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Date : 20230330


Dossier : IMM-8316-21

Référence : 2023 CF 446

Montréal (Québec), le 30 mars 2023

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

romina sandoval linares

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Romina Sandoval Linares, demande le contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada rendue le 22 octobre 2021 [Décision]. Dans la Décision, la SPR fait le constat de la perte de l’asile conféré à Mme Sandoval Linares, en application de l’alinéa 108(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [LIPR], au motif qu’elle aurait volontairement réclamé la protection de son pays de nationalité, le Pérou.

[2] Mme Sandoval Linares soutient que la SPR a commis une erreur de droit et tiré des conclusions de fait erronées dans son appréciation des facteurs et de la présomption applicables à l’alinéa 108(1)a) de la LIPR. Ce paragraphe prévoit qu’un demandeur d’asile qui se réclame de nouveau et volontairement de la protection de son pays de nationalité n’a plus la qualité de réfugié ou de personne à protéger et voit sa demande d’asile annulée. Mme Sandoval Linares soutient également que l’effet de cette disposition, lorsque combinée à d’autres articles de la LIPR, est inconstitutionnel en vertu des articles 12 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, art 7, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [Charte]. Finalement, Mme Sandoval Linares soumet qu’en rendant sa Décision, la SPR aurait contrevenu aux règles d’équité procédurale.

[3] Pour les motifs qui suivent, je vais accueillir la demande de contrôle judiciaire de Mme Sandoval Linares. Compte tenu des conclusions de la SPR, de la preuve qui lui a été présentée et du droit applicable, je ne suis pas persuadé que la Décision possède les qualités qui rendent son raisonnement logique et cohérent au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. En déterminant que Mme Sandoval Linares avait volontairement réclamé la protection du Pérou en y retournant pour s’occuper de sa mère malade et souffrante, la SPR a ignoré la preuve sur l’intention subjective et les motifs des voyages de Mme Sandoval Linares, et a erré dans son application de la présomption découlant de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR. Ceci suffit pour invalider la Décision. Cependant, la contestation constitutionnelle soulevée par Mme Sandoval Linares est rejetée puisque cette dernière a omis de présenter ses questions constitutionnelles devant la SPR.

II. Contexte

A. Les faits

[4] Mme Sandoval Linares est citoyenne du Pérou. En juin 2006, il y a maintenant près de 17 ans, sa demande d’asile au Canada a été acceptée au motif que les autorités péruviennes n’étaient pas en mesure d’assurer sa sécurité à la suite d’une plainte pour violence conjugale portée contre son ex-conjoint. Mme Sandoval Linares est devenue résidente permanente au Canada en octobre 2007.

[5] Depuis, Mme Sandoval Linares a fréquemment voyagé à l’aide de son passeport péruvien, qu’elle a d’ailleurs renouvelé en octobre 2010. Entre autres, elle a effectué cinq voyages au Pérou. Ces voyages, qui ont fait l’objet de la demande du Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [Ministre] pour constat de perte d’asile, sont les suivants :

  • 1)Décembre 2007 au 4 mars 2008 – environ 10 semaines;

  • 2)26 juillet 2009 au 28 août 2009 – environ 5 semaines;

  • 3)11 juillet 2010 au 21 août 2010 – environ 6 semaines;

  • 4)28 mai 2011 au 6 août 2011 – environ 10 semaines;

  • 5)24 mai 2012 au 4 juin 2012 – moins de 2 semaines.

[6] Les trois premiers voyages ont été effectués pour aller prendre soin de sa mère atteinte d’une maladie dégénérative. C’était habituellement le frère de Mme Sandoval Linares qui s’occupait de sa mère, mais Mme Sandoval Linares se rendait au Pérou pour lui venir en aide et l’assister dans ses traitements lorsqu’elle le pouvait.

[7] Le quatrième voyage a été effectué pour les funérailles de sa mère et s’est prolongé puisque Mme Sandoval Linares a alors dû subir une intervention chirurgicale au Pérou. L’objet du cinquième voyage était le suivi médical après son opération puisqu’elle n’a pas réussi à obtenir de rendez-vous de suivi avec un spécialiste au Québec en temps opportun.

