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Date : 20230322


Dossier : IMM-1525-22

Référence : 2023 CF 396

Ottawa (Ontario), le 22 mars 2023

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

INNOCENT NJIE NUMVI

demandeur

et

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Cette demande de contrôle judiciaire vise la décision de la Section de l’immigration [SI] qui a conclu que le demandeur était inadmissible au Canada en vertu de l’alinéa 23(1)f) de la Loi sur l’Immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] parce qu’il était membre du Southern Cameroons National Council [SCNC]. Pour les raisons qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

I. Contexte et faits

[2] Le demandeur est citoyen du Cameroun. Il est membre du SCNC depuis 2010 et a rejoint cette organisation dans le but d’améliorer la vie de ses compatriotes anglophones au Cameroun.

[3] Le demandeur a quitté le Cameroun pour le Chili en novembre 2012 et y a créé une branche du SCNC afin de continuer son travail avec cette organisation.

[4] Le demandeur est arrivé au Canada en décembre 2019 et a présenté une demande d’asile par crainte d’être persécuté au Cameroun.

[5] En octobre 2020, l’Agence des services frontaliers du Canada a envoyé au demandeur et à la SI un rapport aux termes du paragraphe 44(1) de la LIPR, indiquant qu’il était membre du SCNC, une organisation dont il existait des motifs raisonnables de croire qu’elle est, avait été ou serait (i) l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant le renversement d’un gouvernement par la force; et (ii) qu’elle se livrait au terrorisme. La SI a ouvert une enquête sur le demandeur et sa demande d’asile a été suspendue en attendant une décision de la SI.

[6] En juin 2021, le demandeur a participé à une audience devant la SI et a fourni un témoignage quant à son implication au sein du SCNC.

[7] En janvier 2022, la SI a émis une mesure de renvoi contre le demandeur, concluant qu’il était inadmissible au Canada en vertu de l’alinéa 34(1)f) et en référence aux alinéas 34(1)b) et c) de la LIPR [Décision].

II. Analyse

[8] La question en litige est de déterminer si la Décision de la SI était raisonnable, autrement dit si elle est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 85 [Vavilov]).

[9] Le demandeur admet qu’il est membre du SCNC et donc la présente demande ne concerne pas la notion de membre en vertu de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR. En l’espèce, il s’agit plutôt de déterminer si la SI a raisonnablement conclu (i) que le SCNC s’est livré à des actes visant le renversement du gouvernement au Cameroun par la force au sens de l’alinéa 34(1)b) de la LIPR; et (ii) que le SCNC s’est livré au terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR.

[10] Le demandeur fait valoir que la SI n’a pas tenu compte d’éléments de preuve contradictoires pour rendre sa Décision et que celle-ci est donc déraisonnable. Le défendeur maintient que la SI a complété une analyse équilibrée et raisonnable et qu’il n’y a pas lieu pour la Cour d’intervenir en contrôle judiciaire.

[11] Pour les raisons qui suivent, j’estime que la SI n’a pas démontré l’existence de motifs raisonnables de croire que le SCNC est, avait été ou serait l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant le renversement d’un gouvernement par la force et/ou que le SCNC s’est livré au terrorisme. Afin de démontrer qu’il y a des motifs raisonnables de croire, « la croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » (Mugesera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CSC 40 au para 114). Or, en l’espèce, la SI n’a pas tenu compte de certains éléments de preuve contradictoires pour arriver à sa conclusion et ne s’est donc pas appuyée sur des renseignements concluants et dignes de foi.

A. Prise de contrôle de la Radio Buea en décembre 1999

[12] Le demandeur fait valoir que la SI a erré en attribuant la prise de contrôle de la Radio Buea au SCNC alors que la preuve au dossier n’est pas concluante et attribue cet évènement autant au Southern Cameroon Youth League [SCYL] qu’au SCNC. De plus, le demandeur soumet que la preuve objective au dossier démontre que le SCNC et le SCYL n’étaient plus liés à partir de novembre 1996 et qu’il n’était pas raisonnable que la SI conclue que les gestes de l’une de ces organisations étaient imputables à l’autre étant donné la divergence de leurs opérations et de leurs philosophies.

[13] Le défendeur fait valoir que dans sa Décision, la SI a noté qu’il y a parfois contradiction ou imprécision quant à quelle organisation avait investi la station de radio, mais que dans son témoignage le demandeur n’a pas cherché à attribuer cet évènement au SCYL. Le défendeur soumet qu’il était raisonnable que la SI attribue la prise de contrôle de la Radio Buea au SCNC compte tenu des articles de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés [UNHCR] de l’Agence France-Presse et dans le Journal of Contemporary African Studies, des sources fiables, qui imputent cet évènement au SCNC.

