Approach », David Leys, volume 57, en ligne, janvier 2016, aux pp 1-2). Pour cette raison, le demandeur soutient que le troisième volet du critère relatif au fait de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité n’est pas satisfait.

[52] Je ne puis être d’accord. Encore une fois, le demandeur ne cite aucune jurisprudence à l’appui de son observation. Il fait valoir que le simple fait qu’il soit recherché par les autorités, ou susceptible de l’être, suffit à réfuter la présomption d’intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité. Ce faisant, il invite la SPR, et maintenant la Cour, à réaliser une évaluation du risque prospectif, ce qui ne fait pas partie du processus d’examen de l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays de nationalité. Étant donné que le demandeur risque de subir un préjudice à son retour, cette question doit être examinée par un représentant du ministre, agissant en vertu d’un pouvoir délégué, dans le cadre d’un ERAR.

[53] Les conclusions de la SPR quant au succès de l’action reposent dans une large mesure sur les mêmes éléments de preuve que ceux déjà mentionnés, et je ne suis pas convaincu qu’il soit nécessaire de les apprécier à nouveau. Je suis donc d’avis que les conclusions de la SPR quant au succès de l’action sont raisonnables et ne comportent pas d’erreur susceptible de contrôle.

VII. Conclusion

[54] Comme je ne vois rien de déraisonnable dans la décision, et qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

VIII. Question à certifier

[55] Le demandeur demande à la Cour de certifier une question de portée générale, ce qu’elle refuse de faire. Aucune observation écrite n’a été présentée sur cette question, et ni la Cour ni le défendeur n’ont reçu d’ébauche à l’avance, comme le veut la procédure en la matière. La question a plutôt été soulevée par l’avocat du demandeur dans ses observations de vive voix; celui-ci n’était pas certain au départ, mais dans sa réplique, il a officiellement demandé la certification d’une question.

[56] Selon ce que je comprends, la question serait de savoir si la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 [Camayo] résumait le droit ou si elle visait à modifier le droit afin d’obliger les tribunaux chargés de statuer sur des demandes de constat de perte de l’asile à examiner les facteurs énumérés dans les motifs de la Cour d’appel fédérale (aux para 83 et suivants) :

[83] En outre, comme la Cour fédérale l’a observé en l’espèce, l’issue de chaque procédure relative à une demande de constat de perte d’asile dépendra largement des faits. Je souscris également à l’argument de l’intervenant, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, selon lequel le critère de perte de l’asile sur constat ne devrait pas être appliqué de manière mécanique ou par cœur. Tout au long de l’analyse, l’accent doit être mis sur la question de savoir si le comportement du réfugié, ainsi que les déductions qui peuvent en être tirées, peut indiquer de manière fiable que le réfugié avait l’intention de renoncer à la protection du pays d’asile.

[84] Ainsi, lorsqu’elle traite des cas relatifs à une demande de constat de perte d’asile, la SPR doit tenir compte des facteurs suivants, au minimum, qui peuvent aider à réfuter la présomption selon laquelle une personne s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays de nationalité. Aucun facteur individuel ne sera nécessairement déterminant, et tous les éléments de preuve relatifs à ces facteurs doivent être examinés et équilibrés afin de déterminer si les actions de la personne sont telles qu’elles ont permis de réfuter la présomption selon laquelle elle s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays de nationalité.

Les dispositions du paragraphe 108(1) de la LIPR, qui imposent une contrainte à la SPR pour qu’elle parvienne à une décision raisonnable (Vavilov CSC, précité, aux paragraphes 115 à 124);

Les dispositions des conventions internationales telles que la Convention sur les réfugiés et les directives telles que le Guide sur les réfugiés, en tant que droit international, constituent une contrainte importante pour les décideurs administratifs tels que la SPR. La législation est réputée s’appliquer conformément aux obligations internationales du Canada, et l’organe législatif est « présumé respecter les valeurs et les principes du droit international coutumier et conventionnel » (Vavilov CSC, précité, au para 114, renvoyant aux arrêts R. c. Hape, 2007 CSC 26, au paragraphe 53; R. c. Appulonappa, 2015 CSC 59, au paragraphe 40; voir également la LIPR, alinéa 3(3)f)).