[8] Le 14 juin 2017, le représentant du Ministre dépose une demande en constat de perte de l’asile auprès de la SPR, conformément au paragraphe 108(2) de la LIPR. Cette demande fut acceptée par la SPR dans la Décision, laquelle fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

[9] À noter que le Ministre ajoute que Mme Sandoval Linares s’est également rendue en Égypte à l’aide de son passeport péruvien en 2018, soit après avoir été avisée de la demande en perte d’asile du Ministre.

B. La Décision de la SPR

[10] Dans la Décision, la SPR a conclu que deux derniers voyages de 2011 et 2012 comportaient des circonstances exceptionnelles pour lesquelles la présence de Mme Sandoval Linares au Pérou pouvait se justifier. Cependant, la SPR s’est dite d’avis que la demande en constat de perte de l’asile devait être accueillie en raison du renouvellement du passeport en 2010 et des circonstances entourant les trois premiers voyages de Mme Sandoval Linares auprès de sa mère malade.

[11] La SPR soutient que, bien que ces voyages aient été effectués pour prendre soin de sa mère malade, ils ne présentaient pas de circonstances exceptionnelles. Mme Sandoval Linares aurait voyagé à ces moments précis parce qu’elle était alors en congé d’études et qu’elle n’avait pas le temps de le faire pendant l’année scolaire. Elle se rendait notamment au chevet de sa mère parce que son frère était le seul à pouvoir s’occuper de cette dernière, mais qu’il travaillait à temps plein et avait donc besoin d’aide pour s’occuper de leur mère. Après analyse du témoignage de Mme Sandoval Linares, la SPR a conclu qu’il n’y avait pas « d’élément d’urgence » lorsqu’elle se rendait au Pérou pour s’occuper de sa mère puisqu’elle le faisait uniquement lorsque c’était « pratique pour elle ». Ainsi, selon la SPR, les circonstances entourant ces voyages de Mme Sandoval Linares n’étaient pas « hors de son contrôle », comme ce fut le cas pour ses deux voyages subséquents (soit pour les funérailles de sa mère et le suivi médical de son opération).

[12] La SPR reconnaît que Mme Sandoval Linares se trouvait dans une situation familiale « difficile et inquiétante », mais détermine qu’elle n’a cependant pas réussi à démontrer qu’il n’y avait pas d’autres options que de retourner au Pérou pour prendre soin de sa mère elle-même. Étant donné que Mme Sandoval Linares a reconnu qu’elle ne serait pas retournée si elle avait su qu’un retour au Pérou mettrait à risque son statut de résidente permanente au Canada, la SPR a conclu qu’elle ne se trouvait alors pas réellement dans l’obligation de retourner dans son pays pour prendre soin de sa mère comme elle l’a fait. Ce choix de Mme Sandoval Linares démontrerait qu’elle a agi volontairement.

[13] D’autre part, étant donné que les voyages étaient relativement longs, la SPR soutient qu’ils n’étaient « ni brefs ni clandestins ». Puisque Mme Sandoval Linares n’a pris aucune mesure ou précaution particulière pendant qu’elle se trouvait au Pérou et qu’elle avait utilisé son passeport péruvien pour s’y rendre, elle se serait alors prévalue de la protection de l’état péruvien.

[14] À l’audience devant la SPR, Mme Sandoval Linares a mentionné qu’elle avait renouvelé son passeport péruvien en octobre 2010 pour des raisons administratives. Mme Sandoval Linares se serait fait voler tous ses documents d’identité et était donc tenue de renouveler son passeport pour être en mesure de demander le renouvellement de tous ses autres documents en temps opportun. Cependant, la SPR mentionne dans sa Décision que le rôle du tribunal est d’évaluer les motifs du retour dans le pays d’origine, et non d’établir si Mme Sandoval Linares savait ou non qu’elle ne pouvait pas rentrer dans son pays de nationalité ou qu’elle ne devrait pas voyager avec son passeport péruvien.