[14] Tel que l’a souligné le défendeur, la SI a noté dans sa Décision que la preuve était « contradictoire et imprécise » au sujet des participants à l’évènement à la Radio Buea. La SI déclare que malgré le fait que la preuve documentaire indique que le SCNC en était responsable, la jurisprudence attribue cet évènement au SCYL (voir : Eyakwe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 409 [Eyakwe]; Ntebo c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 403 [Ntebo]). Étant donné la preuve documentaire mitigée, la SI s’est donc appuyée sur le fait que (i) le demandeur n’a pas attribué l’évènement au SCYL durant son témoignage; et (ii) le lien suffisamment étroit entre le SCYL et le SCNC pour conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le SCNC était impliqué dans la prise de contrôle de la Radio Buea en décembre 1999.

[15] La preuve objective au dossier au sujet des liens entre le SCYL et le SCNC n’était pas concluante et il n’était pas raisonnable que la SI s’appuie sur celle-ci pour conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le SCNC était impliqué dans la prise de contrôle de la Radio Buea. Je note les passages suivants provenant de la preuve documentaire soumise à la SI :

Dicklitch, Susan, “The Southern Cameroons and minority rights in Cameroon” in Journal of Contemporary African Studies, Vol. 29, N.1 pp. 51 à 60:

[traduction]

Plus précisément, la Southern Cameroons Youth League (SCYL) et son aile militaire, la Southern Cameroons Defence Force (SOCADEF), ne soutiennent pas l’approche du SCNC visant à promouvoir le dialogue avec le gouvernement camerounais. La SCYL exerçait initialement ses activités sous l’égide du SCNC, mais a rompu ses relations avec le SCNC en novembre 1996 pour se placer sous l’égide du Southern Cameroons Independence Restoration Council (Conseil de restauration de l’indépendance du Cameroun méridional), nouvellement créé. (SCIRC), dont le but était de créer un État indépendant du Cameroun méridional par l’intermédiaire d’une rébellion armée, comme en témoigne sa devise : « l’argument de la force » (Konings et Nyamnjoh, 1999,13). La SCYL a été décrite comme étant composée de « [...] jeunes gens qui ne voient aucun avenir pour eux-mêmes et qui préféreraient mourir en combattant plutôt que de continuer à se soumettre au destin imposé au Cameroun méridional par la République »28.

Note 28 : Il s’agit notamment d’une faction dirigée par Frederick Alobwede Ebong (président de la République fédérale autoproclamée du Cameroun méridional), d’une autre dirigée par Nfor Ngala Nfor (vice-président national) et Ette Otun Ayamba (président national), par Henry Fossung (chef d’une faction opposée à la déclaration d’indépendance de la faction Ebong), par le professeur Carlson Anyangwe [président de la République du Cameroun méridional en exil, le Southern Cameroons Peoples Restoration Movement (SOUCPREM)] et par Ebenezer Akwanga, président de la Southern Cameroons Youth League (SCYL) (The Post, 14 janvier 2007). (Soulignement ajouté)

Konnings, Piet et Nyamjoh, Francis B., « Anglophone struggles for a return to the federal state or for secession during political liberalisation 1990-2002 » in Negotiating an Anglophone Identity : A Study of the Politics of Recognition and Representation in Cameroon, Koninklijke Brill NV, Leiden, Pays-Bas, pp. 103 à 105.

La direction de la SCYL a rompu ses relations avec le SCNC en novembre 1996 et s’est placée sous l’égide du CAM, qui avait entre-temps changé de nom pour devenir le Southern Cameroons Restoration Movement (SCARM). Son objectif est désormais de créer un État indépendant du Cameroun méridional par l’intermédiaire d’une rébellion armée. [...]

Le président du SCNC, Henry Fossung, qui s’était caché après la révolte, a publiquement nié toute implication du SCNC, insistant sur le fait que « la devise du SCNC “la force de l’argument et non l’argument de la force” est restée aussi valable aujourd’hui qu’hier ». [...] Mécontents de la direction de M. Fossung, certains dirigeants du SCNC ont organisé un coup d’État interne en décembre 1998, désignant le prince Ndoki Mukete, alors vice-président du SCARM, comme nouveau président du SCNC. D’autres dirigeants du SCNC, comme M. Foncha et M. Muna, ont cependant continué à reconnaître M. Fossung comme président du SCNC. Le fractionnement au sein du SCNC est devenu une source fréquente de conflits internes et s’est avéré préjudiciable à la cause anglophone.

