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Date : 20230324


Dossier : IMM‑3824‑23

Référence : 2023 CF 414

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 mars 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

CARLOS ARTURO ARTEAGA MANNSBACH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, monsieur Carlos Arturo Arteaga Mannsbach, a déposé une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du Canada qui a été prise contre lui et qui est censée avoir lieu le 27 mars 2023.

[2] Le demandeur demande à la Cour de surseoir à son renvoi en Colombie jusqu’à ce qu’une décision soit rendue quant à une demande sous‑jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision, rendue le 21 mars 2023 par un agent (l’agent) de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), de ne pas reporter son renvoi au titre de l’article 48 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente requête est accueillie. Je conclus que le demandeur a satisfait au critère à trois volets applicable au sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.

II. Faits et décision sous‑jacente

[4] Le demandeur est un citoyen de la Colombie et du Venezuela, et il est homosexuel.

[5] Même s’il a la citoyenneté colombienne, le demandeur n’a résidé en Colombie que huit mois, soit d’avril 2015 à décembre 2015. Il soutient qu’il a vendu sa résidence au Venezuela pour essayer de refaire sa vie en Colombie, mais qu’il n’a pas pu trouver un emploi dans ce pays. Il affirme que sa candidature a été rejetée à tous les emplois auxquels il a postulés, malgré ses compétences, et que l’instruction qu’il a acquise au Venezuela ne l’aiderait guère à cet égard.

[6] Pendant le premier mois de son séjour en Colombie, il habitait chez son oncle. Cependant, ce dernier n’acceptait pas son orientation sexuelle et lui a dit qu’il ne pouvait plus habiter avec lui. Le demandeur a par conséquent pris une location. Ce faisant, il a épuisé ses économies et n’avait plus d’autre moyen de subvenir à ses besoins. Il ne pouvait pas compter sur une aide financière de la part de sa famille.

[7] Le demandeur est venu pour la première fois au Canada en janvier 2016 muni d’un visa de visiteur. Il a ensuite renouvelé son statut de visiteur jusqu’au 15 janvier 2017. En juin 2017, le demandeur a demandé l’asile au motif qu’il craignait d’être persécuté au Venezuela et en Colombie en tant qu’homosexuel, et au Venezuela en raison de son opposition manifeste au parti au pouvoir.

[8] Dans une décision datée du 18 juillet 2018, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande d’asile du demandeur. La Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté l’appel interjeté par le demandeur à l’encontre de la décision de la SPR le 31 juillet 2020. Le 15 mars 2021, la Cour a rejeté la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée par le demandeur à l’encontre de la décision de la SAR.

[9] En juillet 2022, le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). La décision défavorable relative à l’ERAR lui a été signifiée le 14 février 2023, au motif que les éléments de preuve démontraient que les personnes LGBTQ+ étaient exposées à de la discrimination seulement, et non pas à de la persécution en Colombie.

[10] Le 11 février 2023, la représentante du demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire au nom du demandeur.

[11] Le demandeur est actuellement au Canada à la faveur d’un permis de travail ouvert qui est valide jusqu’au 24 octobre 2023. Il occupe un emploi de concierge dans un immeuble depuis le 15 octobre 2020.

[12] Depuis son arrivée au Canada, en 2016, le demandeur réside avec sa tante et sa famille. Il affirme que sa tante a été l’une des premières personnes à l’accepter lorsqu’il a révélé son homosexualité et qu’il la considère comme sa seconde mère. Sa tante a reçu un diagnostic de cancer en phase terminale, et il soutient qu’elle est en fin de vie.

[13] Le 3 mars 2023, le demandeur a reçu signification d’une directive lui enjoignant de se présenter pour son renvoi prévu pour le 27 mars 2023. Il a présenté une demande de sursis au renvoi à l’ASFC, demande qui a été rejetée le 21 mars 2023.

III. Analyse

[14] Le critère à trois volets régissant l’octroi d’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi est bien établi : Toth c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1988), 86 NR 302 (CAF) (Toth); Manitoba (P.G.) c Metropolitan Stores Ltd., 1987 CanLII 79 (CSC), [1987] 1 RCS 110 (Metropolitan Stores Ltd.); RJR‑MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 RCS 11 (RJR‑MacDonald); (R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 (CanLII), [2018] 1 RCS 196.

[15] Le critère énoncé dans l’arrêt Toth est conjonctif, en ce sens que, pour qu’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi lui soit accordé, le demandeur doit établir : i) que la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente soulève une question sérieuse; ii) qu’un préjudice irréparable sera causé s’il est renvoyé; iii) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis.