La gravité des conséquences qu’aura pour la personne concernée la décision de mettre fin à l’octroi de l’asile. Lorsque la décision a des répercussions sévères sur les droits et intérêts de la personne visée, les motifs fournis à cette dernière doivent refléter ces enjeux (Vavilov CSC, précité, aux paragraphes 133 à 135);

Les observations des parties. Les principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur administratif tiennent valablement compte des questions et des préoccupations centrales soulevées par les parties (Vavilov CSC, précité, aux paragraphes 127 et 128);

L’état des connaissances de la personne en ce qui concerne les dispositions relatives à la perte de l’asile. La preuve qu’une personne est retournée dans son pays d’origine en sachant parfaitement que cela pouvait mettre en péril son statut de réfugié peut avoir une signification différente de la preuve qu’une personne n’est pas consciente des conséquences potentielles de ses actions;

Les attributs personnels de la personne tels que son âge, son éducation et son niveau de connaissance;

L’identité de l’agent persécuteur. En d’autres termes, la personne craint-elle le gouvernement de son pays de nationalité ou affirme-t-elle craindre un acteur non étatique? La preuve qu’une personne qui affirme craindre le gouvernement du pays dont elle a la nationalité révèle néanmoins sa localisation à ce même gouvernement en demandant un passeport ou en entrant dans le pays peut être interprétée différemment de la preuve concernant les personnes qui demandent un passeport et qui craignent des acteurs non étatiques. Dans cette dernière situation, le fait de demander un passeport ou d’entrer dans le pays n’expose pas nécessairement la personne à son agent de persécution. Cela peut être particulièrement le cas lorsque la personne n’a fait que demander un passeport : la demande d’un passeport peut avoir peu d’influence sur le risque encouru par une victime de violence familiale, par exemple, ou sur son degré de peur subjective;

La question de savoir si l’obtention d’un passeport du pays d’origine est faite volontairement;

La question de savoir si la personne a effectivement utilisé le passeport pour voyager. Si oui, y a-t-il eu des voyages dans le pays de nationalité de la personne ou dans des pays tiers? Le voyage dans le pays de nationalité de la personne peut, dans certains cas, être considéré comme ayant une signification différente de celle du voyage dans un pays tiers;

Quelle était la raison du voyage? La SPR peut considérer que le voyage dans le pays de nationalité pour une raison impérieuse, comme la maladie grave d’un membre de la famille, n’a pas la même signification que le voyage dans ce même pays pour une raison plus frivole, comme des vacances ou une visite à des amis;

Ce que la personne a fait pendant son séjour dans le pays en question;

La question de savoir si la personne a pris des précautions pendant son séjour dans le pays dont elle a la nationalité. La preuve qu’une personne a pris des mesures pour dissimuler son retour, comme le fait de rester séquestrée dans une maison ou un hôtel pendant toute la durée de la visite ou d’embaucher du personnel de sécurité privé pendant qu’elle se trouve dans le pays d’origine, peut être considérée différemment de la preuve que la personne s’est déplacée librement et ouvertement pendant qu’elle se trouvait dans son pays de nationalité;

La question de savoir si les actions de la personne démontrent qu’elle n’a plus de crainte subjective de persécution dans le pays de sa nationalité, de sorte que la protection supplétive n’est plus nécessaire; et

Tout autre facteur s’appliquant à la question de savoir si la personne en cause a réfuté la présomption selon laquelle elle s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays de nationalité dans un cas donné.

La fréquence et la durée des voyages [...]

[57] Le défendeur s’oppose à la certification. La Cour refuse de certifier une question. La Cour d’appel fédérale s’est tout récemment prononcée sur ce point. Il revient à la SPR, à la SAR, aux autres décideurs, aux avocats et aux tribunaux de déterminer le sens des motifs et conclusions de l’arrêt Camayo. Ceux-ci peuvent ou non donner lieu à d’autres questions à examiner en vue d’une certification dans une autre affaire. Cependant, je suis d’avis que cela devrait attendre que le droit et la pratique soient mieux établis. De plus, je ne considère pas que cette question est déterminante ni qu’elle s’impose dans la présente affaire. Cette question n’était pas non plus au cœur de la manière dont la présente demande a été traitée.

[58] Par conséquent, aucune question de portée générale ne sera certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3358-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant : La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, aucune question de portée générale n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3358-22

INTITULÉ :

TILAL HABIB ABDALLA ALI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 MARS 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 21 MARS 2023

COMPARUTIONS :

Ariel M. Hollander

POUR LE DEMANDEUR

Monmi Goswami

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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