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Date : 20230331


Dossier : IMM-1727-22

Référence : 2023 CF 459

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 mars 2023

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

MIRIANI GOGOLIDZE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Miriani Gogolidze, un citoyen de la Géorgie, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la CISR portant qu’il n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] M. Gogolidze résidait à Tbilissi, la capitale de la Géorgie, et était propriétaire d’un terrain dans la ville de Sachkhere, à environ 175 kilomètres de là. Ce terrain était riche en mines de sable pouvant servir à la production de matériaux de construction.

[3] Le maire de Sachkhere [le maire] a fait savoir qu’il voulait acheter le terrain. Lorsque M. Gogolidze a refusé son offre, il s’est mis en colère et a proféré des menaces. M. Gogolidze affirme qu’il craint avec raison d’être persécuté par le maire s’il retourne en Géorgie.

[4] La SAR a déraisonnablement conclu, en s’appuyant partiellement sur une erreur factuelle, que le maire ne cherchait pas activement à retrouver M. Gogolidze ou à lui faire du tort. La méprise de la SAR sur un élément central de la preuve rend sa décision déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Décision de la SPR

[5] Dans le témoignage qu’il a fourni devant la SPR, M. Gogolidze a reconnu que l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA] rapportait à tort qu’il avait été hospitalisé pendant sept jours après l’altercation avec le maire. M. Gogolidze a précisé qu’il avait dû recevoir un traitement médical, et non être hospitalisé, pendant sept jours, et a autrement confirmé que les renseignements fournis dans son formulaire FDA étaient complets, véridiques et exacts.

[6] Le 23 juin 2021, M. Gogolidze a déposé des éléments de preuve après l’audience. Il est difficile de savoir si la SPR en a tenu compte.

[7] Le 22 juillet 2021, la SPR a rejeté la demande d’asile de M. Gogolidze. La question déterminante était la crédibilité. La SPR a relevé plusieurs contradictions importantes entre l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire FDA de M. Gogolidze et son témoignage en ce qui touchait : a) la question de savoir si le maire s’était mis en colère et avait proféré des menaces après que son offre d’achat du terrain eut été refusée une première fois; b) la date à laquelle M. Gogolidze a reçu l’avertissement d’un ami qui travaillait dans la police; c) la question de savoir s’il avait tenté de se procurer une lettre de cet ami et d) l’identité de la personne dont il prétendait craindre qu’elle ne le persécute. La SPR a conclu que M. Gogolidze n’avait pas établi un risque prospectif de persécution par qui que ce soit en Géorgie.

[8] M. Gogolidze a interjeté appel devant la SAR. Son appel a été rejeté le 20 janvier 2022. La SAR a modifié sa décision le 28 janvier suivant.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[9] La SAR a reconnu la possibilité que la preuve présentée par M. Gogolidze après l’audience n’ait jamais été portée à l’attention de la SPR. Elle a admis cette preuve en appel, soit parce que la SPR pouvait en avoir tenu compte, soit parce qu’elle contenait des documents que la SPR avait refusé d’accepter.

[10] La SAR a fait remarquer que l’analyse par la SPR de la crédibilité de M. Gogolidze pouvait, à certains égards, avoir été « exagérément minutieuse ». Elle a néanmoins convenu que seules quelques parties de son témoignage étaient crédibles :

À certains égards, l’analyse de la crédibilité de l’appelant effectuée par la SPR semble exagérément minutieuse. Toutefois, je suis d’accord avec l’idée générale de la conclusion de la SPR, selon la prépondérance des probabilités, selon laquelle que [sic] les éléments de preuve n’établissent pas que l’appelant est actuellement exposé à une menace à sa vie ou qu’il serait exposé au risque de traitements ou peines cruels et inusités du fait des événements survenus en décembre 2018 et en janvier 2019. Certains aspects du témoignage de l’appelant sont crédibles, mais d’autres ne le sont pas. Quant à la question de savoir si la SPR a omis de prendre en considération les éléments de preuve présentés après l’audience, il y a lieu de se préoccuper du fait que ces éléments de preuve pourraient avoir été négligés. Cependant, dans le cadre du présent appel, je dispose en bonne et due forme des éléments de preuve présentés après l’audience et je les ai pris en considération dans l’évaluation de la crédibilité de l’appelant.

[11] La SAR a jugé que la crainte de M. Gogolidze d’être persécuté par le maire n’était pas fondée sur une opinion politique, et qu’il n’existait aucun lien avec l’un des motifs de protection énoncés à l’article 96 de la LIPR.

[12] La SAR a tiré les conclusions factuelles suivantes à l’égard de la demande de protection de M. Gogolidze (au paragraphe 16) :

Lors d’une rencontre qui s’est déroulée à la mi-décembre 2018, le maire de Sachkhere a manifesté de l’intérêt à acquérir un terrain appartenant à l’appelant dans la ville; l’appelant a refusé son offre et le maire lui a alors demandé de revenir sur sa position. Il a fait connaître son point de vue de manière très énergique.