C’est dans ces circonstances et avec un sentiment de désespoir que le juge Frederick Alobwede Ebong, un activiste du SCNC ayant des liens étroits avec la SCYL, a pris le contrôle de la station Cameroon Radio and Television (CRTV) à Buea le 30 décembre 1999, proclamant la restauration de l’indépendance de la République fédérale du Cameroun méridional – Federal republic of Southern Cameroons (FRSC). (Soulignement ajouté)

Direction des recherches, Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Ottawa, « Cameroun : information sur le Conseil national du sud Cameroun (Southern Cameroons National Council – SCNC) et la ligue des jeunes du Cameroun méridional (Southern Cameroons Youth League – SCYL); structure organisationnelle, dirigeants, activités, cartes de membre et traitement des membres par les autorités gouvernementales », 2 avril 2008

Un dirigeant de l’une des factions du SCNC, cité dans un article publié le 14 janvier 2007 dans The Post, journal établi à Buea, a révélé qu’il y avait plusieurs factions du SCNC et [traduction] « de nombreux autres groupuscules » défendant la même cause. Il a mentionné quatre factions : une dirigée par [Frederick Alobwede] Ebong, une dirigée par Nfor Ngala Nfor et Ayamba [Ette Otun], une dirigée par [Henry] Fossung et une autre dirigée par Ebenezer Akwanga qui s’appelle Ligue des jeunes du Cameroun méridional (Southern Cameroons Youth League – SCYL) (The Post 14 janv. 2007)

[...]

La SCYL a été mise sur pied en 1995 (SCYL s.d.a.; sociologue 25 févr. 2008). Selon le sociologue du centre d’études africaines de Leiden, la SCYL est un groupe qui s’est séparé du SCNC : la SCYL n’était pas d’accord avec l’approche du SCNC consistant à promouvoir le dialogue avec le gouvernement du Cameroun et croyait plutôt qu’il était nécessaire d’utiliser la force (25 février 2008).

[Je souligne]

[16] Ces extraits de la preuve documentaire démontrent que de façon générale, les auteurs ne sont d’accord que sur le fait que la prise de contrôle de la Radio Buea est attribuable à Frederick Alobwede Ebong et qu’au moment de cet incident, le SCNC était fragmenté. Toutefois, les renseignements sont mitigés par rapport à la cohésion entre les différentes factions du SCNC et si elles pouvaient encore être considérées comme une seule organisation; par rapport au lien entre le SCNC et le SCYL; et par rapport à l’appartenance de M. Ebong à l’un de ces groupes.

[17] Il n’était donc pas raisonnable de la SI de ne pas tenir compte de la preuve contradictoire qui reflète une situation très complexe et ne permet pas de conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le SCNC était impliqué dans la prise de la Radio Buea. De plus, cette Cour s’appuie sur ses propres conclusions dans les décisions de Eyakwe et Ntebo qui attribuent cet évènement au SCYL plutôt qu’au SCNC, et qui reconnaissent qu’il s’agit de deux groupes distincts.

B. La situation actuelle

[18] Dans son analyse de la situation actuelle, la SI explique qu’à la suite de manifestations en 2016 en raison du déploiement d’enseignants et d’avocats francophones dans les régions anglophones du Cameroun, il y a eu une insurrection. Le SCNC et la Cameroon Anglophone Civil Society Consortium ont été bannis en 2017 et plusieurs dirigeants et membres éminents de ces deux organisations ont été arrêtés, forçant le reste des dirigeants à fuir vers le Nigéria et à former le Southern Cameroons Ambazonia Consortium United Front [SCACUF].

[19] La SI estime que le SCACUF est une organisation qui prône la violence et la lutte armée et qu’elle a formé une alliance avec le SCNC, connue sous le nom de Interim Government [IG]. La SI estime qu’il y a un lien assez étroit entre le SCNC, le SCACUF et le IG pour imputer les actes de subversion par la force commis par le IG au SCNC également.

[20] Le demandeur fait valoir qu’une partie de la preuve objective au dossier démontre que contrairement aux prétentions de la SI, le SCACUF, tout comme le SCNC, prône le dialogue plutôt que la violence.

