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Date : 20230330


Dossier : IMM-9634-21

Référence : 2023 CF 451

Ottawa (Ontario), le 30 mars 2023

En présence de l’honorable madame la juge Rochester

ENTRE :

SAIDOU ABOUBAKAR

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Saidou Aboubakar, est un citoyen du Tchad. Le demandeur affirme y craindre la persécution à cause de son homosexualité.

[2] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 26 novembre 2021, selon laquelle la Section d’appel des réfugiés [SAR] a rejeté sa demande d’asile et a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] à l’effet que le demandeur n’a pas la qualité de réfugié au sens de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR].

[3] Tant pour la SAR que la SPR, la question déterminante était la crédibilité du demandeur. Par ailleurs, le commissaire de la SAR rejetait des photos qu’avait soumises le demandeur en appel au motif que ces dernières ne « visent pas à établir des faits inconnus au moment de l’audience devant la SPR et, en ce sens, ils ne sont pas nouveaux ».

[4] Dans le cadre de la présente demande, le demandeur plaide que la décision de la SAR de ne pas admettre les nouvelles photos était déraisonnable. À l’appui, le demandeur plaide qu’en exigeant que les preuves doivent établir des faits inconnus au moment de l’audience pour être considérées nouvelles, la SAR ajoute un nouveau critère qui n’est pas établi ni dans la législation ni dans la jurisprudence. De même, le demandeur plaide que les conclusions de crédibilité de la SAR étaient également déraisonnables. Selon lui, la SAR s’appuie déraisonnablement sur ce qu’elle considère des omissions et contradictions, alors que celles-ci ne sont en réalité que la manifestation de la complexité et la délicatesse du développement de l’identité sexuelle du demandeur, ainsi que de toute personne.

[5] Après examen du dossier dont dispose la Cour, y compris les observations écrites et orales des parties, ainsi que le droit applicable; pour les raisons qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. La norme de contrôle

[6] Les parties soutiennent, et je suis d’accord, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 23, 48). Cette norme de la décision raisonnable s’applique aux décisions de la SAR concernant l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve aux termes du paragraphe 110(4) de la LIPR. Une cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable doit « se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov au para 99).

III. Analyse

[7] Le demandeur fait valoir que la SAR a rejeté de manière déraisonnable les nouveaux éléments de preuve qu’il avait soumis, au motif qu’elles ne visent pas à établir des faits inconnus au moment de l’audience devant la SPR. Cette nouvelle preuve comprenait des photos du demandeur au défilé de la fierté ainsi qu’à un BBQ organisé par le centre communautaire LGBTQ+ de Montréal en août 2021. Les événements ont eu lieu après la décision de la SPR, rendue le 21 juillet 2021.

[8] Pour qu’une nouvelle preuve soit admissible en appel devant la SAR, elle doit d’abord relever de l’une des trois catégories décrites au paragraphe 110(4) de la LIPR, et contenir i) des éléments survenus après le rejet de la demande d’asile par la SPR; ii) des éléments qui n’étaient alors pas normalement accessibles; ou iii) s’ils l’étaient, que la personne en cause n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 [Singh] au para 34).

[9] La SAR a estimé que les photos ne visent pas à établir des faits inconnus au moment de l’audience devant la SPR et, en ce sens, ils ne sont pas nouveaux. La SAR s'appuie sur l'arrêt de la Cour d'appel dans l'affaire Singh. La SAR constate aussi que la Cour fédérale a rappelé que le paragraphe 110(4) porte strictement sur des éléments de preuve qu’un demandeur n’a pas présentés à la SPR avant qu’elle ne rejette sa demande (Idumonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 80 au para 24). Par ailleurs, la SAR note que, pendant l’audience devant la SPR, le demandeur a déposé des documents relatant son engagement dans la communauté LGBTQ+ à Montréal, ainsi que des photos prises pendant une parade de la fierté gaie. Cette parade se serait déroulée un an auparavant.

[10] Le demandeur soutient que la SAR a mal apprécié le critère de nouveauté en confondant la nouveauté de l’élément de preuve déposé, et la nouveauté du fait que le demandeur cherche à corroborer. Le demandeur plaide qu’en exigeant que les preuves doivent établir des faits inconnus au moment de l’audience pour être considérées nouvelles, la SAR ajoute un nouveau critère qui n’est pas établi ni dans la législation ni dans la jurisprudence. Le demandeur fait valoir qu'il est tout à fait possible pour un demandeur d'asile de déposer de la preuve en appel de la continuité de son implication politique ou de sa pratique religieuse au Canada. Pourquoi le demandeur d'asile dans ce cas ne serait-il pas autorisé à déposer les éléments de preuve de son engagement continu dans la communauté LGBTQ+?