[15] La SPR a par ailleurs conclu qu’elle n’avait pas compétence pour examiner les motifs d’ordre humanitaire soulevés par Mme Sandoval Linares. Ainsi, la SPR n’aurait eu d’autre choix que de conclure que Mme Sandoval Linares avait effectivement réclamé à nouveau et volontairement la protection du Pérou. La SPR a également déterminé que Mme Sandoval Linares n’avait pas réfuté la présomption établie par l’utilisation de son passeport péruvien pour retourner dans son pays d’origine.

[16] Pour ces raisons, la SPR a accueilli la demande de constat de perte d’asile présentée par le Ministre conformément au paragraphe 108(2) de la LIPR et déclaré la demande d’asile de Mme Sandoval Linares comme étant réputée être rejetée en vertu du paragraphe 108(3) de la LIPR.

C. La norme de contrôle

[17] Mme Sandoval Linares et le Ministre sont tous deux d’avis que la norme de la décision raisonnable s’applique aux conclusions de droit et de fait tirées par la SPR en matière de perte d’asile (Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 312 [Chowdhury] aux para 5–6), mais que la norme de la décision correcte s’applique aux questions d’équité procédurale. Le Ministre soutient cependant que Mme Sandoval Linares n’évoque en fait aucun manquement à l’équité procédurale, et donc que la norme de la décision correcte n’a pas à être retenue en l’espèce. Je suis d’accord.

[18] La norme de la décision raisonnable se concentre sur la décision prise par le décideur administratif, ce qui englobe à la fois le raisonnement suivi et le résultat (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 83, 87). Une décision raisonnable se justifie par des raisons transparentes et intelligibles qui révèlent un raisonnement intrinsèquement cohérent (Vavilov aux para 86, 99). La cour de révision doit tenir compte des contraintes factuelles et juridiques auxquelles le décideur est confronté (Vavilov aux para 90, 99), sans pour autant « apprécier à nouveau la preuve prise en compte » par celui-ci (Vavilov au para 125). La cour doit plutôt adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov au para 13).

[19] Il incombe à la partie qui conteste la décision de prouver qu’elle est déraisonnable. Pour que la cour de révision annule une décision administrative, elle doit être convaincue qu’il existe des lacunes suffisamment graves pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov au para 100).

III. Analyse

A. Le caractère raisonnable de la Décision

(1) Le test applicable

[20] Le test applicable à l’alinéa 108(1)a) de la LIPR est bien établi et a été utilisé maintes fois par cette Cour. Trois conditions doivent être remplies pour déterminer si une personne s’est réclamée de nouveau de la protection de son pays de nationalité : « a) la volonté : le réfugié doit avoir agi volontairement; b) l’intention : le réfugié doit avoir accompli intentionnellement l’acte par lequel il s’est réclamé à nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité; et c) le succès de l’action : le réfugié doit avoir effectivement obtenu cette protection » (Nsende c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 531 au para 13. Voir également Siddiqui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 134 au para 6; Norouzi c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 368 au para 9; Cerna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1074 [Cerna] au para 12). Ces trois critères sont cumulatifs (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Bashir, 2015 CF 51 au para 40).

[21] Dans le cas de Mme Sandoval Linares, le débat porte essentiellement sur le deuxième critère, soit celui de l’intention.

[22] L’intention de la personne réfugiée de se réclamer de nouveau la protection du pays dont elle a la nationalité est présumée lorsqu’elle demande ou renouvelle un passeport. Cette présomption devient forte quand la personne réfugiée utilise ce passeport pour se rendre dans le pays dont elle a la nationalité (Chowdhury au para 9, citant Abechkhrishvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 313 [Abechkhrishvili] au para 23; Abadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 29 [Abadi] au para 16; et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Nilam, 2015 CF 1154 au para 25). La présomption peut être réfutée dans des circonstances exceptionnelles, mais le fardeau de preuve revient à la personne réfugiée (Chowdhury au para 12).