L’appelant et le maire se sont rencontrés de nouveau dans le stationnement d’un restaurant dans la soirée du 4 janvier 2019. Le maire a demandé à l’appelant s’il était revenu sur sa position quant à son offre d’acquérir la propriété de l’appelant. L’appelant a réitéré qu’il n’allait pas accepter l’offre du maire. Un échange verbal avec des insultes de part et d’autre a suivi, ce qui a mené à une confrontation physique au cours de laquelle l’appelant a été blessé.

En avril 2019, deux hommes se sont rendus à la résidence de l’appelant à Tbilissi. Comme personne ne répondait, ils ont rendu visite à deux voisins et se sont adressés à eux. Ils ont demandé aux voisins [sic] ceux-ci savaient où se trouvait l’appelant et à quel moment il allait revenir chez lui. Ces deux hommes ne se sont pas identifiés, et ils n’ont pas expliqué la raison pour laquelle ils désiraient parler à l’appelant.

Le 9 mai 2019, deux hommes se sont rendus à la résidence de l’appelant et ont parlé à l’épouse de ce dernier. Ils lui ont demandé à quel moment l’appelant allait revenir à la maison. L’épouse de l’appelant ne leur a pas répondu. Elle leur a demandé de partir. Les deux hommes ont répondu qu’ils étaient envoyés par le maire de Sachkhere.

À un certain moment après le 27 mai 2019, l’adjoint au maire de Sachkhere a communiqué par téléphone avec l’épouse de l’appelant à plus d’une occasion. Il a utilisé un langage menaçant et grossier qui visait l’appelant.

[13] La SAR a estimé que M. Gogolidze n’avait pas établi l’existence d’un risque prospectif de préjudice de la part du maire. Premièrement, elle a fait remarquer que leur altercation physique survenue en janvier 2019 n’avait pas été planifiée et qu’elle était fortuite. Deuxièmement, elle a convenu avec la SPR qu’il fallait accorder peu de poids à l’allégation selon laquelle un contact au sein de la police avait averti M. Gogolidze que le maire complotait en vue de monter un coup contre lui. Aucun motif ou élément de preuve à l’appui ne permettait de penser que la police prendrait part à un tel stratagème. Troisièmement, ayant qualifié de conjecturale l’allégation selon laquelle les tentatives du maire visant à retrouver M. Gogolidze attestaient une intention de le tuer, la SAR l’a rejetée.

[14] Même si le maire a déjà eu l'intention de retrouver M. Gogolidze, la SAR a mentionné que ce ne semblait plus être le cas. La SAR a fait remarquer que presque trois ans s’étaient écoulés depuis que le maire avait tenté de le retrouver pour la dernière fois, et que rien n’établissait que l’épouse du demandeur, restée en Géorgie, avait dû changer de résidence ou vivre dans la clandestinité.

[15] Enfin, la SAR a conclu que le fait qu’une personne autre que le maire a été identifiée comme étant l’agent de persécution à trois endroits différents dans le formulaire FDA de M. Gogolidze avait miné la crédibilité de ce dernier « dans une certaine mesure ». La SAR n’a pas accepté qu’une erreur de traduction puisse expliquer cette incohérence.

[16] La SAR a donc conclu que M. Gogolidze n’avait pas une crainte prospective crédible du maire et elle a rejeté sa demande d’asile.

IV. Question en litige

[17] La seule question soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision de la SAR était raisonnable.

V. Analyse

[18] La décision de la SAR est assujettie au contrôle de la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). La Cour n’interviendra que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[19] Les critères de « justification, d’intelligibilité et de transparence » sont remplis lorsque les motifs permettent à la Cour de comprendre pourquoi la décision a été rendue, et de décider si cette décision appartient aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Vavilov, aux para 85-86, citant Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[20] M. Gogolidze invoque de nombreux motifs pour contester la décision de la SAR. L’un d’eux est déterminant. Il soutient que la SAR a déraisonnablement conclu, en s’appuyant partiellement sur une erreur factuelle, que le maire ne cherchait pas assidûment à retrouver M. Gogolidze ou à lui faire du tort.

[21] La SAR a accepté la preuve présentée après l’audience dont la SPR n’avait peut-être pas tenu compte. Cette preuve contenait les versions originales en langue géorgienne des lettres de soutien déposées lors de l’audience de la SPR, des lettres de deux voisins et d’un parent éloigné ainsi qu’un article portant sur l’orthographe des noms et des mots géorgiens.

[22] La SAR, qui n’a pas mis en doute la crédibilité de la preuve présentée après l’audience, a tiré la conclusion suivante :

J’ai inclus les éléments de preuve présentés après l’audience qui figurent au dossier de la SPR dans mon analyse des éléments de preuve documentaire. Je constate que la déclaration des deux voisins est particulièrement importante. Les éléments de preuve qui ont été présentés à l’audience de la SPR et qui viennent des parents de l’appelant, de son épouse et de trois amis de longue date figurent également dans mon analyse.