[11] Le défendeur soutient que même si les photos ont été prises subséquemment à la décision rendue par la SPR, elles ne satisfont pas le critère de la nouveauté établie dans l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 [Raza]. En particulier, le défendeur fait valoir que la participation aux événements de la communauté LGBTQ+ au Canada n’était pas un élément nouveau. Il ajoute que la SAR a bien compris l'exigence de nouveauté telle qu'énoncée dans les arrêts Raza et Singh. Ainsi, le défendeur soutient que la SAR a raisonnablement conclu que les photos ne visent pas à établir des faits inconnus au moment de l’audience devant la SPR.

[12] Le rôle de la Cour n’est pas de reconsidérer la question de savoir si la nouvelle preuve aurait dû être acceptée, mais de déterminer le caractère raisonnable de la conclusion de la SAR selon laquelle cette nouvelle preuve ne respectait pas les critères législatifs et jurisprudentiels d’admissibilité – notamment la nouveauté.

[13] Je suis d’accord avec le demandeur et j’estime que le traitement par la SAR de sa nouvelle preuve était déraisonnable. Dans les circonstances de la présente affaire, je ne suis pas convaincue que le raisonnement de la SAR sur la nouveauté atteste d’une analyse logique, rationnelle et justifiée en vertu des critères énoncés dans la LIPR et la jurisprudence comme l'exige Vavilov.

[14] Les éléments de preuve sont, tout simplement, nouveaux en ce qu'ils sont postérieurs à la décision de la SPR. Certes, ils sont similaires à d’autres événements dont le demandeur aurait participé dans le passé, mais cela ne signifie pas pour autant que les preuves ne sont pas en elles-mêmes nouvelles ou qu'elles n'attestent pas d'événements nouveaux. La preuve de l'engagement continu du demandeur dans la communauté LGBTQ+ depuis le moment de la décision de la SPR, dans le cas présent, est un événement nouveau.

[15] L’arrêt Singh confirme l’exigence pour la SAR de prendre en considération le facteur de « nouveauté » d’un élément de preuve dans sa décision de l’admettre, ou non, au sens du paragraphe 110(4). Le facteur de la « nouveauté » est défini au paragraphe 13 de l’arrêt Raza comme suit :

[…]

3. Nouveauté : Les preuves sontelles nouvelles, cestàdire sontelles aptes :

a) à prouver la situation ayant cours dans le pays de renvoi, ou un événement ou fait postérieur à l’audition de la demande d’asile?

b) à établir un fait qui n’était pas connu du demandeur d’asile au moment de l’audition de sa demande d’asile?

c) à réfuter une conclusion de fait tirée par la SPR (y compris une conclusion touchant la crédibilité)?

[Soulignement ajouté.]

[16] Le demandeur n'est pas tenu de satisfaire aux trois critères susmentionnés, mais seulement à l'un d'entre eux. J'estime que le raisonnement de la SAR n'est pas justifié. Bien qu'elle ait abordé le deuxième critère (b) ci-dessus, elle a ignoré le premier critère (a) – celle d’un événement ou fait postérieur à l’audition de la demande d’asile. Bien que les motifs écrits fournis par un organisme administratif n’aient pas à être jugés au regard d’une norme de perfection (Vavilov au para 91), ils doivent cependant être justifiés de manière transparente et intelligible (Vavilov au para 96).

[17] J’estime qu’en l’espèce, la SAR a appliqué de manière déraisonnable les facteurs élargis de l’arrêt Raza à l’égard de la nouveauté. Cela suffit à justifier l’intervention de cette Cour et à renvoyer l’affaire à la SAR pour réexamen.

IV. Conclusion

[18] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée devant la SAR pour un nouvel examen. Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de la certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT au dossier 9634-21

LA COUR STATUE que :

1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée et l’affaire est renvoyée devant la Section d’appel des réfugiés pour un nouvel examen par un autre décideur; et

3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Vanessa Rochester »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9634-21

INTITULÉ :

SAIDOU ABOUBAKAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 MARS 2023

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

LE 30 MARS 2023

COMPARUTIONS :

Stéphanie Valois

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Louis Guilbault

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Stéphanie Valois

Gatineau (Québec)

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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