A. Question sérieuse

[16] Dans l’arrêt RJR‑MacDonald, la Cour suprême du Canada a conclu que, pour déterminer si le premier volet du critère est respecté, il faut procéder à « un examen extrêmement restreint du fond de l’affaire » (RJR‑MacDonald, à la p 314). La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’exécution est celle de la décision raisonnable (Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81 (CanLII), [2010] 2 RCF 311 (Baron) au para 67).

[17] Le demandeur prétend que la demande de contrôle judiciaire visant la décision de l’agent soulève des questions sérieuses quant à son caractère raisonnable, plus particulièrement en ce qui concerne l’appréciation de l’ensemble des éléments de preuve qu’il a présentés, qu’il s’agisse de savoir si les conclusions concordent avec ces éléments et si l’agent s’est montré réceptif aux observations qu’il a formulées. Il soutient que le tout est suffisant pour soulever une question sérieuse et respecter le premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Toth.

[18] Le défendeur affirme qu’il n’y a pas de question sérieuse à trancher parce que l’agent a eu raison de refuser d’exercer ses pouvoirs discrétionnaires limités pour surseoir au renvoi du demandeur, sur la foi des éléments de preuve dont il disposait.

[19] Après avoir examiné le dossier de requête des parties et la décision sous‑jacente, je conviens qu’il existe une question sérieuse à trancher. La demande de contrôle judiciaire sous‑jacente soulève des questions quant au caractère raisonnable de la décision de l’agent et quant à savoir si l’agent a dûment examiné les éléments de preuve et les arguments présentés par le demandeur. Cette question est suffisamment sérieuse pour conclure qu’il a été satisfait au premier volet du critère.

B. Préjudice irréparable

[20] Pour satisfaire au deuxième volet du critère, les demandeurs doivent démontrer qu’un préjudice irréparable sera causé si le sursis n’est pas accordé. Un préjudice n’est pas qualifié d’irréparable en raison de son ampleur; c’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou auquel il ne peut être remédié (RJR‑MacDonald, à la p 341). La Cour doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice n’est pas hypothétique, mais elle n’a pas à être convaincue que le préjudice sera causé (Xu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 25 Imm. L.R. (2d) 120, 79 FTR 107 (CFPI); Horii c Canada (C.A.), [1991] ACF no 984, [1992] 1 CF 142 (CAF)).

[21] Le demandeur affirme qu’il subirait un préjudice irréparable s’il était renvoyé en Colombie. En premier lieu, il prétend que la séparation d’avec sa tante qui souffre d’une maladie en phase terminale et qui a été une mère pour lui signifie qu’il ne pourrait pas être présent lors de son décès imminent et apporter un soutien à son cousin à la mort de sa mère. De plus, il affirme qu’il serait exposé à des difficultés économiques particulièrement préjudiciables à son retour en Colombie, en tant que Vénézuélien homosexuel.

[22] Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas produit d’éléments de preuve clairs qu’il subirait un préjudice irréparable. Il souligne que le demandeur n’a pas présenté suffisamment de preuves que sa tante était sur le point de mourir et il soutient que, quoi qu’il en soit, le demandeur invoque le préjudice auquel seraient exposés des tiers plutôt qu’un préjudice irréparable pour lui‑même. De plus, il prétend que la séparation de la famille découlant du renvoi du demandeur constitue une conséquence inhérente de la déportation et n’atteint pas le niveau d’un préjudice irréparable.

[23] Je ne suis pas de cet avis. J’estime que le demandeur a fait la preuve qu’il subirait un préjudice irréparable et que le préjudice est la question déterminante en l’espèce. Le fait de prétendre que le demandeur invoque un préjudice auquel serait exposé un tiers pour établir un préjudice pour lui‑même m’apparaît réducteur par rapport à la véritable nature des observations qu’il a formulées. En fait, la tante du demandeur est l’un des plus proches parents de celui‑ci, qui l’a accueilli lorsqu’il est entré au Canada, en 2016, mais qui l’a aussi accepté quand il a révélé son homosexualité pendant que d’autres membres de la famille le rejetaient. Le demandeur affirme que sa tante a été une seconde mère pour lui, et qu’elle est atteinte d’une maladie en phase terminale et est en fin de vie. La tante du demandeur écrit ce qui suit dans une lettre qui a été produite à l’appui de la requête en sursis :

[traduction]
J’ai le cœur brisé à l’idée de vivre mes derniers jours sans lui. C’est pourquoi je vous demande, de mon lit de mort, d’avoir pitié et de permettre que sa présence continue de remplir mes jours de joie, de réconfort et d’amour inconditionnel.