[21] Je suis d’avis que la preuve objective au dossier est également mitigée sur les pratiques et la philosophie du SCACUF, certains articles décrivent le SCACUF comme partisan d’une lutte armée contre le gouvernement du Cameroun, alors que d’autres articles considèrent que le SCACUF adopte des méthodes plus pacifistes et ne prône pas la lutte armée ni la violence :

Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, [traduction] « Cameroun : Conseil national du Sud Cameroun (SCNC), y compris la direction; la structure; les objectifs; les activités; les obligations et procédures pour devenir membre; les relations avec les autorités; l’emplacement et les coordonnées; et les documents délivrés aux membres, dont le papier à en-tête, le sceau et les signataires autorisés (2015-juin 2018) », le 22 juin 2018.

Selon certaines sources, des anciens dirigeants du SCNC se sont joints au Southern Cameroons Ambazonia Consortium United Front (SCAFUF) (Journal du Cameroun, le 20 février 2018; Journal de Kin, le 20 février 2018), lequel [traduction] « préconise des moyens pacifiques pour faire progresser l’indépendance » (Journal du Cameroun, le 20 février 2018). Selon The Citizen, une publication d’information sud-africaine, des membres en exile du SCNC se sont joints au SCACUF (The Citizen, le 25 octobre 2017). De même, Reuters indique que, selon un activiste politique du Cameroun méridional, [traduction] « des coalitions séparatistes indépendantes, dont beaucoup sont dirigées par des Camerounais de la diaspora » ont formé le SCACUF (Reuters, le 2 octobre 2017).

Hauchard, Amaury/AFP, « Who are Cameroon’s English-speaking separatists? » dans The Citizen, [en ligne] https://citizen.co.za/news/news-africa/1827263/cameroun-troubles-minorites-armee-niqeria

[traduction]

[...] le Southern Cameroons Ambazonia Consortium United Front (SCAFUF), dirigé par Ayuk Tabe, qui préconise des moyens pacifiques pour faire progresser l’indépendance. [...] « Les négociations sont notre meilleure arme », affirme Millan Atam, un leader du SCACUF. Mais depuis la répression et la rafle menée par Ayuk Tabe, la position pacifique est dépassée par les radicaux, dont certains prônent la prise d’armes contre « les forces d’occupation colonialistes ».

[22] La preuve est mitigée au sujet de la formation du SCACUF, de son lien avec le SCNC, de ses objectifs et des actes qui lui sont attribuables, et ne permet pas de conclure qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le SCNC, dont il est question en l’espèce, a été, est présentement ou sera impliqué dans des actes de subversion par la force dont le SCACUF pourrait être à l’origine. La preuve n’est pas concluante et la SI ne pouvait pas raisonnablement conclure qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le SCNC travaille avec tous ces différents groupes armés séparatistes dans le but commun de renverser le gouvernement du Cameroun par la force.

[23] De plus, non seulement il n’est pas clair que ces différents groupes se sont associés de façon cohérente, mais la SI admet également qu’il n’est pas clair auquel de ces groupes les attaques et autres actes de subversion par la force devraient être attribués. Étant donné cette preuve mitigée, on constate que les motifs raisonnables de la SI s’appuie surtout sur le témoignage du demandeur qui dit lors de son audience devant le tribunal qu’il soutenait tous les groupes luttant pour l’indépendance du Cameroun anglophone :

Le tribunal reconnaît que les attaques ne sont pas clairement attribuées à des groupes armés particuliers, ce qui semble normal compte tenu de la fragmentation du mouvement sécessionniste. Même si ces groupes partagent le même objectif, soit la sécession des régions anglophones du Cameroun, ils ont des stratégies opérationnelles, une gestion financière et des demandes politiques différentes (C‐4, p. 88‐89). En outre, selon la preuve documentaire, l’allégeance des combattants n’est peut‐être pas statique, étant donné que certains d’entre eux en revendiquent plusieurs et que d’autres sont prêts à s’associer à n’importe quel groupe luttant pour la cause de l’Ambazonie (C‐30, p. 408‐409). L’intéressé a également déclaré qu’il soutenait tous les groupes luttant pour l’indépendance.

[24] Compte tenu de la preuve mitigée en l’espèce, la SI n’a pas fait preuve de prudence lorsqu’elle a amalgamé les actes des différents groupes armés du mouvement séparatiste à ceux du SCNC, ce qui allait à l’encontre des avertissements de la Cour d’appel fédérale dans Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86 au paragraphe 30 [Kanagendren] :

Cela dit, il faut faire preuve d’une grande prudence avant de conclure que l’appartenance à une organisation donnée va de pair avec l’appartenance à une autre organisation. Plus particulièrement, lorsqu’il s’agit de mouvements nationalistes ou de libération, le simple fait qu’ils aient des objectifs communs et qu’ils coordonnent de concert des activités politiques peut fort bien ne pas justifier ce type d’analyse.