(2) Compréhension subjective de Mme Sandoval Linares des conséquences de ses voyages au Pérou

[23] Mme Sandoval Linares allègue d’abord que la SPR a erré dans son analyse de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR en ne considérant pas son ignorance des conséquences d’un retour au Pérou sur son statut au Canada. Selon Mme Sandoval Linares, le critère de l’intention nécessiterait la prise en compte de sa compréhension subjective quant aux conséquences de ses voyages (Mayell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 139 aux para 18–19; Cerna au para 19). Mme Sandoval Linares soutient également que, dans son appréciation de l’intention, la SPR a omis de considérer que ses trois premiers voyages ont été effectués avant les modifications au régime législatif prescrit à l’article 46 de la LIPR (Camayo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 213 [Camayo CF] aux para 43, 51, 56, conf par Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 [Camayo CAF]).

[24] Le Ministre répond que la Décision de la SPR est raisonnable. La vraie question ne serait pas de savoir si Mme Sandoval Linares avait connaissance des conséquences possibles du renouvellement de son passeport, mais plutôt d’apprécier les motifs et circonstances de ses retours au Pérou. Bien que le Ministre reconnaisse que la connaissance des conséquences des voyages sur le statut au Canada soit un critère pertinent, il soutient que la conduite de Mme Sandoval Linares prévaut pour établir si le constat de perte d’asile doit être accordé ou non (Camayo CAF au para 84).

[25] Lors de l’audience devant la Cour, l’avocat du Ministre a mentionné que la SPR avait tenu compte de la compréhension subjective de Mme Sandoval Linares, mais qu’elle avait décidé que ce n’était pas une question déterminante, puisque la clé de l’analyse repose sur le comportement de Mme Sandoval Linares et ses motifs pour retourner au Pérou. Il se fonde, à l’appui de sa prétention, sur le paragraphe 45 de la Décision, où la SPR dit ce qui suit : « [c]omme il est expliqué ci-dessus, selon ses dires, l’intimée ne serait pas retournée si elle aurait pensé qu’un retour dans son pays de nationalité mettrait à risque son statut au Canada. Ceci démontre davantage qu’elle n’avait pas à retourner au Pérou pour prendre soin de sa mère ».

[26] Avec égards, je ne partage pas l’avis du Ministre. Le paragraphe 45 de la Décision se limite à indiquer que la SPR avait conscience que Mme Sandoval Linares ne connaissait pas les conséquences de ses voyages, mais il ne suggère aucunement que la SPR a soupesé ce facteur contre tous les autres éléments factuels du dossier. Au contraire, la Décision mentionne très clairement, au paragraphe 28, que la SPR est d’avis que l’affaire n’était pas une question de savoir si Mme Sandoval Linares était au courant ou non des conséquences de ses voyages sur son statut au Canada, mais qu’il s’agissait plutôt d’évaluer les motifs de ses retours au Pérou. Ainsi, la SPR a expressément reconnu ne pas avoir tenu compte de la connaissance subjective de Mme Sandoval Linares. Bien que ce facteur ne soit pas déterminant en soi, la SPR devait tout de même l’évaluer et le soupeser, comme elle l’a fait avec les autres facteurs et les autres éléments de preuve disponibles (Omer v Canada (Immigration, Refugees and Citizenship), 2022 FC 1295 au para 33). En omettant de le faire, la SPR a erré dans son analyse de l’intention de Mme Sandoval Linares.

[27] La Cour d’appel fédérale s’est récemment penchée sur la question de la décision raisonnable dans le contexte de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR dans l’affaire Camayo CAF. Elle a notamment conclu, aux paragraphes 68, 70 et 71, que l’intention subjective de la personne réfugiée est un facteur pertinent qui doit être pris en compte par la SPR. Il est utile de reproduire ces paragraphes de l’arrêt Camayo CAF :

[68] Si elle avait agi raisonnablement, à ce stade de son analyse, la SPR aurait dû examiner non pas ce que Mme Galindo Camayo aurait dû savoir, mais plutôt la question de savoir si elle avait subjectivement l’intention, par ses actions, de se réclamer de la protection de la Colombie. N’ayant pas conclu que le témoignage de Mme Galindo Camayo sur ce point manquait de crédibilité, la SPR est réputée avoir accepté son allégation selon laquelle elle ne savait pas que l’utilisation de son passeport colombien pour retourner en Colombie et voyager ailleurs pourrait faire en sorte que l’on considère qu’elle s’était réclamée de nouveau de la protection de la Colombie, et que ce n’était pas son intention.