[24] J’estime que, dans les circonstances du demandeur, son renvoi causerait un préjudice irréparable en raison de l’état de santé précaire de sa tante et de son incapacité qui en résulterait d’être à ses côtés pour son décès imminent. Dans l’arrêt Tesoro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 148 (Tesoro), la Cour d’appel fédérale a conclu que la question consistait à savoir si la séparation de la famille entraînerait davantage que les « conséquences normales d’une expulsion » et, donc, des « conséquences suffisamment graves [...] pour constituer plus qu’un "simple inconvénient" » (au para 35). S’il est renvoyé et qu’il doit alors attendre que soit traitée sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il est des plus probables qu’il ne reverra plus jamais sa tante (Tesoro, au para 41, citant Belkin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 8451 (CF)). J’estime que la situation du demandeur et la réalité médicale de sa tante dépassent le niveau du simple inconvénient ou des conséquences normales d’une expulsion.

[25] Dans ses observations présentées de vive voix et par écrit, le défendeur a répété que rien ne prouve que le décès de la tante du demandeur est imminent. Produire des éléments de preuve quant au moment exact où un proche rendra l’âme constitue une norme indue et impossible. C’est exiger des certitudes dans un contexte qui défie toute certitude. Selon les faits figurant au dossier, la tante du demandeur reçoit des soins palliatifs, elle est en fin de vie comme l’atteste sa propre déclaration selon laquelle elle est sur son lit de mort, elle est l’un des plus proches parents du demandeur, et le temps qui lui reste à passer avec le demandeur est compté. J’estime que ces circonstances attestent une mort imminente.

[26] Je conclus que la situation du demandeur, quand elle est accolée aux éléments de preuve montrant que le demandeur serait exposé à des difficultés économiques particulières en tant que Vénézuélien homosexuel résidant en Colombie, qui s’est heurté à des obstacles à l’emploi pendant son séjour dans ce pays, atteint le niveau équivalant à un préjudice irréparable.

C. Prépondérance des inconvénients

[27] Le troisième volet du critère suppose l’appréciation de la prépondérance des inconvénients — qui consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond (RJR‑MacDonald, à la p 342; Metropolitan Stores Ltd, à la p 129). Il a parfois été dit que, « [l]orsque la Cour est convaincue que l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable a été établie, la prépondérance des inconvénients militera en faveur du demandeur » (Mauricette c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 420 (CanLII) au para 48). Toutefois, la Cour doit également tenir compte de l’intérêt public pour assurer la bonne administration du système d’immigration.

[28] Le demandeur soutient que la prépondérance des inconvénients milite en sa faveur, parce que son renvoi lui causera un préjudice plus grand que celui que subirait le défendeur s’il est sursis à son renvoi. Il souligne qu’il a respecté les lois canadiennes pendant son séjour au Canada. Selon lui, la preuve de l’existence d’un préjudice irréparable démontre que la prépondérance des inconvénients milite en sa faveur.

[29] Le défendeur soutient que la prépondérance des inconvénients favorise l’exécution, dans les plus brefs délais, de la mesure de renvoi, conformément à l’article 48 de la LIPR. Il affirme que le demandeur a bénéficié de trois appréciations du risque distinctes, qui ont toutes été défavorables, et que son dossier devrait être finalisé par l’exécution de la mesure de renvoi.

[30] J’estime que la prépondérance des inconvénients concorde avec la preuve de l’existence d’un préjudice irréparable et, par conséquent, milite en faveur du demandeur. Sa situation est telle qu’il serait exposé à un préjudice plus grave s’il est renvoyé en Colombie que le défendeur s’il ne lui était pas permis d’exécuter dans les plus brefs délais la mesure de renvoi.

[31] En définitive, le demandeur satisfait au critère à trois volets qui doit être respecté pour qu’il soit sursis à l’exécution de la mesure de renvoi. La requête est donc accueillie.


ORDONNANCE dans le dossier IMM‑7325‑22

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête est accueillie.

  2. Il est sursis au renvoi du demandeur en Colombie prévu pour le 27 mars 2023 en attendant qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire concernant la décision de l’ASFC de rejeter sa requête en sursis.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3824‑23

 

INTITULÉ :

CARLOS ARTURO ARTEAGA MANNSBACH c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 MARS 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 MARS 2023

 

COMPARUTIONS :

Charlotte Cass

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Giancarlo Volpe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bondy Immigration Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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