[25] La SI mentionne à plusieurs reprises dans sa Décision que la preuve est mitigée, mais ne prend pas la peine de citer et d’analyser la preuve contradictoire qui n’appuie pas sa conclusion qu’il y a des motifs raisonnables de croire que le SCNC a commis des actes pour tenter de renverser le gouvernement Camerounais pas la force. Ceci va à l’encontre des principes de l’arrêt Cepeda-Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration) [1999] 1 CF 53 au paragraphe 17 [Cepeda-Gutierrez] :

Toutefois, plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l'organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée " sans tenir compte des éléments dont il [disposait] " : Bains c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l'organisme a examiné l'ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n'a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l'organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu'elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d'inférer que l'organisme n'a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait.

[26] En l’espèce, la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de la SI, mais qui a été soulevée par le demandeur devant cette Cour, est importante et suffisante pour démontrer que l’ensemble de la preuve au dossier n’était pas concluante et ne pouvait pas étayer des motifs raisonnables de croire que le SCNC est, avait été ou serait l’instigatrice ou l’auteure d’actes visant au renversement d’un gouvernement.

C. Participation au terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c)

[27] L’analyse de la SI de la participation du SCNC au terrorisme revient à présumer que les actes de violence commis par des groupes de séparatistes armés sont tous attribuables au IG puisque cette organisation serait la plus importante en matière d’indépendance du peuple anglophone au Cameroun. Je note qu’un des articles cités par la SI indique que le mouvement séparatiste est divisé et que les différentes organisations et forces armées n’ont pas les mêmes objectifs politique, stratégies opérationnelles, et gestion de leurs finances. Ces différences sont souvent le fruit de luttes de pouvoir internes et ont mené à des affrontements entre les différents groupes qui ont fait des morts, notamment en 2018 (Human Rights Watch, « These Killing Can Be Stopped: Government and Separatist Groups Abuses in Cameroon's Anglophone Regions », Juillet 2018, aux pp 88-89).

[28] De plus, même si le demandeur a nié être impliqué dans une organisation à l’origine de terrorisme et d’actes violents contre les citoyens, la SI indique qu’elle a donné plus de poids à la preuve documentaire qu’au témoignage du demandeur à ce sujet parce que le demandeur a quitté le Cameroun en 2012 et ses connaissances ne sont donc pas à jour sur les actes commis par les séparatistes armés dans le pays. Ceci est contraire à toutes les autres instances dans sa Décision où la SI a attribué plus de poids au témoignage du demandeur lorsque la preuve documentaire était mitigée.

[29] Par exemple, la SI s’est appuyé sur le témoignage du demandeur qui n’a pas attribué l’évènement à la Radio Buea au SCYL pour conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’évènement était attribuable au SCNC, alors que la preuve documentaire est mitigée à ce sujet. De plus, la SI s’est appuyée sur le témoignage du demandeur lorsqu’il a dit qu’il soutenait tous les groupes du mouvement séparatiste pour conclure que les actes de tous ces groupes, y compris les groupes armés et les milices, lui sont tous imputables, alors que la preuve objective démontre que ces différents groupes ont des objectifs et modes opératoires différents. Force est de constater que le raisonnement de la SI n’est pas cohérent ni intelligible et ne peut donc être considéré raisonnable selon les critères de l’arrêt Vavilov.

[30] La SI a omis de considérer de nombreux éléments de preuve qui contredisent directement ses conclusions et n’a pas agi avec le niveau de prudence et de justification préconisées par la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Kanagendren et Cepeda-Gutierrez avant de reprocher des actes de violence et de terrorisme au SCNC alors que la preuve au dossier est mitigée à ce sujet et démontre que le SCNC soutient une approche non violente et basée sur la négociation.

III. Conclusion

[31] Pour les raisons ci-dessus, la SI a commis plusieurs erreurs susceptibles de contrôle, et par conséquent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT au dossier IMM-1525-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1525-22

INTITULÉ :

INNOCENT NJIE NUMVI c MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (qUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 MARS 2023

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

LE 22 mars 2023

COMPARUTIONS :

Saïd Le Ber-Assiani

Pour le demandeur

Daniel Latulippe

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

HASA AVOCATS

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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