[...]

[70] Le manque de connaissance réelle d’une personne quant aux conséquences de ses actes sur l’immigration ne peut pas être déterminant en ce qui concerne la question de l’intention. Il s’agit toutefois d’une considération factuelle clé, et la SPR doit soit la soupeser avec tous les autres éléments de preuve, soit expliquer correctement pourquoi la loi exclut sa prise en compte.

[71] Pour qu’elle puisse prendre une décision raisonnable, la SPR devait tenir compte de l’état de la connaissance réelle et de l’intention de Mme Galindo Camayo avant de conclure qu’elle avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de la Colombie. Je suis d’accord avec la Cour fédérale pour dire que, sans cette analyse, la conclusion de la SPR sur le fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays de nationalité n’était pas un résultat défendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques, et qu’elle était donc déraisonnable (Cerna c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1074, aux para. 18 et 19; Mayell c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 139, aux para. 17 à 19.

[28] Dans la présente affaire, la SPR a admis que le témoignage de Mme Sandoval Linares était « franc et sincère » et qu’elle l’acceptait « comme étant crédible ». La SPR n’avait donc aucune raison d’ignorer la connaissance subjective de cette dernière. Même si ce critère n’est pas déterminant, il ne pouvait être complètement écarté sans d’abord procéder à l’analyse des éléments factuels pertinents qui s’y rattachent. C’est ce que la SPR n’a pas fait.

[29] Il convient de noter, comme le mentionne à juste titre Mme Sandoval Linares, qu’il était aussi déraisonnable pour la SPR de ne pas avoir considéré que l’ajout de l’alinéa 46(1)c.1) à la LIPR ne s’est produit qu’en 2012, soit bien après ses trois premiers voyages au Pérou (Camayo CF aux para 43, 51, 56). En effet, l’article 18 et le paragraphe 19(1) de la Loi visant à protéger le système d’immigration du Canada, LC 2012, c 17, entrés en vigueur le 15 décembre 2012, ont permis l’addition de l’alinéa 46(1)c.1) à la LIPR. Avec cet ajout, un réfugié qui perd l’asile en raison du paragraphe 108(1) de la LIPR perd aussi son statut de résident permanent. Auparavant, la perte de l’asile n’avait aucune incidence sur le statut de résident permanent et sur les privilèges qui y étaient liés (Yuan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 923 [Yuan] aux para 6–11).

[30] Le fait que Mme Sandoval Linares ait fait ses voyages entre 2008 et 2010, alors que la perte de l’asile n’avait pas d’impact sur le statut de résident permanent, aurait dû faire partie de l’analyse de la connaissance subjective de cette dernière. Mme Sandoval Linares n’avait pas la moindre idée qu’elle risquait la perte de son statut de résidente permanente en retournant au Pérou entre 2007 et 2010, tout simplement parce que cette conséquence n’existait pas à ce moment. Cet élément vient soutenir l’argument de Mme Sandoval Linares voulant que la SPR n’ait pas considéré sa connaissance subjective des conséquences d’un retour au Pérou (voir Cerna aux para 18–20).

[31] Une décision raisonnable doit traiter des questions clés et arguments principaux soulevés par les parties (Vavilov aux para 127–128). Le fait que la SPR n’ait pas, au minimum, considéré le manque de connaissances de Mme Sandoval Linares m’empêche de pouvoir conclure que la Décision de la SPR est défendable compte tenu des faits et du droit applicable, comme la Cour d’appel fédérale l’a souligné dans Camayo CAF. En conséquence, ceci suffit pour conclure au caractère déraisonnable de la Décision.