[23] D’après M. Gogolidze, la SAR a conclu de manière déraisonnable que le maire n’avait pas tenté de le retrouver pendant presque trois ans. La date figurant sur la lettre de son épouse ne précise pas l’année, mais les lettres d’un voisin et d’un parent éloigné sont clairement datées de juin 2021 et confirment que les représentants du maire avaient rendu visite à l’épouse de M. Gogolidze très récemment.

[24] La lettre de l’épouse de M. Gogolidze rapportait notamment ce qui suit :

[traduction]
Mon époux n’est pas un homme politique. Il ne s’est jamais mêlé de politique et n’a jamais été un militant de l’opposition politique. Mais je suis certaine que [le maire et son adjoint] ne lui pardonneront jamais de les avoir insultés en public. Dans notre cas particulier, cette affaire n’a rien à voir avec sa maison ni avec son terrain.

Après que Mirian a fui la Géorgie, les incidents criminels (ainsi que la situation politique) se sont aggravés au pays et aujourd’hui, la vie humaine a très peu de valeur. De plus, Mirian n’a pas été oublié. [L’adjoint du maire] a lui-même appelé plusieurs fois et il était ivre. Il maudissait Mirian en proférant des grossièretés et menaçait mon époux s’il revenait en Géorgie.

Il a appelé plusieurs fois durant le séjour de Mirian au Canada. Je raccrochais toujours rapidement.

Le dimanche 9 mai, à 20 heures, quelqu’un a frappé à la porte de notre appartement à Tbilissi. J’étais à la maison avec les enfants.

Devant la porte se tenaient deux inconnus de moins de 40 ans. Ils n’ont pas parlé grossièrement. L’un d’eux m’a demandé quand Mirian rentrerait au pays.

Je me suis énervée et je leur ai répondu qu’il ne reviendrait pas en Géorgie, je leur ai dit de me laisser tranquille et de ne jamais revenir. L’un des étrangers a dit qu’ils (sans préciser de qui il s’agissait) l’attendaient.

Enfin, l’étranger a déclaré : « Salutations du [maire] ». Après ça, ils ont fait demi-tour et ont quitté notre appartement.

Je le répète : j’ai très peur que Mirian revienne en Géorgie, même si les enfants et moi nous nous ennuyons de lui terriblement. Mais la chose qui nous importe le plus est sa sécurité.

[25] Les parents de M. Gogolidze ont également soumis une lettre dans laquelle ils déclarent ce qui suit :

[traduction]
[Le maire], que nous connaissons de la ville de Sachkhere depuis l’enfance, ne pardonnera jamais à notre fils de l’avoir insulté. Dans la Géorgie criminelle d’aujourd’hui, il est très facile pour une personne influente de régler ses comptes.

[26] L’un des amis d’enfance de M. Gogolidze a également déclaré ceci :

[traduction]
Il y a quelques jours, son épouse Ketevan m’a fait savoir que des étrangers lui avaient rendu visite et avaient demandé où se trouvait Mirian, et qu’à la fin de la rencontre, ils avaient transmis les meilleures salutations du [maire]. Le fait que ses ennemis n’aient pas oublié Mirian ne m’a pas surpris. Je crois qu’il est très dangereux que Mirian revienne en Géorgie, car [le maire] est un politicien très influent, et n’oublie jamais les insultes qu’il reçoit publiquement. […]

[27] La SAR a conclu à tort que le maire n’avait montré aucun intérêt à retrouver M. Gogolidze ou à lui faire du tort pendant presque trois ans. En fait, les représentants du maire ont rendu visite à l’épouse de M. Gogolidze à leur domicile de Tbilissi pas plus tard qu’en mai 2021. La SAR n’a pas mis en doute la crédibilité des nombreuses lettres de soutien, lesquelles décrivent toutes le maire comme un homme impitoyable et influent, qui réagit violemment aux insultes qu’il perçoit et qui n’a pas peur de régler ses comptes.

[28] La SAR a reconnu que les lettres de soutien décrivaient le maire comme un homme impitoyable, puissant et influent que [traduction] « rien ne pouv[ait] arrêter dans son projet de se venger » de M. Gogolidze, et qui avait les moyens de parvenir à ses fins. Elle a néanmoins ajouté : « Il m’est impossible d’établir si cette évaluation est juste ». La SAR ayant admis les lettres de soutien en preuve sans exprimer de réserve quant à leur crédibilité, je ne comprends pas très bien comment elle est parvenue à cette conclusion.

[29] La méprise de la SAR sur un élément central de la preuve rend sa décision déraisonnable.

VI. Conclusion

[30] La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un tribunal de la SAR différemment constitué pour nouvelle décision. Aucune partie n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant : la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un tribunal de la SAR différemment constitué pour nouvelle décision.

« Simon Fothergill »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1727-22

 

INTITULÉ :

MIRIANI GOGOLIDZE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 février 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 31 mars 2023

 

COMPARUTIONS :

James H. Lawson

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Asha Gafar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Yallen Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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