(3) La présomption et le renouvellement du passeport

[32] Mme Sandoval Linares allègue par ailleurs que la SPR a erré en concluant que la présomption selon laquelle elle s’est volontairement réclamée à nouveau la protection du Pérou était née, puisque son passeport aurait été renouvelé le 12 octobre 2010, soit après les trois voyages problématiques qui ont eu lieu entre décembre 2007 et août 2010. Selon Mme Sandoval Linares, la présomption renforcée n’aurait donc pas dû être utilisée pour l’ensemble de ses cinq voyages, mais uniquement pour ceux qui ont eu lieu après le renouvellement du passeport. De plus, Mme Sandoval Linares allègue qu’elle a fourni suffisamment de preuves pour permettre à la SPR de réfuter la présomption selon laquelle elle avait l’intention de se réclamer de nouveau de la protection de son pays de nationalité, notamment en fournissant des explications pour justifier le renouvellement de son passeport.

[33] Le Ministre affirme pour sa part que l’élément clé est l’utilisation du passeport péruvien pour voyager et la conduite de Mme Sandoval Linares, et non de savoir si les voyages qui ne constituent pas de circonstances exceptionnelles ont été effectués avant ou après le renouvellement du passeport. Le Ministre est d’avis que, sur ce point, la Décision est raisonnable, que la présomption a correctement été établie, et que Mme Sandoval Linares n’a tout simplement pas réussi à la réfuter.

[34] Je reconnais que la jurisprudence n’est pas constante sur l’application de la présomption. Dans certains cas, la Cour réitère que la présomption naît uniquement au moment où un passeport est demandé ou renouvelé, alors que, dans d’autres cas, l’accent est mis sur l’utilisation d’un passeport émis par le pays de nationalité, sans mention du renouvellement ou de la demande de celui-ci (Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 884 au para 37; Seid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1167 au para 20; Abadi aux para 16–18). Par exemple, dans l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c Arango, 2022 CF 1239, la Cour a conclu que la décision de la SPR était raisonnable alors que la SPR avait appliqué la présomption même si le voyage de retour au pays d’origine du réfugié avait été effectué avant le renouvellement du passeport. Ainsi, la position jurisprudentielle incertaine permettait à la SPR de conclure que la présomption était établie malgré le fait que les voyages de Mme Sandoval Linares aient été effectués avant le renouvellement de son passeport. Peu importe le passeport qui fût utilisé, que ce soit celui obtenu au renouvellement ou celui qu’elle possédait déjà, la SPR pouvait mettre l’accent sur le fait que Mme Sandoval Linares a utilisé son passeport péruvien pour retourner dans son pays de nationalité.

[35] Ceci dit, je ne peux manquer d’observer que, dans sa Décision, la SPR confond les deux passeports détenus par Mme Sandoval Linares. La SPR affirme que Mme Sandoval Linares n’a pas réfuté la présomption voulant qu’elle se soit volontairement réclamée de la protection de son pays en renouvelant son passeport péruvien et en retournant au Pérou à plusieurs reprises. Or, il est manifeste que les trois premiers voyages, soit ceux qui ont motivé la conclusion de la SPR, se sont déroulés avant le renouvellement du passeport de Mme Sandoval Linares en octobre 2010. L’énoncé de la SPR voulant que Mme Sandoval Linares ait utilisé son passeport renouvelé pour retourner au Pérou à cinq reprises pour des séjours relativement longs est donc inexact.

[36] À mon avis, il s’agit là d’une autre erreur de la SPR qui accentue le caractère déraisonnable de ses conclusions sur l’intention de Mme Sandoval Linares.

(4) Les motifs des voyages de Mme Sandoval Linares

[37] Enfin, je suis d’avis que, dans son appréciation de l’intention de Mme Sandoval Linares, la SPR a aussi erré en confondant le motif et l’objet de ses trois premiers voyages avec le moment où ces voyages se sont déroulés. Il est indéniable que la raison d’être de ces trois voyages au Pérou était de visiter la mère souffrante de Mme Sandoval Linares et de lui venir en aide, une circonstance exceptionnelle qui constitue une considération différente souvent reconnue par la jurisprudence comme étant suffisante pour réfuter la présomption d’intention de se réclamer de la protection de son état de nationalité (Chowdhury au para 12). Il ne s’agissait assurément pas de voyages de vacances ou d’affaires. Le fait que les voyages aient eu lieu pendant la période estivale ou entre décembre et mars, à des moments où Mme Sandoval Linares était alors en congé de ses études, ne change rien au motif qui animait ces voyages, soit de prendre soin de sa mère malade.

[38] Contrairement à ce qu’a conclu la SPR, il ne fait pas de doute que les voyages de Mme Sandoval Linares auprès de sa mère malade ont été effectués pour une raison qui ne dépendait pas de sa volonté, à savoir l’état de santé de sa mère. Le moment de ces voyages n’a pas pour effet de changer la raison d’être de ceux-ci. À mon avis, il était déraisonnable pour la SPR de nier les circonstances exceptionnelles de ces voyages sur la seule foi de leur temporalité et du moment où ils se sont tenus. En concluant comme elle l’a fait, la SPR a fermé les yeux sur la preuve non contredite à l’effet que ces voyages ont uniquement été entrepris pour être au chevet de sa mère souffrante, qui était affligée d’une condition médicale hors du contrôle de Mme Sandoval Linares, et lui offrir du support dans ses traitements. Je reconnais qu’un proche souffrant n’est pas automatiquement un motif hors du contrôle d’un demandeur. Par exemple, dans Tung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1224, la Cour a reconnu que les conclusions de la SPR étaient raisonnables, puisque d’autres membres de la famille s’occupaient habituellement du proche malade et que la présence du demandeur dans son pays d’origine n’était pas nécessaire.

[39] Depuis l’arrêt Vavilov, une attention particulière doit désormais être portée au processus décisionnel et à la justification des décisions administratives. Un des objectifs préconisés par la Cour suprême du Canada dans l’application de la norme de la décision raisonnable est de « développer et de renforcer une culture de la justification au sein du processus décisionnel administratif » (Vavilov aux para 2, 143). Il ne suffit pas que la décision soit justifiable, et le décideur administratif doit également « justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » [en italique dans l’original] (Vavilov au para 86). La cour de révision doit « s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur » et déterminer « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99). Les motifs donnés par les décideurs administratifs constituent désormais le mécanisme principal par lequel ces derniers démontrent le caractère raisonnable de leurs décisions, tant aux parties touchées qu’aux cours de révision (Vavilov au para 81). Ils servent à « expliquer le processus décisionnel et la raison d’être de la décision en cause », à démontrer que « la décision a été rendue de manière équitable et licite » et à se prémunir contre « la perception d’arbitraire dans l’exercice d’un pouvoir public » (Vavilov au para 79). En d’autres mots, ce sont les motifs qui permettent de démontrer qu’une décision est justifiée.

[40] Or, dans le cas de Mme Sandoval Linares, je ne suis pas convaincu que la Décision de la SPR soit conforme aux contraintes juridiques et factuelles pertinentes ayant une incidence sur le résultat et la question en litige (Vavilov aux para 105–107). Je reconnais que les motifs d’une décision administrative n’ont pas à être exhaustifs. En effet, la norme de contrôle de la décision raisonnable ne porte pas sur le degré de perfection de la décision, mais plutôt sur son caractère raisonnable (Vavilov au para 91). En revanche, il faut quand même que les motifs soient compréhensibles et justifient la décision administrative. En l’espèce, je suis obligé de constater que la Décision de la SPR ne repose pas sur une analyse cohérente des faits pertinents à la situation de Mme Sandoval Linares. Tout au contraire, la Décision est grevée de lacunes importantes qui me font perdre confiance dans les conclusions de la SPR.

[41] Je suis conscient du fait qu’il n’appartient pas à une cour de révision, dans le cadre d’une demande en contrôle judiciaire, de soupeser à nouveau les éléments de preuve présentés à la SPR et leur donner un poids différent (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55). Je considère toutefois que, dans les circonstances, il ne s’agit pas d’une situation où la SPR pouvait conclure que les explications fournies par Mme Sandoval Linares ne suffisaient pas à réfuter la présomption (Abechkhrishvili au para 25). En mettant l’accent sur les moments choisis par Mme Sandoval Linares pour voyager auprès de sa mère, la SPR s’est trouvée à occulter les véritables raisons fournies pour entreprendre les voyages au Pérou, et sur le fait que l’état de santé de la mère de Mme Sandoval Linares constituait une circonstance exceptionnelle hors du contrôle de cette dernière.

B. La contestation constitutionnelle

[42] Mme Sandoval Linares conteste la validité constitutionnelle de l’effet combiné des articles 108(1)a), 108(2),108(3), 44(1), 44(2), 46(1)c.1) et 40.1(2) de la LIPR. Ces derniers, dit-elle, contreviendraient aux articles 12 et 15 de la Charte.

[43] Le Ministre répond que cet argument aurait dû être présenté devant la SPR étant donné sa pleine compétence pour entendre les questions constitutionnelles en vertu de l’article 66 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‐256.

[44] Je suis d’accord avec le Ministre sur ce point. Les cours de révision ne doivent pas trancher une question qui aurait dû en premier lieu être soulevée devant le tribunal administratif (Benito c Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada, 2019 CF 1628 aux para 55–57). La compétence de la SPR en matière de questions constitutionnelles requiert qu’elle entende un tel argument avant que cette Cour ne puisse s’en saisir (Yuan aux para 40–43). Il n’est donc pas opportun pour la Cour de traiter des arguments constitutionnels soulevés par Mme Sandoval Linares.

C. L’équité procédurale

[45] Mme Sandoval Linares soumet enfin qu’en fonction des critères énoncés dans Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, l’obligation d’équité procédurale qui s’appliquait à elle était élevée. La Décision manquerait aux exigences d’équité procédurale parce qu’elle ne laisserait pas transparaître que la SPR « a réellement pris en compte les facteurs relatifs à l’importance énorme que représente la décision qu’elle a prise sur la vie de la demanderesse ».

[46] Le Ministre déclare qu’aucune vraie allégation d’équité procédurale n’a été soumise par Mme Sandoval Linares.

[47] Je suis encore une fois d’accord avec le Ministre sur ce dernier point. Mme Sandoval Linares ne soumet aucun argument à l’appui de sa prétention. Elle n’avance aucune preuve qui démontre que la SPR n’aurait pas tenu compte de l’importance de la Décision sur sa vie. Cet argument doit donc être rejeté.

IV. Conclusion

[48] Pour l’ensemble des motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie en raison du caractère déraisonnable de la Décision quant à l’intention qui sous-tend les voyages de Mme Sandoval Linares au Pérou.

[49] L’avocat de Mme Sandoval Linares a soumis tardivement, moins de 24 heures avant l’audience, trois questions pour certification. Comme l’a correctement soulevé l’avocat du Ministre, le paragraphe 36 des Lignes directrices consolidées pour les instances d’immigration, de statut de réfugié et de citoyenneté émises par la Cour en date du 24 juin 2022 précise que les questions pour fins de certification doivent être proposées cinq jours avant l’audience. Comme je l’ai indiqué à l’audience, cela suffit pour les refuser. Au surplus, et à tout événement, je partage l’avis du Ministre à l’effet que l’état du droit sur les trois questions proposées par Mme Sandoval Linares est clair. Il n’y a donc aucune question d’importance générale à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM-8316-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, sans dépens.

  2. La décision de la Section de protection des réfugiés rendue le 22 octobre 2021, faisant le constat de la perte de l’asile conféré à Mme Sandoval Linares, est annulée.

  3. Le dossier de Mme Sandoval Linares est retourné à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada pour qu’il soit considéré à nouveau par un tribunal différemment constitué, sur la base des présents motifs.

  4. Aucune question importante de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-8316-21

 

INTITULÉ :

ROMINA SANDOVAL LINARES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 OCTOBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 30 MARS 2023

 

COMPARUTIONS :

Me Emmanuel Roy-Allain

 

Pour la demanderesse

 

Me Daniel Latulippe

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Susan Ramirez, avocate

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour la défenderesse

 

 

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